(1766) Le bonheur des gens de lettres : discours [graphies originales] « Le Bonheur des gens de lettres. — Seconde partie. » pp. 35-56
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(1766) Le bonheur des gens de lettres : discours [graphies originales] « Le Bonheur des gens de lettres. — Seconde partie. » pp. 35-56

Seconde partie.

Homme de génie n’accuse point la Nature ; ne te plains point d’avoir reçu en naissant ce feu sacré qui te presse, te domine, te rend utile & cher à l’ Univers. Est-ce à toi de vendre tes services ? Est-ce à toi d’attendre ton destin des hommes ? Si l’envie s’attache à tes pas, si l’imbécile superstition te poursuit de contrées en contrées (a) si la calomnie exhale les poisons de sa bouche ; que peuvent de tels monstres contre toi ? Est-ce à toi de les craindre. Que peuvent-ils contre ton cœur dont le témoignage consolant te récompense d’avoir suivi ce qui étoit juste & grand ? Aimerois-tu mieux grossir la classe des hommes vils & lâches dont la fureur triomphe ? Préférerois-tu une molle inaction à l’honneur même dangéreux de parler devant le genre humain ? Songe que c’est lui qui est juge ; rappelle à ce Tribunal sacré, & tache d’honorer toujours dignement en toi la cause de l’homme. Songe que tu tiens entre tes mains les intérêts de toute ame noble & généreuse ; plaide avec courage, & en présence du méchant même, il frémira à ta voix, les remords secrets déchireront son cœur, & tu liras ton triomphe sur son front abattu. Tu es malheureux, persécuté ; eh ! Dis moi qui ne l’est pas ? Echapperois-tu dans l’obscurité à la haine ? Non : tu trouverois dans la poussiere des insectes ténébreux qui te tourmenteroient, & tu aurois de moins tes talens, tes vertus & ta renommée. Que te font ces cris odieux ? Te ravissent-ils l’honneur ? Ta gloire en devient souvent plus grande. As-tu toujours suivi l’inspiration secrette de cette voix qui nous dirige ? N’as-tu jamais été l’interpréte du mensonge, l’instrument de la haine ? N’as-tu rien donné au ressentiment ? Si tu t’es trompé, est-ce de bonne foi ? Tes erreurs ne tiennent-elles qu’à ton extrême sensibilité. Leve encore une tête superbe, & marche au milieu de tes semblables ; comme un Roi généreux que précédent les bienfaits, marche au milieu de ses vastes domaines.

Ami, ne te regarde pas comme une victime préparée pour le seul bonheur d’autrui : la Nature n’a pû te sauver les peines inévitables attachées à la condition humaine ; mais vois aussi toutes les qualités dont elle t’a doué avec une magnificence digne d’elle & de toi. Elle t’a donné ce sentiment exquis, ce discernement prompt & vif, cette ame honnête & sensible qui s’enflamme pour le beau, & le goûte avec transport. Il existe entre l’Univers & toi une relation intime, ou plutôt l’Univers est créé pour tes yeux. C’est à toi d’analyser & de peindre ses beautés. Tu seras saisi de respect, d’admiration & d’enthousiasme, lorsque le vulgaire ne sera pas même ému ; tu seras pour ainsi dire le point vivant ou viendront se refléchir les merveilles diverses de la Nature, & ton amour invincible pour le vrai, pour le bon, te donnera chaque jour une idée flatteuse de la sublimité de ton ame.

Ce que la volupté a de délicieux elle le reçoit de l’esprit, ses délices sont pures & immortelles comme lui, c’est une source heureuse qui ne tarit point. L’image du beau, ainsi que celle de la vertu est gravée au fond de nos cœurs ; il n’appartient qu’à nous de la contempler sans cesse ; voilà la véritable jouissance de l’ame, & le plaisir inaltérable ; aussi les gens de Lettres sçavent trouver en eux-mêmes une satisfaction douce & continue, qui n’agite point le cœur, qui ne réfroidit point l’imagination, tandis que les autres hommes jamais détrompés, embrassent dans une volupté passagere un phosphore brillant qui se dissipe.

