(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre IV. De l’analogie. — Comparaisons et contrastes. — Allégories »
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(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre IV. De l’analogie. — Comparaisons et contrastes. — Allégories »

Chapitre IV.
De l’analogie. — Comparaisons et contrastes. — Allégories

Un autre ressort de l’invention, dont l’usage est fréquent, consiste à chercher des analogies ou des différences : on se demandera à quoi l’objet ressemble le plus, à quoi il est le plus opposé. L’esprit est ainsi conduit à découvrir des liaisons secrètes ou des contrastes imprévus entre les choses : quelquefois, par sa volonté même de les associer, il crée entre elles le rapport de sympathie ou d’antipathie. Ainsi Lamartine, quand une dame lui présente un album pour y écrire des vers, s’inspire de la circonstance, de l’objet qu’il a sous les yeux, et improvise cette belle comparaison :

Sur cette page blanche où mes vers vont éclore,
Qu’un souvenir parfois ramène votre cœur.
De votre vie aussi la page est blanche encore,
Je voudrais la remplir d’un seul mot : le bonheur.
Le livre de la vie est un livre suprême,
Que l’on ne peut fermer ni rouvrir à son choix,
Où le feuillet fatal se tourne de lui-même ;
Le passage attachant ne s’y lit qu’une fois :
On voudrait s’arrêter à la page où l’on aime,
Et la page où l’on meurt est déjà sous les doigts.

Quand on a l’esprit plein d’une idée ou d’une passion, on y rapporte tout : il n’est rien qu’on ne trouve moyen d’y rattacher ; tout y ramène. Le procédé naturel de l’esprit est alors la comparaison et l’opposition, qui éclairent et déterminent l’objet dont il est occupé. Il y faut de la mesure : peu de manies sont plus insupportables que celle de trouver partout des ressemblances ou des différences ; c’est une recherche des plus fatigantes, et qui sent l’artifice.

Sans doute il ne faut pas attendre que la comparaison jaillisse pour ainsi dire toute droite et dans sa forme parfaite, comme Minerve est sortie du cerveau de Jupiter. Elle doit être en germe dans l’esprit ; il faut que l’on sente plus ou moins vaguement un rapport. La réflexion travaillera là-dessus, éclaircira l’impression confuse, développera le germe, et joindra les objets par les côtés où ils se conviennent.

Quand l’imagination est forte et capable de suivre dans leur développement parallèle une double série d’images successives, sans jamais en perdre de vue le rapport, la comparaison initiale aide puissamment à l’invention. Chaque image d’une série évoque une image correspondante de l’autre série ; si l’imagination est à bout d’un côté, elle se soutient de l’autre. Souvent on confond les deux séries en une seule : elles se remplacent et se recouvrent alternativement ; et, s’évoquant mutuellement, elles sont à tour de rôle exprimées et sous-entendues. C’est là ce qui rend si saisissante la fameuse pièce de Barbier sur Bonaparte. Partant de la vieille et banale comparaison d’un peuple libre à un cheval sauvage, Barbier a traduit dans les images qui montrent l’animal dompté, enlevé, poussé, crevé par son écuyer, l’histoire de la France asservie par Bonaparte, lancée à travers l’Europe, épuisée de guerres, et agonisante enfin avec lui. Toute la série des faits historiques est sous-entendue : de temps en temps seulement un mot la fait paraître, pour resserrer le lien des deux séries et en préciser la concordance.

Ô Corse aux cheveux plats ! que ta France était belle
           Au grand soleil de Messidor !
C’était une cavale indomptable et rebelle,
           Sans frein d’acier ni rênes d’or ;
Une jument sauvage à la croupe rustique,
           Fumante encor du sang des rois ;
Mais fière, et d’un pied fort heurtant le sol antique,
           Libre pour la première fois ;
Jamais aucune main n’avait passé sur elle
           Pour la flétrir et l’outrager ;
Jamais ses larges flancs n’avaient porté la selle
           Et le harnais de l’étranger ;
Tout son poil était vierge ; et, belle vagabonde,
           L’œil haut, la croupe en mouvement,
Sur ses jarrets dressée, elle effrayait le monde
           Du bruit de son hennissement.
Tu parus ; et, sitôt que tu vis son allure,
           Ses reins si souples et dispos,
Centaure impétueux, tu pris sa chevelure,
           Tu montas botté sur son dos.
Alors, comme elle aimait les rumeurs de la guerre,
           La poudre, les tambours battants,
Pour champ de course, alors, tu lui donnas la terre,
           Et des combats pour passe-temps :
Alors, plus de repos, plus de nuits, plus de sommes ;
           Toujours l’air, toujours le travail,
Toujours comme du sable écraser des corps d’hommes,
           Toujours du sang jusqu’au poitrail.
Quinze ans son dur sabot, dans sa course rapide,
           Broya les générations ;
Quinze ans, elle passa, fumante, à toute bride,
           Sur le ventre des nations.
Enfin lasse d’aller sans finir sa carrière,
           D’aller sans user son chemin,
De pétrir l’univers, et comme une poussière,
           De soulever le genre humain,
Les jarrets épuisés, haletante, et sans force,
           Prête à fléchir à chaque pas,
Elle demanda grâce à son cavalier corse :
           Mais, bourreau, tu n’écoutas pas !
Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse ;
           Pour étouffer ses cris ardents,
Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse,
           De fureur tu brisas ses dents.    ’
Elle se releva : mais un jour de bataille,
           Ne pouvant plus mordre ses freins,
Mourante, elle tomba sur un lit de mitraille,
           Et du coup te cassa les reins.

Lorsque la comparaison se développe avec cette ampleur et cette richesse, sans perdre de sa précision, l’effet est merveilleux. Mais il faut être bien sûr de soi, bien maître de sa pensée et de la langue. Quand on commence à écrire, il est dangereux parfois de comparer, on oublie de définir. Les comparaisons sont les portes par où le vague envahit le discours. On prendra garde de se laisser aller à comparer ce qu’on ne conçoit pas, comme cet aveugle qui disait que le mot rouge le faisait penser au son de la trompette. On ne cherchera à quoi un objet ressemble que lorsqu’on saura bien ce qu’il est.

Des comparaisons comme celle de Barbier que je viens de citer, sont vraiment des allégories, et ne présentent plus que des symboles. L’emploi en peut être utile comme moyen d’investigation et de recherche. Les esprits jeunes ne savent guère opérer sur des abstractions : elles manquent de corps et échappent à la prise de l’imagination. Aussi peut-il être bon, la nature de l’objet une fois bien définie, de se le figurer par une représentation concrète. Je conseillais plus haut de décomposer le groupe en ses individus : il s’agit ici de réaliser l’idée même du groupe en une forme personnelle, vivante, individuelle. On peut être embarrassé de peindre le caractère du peuple athénien, et de résumer en quelques traits l’histoire du paysan français, tandis que l’on se tirerait convenablement du portrait du vieillard Dêmos ou de la vie de Jacques Bonhomme. Mais il y a là un terrible écueil : l’allégorie induit l’écrivain inexpérimenté à manquer éternellement la justesse et la précision. On n’en tirera une véritable utilité que si l’on se condamne au labeur pénible de convertir il chaque moment l’image en idée, le symbole en abstraction, de passer de la métaphore au mot propre, enfin si l’on refait en sens inverse le chemin déjà parcouru.