Ducis épistolaire (suite et fin).
I.
Je ne voudrais pas qu’on se méprît sur ma pensée, ni qu’on crût le moins du monde que j’exclus l’artiste des vraies, sincères et profondes affections de la vie ; tellement que ce qu’il gagne du côté de la tendresse, il le perde du côté de l’art, et que, pour arrondir le domaine de l’un, il faille nécessairement circonscrire l’autre. Dieu me garde de faire ainsi la part au cœur ! Un jour qu’un lecteur s’étonnait, devant un célèbre auteur de romans et de drames, que ceux qui répandent des choses si touchantes dans leurs écrits parussent souvent en mettre si peu dans leur vie : « Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? reprit le spirituel auteur ; nous donnons tout au public, il ne nous reste plus rien pour nous-même. » Ce n’est là qu’un mot d’homme d’esprit. L’artiste qui aime, qui chérit, qui croit, qui hait, qui repousse et qui abhorre, qui s’engage de tout son être dans ce qu’il sent et ce qu’il exprime, porte en lui des sources plus abondantes et dont la saveur pénètre. Il n’en est pas moins vrai que, pour occuper les premiers rangs dans l’ordre de l’art, la condition est un certain équilibre et une ordonnance entre les éléments humains, une volonté supérieure qui en dispose, tout en les déchaînant, une élévation qui, au sommet, triomphe des orages eux-mêmes et se rit des déchirements au sein d’une sereine clarté. L’art aussi est un monde, et l’artiste souverain a du dieu.
Ducis, on l’a déjà vu par ses navrantes confidences, était trop à la merci des sentiments naturels. Ce sont de belles âmes que celles-là, d’un fonds primitif et riche ; mais elles offrent trop de prise à la douleur et aux impressions ineffaçables qui creusent. La faculté inventive et créatrice, qui appartient à l’imagination proprement dite, en est atteinte. Le philosophe, le moraliste, le sage, le chrétien y peuvent profiter : le poète qui, par ses conceptions puissantes, fait rivalité au monde et dont le secret est de le réfléchir dans un miroir magique immense, se sent déconcerté, découragé ; il s’arrête de désespoir à mi-chemin, s’il y a trouvé son calvaire.
Ducis trouva le sien en ces années par les morts et les pertes réitérées de ses filles, de son ami Thomas, de sa mère : il en sortit le grand vieillard religieux, biblique, l’anachorète que nous allons voir, à la voix sonnante, au verbe enflammé ; mais le tragique ne donna plus que de rares et derniers fruits à l’extrémité du rameau.
Dans une admirable lettre datée de Chambéry, où il raconte à Deleyre sa visite à la Grande-Chartreuse, il revient sur ses pertes cruelles, et il en parle avec des paroles de Job dans l’abondance de sa douleur :
« J’ai semé, mon cher ami ; qu’ai-je recueilli ? Nous vivons dans un temps, et nos enfants dans un autre. Ils montent le chemin de la vie, et nous le descendons. Nous les suivons de l’œil, pendant quelque temps, sur cette mer où nous les avons embarqués dans le meilleur vaisseau possible : ce vaisseau disparaît à nos yeux, et nous les accompagnons de nos vœux, du fond de nos tristes retraites qu’ils oublient aisément.
Quand je songe que, dans l’âge voisin de la vieillesse et de ses infirmités, me voilà seul sur la terre, comme un célibataire débauché ou un homme personnel qui n’a vu que lui dans la nature ; que le sein sur lequel je m’appuie doucement, pour y chercher la consolation, est le sein d’une bonne mère de soixante-quinze ans ; que les objets qui devaient vivre avec moi et auprès de moi m’ont précédé si jeunes dans le tombeau ; quand je parcours tout cet espace qu’on appelle la vie, et que j’embrasse d’un coup d’œil cette longue chaîne de besoins, de désirs, de craintes, de peines, d’erreurs, de passions, de troubles et de misères de toute sorte, je rends grâces à Dieu de n’avoir plus à sortir du port où il m’a conduit ; je le remercie de la tendre mère qu’il me laisse, et des amis qu’il m’a donnés, et surtout de pouvoir descendre dans mon cœur, sans le trouver méchant et corrompu. Ah ! mon cher ami, reposons toujours notre tête fatiguée sur ce chevet d’une bonne conscience ; si nous l’arrosons de quelques larmes, ces larmes du moins n’auront rien d’amer. »
Un des mérites de Ducis est d’avoir devancé sur bien des points l’école qui a suivi, et, en même temps que des paroles antiques, d’avoir eu des accents précurseurs. La description de la Grande-Chartreuse, telle que nous la lisons dans cette lettre datée de 1785, est d’avance une page du Génie du Christianisme, l’une des plus simples et des plus belles :
« Le monde n’a pas d’idée de cette paix, c’est une autre terre, une autre nature. On la sent, on ne la définit pas, cette paix qui vous gagne.. J’ai vu le rire et l’ingénuité de l’enfance sur les lèvres du vieillard, la gravité et le recueillement de l’âme dans les traits de la jeunesse. »
Ducis, pour certains accents religieux, grandioses et doux, est un parent de Chateaubriand, de même qu’il est un de nos pères et de nos aïeux en rêverie.
Assez éloigné encore du terme de soixante ans, il aspirait de toutes ses forces à la
vie de campagne, à la retraite, à une fin de carrière qui, après tant d’ennuis et de
tribulations, fût « du moins tranquille et innocente. »
Il avait amassé
beaucoup de fatigue et se sentait à bout de la vie active :
« Resté veuf de bonne heure, chargé de regrets, de douleurs, de dettes, d’embarras, de devoirs, sans bonheur et sans fortune, j’ai usé une partie de ma force à résister. Je me suis quelquefois comparé à un grand vaisseau construit pour de longs voyages et penché tristement sur le côté, enseveli dans la vase et périssant par son immobilité. J’ai voulu me remettre à flot, et je suis retombé. Je m’en console : le voyage de ma douloureuse vie est bien avancé. »
La mort de sa mère fut un dernier coup et l’étonna comme s’il n’était pas dans l’ordre naturel que les fils survécussent à leur mère. Son âme chrétienne s’épanchait devant Deleyre avec un mélange et une plénitude de douceur et d’amertume dans les larmes :
« Je l’ai embrassée pour la dernière fois à cinq heures et demie du soir, le 30 du mois dernier (juillet 1787), sans qu’elle ait pu me voir ni m’entendre. Elle a rendu à Dieu son âme pure et chrétienne, après soixante-dix ans d’une vie exemplaire. Vous savez, mon cher ami, combien elle m’aimait. Elle a été ma mère dans mon enfance et presque dans ma vieillesse. Elle m’a toujours porté dans son cœur, comme elle m’a porté dans son sein.
