(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Académie française — Réception de M. Jules Sandeau » pp. 322-326
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(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Académie française — Réception de M. Jules Sandeau » pp. 322-326

Réception de M. Jules Sandeau57

La séance de réception de M. Jules Sandeau, le 26 mai, a été des plus intéressantes, et la foule élégante qui y assistait s’est montrée des plus satisfaites : elle l’a prouvé à diverses reprises par ses applaudissements. Le nouvel académicien était reçu par M. Vitet, directeur de l’Académie ; il remplaçait et avait à célébrer M. Brifaut. Le sujet, pour être mince, n’en était que plus délicat ; il s’agissait de le broder agréablement, sinon de le créer. M. Jules Sandeau s’en est acquitté à merveille. Il a commencé, contre l’ordinaire des récipiendaires, sans exorde, sans remerciement plus ou moins exagéré ; il s’est mis, dès la première phrase, à louer son prédécesseur et à tracer de cette figure aimable qu’il avait à deviner, ne l’ayant pas connue, une esquisse ou, comme il a dit, un léger crayon. Ce crayon a paru suffisamment ressemblant et d’une touche très heureuse. Le romancier gracieux, qui a si souvent introduit dans ses ouvrages des figures de personnages aristocratiques en y mêlant une fine pointe d’ironie, n’a eu cette fois qu’à imaginer un personnage de plus, celui d’un homme de lettres né dans les rangs du peuple, aussi peu né que possible, mais avec des goûts distingués et une vocation d’homme de qualité, qui eût été abbé dans l’ancien régime, qui eût été toute sa vie le gentil abbé de l’hôtel d’Uzès et à qui il n’a manqué de nos jours, pour remplir cette destinée d’autrefois, que le titre et le petit collet. M. Brifaut, dans le faubourg Saint-Germain restauré au lendemain de la Révolution, a été, autant qu’il l’a pu, ce petit abbé sécularisé. Après un succès de théâtre qui n’eut qu’un jour et qui ne se renouvela point, il se réfugia dans les succès de salon et dans les douceurs de la société : il s’y confina et s’y confit. Il se laissa faire ; il s’y choisit un genre de vie délicieux, mais énervant, qui rappelait, en très petit, l’existence quasi mythologique d’un Voiture ou plutôt d’un Benserade. Très répandu dans le grand monde, affectionnant particulièrement celui des duchesses dont les noms revenaient sans cesse comme par hasard à sa bouche58, il mettait de la méthode jusque dans les dissipations de chaque journée. Il commençait par des billets du matin musqués, pomponnés, à faire pâmer d’aise celles à qui il les écrivait. Puis, sortant en carrosse, il faisait son cercle de visites, payant son écot en tout lieu, argent comptant, en menue monnaie. Du trait dans la conversation, des pointes à tout propos, quelque chose de vif et de sémillant dans son bon temps ; avoir sur chaque sujet de passage une provision de bons mots plus ou moins préparés, comme on a des pastilles dans une bonbonnière d’écaille qu’on fait circuler aux mains des dames ; ne voir guère dans tout ce qui est sur le tapis, même dans ce qui est sérieux, que prétexte à paillettes et à étincelles ; ne jamais sortir d’un salon sans assurer et signaler sa sortie par un dernier petit trait qu’on lance en fuyant : tel était, tel nous vîmes pendant des années ce galant homme, homme d’esprit assurément, mais des plus précieux et non pas médiocrement frivole. Gardons-nous bien de confondre le bon ton et le bon goût. D’ailleurs, une grande sûreté dans le commerce, une grande fidélité à ses amitiés, à ses opinions, le constant désir, le ferme propos d’être et de rester aimable jusque dans la ruine de la santé et au sein de la souffrance59, ces qualités sociales indiquaient en lui un fond de caractère plus solide que son esprit. Il se plaisait, dans les heures bien rares que lui laissait le monde, à écrire sur toutes sortes de sujets, et particulièrement à se souvenir de ses succès de salon, à en fixer la mémoire, à noter ses premières aventures d’esprit, à dénombrer ses nobles relations, et (plus homme de lettres en cela et moins homme du monde qu’on ne l’aurait cru) à tenir registre de tous les jolis mots qu’il avait semés dans sa carrière. Il a pourvu expressément, par la publication posthume qu’il avait préparée, à ce que la postérité n’en ignorât et à ce qu'elle prît sa mesure là-dessus : une trop exacte mesure !

