(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XII. Des panégyriques ou éloges des princes vivants. »
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(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XII. Des panégyriques ou éloges des princes vivants. »

Chapitre XII.
Des panégyriques ou éloges des princes vivants.

Chez un ancien peuple, il y avait une loi qui ordonnait de graver sur un monument public, toutes les grandes actions que faisait le prince ; on élevait une colonne dans le temple, on la montrait au prince le premier jour de son règne, et on lui disait : « Voici le marbre où l’on doit graver le bien que tu feras ; voilà le burin dont on doit se servir ; que la postérité vienne lire ici ton bonheur et le nôtre. » D’abord on n’y grava rien que de vrai ; un prince eut le malheur de ne faire aucun bien à ses peuples, il mourut sans qu’un seul caractère fût tracé. Bientôt tout changea ; la flatterie prit le burin des mains de la vérité, et moins les peuples étaient heureux, plus les colonnes étaient chargées d’éloges, d’inscriptions et de titres : à la fin un bon roi ordonna de briser ces marbres et d’en disperser les ruines.

Peut-être il eût été à souhaiter qu’au moment où le premier orateur se présenta pour prononcer le premier panégyrique devant un prince, même vertueux, un citoyen plein de courage se mît tout à coup entre le prince et l’orateur, et élevant sa voix avec force, s’écriât : « Prince, qu’oses-tu permettre, et que vas-tu entendre ? Ferme l’oreille à des discours dangereux ; tu mérites sans doute l’hommage qu’on va te rendre, achève de le mériter en le dédaignant ; aujourd’hui la vérité te loue, demain la flatterie t’attend ; de tous côtés l’orgueil te tend des pièges et te poursuit ; l’esclavage en silence te trompe et te flatte ; iras-tu encore permettre à un orateur de te corrompre avec art ? Si tu as les vertus dont il te loue, ton cœur doit te suffire ; si tu ne les as point, il t’encourage. As-tu besoin de vains éloges et de panégyriques pour apprendre que tu nous rends heureux ? Tes éloges, tes panégyriques sont nos champs cultivés, nos villes heureuses, la prière secrète du père de famille aux pieds des autels, le vieillard qui lève ses mains au ciel pour remercier les dieux d’avoir prolongé ta vie. Quel discours, prononcé devant toi, serait plus éloquent ! »

On ne peut douter qu’un prince ami de l’humanité, si on avait eu le courage de lui parler ainsi, avant qu’il entendît un de ses panégyriques, n’eût à l’instant congédié l’orateur, et que le peuple assemblé n’eût prononcé des imprécations contre le premier citoyen qui dans la suite oserait renouveler cet usage.

Il s’en fallait bien qu’on pensât ainsi à Rome sous ce gouvernement féroce qu’on appela l’empire. Nous avons vu dans cette époque tout ce qui concernait les éloges funèbres ; nous avons vu cet honneur accordé quelquefois à des monstres, quelquefois à des princes qui le méritaient ; mais quand on est puissant, on ne consent guère à n’être loué qu’après sa mort : et quand on est esclave, on veut flatter ceux que l’on craint. Ainsi le pouvoir d’un côté et la bassesse de l’autre, firent le plus souvent naître les panégyriques, que les uns eurent le courage d’entendre, et que les autres eurent l’audace de prononcer.