Qu’est-ce que le bonheur ? Le bonheur est l’ouvrage de la raison, c’est le parfait accord de nos desirs & de notre pouvoir. Or, l’homme de Lettres amoureux dès l’enfance, de tout ce qui porte l’empreinte de la pensée & du sentiment, s’éclaire à la lumiere de l’une, & s’échauffe à la douce chaleur de l’autre. Il trouve des charmes variés ou les autres n’apperçoivent qu’une couleur triste & uniforme. Il n’a pas besoin de recourir à des objets étrangers ; il n’a qu’à descendre en lui-même qu’à fouiller cette mine riche & profonde qui recéle des trésors inconnus. Son ame est dans l’équilibre, par ce qu’elle ne poursuit pas plus qu’elle ne peut obtenir ; elle sera heureuse par le sentiment qu’elle a de connoître, d’embrasser divers rapports, & de jouir d’une foule de tableaux. Il n’est point de plaisirs flatteurs s’ils n’affectent le sentiment : c’est la partie divine de notre être, elle saisit ce qui est inaccessible aux sens, elle se passionne, s’attendrit, s’enflamme, sa subtilité inconcevable pénetre les objets les plus éloignés ; elle est la créatrice & la dépositaire des plaisirs de l’homme de Lettres, plaisirs aussi vifs peut être que ceux que procurent les passions, mais sans contredits plus fréquens, plus vrais & plus durables.

O ! vous qui m’entendez, qui possedez ce sentiment rare, ce tact fin & délicat, ce feu subtil inconnu, vous me dispenserez de définir ce que vous sentez avec transport. Ce n’est pas pour vous que je parle ames froides & bornées qui n’avez jamais fait usage de vos facultés intellectuelles ; il faut frapper vos sens pour réveiller votre langueur. La science est pour l’homme de Lettres un océan immense, où il se plonge avec volupté ; il étend de tout côté la sphere de son bonheur, & devient sensible à des plaisirs qui échapent au reste des hommes. Descartes qui s’emprisonne trente années fondant la Terre & les Cieux ; Mallebranche loin de ce monde lorsqu’il médite ; Corneille dans l’enthousiasme jusqu’au lever de l’aurore ; la Fontaine assis un jour entier au pied d’un arbre, exposé à l’inclémence d’un Ciel pluvieux ; Archiméde qui n’apperçoit point la main qui va l’assassiner ; voilà le charme invincible & profond qui retient dans ses chaînes invisibles l’ame du Poëte, & du Philosophe ; qui la pénétre, la remplit sans la fatiguer, qui accroît sa force & lui découvre des régions nouvelles étincelantes de beautés neuves & sublimes. Quelle joie plus pure en effet que celle que donne la découverte d’une utile vérité ? Est-il un transport plus vif que celui qu’inspire le sentiment rapide du beau ? Où est le contentement préférable à celui qui couronne d’honorables travaux ? Alors je ne sçais quel transport noble, & non orgueilleux rend à l’homme de Lettres un témoignage consolant de la grandeur de son génie, parce qu’il a sçu l’appliquer à ce qui est utile, décent & honnête.

Rien ne lui est étranger, tout ce que l’esprit humain a pensé vient se peindre à son esprit, son gout en devient plus étendu, & plus sûr, son intelligence plus nerveuse. Il jouit tour à tour des systêmes élevés & profonds de la Métaphisique, des sublimes préceptes de la Morale, des immuables vérité de la Géométrie, des tableaux attachans de l’Histoire, du pinceau de Rubens, du cizeau de Bouchardon, du charme inexprimable de l’éloquence, & de celui de la Poësie le premier, le plus beau des Arts, qui frappant par excellence le cœur de l’homme, lui procure le plaisir d’être délicieusement ému, & embellit à ses yeux tous les objets de l’Univers.

Ainsi la méditation qui paroît sombre & severe, & qui est le supplice d’un esprit superficiel devient la passion chérie d’un homme de Lettres ; son esprit profond parcourt successivement la chaîne qui lie les êtres, monte, descend, s’arrête, compare les rapports, les juge, & est fier des traits épars & lumineux qu’il saisit dans sa course rapide. Une premiere vérité l’enhardit à en connoître une seconde, & si sa vie n’étoit pas bornée, sans doute, tél homme de génié auroit embrassé le cercle des connoissances humaines.