Grâce à Dieu, mon cher ami, j’ai presque fini ma carrière, qui n’a été qu’une suite d’embarras et de douleurs. J’ai appris de ma mère la grande leçon de l’homme et du chrétien, à souffrir. Si je sens une longue épine se tourner dans mon cœur avec tous ses piquants, je me tairai, et j’espère que mes douleurs secrètes me seront comptées dans un monde où tout est justice et vérité. Mon cher ami, j’ai mis ma confiance dans le Dieu de ma mère ; je lui demande de me la conserver à jamais, cette confiance, et de mourir comme elle sous la bénédiction céleste. Je n’aimerai jamais personne sans lui souhaiter du fond de mon cœur une mort aussi douce et aussi sainte75. »
II.
La Révolution vint déranger ses plans de retraite profonde et retarder l’heure désirée.
Il dut se remettre au travail pour compenser les pertes de sa fortune privée. Quant à la
ruine universelle, il la ressentit avec grandeur, non pas en partisan de tel ou tel
régime, mais en homme des anciens jours, ouvert cependant à tous les souffles généreux
et prêt à lever les bras au Ciel pour le triomphe de toutes les grandes causes. On lui
avait offert, après 89, la mairie de Versailles ; il refusa, et dans ces premiers temps
d’excès, déjà trop manifestes, qui pourtant ne dépassaient pas encore toutes les bornes,
il se remit à la tragédie. « J’ai besoin, disait-il, de porter sur ce point mille
mouvements d’indignation qu’excitent en moi les passions cruelles que je vois se
montrer de tous côtés avec impudence. »
Après le 10 août, le ministre de
l’Intérieur, Paré, voulut faire de lui le conservateur de la Bibliothèque nationale : il
refusa, au nom de ce Corneille même, dont il avait embrassé la carrière, et avec qui il
avait surtout de commun, disait-il, « une impropriété absolue pour tout ce qui
demande les soins de la plus simple administration. »
Il n’était point hostile à la Révolution en elle-même : elle l’avait séduit et enlevé plus qu’on ne l’a dit, par ce qu’elle avait de magnanime. Que ceux qui depuis ont voulu faire un Ducis tout royaliste, et qui ont très probablement étriqué ou écourté sa correspondance dans ce sens-là, s’en accommodent comme ils le pourront ; il écrivait à son ami Hérault de Séchelles, commissaire de la Convention dans le département du Mont-Blanc, à la date du 15 mars 1793 :
« … Que les Alpes ont du plaire à ton âme républicaine et haute comme elles ! C’est dans les rochers de la Tarantaise que mon père a reçu le jour, c’est au milieu des montagnes et sous l’abri du Mont-Blanc que reposent les cendres de mes ancêtres… Quel piédestal pour la liberté que ce Mont-Blanc ! Comme votre âme et celle de Thomas, votre maître et notre ami, ont été ravies à la vue de ce grand spectacle ! Je l’avoue, je donnerais vingt mondes en plaine pour douze lieues en rochers et en montagnes. C’est avec ce sentiment fort et doux tout ensemble, c’est avec cet amour du torrent que j’ai laissé échapper de mon cœur mes sombres et incultes ouvrages : voilà la Melpomène des Allobroges, la poétique des antres et de la liberté. »
La littérature révolutionnaire n’a pas à citer de plus orgueilleux accents et d’une emphase mieux caractérisée : c’est comme un écho de la Marseillaise dans les Alpes.
La Terreur et le règne sanglant de Robespierre lui arrachèrent bientôt d’autres cris non moins dignes de son cœur et de sa muse :
« Que me parles-tu, Vallier, écrivait-il à un ami, de m’occuper à faire des tragédies ? La tragédie court les rues. Si je mets le pied hors de chez moi, j’ai du sang jusqu’à la cheville. J’ai beau secouer en rentrant la poussière de mes souliers, je me dis comme Macbeth : Ce sang ne s’effacera pas. Adieu donc la tragédie ! J’ai vu trop d’Atrées en sabots pour oser jamais en mettre sur la scène. C’est un rude drame que celui où le peuple joue le tyran. Mon ami, ce drame-là ne peut se dénouer qu’aux Enfers. Crois-moi, Vallier, je donnerais la moitié de ce qui me reste à vivre pour passer l’autre dans quelque coin du monde où la liberté ne fût point une furie sanglante. »
La vérité sur le républicanisme de Ducis doit se trouver entre son cri d’enthousiasme à Hérault de Séchelles et ce cri d’indignation à Vallier.
La Terreur passée, Ducis eut comme la société un réveil, un rafraîchissement, et l’un des premiers il en donna le signal au théâtre. Abufar ou la Famille arabe réussit fort, après quelque petite hésitation, et fut l’une des émotions littéraires du printemps de 1795 : au sortir de la tyrannie de Robespierre, on se plaisait à ces images de pasteurs et de chameaux du désert, à ces peintures patriarcales embellies. La décoration par les frères De Gotti était déjà un succès, et on l’applaudissait tout d’abord, au lever du rideau. Monvel dans le vieil Abufar, Talma dans le jeune et brûlant Farhan, Mlle des Garcins dans le rôle de la mélancolique Saléma, enlevaient les cœurs. Ducis avait trouvé là aussi, entre le voyage de Volney et l’expédition d’Égypte, après Bernardin de Saint-Pierre et avant Chateaubriand, un ton, une couleur intermédiaire, et qui répondait à bien des aspirations vagues.
