(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Le Mystère du Siège d’Orléans ou Jeanne d’Arc, et à ce propos de l’ancien théâtre français (suite et fin.) »
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(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Le Mystère du Siège d’Orléans ou Jeanne d’Arc, et à ce propos de l’ancien théâtre français (suite et fin.) »

Le Mystère du Siège d’Orléans ou Jeanne d’Arc,
et à ce propos de l’ancien théâtre français (suite et fin.)

Ayant pris nos précautions comme nous l’avons fait, nous pouvons maintenant insister sur les parties curieuses et intéressantes de ce Mystère de la Passion qui, pour nous, fait type. Et ainsi, lorsque la prédication de Jésus commençait, lorsque après l’avoir vu, au retour du désert et de sa tentation triomphante, quitter de nouveau sa mère, Marie triste et résignée, on le suivait le long de la mer de Galilée allant recruter des pêcheurs pour disciples ; lorsque dans des scènes très plates et d’un langage délayé, mais assez naïves, on assistait à ces conversations, puis à ces conversions de pêcheurs, de gens de métier, chacun ayant sa physionomie et gardant assez bien son caractère ; lorsque le cortège des Douze se complétait ainsi à vue d’œil, avec sa variété, — parmi eux un seul noble, Barthélemy « en habit de prince », les autres dans leurs habits mécaniques ou de travail, saint Thomas en habit de charpentier, ayant jeté seulement ses outils, et Matthieu le publicain, à son tour, assis d’abord devant sa table, avec ses sacs d’argent rangés dessus, et cependant offrant dans sa maison un repas à Jésus qui l’accepte, — il y avait certainement, à cette suite de scènes familières, un intérêt que l’on conçoit encore très-bien aujourd’hui, et qui consistait dans l’extrême détail, dans le naturel minutieux du développement, dans l’imitation et la copie de la vie. Toutes ces circonstances de l’histoire de Jésus, tous ces personnages si connus de nom et montrés aux yeux, semblables aux gens d’à présent, devaient toucher les simples, les ignorants, qui étaient alors le grand nombre, et devenaient un enseignement vivant, parlant à tous. C’étaient les figures du Nouveau Testament en chair et en os. C’étaient ces mêmes figures sculptées et peintes qu’on voit encore sur les retables d’autel de ce temps-là, et qui se mettaient à marcher et à agir devant les curieux édifiés.

Figurons-nous bien, car c’est le devoir de la critique de se déplacer ainsi à tout moment et de mettre chaque fois sa lorgnette au point, — figurons-nous donc, non pas seulement dans la salle de l’hôpital de la Trinité à Paris (cette salle me semble trop étroite), mais dans une des places publiques d’une de ces villes considérables, Angers ou Valenciennes, devant la cathédrale ou quelque autre église, un échafaud dressé, recouvert et orné de tapisseries et de tentures magnifiques, et tout alentour une foule avide et béante ; des centaines d’acteurs de la connaissance des spectateurs, jouant la plupart au vrai dans des rôles de leur métier ou de leur profession : des prêtres faisant ou Dieu le Père ou les Saints ; des charpentiers faisant saint Joseph ou saint Thomas ; des fils de famille dans les rôles plus distingués, et quelques-uns de ces acteurs sans nul doute décelant des qualités naturelles pour le théâtre ; figurons-nous dans ce sujet émouvant et populaire, cru et vénéré de tous, une suite de scènes comme celles que je ne puis qu’indiquer : — le dîner de saint Matthieu le financier, qui fait les honneurs de son hôtel à Jésus et à ses apôtres, dîner copieux et fin, où l’on ne s’assoit qu’après avoir dit tout haut le bénédicité, où les gais propos n’en circulent pas moins à la ronde, où l’un des apôtres loue la chère, et l’autre le vin ; — pendant ce temps-là, les murmures des Juifs et des Pharisiens dans la rue et à la porte ; — puis les noces de Cana chez Architriclin, espèce de traiteur en vogue, faisant noces et festins, une vraie noce du xve  siècle ; — oh ! non pas du Paul Véronèse, la splendeur du style est loin ! mais de la vérité, du comique même ; l’Architriclin, le Vatel au désespoir quand il voit que le vin manque ; Jésus averti tout bas par sa mère et réparant le mal sans bruit ; l’étonnement du maître d’hôtel quand il goûte ce vin de la fin qui se trouve le meilleur, tandis que, selon l’usage des noces de ce temps-là (et, m’assure-t-on, de quelques noces de campagne encore aujourd’hui), on donnait le meilleur vin au premier service, et le moins bon au dessert ; car il suffit que cela gratte, quand les palais, une fois, sont échauffés. — Ces noces de Cana seraient tout un tableau flamand, s’il y avait de la couleur. Je voudrais être peintre pour mieux m’expliquer.