Mais le discours académique est un genre vivant qui transforme, qui embellit, qui a pour objet avant tout de réussir et de plaire, qui a pour premier devoir et pour condition de savoir tirer parti de chaque défunt et d’en dégager, ne fût-ce que pour un jour, un immortel. M. Jules Sandeau, sans efforts, a eu cet art et a usé de cette magie. De la sensibilité autant qu’il en faut, une mollesse gracieuse, une ironie douce et marquée à peine, un débit modeste et aisé introduisant une narration élégante, ont dès l’abord disposé l’auditoire en faveur du portrait comme il l’était déjà en faveur du peintre. Un noble tableau du premier empire, une brillante image de la société sous la Restauration, un généreux et chaleureux hommage à l’empire actuel et à l’empereur, à la croisade italienne, grosse d’avenir, ont rehaussé le sujet et mis en jeu des sympathies diverses qui se sont confondues à la fin dans un seul et même applaudissement. M. Jules Sandeau a eu bien des succès : celui de l’autre jour les lui résumait tous, ce nous semble, et les lui réfléchissait d’une manière sensible et bien touchante, qui a dû lui aller au cœur.

M. Vitet, parlant au nom de l’Académie, s’est associé tout d’abord à l’élan et au vœu patriotique par lequel M. Jules Sandeau avait fini. M. Vitet, dans les deux dernières séances où il présidait, dans celle-ci et dans la précédente où il avait à recevoir M. de Laprade, s’est montré un orateur académique accompli. Ce qu’il dit est réellement un discours, ayant souffle, animation et mouvement. C’est bien à quelqu’un qu’il s’adresse, il est en présence, il répond. Il intéresse l’auditoire qui est témoin, il l’entraîne avec lui dans le large courant de sa louange ou dans les sinuosités habiles de sa critique : on sourit, on est charmé. On se sent aux mains d’un esprit supérieur qui vous conduit. M. Sandeau avait parlé du roman avec modestie pour son propre compte, mais avec une sorte de fierté pour le genre : il avait eu le bon goût de paraître étonné et confus d’être le premier romancier proprement dit appelé à l’honneur de siéger à l’Académie, lorsqu’autrefois ni Le Sage ni l’abbé Prévost n’y avaient été admis, et que, de nos jours, M. de Balzac et d’autres encore avaient brillé par leur absence. M. Vitet s’est attaché à répondre à cette espèce d’étonnement du récipiendaire et à justifier l’Académie. Le roman est un genre vague, mal aisément défini ; il touche à tout, il s’applique à l’histoire elle-même, il s’élève jusqu’à l’épopée ; il tombe aussi, il se rabaisse, et, à vouloir tout peindre, il s’égare. M. Vitet, sans contester la puissance, a montré du doigt dans le lointain les égarements, et il a loué M. Sandeau d’avoir su plus qu’un autre s’y soustraire, y échapper ; il l’a presque félicité d’avoir su se préserver au milieu de la contagion, et d’avoir paru dès sa jeunesse à l’épreuve du feu, comme les trois enfants dans la fournaise. À travers les charmants et bien mérités éloges auxquels prêtait ce genre de réponse toute personnelle, j’ai regretté, je l’avoue, de rencontrer deux ou trois traits piquants qui visaient au-delà, qui semblaient s’adresser à de grands talents placés hors de la sphère et de la portée académique60. L’Académie ne pouvant espérer de les comprendre jamais, ces talents ou même ces génies d’écrivains, dans ses appels et ses récompenses, ne peut vouloir les atteindre seulement par sa critique, si fine que soit cette critique, si spirituelle que soit l’épigramme. Mais je suis, en ceci, plus susceptible que l’auditoire : car il a tout goûté et tout applaudi.