Malgré ce succès et cette heureuse rentrée en scène, Ducis a toujours l’œil à la
retraite ; il cherche s’il ne découvrira pas quelque antre sauvage où, loin des peines
actuelles et des malheurs qui ne sont pas finis, il puisse se retirer « avec La
Fontaine et Shakespeare. »
Il y joindra aussi Sophocle ; car il méditait de retoucher son Œdipe chez Admète et d’en faire simplement Œdipe à Colone :
« C’est avec ces grands modèles qu’il est doux et bon de s’occuper de la tragédie, si pourtant on a assez de courage ou de farine, dans le temps où nous sommes, pour s’occuper de gloire et d’immortalité. »
Le peintre De Gotti, l’un de ceux qui avaient fait la décoration d’Abufar, avait été chargé de décorer la salle de l’Opéra, et il y voulait inscrire le nom de Ducis avec ceux de quelques auteurs vivants▶. Ducis s’y opposa par une lettre d’une fermeté sage :
« Je vous prie instamment, Citoyen, de ne point mettre mon nom sur votre encadrement ; je vous en prie au nom de votre grand talent et de la modestie qui en est inséparable. Que les noms de nos grands maîtres y soient, à la bonne heure ! mais nous, auteurs ◀vivants▶, n’irritons pas l’envie qui est aussi ◀vivante. Laissons faire au temps, quand nous n’y serons plus. C’est lui qui met tout à sa place, c’est lui qui inscrit les noms sur les tables d’airain. Il a son Panthéon, et lui seul décrète nos passagères immortalités. »
III.
La Correspondance avec Talma commence en ces années, et elle nous offre de touchantes
et mâles beautés qui valent bien, à mon sens, celles des tragédies elles-mêmes. Talma,
qui avait si bien joué Farhan, jouait Polynice dans
Œdipe à Colone, un peu moins bien d’abord, ce semble ; mais Ducis,
s’approchant de lui après la première représentation et lui écartant de la main les
cheveux qui lui couvraient le front, lui avait dit : « Courage ! je vois bien des
crimes là-dessous. »
Depuis lors, Talma appelait Ducis son parrain, et celui-ci l’avait baptisé son filleul : « La
Tragédie, lui disait-il, a soufflé sur votre berceau. Vous avez l’accent du remords et
de l’amour, du crime et de la vertu. »
Talma avait fort à gagner, et surtout à
lutter encore. Ducis lui donne de beaux et judicieux conseils. Il ne se considérait
plus, disait-il, tant que les chaleurs de la veine tragique circuleraient dans ses
veines, que comme destiné à lui faire des rôles et à contribuer au développement de ses
talents. Il le soutenait contre les critiques, contre les rivalités auxquelles Talma
était on ne saurait plus sensible :
« Soyez donc bien tranquille, mon cher Farhan ; travaillez et soyez vous. La gloire des autres, vous la verrez non-seulement sans peine, mais avec plaisir ; elle se fera le garant de la vôtre. Les succès de vos rivaux seront pour vous des leçons. C’est par la comparaison, par la méditation, par l’esprit de suite, que nos idées se multiplient, se rectifient, et que toutes nos forces s’agrandissent. Donnez une base solide à votre bonheur par votre raison et par votre conduite ; et, croyez-moi, votre bonheur profitera à votre beau et original talent que personne ne vous contestera. »
Quelle juste leçon donnée à ceux qui cultivent l’art du comédien, et qui sont trop tentés d’oublier que cet art brillant, loin d’être l’ami des mœurs déréglées et de ne jamais mieux s’inspirer que dans le désordre, a besoin, comme tous les arts où il s’agit avant tout d’exceller, d’une juste économie de la vie et de beaucoup de conduite !
Un esprit partagé rarement s’y consomme,Et les emplois de feu demandent tout un homme,
a dit Molière.
Ducis avait trouvé son Garrick dans Talma ; celui-ci fit revivre Macbeth, Othello, puis Hamlet refait à son intention. Il rendait au vieux Ducis de l’ivresse de ses jeunes ans et lui remontait la verve. Toutes les lettres à Talma respirent un enthousiasme presque continu :
« Ma tête est un peu échauffée ; je vais la laisser reposer quelques jours, puis je la remettrai sur ma nouvelle tragédie, où je vous ai, pendant mon travail, dans l’âme, dans l’oreille, dans les yeux. » (Avril 1798.)
« Bonjour, mon cher ami, mon Othello, mon Farhan, mon Macbeth, mon Polynice, mon… mon… laissez-moi faire. »
« Je suis en veine de travail ; l’automne jaunit nos forêts, les vents mélancoliques vont souffler ; cette saison est ma muse, comme vous êtes mon admirable acteur et mon bon ami. » (Octobre 1803.)
Il refait pour lui le dénouement de son Hamlet et le refera bien des fois :
« Mon cher Talma, j’ai revu la dernière scène de mon cinquième acte d'Hamlet, et surtout le moment de terreur qui la termine. Il faut que cette scène produise l’effet le plus terrible. Il faut que le morceau de fureur soit irréprochable pour le style, et qu’il soit dans la manière du Dante pour les images et pour la couleur. Je vous envoie donc ma seconde édition vingt-quatre heures après la première. Je trouve commode de ne pas quitter ma chambre, d’où je vois mes bois mélancoliques et où je travaille avec vous et pour vous…
Songez que c’est à Talma à travailler avec son poète, et que tout est solidaire entre nous…76
Il y a dans ma manière de sentir et dans votre talent des choses que nous ferons bien de nous communiquer. Allons aux grands effets : songeons aux Grecs, à l’effet de leurs Furies, aux cris, aux gémissements véritables dont les Lekain et les Talma d’Athènes faisaient retentir leurs immenses théâtres et transir leurs spectateurs. Songeons aux grandes impressions de la terreur et de la pitié. » (Octobre 1803.)
Il revient sans cesse à ses dénouements de pièces, en vue du puissant interprète qu’il a dans la main et qui peut pousser plus avant la bataille, la charge à fond de train sur le spectateur, et décider la victoire :
« Je brûle de voir l’effet de ce nouveau cinquième acte. Je suis tout prêt à vous en donner un dans mon Abufar. Voyez, rêvez, consultez Lemercier. De la raison, de l’enchaînement, oui ; mais de l’émotion, mais de la tragédie…
Ma gloire, si gloire il y a, sera d’avoir été voire poète… » (Avril 1804.)
Et parlant de lui à Lemercier même, qu’il appelle un audacieux et « un brave sur
les champs de bataille de Melpomène »
, — un de ces braves en effet presque
toujours blessés et malheureux, mais revenant toujours à la charge :
« Quel talent, s’écriait-il, que celui de notre Othello ! quelle combinaison singulière et rare ! une existence douce, aimable, à ses foyers ; une grâce simple dans les manières, quelquefois une espèce d’enfance qui joue sérieusement : et tout à coup ensuite sur la scène une existence immense, extraordinaire, terrible, avec une figure grecque et pure et les fureurs d’un lion réveillé. Je sens les nerfs d’Hercule sous les formes d’Antinoüs. C’est lui, c’est notre ami commun Talma, qui me fait encore songer au cothurne tragique. Adieu, Melpomène, adieu, ma muse, si mon filleul, si notre Talma n’est plus. »
On sent dans cette âme aimante et admirative les bouillons de verve qui montent et débordent.