Chez un maître flamand, les figures, les poses peuvent être vulgaires, mais le ton est solide, ferme, éclatant, relevé, plein de ragoût ; il y a du style dans la diction. C’est comme qui dirait du Régnier ou du Rabelais. Or, la diction dans les Mystères, dans celui du moins dont je parle et dans tous ceux que j’ai vus, est généralement molle, délayée, étendue d’eau. Tout style proprement dit est absent.

Quoi qu’il en soit, ces scènes vulgarisées se succèdent d’une manière assez amusante et vivante, si on les suppose vues et non lues ; et c’est ainsi qu’on arrive aux scènes de la Madeleine qui, sans être « délicieuses », comme le prétendent les enthousiastes, nous paraissent assez piquantes.

I.
Marie-Madeleine

Lazare, frère de Madeleine, est un beau jeune homme à la mode, fin du xve  siècle. À son état mondain, il apparaît richement habillé, sur le pied de chevalier, son oiseau sur le poing, et Brunamont, son page, mène ses chiens après lui. Il part pour la chasse en chantant ; c’est une vive entrée en matière. Mais en chemin il rencontre Jésus traînant après lui la foule ; il le voit, ressusciter le fils de la veuve de Naïm, et il se convertit. Être pris de la sorte et tomber dans les filets du divin chasseur, c’est la meilleure chasse qu’il puisse faire. Jésus, accueillant son repentir, promet de l’aller voir souvent, lui et sa sœur Marthe, en son château de Béthanie. Cependant le page Brunamont s’accommode peu de voir son maître jeter son oiseau au vent et détacher de son cou sa trompe ; il rattrape l’oiseau, ramasse la trompe, et s’en va offrir ses services à Madeleine, l’autre sœur de Lazare, bien différente de Marthe, et qui mène joyeuse et galante vie en son château de Magdalon. Ce Magdalon n’est pas tout à fait un château en Espagne ; il y avait en effet un bourg de Magdala en Galilée : d’où le nom de Madeleine.

En supprimant les scènes intermédiaires et qui coupent à tout instant l’épisode, en le détachant du reste, on a quelque chose de curieux et d’assez amusant qui nous ouvre un jour sur les mœurs du monde élégant de ce temps-là. On voit Madeleine en son dit château, jouissant de sa jeunesse et s’en vantant avec ses demoiselles de compagnie, Pérusine et Pasiphaé. Elle ignore encore le changement de vie de Lazare et se pique de le prendre pour modèle en toute mondanité. Le caractère de Madeleine se peint dans ses paroles, non pas tout à fait tel qu’on aime à se le figurer d’après la tradition ordinaire, non pas celui d’une femme tendre, passionnée et abandonnée. Chaque pays et chaque siècle a eu sa variante de Madeleine ; et il y aurait d’elle, pour le dire en passant, toute une histoire à faire : « Histoire de la Madeleine, de sa légende, de ses représentations et portraits, au point de vue de la littérature et de l’art. » Ici c’est une coquette, c’est surtout une glorieuse ; elle énumère et se chante à elle même tous ses avantages, santé, naissance, richesse, noble train, grand apparentage : « Fortune m’a sur toutes élevée » ; c’est son refrain favori. Si sa sœur Marthe, qui a des mœurs plus modestes, l’en blâme, elle n’en tient compte. Elle dit, à sa façon, comme son frère Lazare : « Il n’est plaisir que de jeunesse » ; et ses suivantes, la première et la seconde demoiselle, lui font écho et lui répètent à l’envi ; « Cœur ne vaut rien, s’il n’est joyeux. » Tout cela se dit en ballades assez agréables et en chansonnettes qui devaient courir ensuite et se répéter. Madeleine professe avant tout la coquetterie, le désir de plaire à tous, — en tout bien, tout honneur cependant. C’est une Célimène, une reine des élégances.