Faut-il s’étonner s’il dédaigne tout spectacle de vanité & de luxe, s’il chérit cette simplicité, vrai caractère de la grandeur, soit dans les Arts soit dans les mœurs. Qu’à-t-il besoin des mœurs factices & artificieuses de son siécle ? Sa Société est la Société des grands hommes de tous les tems. Que seront à ses yeux les foibles imitations d’un Art limité ? Son spectacle et celui de la Nature, c’est-là qu’il prépare ses pinceaux, & qu’il broye ses couleurs. Il se plaît dans les contrastes les plus frappans, dans les phénomenes les plus terribles qui font l’école du génie. Il admire également la clarté brillante d’un jour pur & serein, & les nuages orageux portés sur les aîles des tempêtes, & le calme auguste de la Nature qui se tait dans le fond des Forêts, & l’écho du Tonnerre qui du haut de son trône terrible & ténébreux, gronde avec majesté sous un Ciel déchiré par l’éclair, & le fleuve majestueux qui promenant lentement ses eaux, répete ses bords enchantés, & les vagues mugissantes qui frappent & blanchissent d’arides rochers de leur écume, & l’aspect magnifique d’un vaste & superbe Palais, & les débris antiques des colomnes renversées & rongées par la lime des tems.

Mais l’ombre de la nuit survient, il se dérobe au sommeil ; à la lueur d’un flambeau qui le plonge dans une volupté douce, il converse avec ces morts illustres, ces sages de l’antiquité, réverés & bienfaisans comme les Dieux, héros donnés à l’humanité pour sa gloire & son bonheur.

Alors dans les vastes pensées d’une sublime méditation, le livre antique lui tombe des mains, le soufle inspirateur se répand dans son ame, son cœur s’échauffe ; son imagination s’allume, un frémissement délicieux coule dans ses veines, l’enthousiasme le saisit ; sur des aîles de feu, son esprit s’élance, il franchit les limites du monde, il plane au haut des Cieux : là, il contemple, il embrasse la vertu dans sa perfection, il s’enflamme pour elle jusqu’au ravissement & à l’extase, je vois son front riant tourné vers le Ciel, des larmes de joie coulent de ses yeux, l’amour sacré du genre humain pénetre son cœur d’une vive tendresse, son sang bouillonne ; la rapidité de ses esprits entraîne celles de ses idées ; c’est alors qu’il peint avec sentiment, qu’il lance les foudres d’une mâle éloquence, qu’il crée ces chefs-d’œuvres l’admiration des siécles ; il donne l’ame, la vie, ou plutôt il embrâse tout ce qu’il touche. Que lui manque-t-il alors pour rétablir l’ordre dans l’Univers ? Il ne lui manque que la puissance ; il a le droit d’aimer, de hair ; il a vû tout ce qui blessoit cet ordre, la maladie des Empires, la contradiction des Loix, la Force égorgeant l’Equité ; il a frémi à la fois d’un mouvement de tendresse & d’indignation ; il a voulu terminer les débats antiques de l’horrible oppresseur, & du foible opprimé ; & si dans l’excès de son zèle, il s’est égaré dans ses vûes sublimes, du moins les succès du crime ne lui en ont point imposé, & n’ont point fatigué sa constante vertu.