Et enfin, après d’insatiables retouches et remaniements de cet éternel cinquième acte d’Hamlet, et lui-même la tête encore toute fumante d’une dernière refonte :
« Je lui écris (à Talma) que mon nouveau cinquième acte, refait à ma guise, à ma cuisine, est terminé, et que je ne le conçois et ne le concevrai jamais que de cette manière. Après le quatrième acte, où domine la scène de l’urne, c’est de tous les autres celui dont je suis le plus content, et je crois savoir pourquoi. Si j’ai désiré quelque chose vivement (ce qui ne m’arrive plus guère), c’est qu’il lance ce nouvel acte dans le public qui l’idolâtre, comme un tison infernal, tout fumant et tout brûlant, et qu’il ne laisse dans l’esprit des spectateurs, à la fin de la pièce, que la coupe, l’urne, le spectre, Shakespeare, le Dante et Talma. Ceci est un trait d’audace, un coup de parti : Audaces fortuna juvat. Puisque, lui et moi, nous sommes deux convulsionnaires, nous n’avons plus qu’à jeter nos bonnets par-dessus les moulins. »
Tout cela, on en conviendra, est ardent, enflammé, piquant même et spirituel, et tous ces mots qu’il jette chemin faisant dans ses lettres, à propos de ses tragédies, sont aujourd’hui plus beaux pour nous que les tragédies mêmes, quoiqu’il y ait dans celles-ci et de belles scènes et d’admirables mouvements.
IV.
Nous avons pourtant à tenir compte de certains refus célèbres de Ducis et ces années de verte vieillesse ; nous n’éluderons pas le sujet, et nous en parlerons avec une entière liberté. Le général Bonaparte appréciait Ducis et avait du goût pour lui ; il l’aimait pour son instinct nouveau, pour ses éclairs de génie et ses élans hors de la routine, pour sa simplicité biblique dans Abufar. Ducis était sur le chemin de la tragédie, telle qu’il l’eut souhaitée et qu’il l’appelait de ses vœux en la demandant partout autour de lui aux poètes de son temps ; mais la tragédie ne se commande point. Au retour de la première campagne d’Italie, à une représentation extraordinaire où l’on donnait Macbeth (avril 1798), le général y alla avec Mme Bonaparte, emmenant Ducis et Arnault :
« Il croyait en arrivant, nous dit ce dernier, pendant le brouhaha qui précède les spectacles extraordinaires, échapper à l’attention publique. Pas du tout. Mme Bonaparte entre ; on la reconnaît, on l’applaudit. Les applaudissements redoublèrent dès qu’on l’aperçut lui-même à la porte de la loge ; mais ils devinrent plus vifs que jamais, quand, contraignant le bonhomme Ducis à prendre place sur le devant, il se tint modestement derrière ce patriarche de la littérature de l’époque, quoiqu’il y eut place aussi là pour lui. »
Lorsque le général prépara l’expédition d’Egypte, Ducis fut l’un des premiers auxquels il pensa pour l’emmener avec son Institut de voyage et de conquête ; il voulait un poète au milieu de ses savants. Mais Arnault, que le général avait chargé de la négociation et qui échoua, nous fait remarquer que Ducis, « hardi par la pensée, n’était rien moins qu’aventureux dans les actions. » Nous le savons de reste. N’eût-il pas été si vieux, il aurait encore reculé à l’idée d’une expédition lointaine inconnue. Celui qui, jeune, ne put prendre sur lui d’aller jusqu’à Londres pour voir face à face Shakespeare-Garrick, devait se refuser également à aller vérifier le désert d’Abufar en compagnie de Bonaparte. Toute part faite à l’indépendance, il y a aussi en cela quelque incuriosité et de la paresse, une limite et une barre à l’horizon.
Bonaparte consul continua sa bienveillance à Ducis, et c’est ici que le poète se dérobe aux récompenses et aux honneurs dans des termes qui ont été justement célébrés. Prenons-les en eux-mêmes, à la source, et non chez ceux qui s’en sont fait une arme de guerre ; laissons au refus son vrai caractère primitif, qui est moins d’opposition que de nature et de tempérament, et qui respire la plus saine énergie morale.
Voici la plus grande partie de la lettre que Ducis adressait sur ce sujet à Bernardin de Saint-Pierre, lequel venait de perdre sa première femme :
« Versailles, le 1er nivôse an VIII (21 décembre 1799).
« Cette lettre est pour vous seul, mon cher ami. Je commence par vous plaindre, par mêler ma douleur avec la vôtre sur la haute perte que vous venez de faire. Hélas ! c’est au même âge que j’ai aussi perdu ma tendre femme, ma première, la mère de mes enfants, âme pure et sensible que je regretterai jusqu’au dernier soupir. Puissiez-vous, mon cher ami, être plus heureux que moi et ne pas voir encore s’éteindre et mourir sous vos yeux paternels les deux enfants qui vous restent !… Tel a été mon sort, après avoir élevé et marié les miens. J’ai bien pu dire : Anima men defecit in gemitibus. Il ne me reste plus, mon cher ami, que quelques années peu heureuses qui attendent les infirmités d’une vieillesse plus avancée. Avant que j’en aie vu s’écouler quatre, je serai septuagénaire : ce mot ne me fait pas peur, mais il me console. On m’a dit que vous veniez d’être nommé membre du Sénat conservateur dans notre nouvelle Constitution. J’en suis bien aise pour ma patrie ; et, si cela vous convient, recevez-en mon compliment très sincère. Quant à moi, j’ai bien pris mon parti ; ma résolution est inébranlable : si on me fait l’honneur de songer à moi, ma lettre de remerciement est déjà prête ; je n’aurai plus qu’à la signer. Je pourrais dire comme Corneille, en reconnaissant la distance infinie qui me sépare de lui comme poète :
Mon génie au théâtre a voulu m’attacher ;Il en a fait mon fort, je dois m’y retrancher.Partout ailleurs je rampe, et ne suis plus moi-même.Il m’est impossible de m’occuper d’affaires : elles me répugnent ; j’en ai l’horreur. Le mot de devoirs me fait frémir. Si j’étais chargé de grandes et hautes fonctions, je ne dormirais pas. Mon âme se trouble aisément ; ma sensibilité est pour’ moi un supplice. Mes principes religieux me rendraient plus propre à une solitude des déserts de la Thébaïde qu’à toute autre condition. J’aime, comme vous, à voir la nature avec goût, avec amour, avec un œil pur et sensible ; et cet œil, qui est ma lumière et mon trésor, je le sens s’éteindre et m’échapper lorsque je mets le pied dans le monde. Si j’étais le maître de choisir, en me supposant ambitieux, je ne voudrais ni du sceptre des rois ni des faisceaux consulaires. Je suis catholique, poète, républicain et solitaire : voilà les éléments qui me composent et qui ne peuvent s’arranger avec les hommes en société et avec les places. Je vous donne ma parole d’honneur, mon cher ami, que j’aimerais mieux mourir tout doucement à Versailles, dans le lit de ma mère, pour être déposé ensuite auprès d’elle, que d’accepter la place de sénateur. Je n’aurai qu’une physionomie, celle d’un bonhomme et d’un auteur tragique qui n’était pas propre à autre chose. En restant constamment comme je suis et ce que je suis, je conserve tout ce qui m’est acquis par l’âge : en me mettant en vue, je me mettrais en prise. Les serpents lettrés se joindraient aux serpents politiques ; les calomnies pleuvraient sur mes cheveux blancs. Enfin, il y a dans mon âme naturellement douce quelque chose d’indompté qui brise avec fureur et à leur seule idée les chaînes misérables de nos institutions humaines. Je ne vis plus, j’assiste à la vie… »
En parlant de la sorte, Ducis était fidèle à sa nature, à sa complexion, à ses vœux constants de retraite, et à tous ses refus précédents d’entrer à aucun degré dans la vie publique.