En la rapprochant du même type conçu au xiie  siècle, tel qu’on le trouve dans un drame liturgique d’un latin farci, où elle est présentée comme une pécheresse vulgaire et une femme de mauvaise vie, baragouinant du mauvais allemand et chantant du latin grossier, on distinguerait un progrès notable de délicatesse. La société polie était née au xve  siècle, et bien avant l’hôtel de Rambouillet ; seulement c’était une société polie issue de la féodalité, et sous forme chevaleresque, et non celle qui se continuera sans interruption et de plain-pied jusque sous Louis XIV et dans tout le siècle suivant. La Madeleine de notre Mystère est donc une galante châtelaine du xve  siècle, une contemporaine d’Agnès Sorel, du bon roi René, de la Dame des Belles-Cousines, et plus sage que celle-ci, quoique aussi compromise de réputation.

Il y a à sourire plus qu’à s’étonner de ces transformations, de ces costumes du temps et du pays donnés à des personnages bibliques ou évangéliques. Les peintres, dès le xve  siècle et plus tard encore, n’en faisaient pas d’autres. La Madeleine du Corrège lisant au désert n’est qu’une belle et magnifique Italienne étendue et accoudée sur le gazon.

Après l’espèce de trio chanté par Madeleine et ses deux demoiselles, la toilette ou plutôt le complément de la toilette commence, car c’est dans le boudoir même que nous avons accès. On en est aux superfluités ; Madeleine passe en revue ses goûts variés et donne ses ordres. Elle demande d’abord les senteurs, « la plaisance du nez », — du baume égyptien et autres parfums. On lui présente une petite fiole de baume ; elle en veut davantage. C’est très-cher ; n’importe, elle ne regarde pas au prix. On lui en donne une riche boîte. Après l’odorat vient la bouche et le goût qu’il faut flatter : elle recherche toutes les friandises et les délicatesses du manger : elle les aura. Puis les jouissances de l’ouïe ;

Après, pour l’ouïe réjouir,
Toutes mélodies veux ouïr,
Chansons, mélodies et ballades.

Mais elle n’a pas à s’en inquiéter ; tous les jours, ce ne sont chez elle que musiques et aubades. Puis vient « la plaisance des yeux » ; elle ne veut devant elle, pour amuser ses regards, que choses agréables à voir ; on la servira à souhait. Elle ne verra donc que tapis, pierreries, lustres, fleurs et verdure. Quant aux plaisirs qui restent, ceux du toucher, on tremble ; mais elle s’en tire assez adroitement, avec assez de délicatesse, et ne fait que glisser. Il semble qu’elle s’arrête à temps.

Notez que, plus tard, Madeleine pénitente se mortifiera méthodiquement dans chacun des cinq sens par lesquels elle aura présentement goûté la satisfaction raffinée et le plaisir.

Après les cinq sens (car tout cela est méthodique et pédantesque, même dans l’élégance), viennent les sept péchés mortels qu’elle avoue et proclame successivement, orgueil, envie, paresse, etc. ; mais il y a toujours une réserve sur certain chapitre ; elle ne professe certain vice que jusqu’à un certain point, et il faut, dit-elle, ne prendre mes discours qu’en bonne part ; « car mon souhait n’est que civil. » L’honneur, comme elle l’entend (et plus d’une femme l’entend comme elle), reste sauf. La Madeleine du Mystère ne recherche l’entière perdition que dans l’ordre de l’esprit ou des sens délicats. C’est à noter. Elle est restée ce qu’on appelle honnête femme par un point. Parmi les sept démons dont on dit qu’elle fut possédée et que Jésus eut à faire sortir d’elle, il en est un, du moins, auquel elle ne s’est pas livrée tout entière, corps et âme.