Ce seroit ici le lieu de peindre l’ivresse qui pénetre son ame, lorsqu’aux acclamations des Citoyens satisfaits, la gloire aux aîles brillantes, descend sur sa tête la couronne qu’il a méritée ; lorsqu’un Peuple éclairé & sensible lui prodigue ces applaudissemens qui font pâlir l’Envie ; lorsque la reconnoissance multiplie son nom dans toutes les bouches, & que plus heureux encore il voit la flamme généreuse qui embrâse ses écrits se répandre dans tous les cœurs, & qu’ils se remplissent des principes vertueux qu’il a établis pour le bonheur des hommes. Alors il dit, j’ai fait quelque bien sur la terre, mon existence n’a point été méprisable, elle m’est chere, puisqu’elle a été utile à quelqu’autre. O gloire ! ô amour de l’estime ! C’est toi qui satisfais le penchant le plus digne de nous ; tu nous écartes des routes de la molesse pour nous faire marcher sur les pas des grands hommes ; tu ravis au néant le souvenir des nobles travaux ; sois toujours la passion la plus forte, la plus durable, la plus agissante dans l’homme de Lettres. Quiconque ne te sent pas ne s’élevera point même jusqu’au médiocre.

C’est ainsi que sont payés les momens que l’homme de Lettres a passé dans la solitude. Le tems écoulé & perdu pour l’homme de Lettres a passé dans la solitude. Le tems écoulé & perdu pour l’homme vulgaire existe encore pour lui. Il se reproduit sous ses yeux, & le remords d’un jour inutile n’entre point dans son cœur ; le calme, la tranquilité, enfans de la modération des desirs, deviennent son partage. La tendre amitié lui sourit. Que les hommes durs la dédaignent ; que les tristes raisonneurs la calomnient ; il la trouve parce qu’il l’invite. Il ne cherche point dans son ami un flatteur ou une victime de ses caprices, mais une ame honnête où il puisse délicieusement épancher la sienne, établir une communication intime de toutes ses pensées, s’élever, s’embellir mutuellement dans un commerce qui ne souille point le mélange impur de l’intérêt. Le don de la parole devient pour eux le lien de leurs cœurs, ils s’entendent, se préviennent & se perfectionnent l’un par l’autre. L’expression naïve de leurs sentimens vole sans effort sur leurs lévres, ils osent se montrer tels qu’ils sont ; la confiance s’établit, le rapport de goût se fortifie, l’amitié les unit à jamais, ils pensent ensemble, & ils n’ont point à craindre que la cupidité vienne briser des nœuds dont le charme fait toute la force.