On discuta beaucoup sur cette démarche de Ducis, et l’on en glosa. Bernardin de
Saint-Pierre, qui avait été son premier confident, écrivit trois semaines après à
Arnault, chef alors de l’Instruction publique, une lettre que M. Gérusez a publiée, et
dans laquelle, en justifiant son ami et en restituant à son refus son vrai caractère, en
s’autorisant pour cela de la précédente lettre, « à la fois, disait-il, touchante
et sublime »
, il témoignait qu’il ne partageait point tout à fait ses idées,
qu’il eût accepté au contraire la dignité refusée par Ducis, et il se rabattait pour
lui-même à quelque demande un peu humble de pension. La différence du ton et du diapason
des âmes n’est que trop sensible. Mais comme l’on est trop porté à écraser quelqu’un
toutes les fois qu’on en admire un autre, il est juste de remarquer que s’il n’y a rien
d’héroïque dans la lettre de Bernardin de Saint-Pierre, cette lettre n’a rien non plus
que d’honnête et de très permis au point de vue domestique, bien que sur un ton
plaignard peu élevé.
Il faut tenir compte des différences entre les deux amis : Bernardin de Saint-Pierre cassé, caduc et chargé de famille ; Ducis vert, plein de gaieté et de vivacité, ayant tout le feu d’un jeune homme de vingt ans, et affranchi par ses pertes mêmes de tous les soucis d’avenir. Et ces différences qui en motivaient d’autres aussi dans la conduite, Ducis était le premier à les reconnaître, et il les exprimait admirablement à sa manière, quand il disait peu après, parlant au même ami qui venait de se remarier :
« Vous connaissez mon caractère. Je suis assis sur le tombeau de ma première femme et de mes enfants : vous en avez deux en bas âge, un au berceau, une jeune épouse que vous ne pouvez trop aimer. Vous avez à pourvoir et à prévoir. »
Le refus de Ducis l’engagea cependant un peu plus qu’il n’avait peut-être songé d’abord. Les uns le blâmaient, les autres l’exaltaient, et il se trouva insensiblement porté par certains entours, et par la pente même de ses sentiments une fois émus, à une irritation croissante, à une aversion même qui allait grossissant et qu’il ne dissimulait pas dans l’intimité, envers l’homme éclatant qui ne lui avait témoigné qu’affection et estime. C’est ainsi, pour n’en citer qu’un exemple, qu’il écrivait à Andrieux, au commencement de l’année 1806, — une date qui n’était pas trop ignoble toutefois et trop déshonorante :
« Si, chemin faisant, dans vos lectures, dans vos souvenirs, par le bénéfice des occasions, vous pouviez m’indiquer un sujet de poème neuf, intéressant, pathétique, aimable, pastoral, patriarcal, sans héros, — je ne les aime point du tout, — vous me feriez, mon cher ami, un très grand plaisir. Il faut que ma tête et que mon cœur soient en mouvement, mais de cette unique manière ; je ne veux plus me jouer à la vérité77. »
C’était pour un poète tragique par trop abjurer les grandeurs de l’histoire.
Il est une transition curieuse à observer dans les sentiments de Ducis. On l’a vu tout à l’heure motiver son refus en disant : Je suis républicain : il restera tel encore par ses mœurs, ses habitudes, sa simplicité, tel aussi par un certain accent d’indépendance et de civisme quand il écrira à Andrieux, à Lemercier ; mais avec d’autres, et peu à peu, il tournera ou retournera insensiblement au royaliste ; cela est surtout sensible dans ses lettres à MM. de Rochefort, Odogharty de La Tour, etc. ; il blanchira peu à peu, il se bourbonisera, jusqu’à ce qu’en 1814 et en 1816 il ait pris la teinte marquée que lui voulaient ses amis d’alors, et qui est surtout sensible dans les portraits posthumes qu’ils ont faits de lui. C’est ainsi qu’il finit par être tout à fait campenonisé.
Mais ce n’est point une doctrine suivie et un trop exact raisonnement qu’on doit chercher dans la familiarité du vieux poète : ce sont des sentiments, un souffle moral élevé, des éclats d’imagination antique et jeune à la fois, de grandes paroles ; et elles ne font faute jusqu’à la fin sous sa plume et sur ses lèvres ; elles abondent de plus en plus avec les années, comme les flocons de neige dont parle Homère et auxquels il compare les paroles tombantes de Nestor.