D’autres scènes du même genre, auxquelles le vieil auteur s’est complu, sont singulièrement entremêlées et entrelacées à des scènes respectables et augustes, — aux plus augustes même, telles que la Transfiguration de Jésus sur le Thabor. Pour donner le temps à Jésus de revêtir sa robe blanche et éblouissante et tout son appareil de transfiguration, on introduit une interloculior de Madeleine en manière d’intermède : une scène de boudoir entre deux scènes du Thabor ! N’y cherchez pas ombre d’art ni de contraste : ce sont bien moins des contrastes que des disparates.

On revoit donc Madeleine entre ses deux demoiselles, chantant chacune et tour à tour quelques joyeuses chansons, et se démenant galamment et honnêtement. Madeleine se célèbre elle-même et sa manière de vivre : « Gracieuse aux uns, aux autres rieuse, jamais je ne me tiens à un seul », dit-elle ; et ses suivantes de l’approuver et de l’applaudir :

Vous ne devez point avoir honte
De recevoir en votre hôtel
Tout homme, pourvu qu’il soit tel
Que par lui vous n’ayez diffame

pourvu que vous n’en soyez pas compromise. — C’est déjà la maxime relâchée du joli conte de Gertrude, par Voltaire :

Les plus honnêtes gens y passèrent leur vie ;
Il n’est jamais de mal en bonne compagnie.

Il y a dans ce concert voluptueux de la maîtresse et des suivantes un entrain, une certaine rage de mondanité qui est très-bien rendue.

Un personnage survient, non pas en visité encore, mais seul et se parlant à lui-même, probablement devant les fenêtres de la belle. C’est Rodigon, l’élégant accompli à cette date, Rodigon, comte de Hèrode, un homme de cour, un comte qui vaut un marquis pour le sémillant. Il se chante en rimes alambiquées une sorte d’exhortation amoureuse ; il fait vœu et serment de prendre Madeleine pour sa dame : de toutes les belles de Judée, passées et présentes, Rachel, Judith, Vasthi, Esther, etc., elle est la nonpareille et l’unique ; : il se propose donc d’aller deviser avec elle et servir sous sa bannière.

Je continue, bien entendu, de rejoindre et de coudre les scènes qui sont séparées, disséminées à travers le Mystère. On revoit Madeleine en son boudoir ; elle est toute la journée à sa toilette, à s’attifer. Elle attend des visites et, pour être sous les armes, elle demande son miroir, car il n’y a femme au monde qui lui soit comparable pour les « amignoncmens. » Pasiphaé le lui apporte avec des burettes d’eau rose et d’aspic et un linge fin :

Voici vos riches oignemens
Pour tenir le cuir bel et frais…

Cuir pour peau n’avait rien alors de désagréable. Madeleine se lave, se, mire et dit :

Suis-je assez luisante ainsi ?

— « Plus luisante qu’une belle image ? »« Et ma toquade ? » ajoute-t-elle. — « À ravir », répond la suivante. — « Et mes oreillettes ? »« A la dernière mode. »« Et le corps ? »« À l’avenant. » Madeleine, de plus en plus excitée par les louanges, ordonne à ses suivantes de répandre tous les flacons de fines eaux et de tout arroser à l’entour :

Je veux qu’on me suive à la trace.

Cette scène, véritablement jolie, a été très-bien appréciée et dégagée de tant d’autres qui la masquent et qui l’étouffent, par MM. Onésime Le Roy et Louis Paris.

Un érudit allemand, Bœttiger, nous a fait le tableau de la Matinée d’une Dame romaine à sa toilette. On a dans Homère la toilette de Vénus. Il y a dans un roman en vers du xve  siècle, Partonopeus de Blois, une description accomplie d’une élégante du moyen âge, à sa toilette également, et de son colloque animé avec sa femme de chambre. Madeleine vient de nous ramener à un boudoir du xve  siècle. Il y a plaisir à comparer. Au reste, toutes ces toilettes féminines se ressemblent fort.

