(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Première partie. Plan général de l’histoire d’une littérature — Chapitre premier. Nécessité d’une histoire d’ensemble » pp. 9-11
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(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Première partie. Plan général de l’histoire d’une littérature — Chapitre premier. Nécessité d’une histoire d’ensemble » pp. 9-11

Chapitre premier. Nécessité d’une histoire d’ensemble

Le but que je me propose est d’esquisser le plan sur lequel une histoire de la littérature peut et doit être construite pour être aussi scientifique que possible.

Ce n’est pas à dire qu’il y ait dans ma pensée un plan unique et éternel, un plan fixé dans ses moindres détails et dont il soit interdit de s’écarter. Non, je veux seulement donner un aperçu des conditions que l’édifice doit remplir et partant des grandes lignes qu’il aura nécessairement. C’est, à l’usage des architectes futurs, une espèce de cahier des charges ou de mémoire à consulter.

Je bornerai d’ailleurs mon tracé au champ déjà si vaste de la littérature française. La raison en est simplement que je la connais mieux que toute autre ; il sera facile ensuite, à ceux qui le voudront, d’appliquer des procédés analogues aux littératures des diverses nations.

On s’attend peut-être ici que je vais faire la critique des histoires aujourd’hui existantes de la littérature française. Je m’épargnerai cette besogne, qui serait longue et superflue. Outre qu’il est désobligeant et le plus souvent injuste de rabaisser les travaux de ceux qui nous ont frayé la route, l’exposé seul de ce que j’entends réclamer des historiens à venir suffira pour montrer ce qui manque, selon moi, aux historiens présents ou passés.

Je tiens pourtant à signaler les avantages et même la nécessité d’une histoire d’ensemble. Certes, il ne manque pas de livres très estimables qui sont consacrés à un homme, à une époque2, à une série d’écrivains ou au développement d’un genre littéraire. Mais, d’abord, ces études partielles forment un amoncellement de documents où le spécialiste a quelque peine à se débrouiller et où le grand public a toutes les chances de se perdre entièrement. Supposez, par exemple, qu’on veuille seulement lire tout ce qui a trait à l’école romantique et notez que ce n’est guère dépasser les limites d’un demi-siècle. Que d’ouvrages originaux a rassembler et à compulser tout d’abord ! Puis, quel entassement de lettres, de mémoires, d’articles pour ou contre, de brochures, de volumes ! Quelle bibliothèque formidable et cosmopolite à former, à dépouiller, à classer ! Il faudra presque une vie entière pour connaître à fond une époque. Or, la postérité est pressée ; elle est emportée par un train de plus en plus rapide ; elle est obligée, et le sera chaque jour davantage, de faire un choix parmi tant d’œuvres qui sollicitent son attention. Pensez au nombre de livres que chaque siècle ajoute à la masse des livres déjà imprimés ! Comment nos descendants feront-ils dans trois ou quatre cents ans ? On se plaint déjà du surmenage qui menace les jeunes générations. Que sera-ce en ce temps-là ? — Eh bien ! c’est à la science de guérir le mal que peut causer l’abus de la science. On connaît le mot de Mme de Sévigné sur les Essais de Nicole, qui lui semblaient trop délayés et un peu longs à déguster : « Je voudrais qu’on en fit un bouillon pour l’avaler. » Il faudra de même que l’avenir fasse un consommé de toute cette nourriture intellectuelle qui serait capable, sous sa forme présente, de surcharger et de gâter l’estomac le plus robuste. Il faudra, en d’autres termes, une histoire qui condense les résultats de ces recherches et qui, méritant le grand éloge que Montesquieu a fait de Tacite, voie tout pour tout abréger.

Une autre raison rend cette histoire générale indispensable. C’est que tout tient à tout. Une société est un être vivant dont toutes les parties sont solidaires les unes des autres. Un ouvrage, un auteur ne peuvent être compris isolément. Autour d’un individu, il faut tracer, si l’on veut avoir de lui une idée suffisante, des cercles concentriques qui sont la famille, le groupe de ses amis et camarades, sa ville, sa province, sa nation, sa race. Une œuvre littéraire peut être comparée à une fleur ; la fleur dépend du rameau ; le rameau se rattache à une branche ; la branche se relie à un tronc ; nous sommes contraints, pour nous expliquer la fleur, de considérer l’arbre tout entier et le sol même où il a grandi. Encore avons-nous borné nos regards aux dépendances prochaines !

Ce n’est pas assez dire. Non seulement des fragments détachés ne permettent pas de saisir les relations étroites qui existent entre les choses, ni les mille actions et réactions qu’elles exercent les unes sur les autres ; mais quel chaos ne peuvent-ils pas aussi produire dans l’esprit ! Laissent-ils une impression nette de l’importance relative des choses qu’ils étudient séparément ? Sont-ils conçus d’après les mêmes principes ? Evidemment non. Qu’on me passe encore une comparaison : une nuée de travailleurs s’est abattue sur un terrain où étaient jetés pêle-mêle des matériaux destinés à un vaste bâtiment : les uns ont percé çà et là de grands trous pour éprouver la solidité des couches souterraines ; d’autres ont soigneusement équarri des blocs de pierre pris au hasard ; d’autres ont taillé dans le marbre ou le grès des statues, des colonnes, des moulures. Mais tous ont travaillé séparément, sans plan commun. Il en est résulté un je ne sais quoi d’étrangement incohérent. N’est-il pas nécessaire qu’il vienne un architecte pour coordonner les efforts et les travaux discordants, pour assigner leur place aux fondations, aux murs, aux piliers, pour ramener à des proportions justes ce qui est trop grand ou trop petit, pour construire enfin un édifice dont les différentes parties, comme les membres d’un corps, se fondent en un tout organique d’une harmonieuse complexité ?