Il lit Homère, il lit la Bible ; il associe les plus grands des cultes ; il en a pour toutes les heures et pour toutes les dispositions d’esprit, et chaque fois il parle de chaque chose dans un langage égal à ses sources :
« Quand je suis dans l’état de force, je sens mon pouls qui bat héroïquement dans l’Iliade : malade, il bat sagement dans l’Odyssée ; cette lecture me charme. Cet immense Homère a travaillé naïvement et admirablement pour les deux sexes, pour tous les genres d’éloquence et de poésie, pour toutes les conditions, pour les hommes forts et pour nous autres pauvres malades. Ces grands génies sont des bienfaits de la Providence ; ils luisent pour l’univers. »
Sa lettre à M. Odogharty de La Tour, du 7 novembre 1806, souvent citée, est tout bonnement sublime. Cet ami l’avait averti un peu trop charitablement, ce semble, de méchants propos qu’il vaut mieux laisser ignorer à ceux qui vivent solitaires :
« Vous avez bien raison, il m’est fort indifférent que les hommes du jour me fassent passer pour un imbécile. C’est me rendre mon rôle facile à jouer, si j’étais homme à en jouer un. Je ne ferai aucuns frais ni pour soutenir ni pour détruire cette belle réputation ; je trouve cela trop commode pour y rien changer.
Que voulez-vous, mon ami ? il n’y a point de fruit qui n’ait son ver, point de fleur qui n’ait sa chenille, point de plaisir qui n’ait sa douleur : notre bonheur n’est qu’un malheur plus ou moins consolé.
Ma fierté naturelle est assez, satisfaite de quelques non bien fermes que j’ai prononcés dans ma vie. Mais j’entends qu’on se plaint, qu’on gémit, qu’on m’accuse. On me voudrait autre que je ne suis. Qu’on s’en prenne au potier qui a façonné ainsi mon argile !
Soyez assuré, mon ami, que je n’ai nul souci sur l’avenir. Je ne dois rien à personne ; j’ai du bois pour une moitié de mon hiver, un quartaut de vin dans ma cave, et dans mon tiroir de quoi aller pendant deux mois. Mon petit dîner, qui est mon seul repas, est assuré pour quelque temps comme vous voyez ; et je le prendrai, autant que je pourrai, chez moi et à la même heure.
Mon revenu, tout chétif qu’il est, suffit à peu près aux dépenses d’un homme pour qui les besoins de convention n’existent pas. Ne concevez donc aucune inquiétude, et dites-vous qu’il me faut bien peu de chose, et pour bien peu de temps.
Mais le chapitre des accidents, des maladies ? A cela je réponds que Celui qui nourrit les oiseaux saura bien aussi venir à mon aide. »
Il refuse tout désormais, il échappe à tous les honneurs qui voudraient lui pleuvoir
sur la tête ; il ne veut pas plus du prix décennal que de tout le reste, bien décidé,
dit-il, à n’être rien, à ne recevoir rien, à ne s’embarrasser de rien, que d’achever
paisiblement sa carrière « dans la douce indépendance de son âme et dans le
plaisir de commercer jusqu’à la fin avec les chastes Muses. »
Un tel sentiment
pleinement embrassé et franchement pratiqué est certes des plus beaux ; mais qu’on
n’aille pas dire avec M. de Sèze, son successeur à l’Académie, que Ducis par ses refus
réitérés s’exposait « à des périls de tout genre. »
M. de Sèze qui s’y
connaissait pourtant, en fait de périls, exagère ici fort gratuitement et par esprit de
parti.
V.
Pendant toutes les années qui suivent, Ducis ne pense plus qu’à cacher sa vie : Qui bene latuit, bene vixit, c’est sa devise ; il la traduit et la retraduit sur tous les tons. Ou encore : Tœdet vivere ; il a ce rassasiement suprême de la vie qui fait dire tant de grandes choses morales aux âmes trop pleines, forcées d’assister à un spectacle dont elles ne veulent plus. Je recueille au hasard et pêle-mêle quelques-uns de ces mots-là :
« Ah ! l’oubli ! l’oubli ! quel chevet pour un voyageur fatigué ! »
« Oui, mon ami, j’ai épousé le désert, comme le doge de Venise épousait la mer Adriatique. J’ai jeté mon anneau dans les forêts. »
« Je ne puis vous dire combien je me trouve heureux depuis que j’ai secoué le monde. Je suis devenu avare : mon trésor est la solitude ; je couche dessus avec un bâton ferré, dont je donnerais un grand coup à quiconque voudrait m’en arracher. »
« La solitude est plus que jamais pour mon âme ce que les cheveux de Samson étaient pour sa force corporelle. »
Mais cette solitude n’est pas tout à fait aussi farouche qu’elle en a l’air ; et avec toutes ces austères résolutions, si un ami arrive, il est du plus loin le bienvenu :
« Il y a des voix humaines que j’aime à entendre résonner dans ma Thébaïde. Elles produisent sur moi l’effet de cet idiome grec, dont les sons charmaient le malheureux Philoctète dans son désert. »
Son âme, son imagination étaient montées dans le tous-les-jours à un très haut ton ; ses lettres, sa conversation étaient d’un pittoresque inépuisable : il y versait son âme en images continuelles ; il poétisait tout à coup :
« L’air de ce globe n’est pas bon ; ce soleil-ci n’est pas le véritable, je m’attends à mieux. »
Quelquefois un peu de singularité, un geste grandiose qui faisait sourire, quand lui-même il était en robe de chambre et en bonnet de coton :
« J’habite dans la lune, je crache sur la terre. »
« Je rêve en ermite et en pauvre ermite, mes pieds appuyés sur mes vieux chenets du temps du roi Dagobert et du bon évêque saint Éloi. »
Puis à côté de ces airs antiques, le plus souvent des nuances toutes fraîches et charmantes. Après une promenade en Sologne :
« J’ai fait une lieue ce matin dans des plaines de bruyères, et quelquefois entre des buissons qui sont couverts de fleurs, et qui chantent. »
S’il fait une épître (et il en fit en ce temps-là de délicieuses pour la cordialité), et si la veine découle aisément :
« Je travaille innocemment et avec plaisir comme un bûcheron qui chante dans ses bois en faisant ses fagots. »
« Il y a dans mon clavecin poétique des jeux de flûte et de tonnerre ; comment cela va-t-il ensemble ? Je n’en sais trop rien, mais cela est ainsi. »
La verve, au contraire, sommeille-t-elle à de certains jours :
« Ma muse dort comme une marmotte de mon pays, et son sommeil ne me déplaît pas trop. Je me laisse aller à la nature, qui apparemment le veut ainsi. Comme il vous, plaira, ma verve ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne ferai rien sans vous. »
Son cabinet de travail, au troisième, ressemblait à un vaste grenier ; il s’y trouvait bien à quatre-vingts ans comme à vingt. Il y volait dans l’air d’heureux hémistiches, qu’il attrapait, disait-il, comme des mouches :
« J’ai encore dans la tête des formes, des couleurs, des idées poétiques, originales, bizarres, flottantes, qui sont comme les rats de mon grenier, et les grains qui nous nourrissent. »
« J’ai beaucoup d’idées assez singulières qui me roulent dans la tête et qui ne laissent pas que d’occuper encore mon cœur et mon imagination… Qu’on m’ôte la liberté et la joie de mon cœur, et l’on a coupé sur ma tête le cheveu fatal, et je suis un pauvre homme qui se meurt. »
Ainsi parlait à toute heure ce beau vieillard reverdissant. Encore aujourd’hui il n’y a qu’à se baisser et à prendre à poignée dans ses lettres.