Le comte Rodigon entre d’un pas léger ; il vient en visite. Il est accueilli en ami ; on lui propose toutes sortes de jeux, la danse, le chant, les dés, les cartes : il préfère le jeu de conversation, des demandes et réponses sur des cas d’amour, en un mot, faire assaut de bel esprit. Sur ce, Rodigon et Madeleine se mettent à chanter ou à chantonner, en s’accompagnant peut-être de quelque instrument, une ballade en amours, comme qui dirait une romance à deux. Cette chanson exprime une doctrine de troubadour des plus fines et des plus distinguées, la doctrine de la politesse, de la chevalerie courtoise, du comme il faut en galanterie. Le refrain est :

On n’a jamais ce qu’amours ont coûté.
Et pourtant on y revient toujours. C’est déjà le vers connu :
Tous les autres plaisirs ne valent pas ses peines.

Après avoir ainsi roucoulé quelque temps leur duo, Rodigon se lève et prend congé de Madeleine : « Point ne faut faire l’ennuyeux », dit-il. C’est assez pour la première fois ; il sent qu’il ne faut jamais ennuyer les dames.

En sortant (le livret l’indique), Rodigon pourra donner un baiser à Madeleine et à ses demoiselles. — Et puis l’on passe de là immédiatement, dans le Mystère, au miracle de la multiplication des cinq pains et des deux poissons. Mais nous n’en sommes plus à nous étonner de ces singuliers assemblages.

Et ici, je ne craindrai pas, si j’ai été sévère ailleurs, d’insister sur le genre d’intérêt et sur les qualités de ce vieux Mystère. Il n’est pas dénué de cette espèce d’avantage et de dédommagement qui semble revenir surtout aux œuvres modernes : il peint les mœurs modernes, les coutumes et costumes d’un temps ; il en est un témoignage. Le beau semble appartenir plus exclusivement à l’Antiquité : l’intérêt, la curiosité, l’expression fidèle et variée de tout ce qui se fait et de tout ce qui se passe sous nos yeux, sans aucune préoccupation de l’idéal, sont des parties plus volontiers réservées aux modernes : « Le vrai est ce qu’il peut, », semble être le plus souvent leur devise. C’est ainsi que le roman, le drame sont essentiellement plus modernes que le poëme épique et que la tragédie. On dirait que l’humanité en avançant est surtout soigneuse de s’observer tout le long de sa route, de se décrire, de laisser de soi, aux différents âges, des portraits ressemblants, tels quels, qui serviront ensuite de termes de comparaison, de documents biographiques et historiques, aux curieux, qui viendront après. En ce sens, notre vieux Mystère a quelque chance de ne pas être tout à fait oublié : en faisant bon marché de l’œuvre comme art, comme élévation, comme composition, on pourra toujours le consulter pour ces quelques scènes, quand on voudra donner une idée fidèle et piquante de la vie de salon, des habitudes et du ton de la société galante et déjà polie au xve  siècle. Ce sont des estampes, des peintures de genre, qui comptent à leur place dans la collection totale et qui, à ce titre, ont leur prix.

