Introduction
L’école du « document humain »
Vers le milieu du siècle, il souffla comme un grand désir de vérité, car la science — dont l’objet est le vrai — étant restée jusque là spéculative, devenait d’utilité palpable, industrielle et efficace. On tenta de transporter à l’esprit les bienfaits dont on la voyait adoucir la vie matérielle. Puis, très vite, la recherche du vrai s’affranchit des tendances utilitaires de son origine, se justifia comme application désintéressée aux choses de l’art des méthodes scientifiques nouvelles.
La formule se résuma d’un mot : le document humain ; l’exact équivalent du Fait, du Phénomène, matériaux élémentaires de toute science concrète. L’expression verbale en appartient aux frères de Goncourt, qui, à plusieurs reprises, en revendiquèrent la paternité.
« Je veux faire, affirme Ed. de Goncourt, un roman bâti sur documents
humains »
; et, en note, « cette expression, très blaguée dans le moment,
j’en réclame la paternité, la regardant, cette expression, comme la formule définissant
le mieux et le plus significativement le mode nouveau de travail de l’école qui a
succédé au romantisme : l’école du document humain »
3.
Ce désir du vrai avait déjà hanté Balzac. Mais son œuvre, désuète de l’aveu même de Flaubert, reste éparpillée et bien peu documentaire.
Plus efficace et immédiate fut l’influence de Taine. Elle demeure initiatrice du
mouvement réaliste : « De tout petits faits bien choisis, importants,
significatifs, amplement circonstanciés et minutieusement notés, voilà aujourd’hui la
matière de toute science »
. Ce n’était plus tendance imprécise mais un programme
complet qu’agitaient ces trois lignes4. Il venait
merveilleusement à son heure. On sait quel en fut l’incroyable fécondité, et comment, à
l’appel de Taine se noircirent furieusement les carnets de notes de nos romanciers, et
comment s’organisa cette chasse folle aux « petits faits » dont il avait le premier
lucidement indiqué la piste.
Parmi le nombre infini de « documents humains » offerts par la nature à leurs investigations, les naturalistes 5 s’aperçurent bientôt que tous n’avaient pas une égale signification ni valeur expressive ; qu’il en existait une catégorie particulièrement féconde, les documents pathologiques, et s’y complurent. Volontiers, ils étendirent leurs relations dans le monde médical ; l’hôpital devint un de leurs champs favoris d’enquête, et leur bibliothèque s’ouvrit toute grande aux traités cliniques les plus rébarbatifs.
Tout cela est encore histoire des lettres, et le serait strictement resté malgré les incursions médicales les plus avancées6, si les nouveaux savants, fiers du titre arrogé, n’en avaient immédiatement tiré les conclusions suivantes :
« Aujourd’hui que le roman s’élargit et grandit, qu’il commence à être la grande
forme sérieuse, passionnée, vivante de l’étude littéraire et de l’enquête sociale, qu’il
devient par l’analyse et la recherche psychologique l’histoire morale contemporaine,
aujourd’hui que le roman s’est imposé les études et les devoirs de la science, il peut
en revendiquer les libertés et les franchises »
7, et treize ans plus tard, Edmond de Goncourt insistait encore :
« Ces libertés et ces franchises, je viens seul, et une dernière fois peut-être,
les réclamer hautement et bravement pour ce nouveau livre écrit dans le même sentiment
de curiosité intellectuelle et de commisération pour, les misères
humaines »
8.
Il va nous suffire, pour justifier notre actuelle étude, de renverser presque symétriquement les termes. Puisque, dirons-nous donc, la technique de toute une école littéraire s’est réclamée des « libertés et des franchises » de la science, et en particulier des droits du médecin, il n’est pas déplacé à la science médicale d’apprécier la mesure dans laquelle cette école a tenu ses promesses, compris ses devoirs professionnels, conduit ses investigations cliniques, justifié, enfin, les droits arrogés.
C’est ce que nous allons tenter d’évaluer.
Notre étude pivotera tout entière autour du document humain (pathologique) et comprendra l’analyse :
1° Des qualités nécessaires à la recherche de ce document humain.
Chap. Ier : Les qualités cliniques.
2e Des modes d’investigation susceptibles de procurer ce document humain.
α Chap. II : La clinique objective.
β Chap. III : La clinique subjective.
γ Chap. IV : La documentation indirecte.
3e Du vocabulaire propre à exprimer ce document humain.
Chap. V : Le vocabulaire médico-esthétique.
« Il n’est pas nécessaire, disait Montesquieu, d’épuiser un sujet, il suffit de
faire penser »
. Nous n’avons donc point voulu faire de cette étude un répertoire
médical de l’école naturaliste et prétendre en détailler — à titre d’anecdotes — les
innombrables recettes. Chaque exemple est donné comme tel et non pas à l’état de fait
isolé. De plus, nous ne nous sommes pas — en nos citations — exclusivement borné aux
artistes relevant des manifestes réalistes et pratiquant ce Credo
littéraire. Il nous a suffi que Shakespeare, Wagner, Ibsen et d’autres encore, aient fait
œuvre de vérité, même inconsciente, pour nous croire autorisé à puiser chez eux de
justifiables arguments.