(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Homère, et le grammairien Thestorides. » pp. 2-6
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Homère, et le grammairien Thestorides. » pp. 2-6

Homère, et le grammairien Thestorides.

Ce prince des poëtes fut d’abord appellé Mélésigène, parce qu’il étoit né près du fleuve Mélès. Il porta depuis le nom d’Homère. Malgré son premier nom, on ne sçait pas au juste le temps ni le lieu de sa naissance. On croit communément qu’il étoit Ionien, & qu’il vivoit environ huit cent cinquante ans avant l’ère chrétienne, c’est-à-dire, trois générations après la guerre de Troie. Suivant ce calcul, il pouvoit avoir appris, dans son enfance, les merveilles de ce siège, de la bouche même de plusieurs vieillards qui y avoient été, & s’être entretenu souvent avec des Grecs d’Europe & d’Asie, qui avoient connu Ulysse, Achille & Ménélas.

L’histoire, toute récente, de ce fameux siège, enflamma son génie poëtique. Il voulut passer avec elle à la postérité. L’Iliade est son apothéose, aussi bien que celle des héros qu’il chante. Mais ce même poëme, le sujet de sa gloire, fut également celui de ses malheurs. On le lui vola. Le grammairien Thestorides commit cette lâcheté.

Quoique la Grèce n’eût point encore produit d’aussi grand écrivain, elle ne laissoit pas d’abonder en auteurs médiocres, ou moins que médiocres. Ils étoient continuellement divisés entr’eux, ne respirant que la haine & la jalousie, s’avilissant par toutes sortes de noirceurs & de bassesses réciproques. L’appas d’un peu de gloire, ou de quelque gain sordide, les portoit à des atrocités. Ils faisoient surtout commerce de plagiat & du vol des écrits. Le pauvre Homère se trouva la victime de cette rapacité honteuse des gens de lettres de son temps. Le piège lui fut tendu dans la ville de Phocée, dans cette même ville dont les habitans bâtirent depuis celle de Marseille.

Homère s’étoit rendu à Phocée, après avoir parcouru la plus grande partie de la Grèce, récitant de ville en ville ses ouvrages, & trouvant, selon quelques-uns, par ce moyen, celui de subsister. On sçait que nos troubadours ou trouvères ont pratiqué la même chose ; qu’ils couroient toute la France, suivis de leurs femmes & de leurs enfans, qui se mêloient aussi de rimer, & accompagnés de chantres & de joueurs d’instrumens ; que des seigneurs & des princes, qu’ils sçavoient flatter & réjouir, les accueilloient, les admettoient à leurs tables, les faisoient revêtir de leurs habits : honneur alors si distingué. L’abbé Massieu compare ces pélerins à nos comédiens de campagne.

Le poëte Grec récita ses vers aux Phocéens. Ils en furent enchantés. Mais Thestorides, le bel-esprit de la ville & le Crésus des auteurs, ne voulut pas s’en tenir à une admiration stérile. Il offrit à Homère de le loger chez lui, de le nourrir, & de l’entretenir généralement de tout. Il ne mit qu’une condition à des procédés si beaux en apparence : c’est qu’Homère lui communiqueroit ses poësies. Le poëte, réduit à la dernière indigence, se croit trop heureux. Il accepte la proposition, & livre tous ses poëmes.

A peine son hôte les eut en sa disposition, qu’il s’en déclara l’auteur. Pour mieux en imposer, il quitta Phocée, & vint à Chio. Là, cherchant à se faire estimer, il parloit & décidoit de tout. Il récitoit avec emphase les poësies d’Homère. Il affectoit de mettre dans sa déclamation ces mouvemens & ce feu qui distinguent si bien l’auteur du simple acteur. Mais Thestorides ne fit point de dupe. On reconnut Homère à son talent de rendre la nature avec une noble simplicité ; à sa poësie vive, pleine de force, d’harmonie & d’images ; à son érudition agréable, lorsqu’il décrit l’art de la guerre, les mœurs & les coutumes des peuples différens, les loix & la religion des Grecs, le caractère & le génie de leurs chefs, la situation des villes & des pays. On lui donna bientôt avis de l’infidélité.

Désespéré de cette perfidie, il vole à Chio, pour y confondre l’imposteur. Thestorides en avoit pris la fuite, sur la nouvelle qu’Homère venoit à lui. L’un & l’autre firent quelque temps l’entretien de la Grèce. Le poëte juroit de poursuivre en tous lieux le grammairien. A la fin, la pauvreté contraignit Homère de cesser sa vengeance & ses voyages, de se fixer à Chio, & d’y lever une école. On voit encore, à quatre milles de la ville, sur les bords de la mer, les sièges de ses disciples, & sa chaire, pratiqués dans un roc. Il se maria, continua de faire des vers, & composa l’Odyssée, afin de prouver que lui seul étoit capable d’avoir enfanté l’Iliade ; preuve insuffisante, si nous en croyons quelques critiques.

Quelle différence, disent-ils, entre ces deux poëmes ! Ils ne semblent pas être sortis de la même main. Homère, ajoutent-ils, sentit cette disproportion étonnante. Il ne se consola jamais du vol de son plus bel ouvrage ; & la douleur de ne pouvoir confondre la perfidie de Thestorides le conduisit au tombeau, plus que l’âge, les infirmités & l’extrême misère. Mais les philosophes & les gens âgés donnent d’ordinaire la préférence à l’Odyssée.

Quoi qu’il en soit, long-temps après sa mort, on lui éleva des statues & des temples. Sept villes puissantes se disputèrent l’honneur de l’avoir vu naître ; les mêmes sept villes qui, dit-on, l’avoient vu mendier de son vivant.