Je laisse de côté le reste de l’histoire connue. Je ne ferai plus qu’une remarque : c’est que Madeleine, lorsqu’elle entend parler de Jésus-Christ et de ses miracles par des gens qui viennent d’en être témoins, les questionne sur un ton léger qui est bien dans son premier rôle. Elle s’informe d’abord de l’apparence du prophète et de ses avantages extérieurs. : quel visage ? quel âge ? quelle couleur de cheveux ! quel teint ? — « Et les yeux ? »« Clairs comme une belle lune. »« Et les mains ? »« Belles, droites et longues. »« Quelle robe a-t-il ?- » — « Fine, rouge, sans une seule couture. » — Que si elle se décide à l’aller entendre, c’est qu’elle veut, dit-elle, contempler sa beauté, pour voir s’il lui plaira et s’il la regardera de quelque regard aimable : car elle est résolue à se faire aimer de tous. C’est la coquetterie encore, jointe à la pure curiosité, qui la conduit vers Jésus-Christ. Plus tard, d’ans l’admirable sermon pour le jour de sainte Madeleine, prêché par Massillon, ce maître des cœurs, il y aura quelques traits, quelques intentions qui, de loin, rappelleront ce même motif : c’est quand la pécheresse qui chez Massillon est aussi une femme de qualité, après avoir entendu Jésus une première fois, déjà touchée et à demi pénitente, se dit en elle-même : « Ses regards tendres et divins m’ont mille fois démêlée dans la foule… Il a eu sur moi des attentions particulières ; il n’a, ce me semble, parlé que pour moi seule… » Et la voilà déjà à demi gagnée ; sa coquetterie même sert à sa conversion. Et aussi, une fois convertie, elle aimera Jésus comme pas une ; elle sera la sainte amante.

II.
Jésus et sa mère

Maintenant je n’ai plus à citer de ce vieux Mystère qu’une scène véritablement pathétique et où le sujet a heureusement inspiré l’auteur, soit qu’il ait eu le premier l’idée, soit plutôt qu’il l’ait prise ailleurs et simplement perfectionnée. Au moment d’enter dans les scènes de la Passion, on voit la Vierge Marie, soumise jusqu’alors aux volontés de son fils, essayer de détourner d’elle et de lui le calice, et, dans la dernière visite qu’il lui fait à Béthanie, le supplier de ne pas retourner dans la cité maudite de Jérusalem, où il a tant d’ennemis. Une dernière lutte s’élève dans le cœur de la Vierge entre la femme née d’Ève, faible par conséquent, et la mère de Dieu. On y assiste ; dans un tête-à-tête avec son fils, elle lui adresse successivement quatre requêtes, et lui demande au moins de quatre choses l’une : 1° de ne point mourir, lui son fils, de ne point souffrir mort, s’il est possible ; 2° cette première requête refusée, et puisque cette mort est jugée nécessaire, de ne point la souffrir si amère, si honteuse et si cruelle ; 3° cette requête rejetée encore par Jésus au nom des Écritures et des Prophéties, de permettre au moins que sa mère meure la première et n’ait point à voir de ses yeux une mort si terrible ; 4° puisque cette troisième pétition n’est pas plus accueillie que les deux autres, de vouloir bien qu’elle perde au moins connaissance pendant la durée de la Passion, qu’elle soit ravie en esprit et demeure comme une chose insensible, privée d’intelligence et de sentiment. Mais Jésus a refusé cette dernière requête elle-même : quand le fils souffre d’une telle mort, il convient qu’une mère douce et tendre le ressente ; il est juste que le glaive de douleur la transperce. On le voit, la situation donnée par le sujet est belle, touchante, aussi touchante que possible ; mais, dans toute la première partie, l’exécution manque un peu. C’est alors que la Vierge, ainsi repoussée, en remercie presque son fils et le prie de l’excuser de ses faiblesses ; mais au même moment, tout en paraissant se soumettre, elle revient doucement à la charge en refaisant presque ses mêmes demandes, ses mêmes prières, en les faisant à mains jointes et comme les plus petites, les plus humbles, les plus attendrissantes supplications qui puissent, à pareille heure, sortir des lèvres d’une mère :

Notre-Dame

Au moins veuillez, de votre grâce,
Mourir de mort brève et légère !

Jésus

Je mourrai de mort très-amère.

Notre-Dame

Non pas fort vilaine et honteuse !

Jésus

Mais très-fort ignominieuse.

Notre-Dame

Doncques bien loin, s’il est permis !

Jésus

Au milieu de tous mes amis.

Notre-Dame

Soit doncques de nuit, je vous prie !

Jésus

Mais en pleine heure de midi.

Notre-Dame

Mourez donc comme les barons !

Jésus

Je mourrai entre deux larrons.

