(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre troisième. Suite de la Poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions. — Chapitre VII. Suite du précédent. — Paul et Virginie. »
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(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre troisième. Suite de la Poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions. — Chapitre VII. Suite du précédent. — Paul et Virginie. »

Chapitre VII.
Suite du précédent. — Paul et Virginie48.

Le vieillard, assis sur la montagne, fait l’histoire des deux familles exilées ; il raconte les travaux, les amours, les soucis de leur vie :

Paul et Virginie n’avaient ni horloges, ni almanachs, ni livres de chronologie, d’histoire et de philosophie. Les périodes de leur vie se réglaient sur celles de la nature. Ils connaissaient les heures du jour par l’ombre des arbres ; les saisons, par le temps où elles donnent leurs fleurs ou leurs fruits, et les années, par le nombre de leurs récoltes. Ces douces images répandaient les plus grands charmes dans leurs conversations. « Il est temps de dîner, disait Virginie à la famille : les ombres des bananiers sont à leurs pieds », ou bien : « La nuit s’approche : les tamarins ferment leurs feuilles. — Quand viendrez-vous nous voir ? lui disaient quelques amies du voisinage. — Aux cannes de sucre, répondait Virginie. — Votre visite nous sera encore plus douce et plus agréable », reprenaient ces jeunes filles. Quand on l’interrogeait sur son âge et sur celui de Paul : « Mon frère, disait-elle, est de l’âge du grand cocotier de la fontaine, et moi de celui du plus petit. Les manguiers ont donné douze fois leurs fruits, et les orangers vingt-quatre fois leurs fleurs, depuis que je suis au monde. » Leur vie semblait attachée à celle des arbres, comme celle des faunes et des dryades. Ils ne connaissaient d’autres époques historiques que celles de la vie de leurs mères, d’autre chronologie que celle de leurs vergers, et d’autre philosophie que de faire du bien à tout le monde et de se résigner à la volonté de Dieu…

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Quelquefois, seul avec elle (Virginie), il (Paul) lui disait au retour de ses travaux : « Lorsque je suis fatigué, ta vue me délasse. Quand, du haut de la montagne, je t’aperçois au fond de ce vallon, tu me parais, au milieu de nos vergers, comme un bouton de rose…

Quoique je te perde de vue à travers les arbres, je n’ai pas besoin de te voir pour te retrouver : quelque chose de toi que je ne puis dire, reste pour moi dans l’air où tu passes, sur l’herbe où tu t’assieds…

Dis-moi par quel charme tu as pu m’enchanter. Est-ce par ton esprit ? Mais nos mères en ont plus que nous deux. Est-ce par tes caresses ? Mais elles m’embrassent plus souvent que toi. Je crois que c’est par ta bonté. Tiens, ma bien-aimée, prends cette branche fleurie de citronnier, que j’ai cueillie dans la forêt. Tu la mettras la nuit près de ton lit. Mange ce rayon de miel, je l’ai pris pour toi au haut d’un rocher ; mais auparavant repose-toi sur mon sein, et je serai délassé. »

Virginie lui répondait : « Ô mon frère ! les rayons de soleil au matin, au haut de ces rochers, me donnent moins de joie que ta présence…

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Tu me demandes pourquoi tu m’aimes. Mais tout ce qui a été élevé ensemble s’aime. Vois nos oiseaux : élevés dans les mêmes nids, ils s’aiment comme nous ; ils sont toujours ensemble comme nous. Écoute comme ils s’appellent et se répondent d’un arbre à un autre. De même, quand l’écho me fait entendre les airs que tu joues sur ta flûte, j’en répète les paroles au fond de ce vallon…

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Je prie Dieu tous les jours pour ma mère, pour la tienne, pour toi, pour nos pauvres serviteurs ; mais quand je prononce ton nom, il me semble que ma dévotion augmente. Je demande si instamment à Dieu qu’il ne t’arrive pas de mal ! Pourquoi vas-tu si loin et si haut me chercher des fruits et des fleurs ? N’en avons-nous pas assez dans le jardin ! Comme te voilà fatigué ! tu es tout en nage. » Et avec son petit mouchoir blanc elle lui essuyait le front et les joues, et elle lui donnait plusieurs baisers.