O ! qu’il est doux dans le sein de cette auguste amitié, de n’obéir qu’à la voix du génie, de suivre ses inspirations secrettes, de nourrir chaque jour ce feu sacré des beaux Arts, ce goût épuré qui forme une trempe d’ame également vigoureuse & sensible. Quelle source de délices de s’élever avec Corneille, de pleurer avec Racine, de rire avec Moliere, depenser avec Montesquieu, Buffon, & Rousseau. O douces illusions de la Poësie ! Vous n’avez pas moins de charmes pour moi que la vérité ; puissiez-vous me toucher & me plaire jusques dans les derniers instans de ma vie. Que je lise avec le même ravissement ce que les Muses immortelles ont chanté, que j’oublie les passions orageuses qui tourmentent l’homme inquiet pour m’élever aux pensées riantes ou majestueuses qui font disparoître tout ce qui n’est pas elles. Dans mes promenades solitaires, je te suivrai dans les combats impétueux, Homére & tes héros me paroîtront aussi grands que tes Dieux. Tu peindras l’amour sacré de la Patrie, la valeur qu’il inspire ; la gloire qui accompagne l’homme courageux, l’opprobre inévitable qui atteint le lâche. Je goûterai tes images tour à tour sublimes & gracieuses, & cette chaîne d’or qui tient l’Univers suspendu devant le maître des Dieux, & la ceinture de la mere des graces, & le sang immortel de Venus qui coule sous la lance du fougueux Diomede, & Junon qui sur le mont Ida enveloppé d’un nuage impénétrable aux rayons du Soleil, désarme dans ses bras le Dieu qui lance la foudre ; tout sera pour moi un tableau de la Nature, tout m’offrira sous d’aimables fictions l’emblême de la vérité. Je te méditerai comme Platon inimitable, La Fontaine, toi dont la naïveté cachoit tant de profondeur, j’aimerai à reconnoître l’empreinte de ce cœur sans fiel, de cette ame si simple, mais si noble qui défendit Fouquet, & ne connut jamais le moindre détour. Assis sous un ombrage frais, couché près du cristal des eaux, tu souriois à la Nature, & la Nature te couronnoit de ses fleurs. Je ne t’oublirai pas énergique la Bruyere, toi qui portas une vûe si pénétrante dans les replis du cœur humain ; en apprenant à me connoître, j’apprendrai à pardonner aux hommes ; mais quand la nuit étendra ses voiles sombres, que les mortels fatigués se livreront au repos, au milieu du silence des nuits, tu m’entraineras hors des limites du monde, audacieux Milton, un voile impénétrable couvroit ta paupiere, mais ton œil intellectuel apperçut cet esprit qui porté sur les eaux appella l’Univers de l’abîme du néant. Tu me peins le jour pompeux de la création, la terre couronnée de verdure s’échappant des mains du Tout-Puissant ; il allume le Soleil, il déploye l’auguste pavillon du firmament. Tu me transportes dans le Jardin d’Eden ; tu me fais voir le régne fortuné de l’innocence, la beauté majestueuse d’Adam, les graces pudiques de la chaste compagne. Bientôt je traverse l’empire de l’informe Cahos, je descends dans les gouffres brûlans creusés par la Justice Divine. Là, tu me réprésentes les esprits de révolte étendus sur le lac enflammé ; leur Chef porte sur son front cicatrisé l’empreinte de la foudre ; j’entends les blasphêmes respectueux qu’il vomit dans son audace, aussi étonnante que coupable ; soudain tu me ravis aux Cieux, je vois les légions aîlées qui entourent le trône de l’Eternel ; il parle, tout s’ébranle ; les milices du Dieu vivant s’élancent pour venger sa puissance outragée. Le Ciel & l’Enfer se choquent ; l’Enfer a soulevé ses feux, le Ciel a fait pleuvoir ses foudres, la victoire est suspendue dans ce combat terrible ; mais quel moment formidable ; le char du fils de l’Eternel franchit les plaines de l’immensité ; les carreaux vengeurs qui partent de ses mains, précipitent, écrasent & poursuivent ces innombrables légions de rébelles ; ô Milton ! Je les vois tomber dans le gouffre immense de la désolation ; j’entends les portes de l’effroyable abîme se refermer pour jamais, & je te vois un instant près du vainqueur, couronné des rayons de sa gloire, & environné de l’éclat de mille Soleils.

Active imagination, tu es la source & la gardienne de nos plaisirs ; ce n’est qu’à toi que nous devons l’agréable illusion qui nous flatte ; tu sçais fournir à notre cœur les plaisirs dont il a besoin ; tu rappelles nos voluptés passées, & tu nous fais jouir de celles que l’avenir nous promet ; tu plais sur-tout à l’esprit ; c’est ta flamme subtile & légere qui colore & les Cieux & la terre & les Mers ; sans toi l’ame se refroidit, la fleur la plus précieuse de notre sensibilité tombe, se fanne, & tous les charmes de la vie disparoissent ; tu distingues dans les Arts celui qui est né avec du génie ; la pensée la plus profonde s’évanouit, si elle n’est revêtue de tes couleurs ; tu as peut-être découvert plus de vérités que la raison même, car tu joins la force à l’agrément, la persuasion à l’autorité ; tout ce qui est vif, délicat, riant est de ton ressort ; oui, tu es le miroir heureux où se peignent, se multiplient, s’embellissent tous les objets de la Nature.