On est effrayé, en lisant l’histoire, de la foule énorme de panégyriques dont les Romains accablèrent leurs empereurs : ce débordement ne fut pas subit, il ne vint que par degrés. On commença par rendre des actions de grâce au prince, lorsqu’on était nommé consul. Quand on remercie, il faut louer ; et quand on loue, on veut plaire : rien de plus naturel ; et ce qui ne l’est pas moins, c’est de vouloir ajouter chaque année à ce qui a été dit l’année précédente ; ce qui n’était donc qu’un remerciement devint peu à peu un discours, et le discours devint un panégyrique, et le panégyrique fut ce qu’il devait être, c’est-à-dire, qu’on y louait toujours un peu plus les mauvais princes que les bons. On était souvent en guerre ; l’empereur qui jouissait en paix des dépouilles du monde, souvent ne sortait point de son palais ; mais des généraux qui avaient quelquefois la hardiesse d’être de grands hommes, lui gagnaient des batailles : il était établi que ces batailles n’avaient été gagnées à trois cents lieues de lui, que par ses auspices invincibles. Ainsi on ne disait mot du général, et on prononçait dans le sénat un panégyrique en l’honneur du prince ; mais si par hasard l’empereur sortait de Rome en temps de guerre, pour peu qu’il lui arrivât, comme à Domitien, ou de voir de loin les tentes des armées, ou de fuir seulement l’espace de deux ou trois lieues en pays ennemi, alors il n’y avait plus assez de voix pour célébrer son courage et ses victoires ; à plus forte raison, quand l’empereur était un grand homme, et qu’à la tête des légions il faisait respecter par ses talents la grandeur de l’empire. Le peuple romain, de conquérant devenu oisif, et ne pouvant plus se désennuyer en gouvernant le monde, aimait les fêtes, et on les lui prodiguait. Quand un prince avait régné vingt-quatre ans, il fallait célébrer le bonheur de l’empire ; c’était alors des jeux pour le peuple et un panégyrique pour le prince. On trouva bientôt l’époque trop reculée ; de vingt ans on la mit à dix, ensuite à cinq. À chaque époque, nouvelle fête et nouveaux éloges ; au bout du siècle, panégyrique de l’empereur régnant ; au milieu, même cérémonie ; à chaque quart, la même encore. Tous les ans se célébrait la naissance de Rome ; ce jour-là on louait l’empereur et l’on ne manquait pas de dire que Rome était née pour lui ; le jour de la naissance de l’empereur, on félicitait Rome ; il était né pour elle. Ainsi l’on saisissait tous les événements, tous les prétextes ; sans doute la nation heureuse sous les Antonin et les Trajan, devait s’empresser à témoigner sa reconnaissance : des enfants heureux aiment à rendre hommage à leur père. Mais sous les Caligula, les Néron, les Domitien, les Commode, la fièvre ardente des panégyriques redoublait. Il semble que cette nation d’esclaves fût jalouse de ne pas laisser passer un jour sans bassesses, et qu’elle voulût, pour ainsi dire, imprimer la trace de ses chaînes sur chaque partie du temps qui s’écoulait. Au reste, ces éloges se prononçaient dans le sénat, dans les temples, dans les places publiques, et jusque sur le théâtre. Au milieu des spectacles, nous dit Pline, on jouait, on chantait, on dansait des panégyriques des princes, et l’empereur était loué en même temps dans le sénat et sur la scène, par un histrion et par un consul20.

Outre les orateurs qui, dans toutes ces fêtes, parlaient devant le prince, et mentaient, pour ainsi dire, au nom de l’univers, il y avait encore dans toutes les parties de l’empire une foule de sophistes ou d’orateurs subalternes, flattant et mentant pour leur compte, louant des empereurs qu’ils n’avaient jamais vus et qu’ils ne devaient jamais voir ; ceux-là, on ne les payait pas même de leurs mensonges. Ces malheureux étaient vils, et ceux pour qui ils se donnaient la peine de l’être, ignoraient jusqu’à leur nom ; fleurs obscures bassesses restaient dans la même poussière qu’eux, et, malgré leurs efforts, ils ne pouvaient réussir même à se déshonorer. Il faut avouer que cette espèce de maladie épidémique est bien honteuse pour l’esprit humain ; on serait tenté d’en rire, s’il n’était plus naturel encore de s’en indigner. Le plus grand nombre de ces panégyriques s’est perdu, comme cela devait être ; c’est bien assez de corrompre et d’ennuyer son siècle, sans encore avoir le droit d’ennuyer la postérité : on ne nous a conservé, sans doute, que ceux qu’on a regardés comme les plus estimables. Pour suivre notre plan, nous allons tâcher de les faire connaître, indiquant rapidement et le nom des écrivains et le caractère des ouvrages ; c’est une branche de littérature qui mérite son coin dans l’histoire philosophique des hommes.