Notre-Dame

Que ce soit sous terre et sans voix !

Jésus

Ce sera haut pendu en croix.

Notre-Dame

Vous serez au moins revêtu ?

Jésus

Je serai attaché tout nu.

Notre-Dame

Attendez l’âge de vieillesse !

Jésus

En la force de ma Jeunesse…

Ici le fond l’emporte sur la forme ; mais la forme même semble expressément sortir de la vivacité poignante des sentiments qui sont aux prises. Les questions, les répliques s’entre-croisent ; c’est un vrai dialogue et sur le sujet le plus sensible, le plus émouvant, le plus tendre au cœur des chrétiens. Jésus ne craint pas d’enfoncer coup sur coup, de retourner le glaive dans le cœur de sa mère : les agonies ont commencé. Si la première partie de la scène est méthodique et un peu compassée, cette fin est belle, belle de la beauté morale de l’Évangile même. Il y a certainement du talent proprement dit dans ce crescendo final qui arrive jusqu’au cri et au déchirement.

M. Louis Paris, dans son analyse, a tiré parti de cet endroit le plus remarquable du vieux Mystère et l’a mis dans tout son jour. Puisqu’il avait ailleurs rappelé les Grecs, que n’a-t-il rapproché ici de cette scène douloureuse et saignante la scène de l’Hippolyte mourant, dans Euripide, où l’on voit Diane, la chaste vierge, mais qui n’a pas été mère, ne pouvoir veiller et assister jusqu’à la fin, jusqu’au dernier soupir, le mortel même le plus chéri et qu’elle a le plus favorisé ! « C’est que les larmes sont interdites à mes yeux », lui dit-elle. Les seules approches de la mort, la seule vue d’une agonie seraient pour elle une souillure. Les voilà bien ces dieux antiques qui ne connaissaient que la félicité et qui fuyaient la douleur. Quoi ! vous prétendez aimer votre Hippolyte, ô chaste déesse, et vous ne savez pleurer, vous ne pouvez pleurer ? Ô infirmité des dieux bienheureux ! où sont leurs entrailles ? Leur protection même la plus grande ne saurait être égale à leur malédiction. Elle ne trouve, en le quittant, à lui promettre que la gloire, des honneurs, un nom ; et elle s’éloigne au moment où il a le plus besoin d’être consolé et assisté. À quoi sert d’être aimé d’un tel Dieu ? On comprend, on peut mesurer par la scène de notre Mystère le progrès, non littéraire, tout moral, que l’humanité avait fait depuis lors dans la manière de concevoir la pitié chez un dieu. C’est l’ordre de charité auquel était fermé l’antique Olympe.

Mais n’allons pas trop loin cependant, en déclarant, avec M. Paulin Paris, que cette scène, ainsi que celles de Lazare et de la Madeleine et quelques autres encore, où l’on apercevrait tout au plus des tronçons de drame, appartiennent à « l’art le plus élevé. » C’est le fond moral tenant au christianisme même, qui fait, ici l’élévation.

III.
Jeanne d’Arc

J’ai sincèrement à m’excuser auprès des savants éditeurs du Mystère du Siège d’Orléans pour le peu d’espace qu’il me reste à leur consacrer. Eux-mêmes ont abrégé ma tâche en disant dans leur judicieuse Préface tout ce qui était à dire. Ils n’ont pas surfait l’ouvrage qu’ils publient, ils ne l’ont pas déclaré supérieur à ce qu’il est en réalité. Ils en ont loué le sujet et l’intention plus que l’exécution. Ils ne l’ont pas jugé, par ce dernier côté, au-dessus de ce qui se faisait à l’entour dans le même genre. Ce n’est pas eux qui provoqueraient l’impatience et la sévérité du goût par des comparaisons trop ambitieuses ; ils vont au-devant de la critique par l’impartialité de leurs aveux. MM. Guessard et de Certain sont des gens d’esprit, d’un bon esprit, autant que des hommes d’un savoir précis et rigoureux. On aime à les avoir pour soi, et à se retrancher derrière eux au besoin. Or, ils paraissent penser des Mystères, en général, à très-peu près ce que nous en pensons nous-même, et leur autorité est bien faite pour nous rassurer pleinement. Ils sont les premiers à reconnaître ;

