(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — G — article » pp. 453-457
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — G — article » pp. 453-457

GROSIER, [Jean-Baptiste-Gabriel-Alexandre] Abbé, né à S. Omer en 1743.

Les articles qu’il a fournis à l’Année Littéraire, du vivant & après la mort de M. Freron, annoncent un Littérateur formé sur l’étude réfléchie des bons modeles, un Critique doué de l’esprit d’analyse, & d’une sagacité merveilleuse pour saisir les beautés & les défauts d’un Ouvrage ; un Ecrivain correct, zélé pour les vrais principes, & capable d’y ramener les esprits qui s’en écartent. C’est ce qui fait regretter qu’il n’ait pas continué d’enrichir cet Ouvrage du fruit de son travail. Nous ignorons les motifs qui l’en empêchent ; mais nous savons que son zele pour le maintien des regles, l’a porté à solliciter la Rédaction d’un Journal Littéraire, & que les Philosophes, si intéressés à arrêter la plume des Ecrivains en état d’éclairer le Public sur leurs défauts & leurs travers, ont eu le crédit de faire supprimer ce Journal. On ne peut cependant nier que le Gouvernement ne soit interessé à multiplier les Ouvrages capables de rappeler les Littérateurs aux principes du goût & de la raison. Et véritablement, ce seroit fermer les yeux aux considerations les plus indispensables de la Politique, que de ne pas regarder la Littérature comme un des objets les plus dignes de l’attention du Ministere. Les Productions de l’esprit ont toujours eu une influence marquée sur le génie des Nations, sur leurs mœurs, sur les révolutions qu’elles ont éprouvées, & peuvent même être la source de ces révolutions. Quand on ne les considéreroit que comme un moyen de gloire & de délassement, c’en seroit assez pour devoir mettre en œuvre tous les moyens capables d’en prévenir la dégradation. L’état actuel de la Littérature, en France, démontre, à présent plus que jamais, la nécessité d’y travailler efficacement. L’esprit d’anarchie s’est répandu sur tous les genres : en matiere de goût, comme en matiere de raison, tout se réduit à l’arbitraire ; le plus grand nombre des Ouvrages d’agrément annoncent l’oubli des regles, l’amour des systêmes, le renversement des principes reçus ; les Ouvrages de morale ne sont le plus souvent que le fruit d’une imagination indépendante, qui assujettit à ses caprices les sentimens, les devoirs, les bienséances ; dans les Ouvrages de raisonnement, le sophisme triomphe, la Philosophie attaque les vérités les plus certaines, mine avec activité les fondemens de la Religion, des Mœurs, des Loix, rompt les nœuds de la Société, & obscurcit jusqu’aux notions les plus claires de la Nature. Comment ces désordres pourroient-ils subsister, sans que l’intérêt général n’en éprouvât des atteintes ?

Au milieu de ce renversement général, que chaque moment peut rendre plus rapide & plus funeste, il existe cependant des Esprits sages, des Ames honnêtes, des Citoyens zélés pour le véritable honneur de leur patrie : mais à quoi peuvent se réduire les efforts de leur zele ? A gémir sur les travers dominans, à désirer qu’on les réprime, à murmurer de l’indifférence qu’on témoigne à cet égard.

Il est donc essentiel de remédier à leur impuissance ; & parmi tous les moyens qu’un Gouvernement sage peut employer sans se compromettre, le meilleur seroit d’autoriser des voix affidées & courageuses, destinées à avertir, à redresser, a confondre, à humilier même ceux qui s’écartent des vrais principes. Il faut, à une raison révoltée & entreprenante, opposer une raison réfléchie & capable de ramener aux idées qu’on doit avoir de chaque objet ; il faut, pour réprimer l’esprit d’indépendance introduit dans tous les genres littéraires, armer des plumes attentives à rappeler les regles & à proscrire les abus. Les Journaux seuls peuvent offrir des ressources sûres pour retablir l’ordre & repousser les usurpations ; presque tous sont aujourd’hui dévoués aux corrupteurs du goût & de la morale : il n’y a guere que l’Année Littéraire & les Annonces & Affiches pour la Province, où l’on ose les combattre & les ridiculiser, encore même les Auteurs de ces Feuilles, aussi patriotiques que littéraires, sont-ils souvent exposes aux persécutions de l’amour-propre des Auteurs blessés de leurs censures, &c….. Quoi donc ! l’intérêt de quelques Ecrivains, qui, à toute force, veulent se faire estimer, en dépit de la raison & du bon goût, sera-t-il préférable au bien général ? Ne vaudroit-il pas mieux s’attacher aux vrais modeles, ne point pervertir les genres, profiter de la critique, que de crier à l’injustice, pour soutenir des Productions dont le succès dangereux n’est appuyé que sur les suffrages de l’ignorance, de la séduction ou de l’esprit de parti ? Peut-on ignorer, ce qu’on a répété cent fois, que tout Ouvrage livré au Public, par la voie de l’impression,

Devient esclave né de quiconque l’achete ?

qu’il est aussi permis aux Journalistes & aux Esprits éclairés qui en sentent les défauts, de les mettre en évidence, pour en corriger les autres, qu’il est permis à un Juge de rappeler à l’autorité des Loix quiconque s’en écarte ?

Ne seroit-il donc pas plus digne du zele des Protecteurs de la Littérature, & de ceux à qui la police en est confiée, d’encourager les bons Critiques, & de n’autoriser que ceux qui, comme l’Abbé Grosier, ont fait preuve d’attachement pour les vrais principes, de courage & de talent pour les défendre, plutôt que de prêter l’oreille aux clameurs de quelques petits Auteurs qui emploieroient plus utilement leur temps à se corriger, qu’à se plaindre ? Un tel moyen seroit plus sûr pour remédier à la corruption du goût, le conserver dans toute sa pureté, & faire avorter une foule d’Ouvrages qui ne peuvent que déshonorer la Littérature & la ruiner entiérement.