Ducis, pour grandir, n’a nul besoin d’être comparé. Que si pourtant l’on voulait un contraste et dans l’ordre tragique également, on n’aurait qu’à se ressouvenir du vieux Crébillon, celui qui, avant Ducis, avait le plus osé en terreur sur notre scène, à se le représenter comme il était, dans sa rue des Douze-Portes au Marais, un rude vieillard aussi, gai, conteur, mais cynique ; la pipe à la bouche ; avec son entourage de femmes, de chats et de chiens ; colossal de taille, à mine de lion, mené par le nez comme un enfant ; de la race toute crue des vieux et naïfs Gaulois, et rappelant les mœurs de Mathurin Regnier ! Avec Ducis, l’enfant des montagnes, tout a changé : nous sommes dans un air pur, nous avons monté bien des degrés en honneur et en dignité morale comme en poésie.
Ne laissons pas, au bout de quelques années, pâlir et s’effacer les nobles mémoires. J’ai toujours un regret, je l’avoue, quand je vois qu’une belle et bonne chose littéraire toute facile et même déjà faite ne s’achève pas, qu’une gerbe reste éparse faute d’un lien. Les lettres de Ducis sont un peu partout ; ses Œuvres n’en contiennent qu’une faible partie ; la branche de correspondance avec Bernardin de Saint-Pierre est dans les Œuvres de ce dernier. D’autres lettres fort belles, et quelques-unes capitales, sont dispersées dans des Catalogues d’autographes, dans des Mémoires de sociétés de province. Quelques amateurs curieux et pieux savent tout cela et se sont fait pour eux-mêmes des recueils à peu près complets d’un Ducis épistolaire. M. Rathery, par exemple, serait le Monmerqué tout trouvé d’une semblable collection. Mais se fera-t-elle jamais pour le public avec tous les soins et tous les accessoires qu’elle mérite ? Nos idées nouvelles sur la propriété littéraire, idées avares, illibérales et d’une mesquinerie jalouse, voudront-elles s’y prêter ? Un libraire se rencontrera-t-il pour donner corps à cette bonne pensée, plus honorable qu’intéressée assurément ? Il y aurait pourtant des fidèles qui, avertis par le coup de cloche, ne manqueraient pas d’accourir à la fête de ce Paul Ermite, de ce saint Jérôme de la poésie. Ducis, le bon et le grandiose, a gardé plus d’amis qu’on ne croit en bien des coins et dans bien des cœurs.
*
J’ai reçu, il y a quelques années, par les soins d’un lecteur bienveillant, des extraits d’un Journal personnel, écrit en 1800 et 1801 par un jeune homme, alors élève de l’École polytechnique, et qui, plus tard, devint professeur et secrétaire de la Faculté des sciences de Caen, M. Amand Mary-Vallée (né on 1781, mort en 1810).
Ce jeune homme, pour lors âgé de dix-neuf à vingt ans, prenait note de ses promenades, de ses visites, de ses impressions. Ayant connu Ducis et Bernardin de Saint-Pierre qui tous deux, à cette époque, étaient logés au Louvre, il nous donne quelques détails tout simples et naïfs sur leurs habitudes, leur conversation, leur physionomie. J’en citerai quelques passages :
« (10 thermidor an VIII, 29 juillet 1800). Je me suis rendu à midi au jardin des Tuileries, dans l’allée de M. de Saint-Pierre où je l’ai trouvé avec M. Robin et Mme Pauline… Je les ai accompagnés tous jusqu’à une barrière située entre celle du bord de l’eau et celle de Chaillot. Ils ont continué leur route vers le bois de Boulogne, et moi je suis revenu à Paris pour dîner avec mes frères, cousins, etc… Après dîner, j’ai été rejoindre ces messieurs à Saint-Cloud. Il commençait à faire nuit quand je suis arrivé…
Nous sommes revenus pied par le bois de Boulogne. Nous nous sommes assis sur la pelouse au clair de la lune vis-à-vis la mare d’Auteuil, et nous avons eu sur le ciel une conversation extrêmement intéressante. J’ai souvent marché seul dans la route à côté de M. de Saint-Pierre ; j’ai admiré avec lui la lune qui près de l’horizon nous envoyait une lumière rougeâtre à cause des vapeurs qui l’entouraient, et dont le reflet dans la Seine semblait une pyramide de feu élargie vers la base, et rétrécie vers le sommet… M. de Saint-Pierre nous exprimait durant la promenade son regret de n’avoir pas vingt ans de moins pour exécuter le voyage des Alpes avec nous… »
« (10 pluviôse an IX, 30 janvier 1801). Nous nous rendîmes chez M. de Saint-Pierre sur les quatre heures et demie. Nous trouvâmes là M. Hue, peintre de marines, avec sa femme, et un M. Grandjean, chef de division à l’Intérieur, accompagné de son fils… Il y avait en outre une dame que je ne connais pas. Mme de Saint-Pierre78, sans être jolie, a une figure qui plaît par l’expression de douceur et de bonté qui y est répandue, et surtout par un regard très gracieux. Elle est toute jeune et a beaucoup de fraîcheur. Elle est très bien faite et a la taille très svelte. Une seule chose qui lui manque est peut-être la vivacité. Elle paraît aimer les enfants de M. de Saint-Pierre79. Elle est très attentive à tout ce qui peut faire plaisir à son mari, et semble toujours chercher à lire dans ses yeux ce qu’elle doit faire…