« Que l’imagination des auteurs, quand ils traitaient des sujets religieux dont les points fondamentaux étaient fixés par l’Ancien ou le Nouveau Testament, ne pouvait se donner carrière que dans quelques scènes épisodiques et dans le dialogue naïf, familier, souvent trivial, des personnages secondaires, tels que les bergers, les soldats, les démons ; que l’exactitude des tableaux, le langage plus ou moins vrai qu’on prêtait aux personnages, l’effet comique qui résultait des facéties de quelques-uns, constituaient le principal mérite de l’ouvrage aux yeux du public, et en faisaient tout le succès ; que toute espèce d’idée d’unité était absente de ces compositions et étrangère à la pensée des auteurs ; qu’on ne songeait nullement alors à disposer les faits de façon à les faire valoir par le contraste, à concentrer l’intérêt sur certaines scènes, à tenir en suspens l’esprit du spectateur et à l’amener de surprise en surprise, de péripétie en péripétie, jusqu’au dénouement. Cette partie si importante de l’art dramatique ne devait, disent-ils, venir ou revenir que plus tard. Les spectateurs d’alors se contentaient à moins. »

Quand des érudits des plus compétents parlent avec cette modestie et cette bonne foi de l’objet de leurs études, on se sent d’autant plus porté à leur accorder ce qui est juste, et on est tout prêt à placer avec eux leur vieux Mystère à son rang dans la série des anneaux intermédiaires qui permettent de mesurer les lents efforts, en tout genre, de l’esprit humain.

Leur conclusion au sujet de l’héroïne d’Orléans, de cette généreuse Pucelle, qui a mis en défaut jusqu’ici toute espèce de fantaisie ou de fiction, et que la vérité seule peut désormais louer, est aussi fort sage. Pauvre Jeanne d’Arc ! elle a eu du malheur dans ce que sa mémoire a provoqué d’écrits et de compositions de diverses sortes. Elle a inspiré à de grands poètes tragiques, aux Shakespeare et aux Schiller eux-mêmes, des inventions odieuses ou absurdes ; elle a inspiré au plus bel esprit et à la plus vive imagination une parodie libertine qui est devenue une mauvaise action immortelle ; elle est en possession de faire naître, depuis Chapelain, des poèmes épiques qui sont synonymes d’ennui, et que rien ne décourage, qui recommencent de temps en temps et s’essayent encore çà et là, même de nos jours, sans arriver jusqu’au public : soyez bien sûrs qu’à l’heure où je vous parle il y a quelque part un poëme épique de Jeanne d’Arc sur le métier. Quelques vers touchants des Messéniennes, qu’on a sus par cœur, une statue gracieuse due à un noble, et royal ciseau de jeune fille, sont une bien petite satisfaction après tant d’outrages. Des historiens distingués lui doivent d’avoir fait des chapitres bien systématiques ou un peu fous ; et la dernière histoire qu’on a d’elle75, une histoire que l’Académie française a eu la complaisance extrême de couronner, est bien la faiblesse même et de plus une œuvre imprégnée d’un léger esprit de superstition. J’en reviens donc à penser avec MM. Guessard et de Certain qu’il n’y a rien de tel, pour honorer le miracle de la patriotique jeune fille, que le vrai tout simple, et ce qui permet d’en approcher le plus, le Journal de ses actions et les pièces mêmes de son procès. Et en ce cas, le meilleur historien et célébrateur de Jeanne d’Arc se trouve être M. Quicherat, le collecteur définitif de tout le dossier restant, et le greffier le plus fidèle de tous les actes et témoignages. — Et quant au vieux Mystère, qui n’est guère qu’une chronique, il est bien prolixe ; mais il a du naturel, et, en plus d’un endroit, il a sa couleur vraie et qu’on sent voisine du temps.