Aimable imagination, souveraine de nos esprits, dès qu’on se livre à ton vol enchanteur, l’infortune fuit, les rayons de l’espérance dorent la perspective du bonheur ; l’homme de génie échauffé par toi, se trouve dans son malheureux destin au-dessus de ses revers, & même il les oublie ; il porte en lui un trésor que ne peut lui arracher la Fortune : Animé d’un feu céleste, il exerce sa pensée, elle se repose sur les objets les plus sublimes ou les plus rians, & l’image de ses maux est effacée. Baçon emprisonné sous la voûte d’un cachot, commandoit à son ame de franchir ces murs épais, elle méditoit l’ordre éternel de l’Univers, le mélange inévitable de bien & de mal, la succession nécessaire du plaisir & de la douleur. Eh, que lui faisoient alors ces chaînes, qui ne pouvoient captiver la plus noble partie de lui-même ? Chantre de Tancrede & d’Armide, je te suis dans tous les lieux où t’entraîne le destin le plus bizarre, je vois le charme de la Poësie, comme un baume vivifiant, ranimer ton ame flétrie par la douleur ; tu braves le sort & les ennemis en te jettant dans les bras des Muse ; la mort s’avance & tu ne l’apperçois pas ; ton œil ne se porte que vers l’immortalité. Je vois Tompson monté sur un Vaisseau prêt à fondre dans l’abîme ; il semble oublier le péril, il contemple les superbes images de cette horrible tempête, ce sombre effrayant qui colore la Nature attristée, & la lueur rapide des éclairs réfléchie sur les eaux ; passionné pour son Art, il s’écrie : O ! Le beau spectacle, ô la magnifique tempête ! Ovide est exilé loin de Rome, dans les affreux Déserts de la Scithie. Une Nature sauvage s’embellit de sa présence. Il confie à sa Lyre les chagrins de son ame, & par une magie puissante, ses malheurs s’effacent, tandis qu’il s’occupe à les peindre. Il épanche sa douleur dans ses vers éloquens ; il se plaît dans ses plaintes, le succès de son esprit trompe son cœur, & il rend vaine la vengeance de son Tyran.

Amour des beaux Arts, que n’enflammes-tu tous les cœurs ? Tu serois un secours toujours présent contre l’ennui & contre l’infortune ; les mortels désabusés ne connoîtroient plus d’autre ambition que celle de reculer les bornes de l’esprit humain ; attendris par vos leçons, ils ne deviendroient sensibles qu’aux charmes éternels du beau. Est-il rien deplus délicieux que de pouvoir jouir de la Nature, en tous les tems, en tous les lieux ; d’ouvrir son ame aux objets enchanteurs qui la décorent ? Quelle source inépuisable d’agrémens que ce qui flatte notre goût intérieur, faculté distincte des autres sensations, & qui nous rend sensible à la beauté, à l’ordre, à l’harmonie ! Alors les mœurs prennent l’empreinte de ces occupations douces & utiles. Tandis que l’ennemi des beaux Arts sur le déclin de ses années, à charge à lui-même & aux autres, éprouvera un vuide affreux, n’envisageant que le spectre de l’ennui, & les ombres horribles de la mort : l’homme éclairé jouira du spectacle de sa vie passée ; il aura sçû apprécier, ce que vaut l’existence, & fort par sa pensée, il ne redoutera point l’instant inévitable qui doit terminer sa carrière : ainsi le généreux Fénélon, qui montra à l’Univers le caractère rare & sacré d’une ame remplie à la fois d’une extrême vertu & d’une extrême douceur, ne perdit point dans les Cours la simplicité de ses mœurs, & conserva dans son exil cette égalité d’ame que rien ne pût corrompre. Ainsi, Fontenelle, ce Nestor, qui illustra deux siécles, calme, tranquille, modéré jusqu’à sa derniere heure, vit fuir le songe de la vie comme un Sage du haut d’une colline élevée voit mourir les derniers rayons du Soleil.

Que ne puis-je placer ici les noms de ces Ecrivains non moins distingués par leurs vertus que par leurs talens ? Je ferois voir que le feu du véritable génie n’embrâsa presque jamais que des ames sublimes. Je prouverois par les écrits & les actions de ces hommes immortels combien leur cœur étoit pénétré de cette vertu douce dont ils se sont efforcés d’étendre l’empire. Alors mes foibles accens rendus plus forts par la mâle éloquence de ce bienfaiteur de l’humanité iroient porter la honte & le remord dans le sein de leur persécuteurs ; alors l’Envie étonnée de se trouver sensible laisseroit tomber ses fléches empoisonnées ; & ses lâches Ministres réduits au silence, ne jouiroient plus du coupable plaisir de rabaisser un mérite qui les offusque.