Ce qu’il nous importe d’examiner dans cette peinture, ce n’est pas pourquoi elle est supérieure au tableau de Galatée (supériorité trop évidente pour n’être pas reconnue de tout le monde), mais pourquoi elle doit son excellence à la religion, et, en un mot, comment elle est chrétienne.

Il est certain que le charme de Paul et Virginie consiste en une certaine morale mélancolique, qui brille dans l’ouvrage, et qu’on pourrait comparer à cet éclat uniforme que la lune répand sur une solitude parée de fleurs. Or, quiconque a médité l’Évangile, doit convenir que ses préceptes divins ont précisément ce caractère triste et tendre. Bernardin de Saint-Pierre, qui, dans ses Études de la Nature, cherche à justifier les voies de Dieu et à prouver la beauté de la religion, a dû nourrir son génie de la lecture des livres saints. Son églogue n’est si touchante que parce qu’elle représente deux familles chrétiennes exilées, vivant sous les yeux du Seigneur, entre sa parole dans la Bible, et ses ouvrages dans le désert. Joignez-y l’indigence et ces infortunes de l’âme dont la religion est le seul remède, et vous aurez tout le sujet du poème. Les personnages sont aussi simples que l’intrigue : ce sont deux beaux enfants dont on aperçoit le berceau et la tombe, deux fidèles esclaves et deux pieuses maîtresses. Ces honnêtes gens ont un historien digne de leur vie : un vieillard demeuré seul dans la montagne, et qui survit à ce qu’il aima, raconte à un voyageur les malheurs de ses amis, sur les débris de leurs cabanes.

Ajoutons que ces bucoliques australes sont pleines du souvenir des Écritures. Là c’est Ruth, là Séphora, ici Éden et nos premiers pères : ces sacrées réminiscences vieillissent pour ainsi dire les mœurs du tableau, en y mêlant les mœurs de l’antique Orient. La messe, les prières, les sacrements, les cérémonies de l’Église, que l’auteur rappelle à tous moments, augmentent aussi les beautés religieuses de l’ouvrage. Le songe de madame de Latour n’est-il pas essentiellement lié à ce que nos dogmes ont de plus grand et de plus attendrissant ? On reconnaît encore le chrétien dans ces préceptes de résignation à la volonté de Dieu, d’obéissance à ses parents, de charité envers les pauvres ; en un mot, dans cette douce théologie que respire le poème de Bernardin de Saint-Pierre. Il y a plus ; c’est en effet la religion qui détermine la catastrophe : Virginie meurt pour conserver une des premières vertus recommandées par l’Évangile. Il eût été absurde de faire mourir une Grecque, pour ne vouloir pas dépouiller ses vêtements. Mais l’amante de Paul est une vierge chrétienne, et le dénouement, ridicule sous une croyance moins pure, devient ici sublime.

Enfin, cette pastorale ne ressemble ni aux idylles de Théocrite, ni aux églogues de Virgile, ni tout à fait aux grandes scènes rustiques d’Hésiode, d’Homère et de la Bible ; mais elle rappelle quelque chose d’ineffable, comme la parabole du bon Pasteur, et l’on sent qu’il n’y a qu’un chrétien qui ait pu soupirer les évangéliques amours de Paul et de Virginie.

On nous fera peut-être une objection : on dira que ce n’est pas le charme emprunté des livres saints qui donne à Bernardin de Saint-Pierre la supériorité sur Théocrite, mais son talent pour peindre la nature. Eh bien ! nous répondrons qu’il doit encore ce talent, ou du moins le développement de ce talent, au christianisme ; car cette religion, chassant de petites divinités des bois et des eaux, a seule rendu au poète la liberté de représenter les déserts dans leur majesté primitive. C’est ce que nous essaierons de prouver quand nous traiterons de la Mythologie ; à présent nous allons continuer notre examen des passions.