M. de Saint-Pierre nous a accueillis de la manière la plus honnête et la plus affectueuse. Il nous a embrassés tous trois en entrant… Le dîner a été silencieux ou bien la conversation roulait sur des objets peu intéressants. Après dîner on s’est isolé, et on s’est groupé pour causer… Nous nous disposions à nous retirer quand M. Ducis, qui n’avait pas pu venir dîner, est arrivé… Il n’apercevait d’abord que moi, et il s’avançait vers moi pour m’embrasser, mais reconnaissant successivement M. Robin et M. Jouy, il s’est arrêté tout étonné. Il a hésité quelques instants ; enfin il m’a embrassé d’abord et a embrassé ensuite M. Robin et M. Jouy. C’était la première fois que je le voyais depuis mon retour des Alpes. Il m’a fait compliment sur notre voyage, et m’a témoigné beaucoup d’amitié. Il a paru très content de nous voir. Il était, comme à son ordinaire, plein de gaieté et de vivacité. Il a tout le feu d’un jeune homme de vingt ans, et, à le voir, on ne lui en donnerait pas plus de cinquante, quoiqu’il en ait au moins soixante et dix. Il est beaucoup moins cassé que M. de Saint-Pierre qui est plus jeune que lui ; il y a peu d’hommes aussi aimables, et dont la conversation soit aussi intéressante que la sienne. Quand il parle, sa figure s’anime, et il peint par son geste tout ce que lui représente son imagination… Il est toujours animé de l’enthousiasme qui caractérise les vrais poètes, et la sensibilité la plus vive et la plus aimable règne dans tout ce qu’il dit. Il nous a annoncé qu’on répétait la pièce qu’il nous avait lue à Essonne, et qu’on la jouerait avant un mois. Il nous a dépeint de la manière la plus énergique et la plus gaie tous les embarras que cela lui causait, et les inquiétudes qu’il ne pouvait s’empêcher d’avoir. Il peignait le public comme un cerbère à cent têtes toujours prêt à mordre et à se réjouir du malheur des autres… Il nous parla de Corneille avec un enthousiasme vivement senti… Il s’étendit beaucoup, particulièrement, sur la tragédie d'Héraclius dont l’intrigue, si vaste et si compliquée en apparence, se réduit cependant à un seul point, et présente à la fois un chef-d’œuvre d’étendue et de simplicité. Il la comparait à une charpente extrêmement hardie et élevée, qui ne repose que sur un seul appui, mais avec la plus grande solidité.
(4 floréal an IX, 24 avril 1801)… Je suis allé avec mon frère Vallée et ma sœur Désirée au théâtre de la République où l’on donnait la première représentation de Foedor et Wladimir de Ducis… La salle était aussi remplie qu’elle pouvait l’être. La représentation a été très tumultueuse ; cependant on est parvenu à achever la pièce, mais ce n’a pas été sans peine. J’ai cru apercevoir M. Ducis dans les coulisses…
(Deux jours après, 26 avril). M. Jouy est venu déjeuner à la maison… Nous sommes allés à peu près à midi chez M. Ducis. Nous avons trouvé dans le salon Mme Ducis avec une autre vieille dame… Nous avons causé quelque temps avec Mme Ducis, et M. Jouy me laissait faire presque tous les frais de la conversation. Elle nous a introduits ensuite dans la chambre de M. Ducis qui était dans son lit sur son séant… Il était retenu par un rhume assez violent ; il y avait au-dessus de son lit un crucifix… Il nous a beaucoup parlé de sa pièce, et toujours avec le plus grand calme et la plus grande sérénité. Il paraissait moins indigné et moins affecté de la cabale indécente qui avait failli empêcher de représenter sa pièce jusqu’à la fin, qu’il n’était touché des témoignages d’intérêt et d’attachement que lui avaient donnés les autres auteurs tragiques, Chénier, Legouvé, Lemercier, Arnault. Ils s’étaient rassemblés la veille chez Chénier qui leur avait donné à déjeuner et à dîner, et là ils avaient passé quatorze heures de suite à travailler tous ensemble pour réduire la pièce en trois actes, ce qu’ils avaient fait en supprimant plusieurs morceaux, en faisant quelques coupures, et ce qui ne les avait pas obligés de refaire plus de dix ou douze vers. On devait donner la deuxième représentation le jour même. M. Ducis nous a offert des billets…
(Quelques jours après, 1 mai). Nous sommes sortis aussitôt après déjeuner. Nous avons monté d’abord chez M. de Saint-Pierre. Nous l’avons trouvé écrivant dans son cabinet. Il a quitté son ouvrage en nous apercevant… Après être sortis de chez lui, nous nous sommes présentés tout de suite chez M. Ducis. On nous a d’abord conduits à Mme Ducis, qui nous a reçus avec beaucoup d’honnêteté, et nous a introduits dans son salon. Elle a été avertir son mari qui est arrivé en bonnet de coton. Il a paru très content de nous voir, et nous a embrassés tous deux avec cordialité. La conversation s’est engagée avec chaleur, et s’est soutenue sur le même ton sans tarir ni se refroidir pendant toute notre visite. M. Ducis ne paraissait nullement affecté de la chute de sa pièce. On voyait sur sa figure et dans ses discours le plus grand calme. Il disait qu’il avait encore l’esprit vindicatif, et qu’il préparait un bon tour à ses envieux ; c’était une autre pièce qui vaudrait mieux que sa dernière… A la fin de notre visite, le frère de M. Ducis qui est juge au tribunal et qui demeure avec lui est arrivé. Il est facile de juger à l’accueil qu’il lui a fait que la plus parfaite amitié règne entre les deux frères… Je crois qu’il n’y a point d’homme que j’aimerais autant que M. Ducis, à cause de son activité et de sa vivacité sur lesquelles les glaces de l’âge n’ont rien fait, à cause de sa loyauté, de sa droiture, de sa franchise, de sa sensibilité. Lorsqu’il cause avec vous, on voit qu’il vous ouvre toute son âme : aussi n’y a-t-il pas de conversation aussi nourrissante que la sienne…
(25 floréal an IX, 15 mai 1801). Après dîner, je sortis avec mon papa et mes deux frères ; mais je les quittai près du pont tournant. Je vis M. de Saint-Pierre seul dans son allée (aux Tuileries) ; mais il ne m’aperçut pas, et je ne lui adressai pas la parole. Je rentrai à la maison aussitôt…
(27 floréal an IX, 17 mai 1801). Après dîner, je sortis avecM. Jouy… Nous trouvâmes M. Ducis assis au coin de sa cheminée, en bonnet de coton, dans un costume tout à fait semblable à celui dans lequel on a gravé Richard Steele. M. de Saint-Pierre était à l’autre coin du foyer et paraissait lire un papier. Au moment où nous sommes entrés, ces deux vieillards, qui avaient l’air de deux patriarches, nous ont parfaitement bien reçus… »