Pourquoi ne puis-je dissimuler ici le vice de la Littérature moderne ? Je l’avouerai elle est fouillée par des Auteurs mercenaires & méprisables, dignes milices de l’ignorance & de la calomnie dont ils suivent les mouvemens désordonnés. Au milieu de cette triste & dévorante anarchie, je ne ferai point entendre ma voix, mais je m’adresserai à vous qu’une émulation trop ardente, un amour excessif de la gloire conduisent à dépriser de trop dignes rivaux. Il appartient sans doute à la raison de dissiper les prestiges de l’orgueil malheureusement si naturel à l’homme, & de faire voir qu’on ne s’éleve point en abaissant autrui. Ma voix est foible, mais du moins elle sera l’interpréte de l’honnêteté ; & je dirai : ô vous qui courez la carriere de l’immortalité, oubliez-vous qu’ayant l’honneur de parler aux hommes, ils ont droit d’attendre de vous une vertu mâle, severe, courageuse, qui sçache prononcer contre vous-même lorsque l’intérêt général le demandera. Oubliez-vous qu’on ne pardonne pas à l’envieux, & au méchant même en faveur de son génie, & que le souverain mépris s’allie quelquefois à l’admiration des plus rares talens. Oubliez-vous que si la malice humaine sourit quelquefois aux traits ingénieux de la Satyre, elle passe avec la foule interessée à le recevoir, & que l’équité proscrit bientôt cette petite vengeance en marquant du sçeau du mépris le jaloux censeur. Eh ! Que veulent dire cette haine, ce fiel, cette animosité qui vont bientôt vous confondre avec le plus vil des hommes. Le Forgeron hait le Forgeron, la faim lui dicte son inimitié ; mais vous qui pretendez à la gloire, imiterez-vous l’homme venal dont l’ame répond à la bassesse de son état ? Que craignez-vous ? L’estime publique est inépuisable, & la gloire tient des couronnes toutes prêtes pour chaque espece de mérite. Doit-on être l’objet de vos éternelles vengeance pour oser courir la même carrière ou vous vous rencontrez ? Ne devez-vous donc arriver au but que couvert de lauriers arrachés avec fureur des mains de vos concurrens, & déja flétris par la honte ainsi que par les reproches des Spectateurs ? Songez que vous êtes tous égaux lorsque vous volez dans la lice. Qui de vous en effet oseroit se flatter d’être déclaré vainqueur par la voix de la postérité ? Elle jugera, & vos cris ne seront point entendus, & tous ces téméraires critiques disparoîtront, heureux si l’oubli ne les dérobe à l’opprobre. Que ces têtes étroites, ces ames mal nées indifférentes sur l’intérêt général, concentrées dans leurs petits intérêts ne voyent que ce qui les blesse, vous hommes de Lettres & dignes de ce nom, vous ne profanerez point une plume qui ne doit être consacrée qu’au bien public, en la faisant servir à l’orgueil d’immoler un rival ; c’est à vous de donner l’exemple de ce généreux désintéressement, de cette impartialité qu’on est en droit d’attendre de vous, & que vous exigeriez pour vous même.. L’éloge d’un homme de génie, n’est-il pas la plus douce récompense d’un autre homme de génie dites c’est mon frere qu’on admire, qu’on loue, qu’on persécute, je dois le consoler, le défendre, puisque les méchans le punissent d’être éclairé & vertueux ; pour jouir de l’estime de mes contemporains, il me faudra un jour passer par les mêmes épreuves. Oui, hommes de Lettres vous ne formez qu’un corps, vos intérêts sont les mêmes, rendez-vous respectables ; l’union seule peut concentrer vos forces. Vous serez invincibles en unissant vos lumières. Si vous vous isolez vous ne serez plus que de foibles ruisseaux, qui se déssecheront d’eux-mêmes, tandis que vous auriez pû former un fleuve vaste, imposant & d’un cours majestueux & immortel. Eh ! La gloire elle-même vaut-elle le plaisir réel & sensible, de vous communiquer vos idées, d’aggrandir mutuellement vos connoissances, de mêler les trésors de vos ames, de vivre en freres, en amis, honorés & vertueux. Que l’amour propre est petit & méprisable auprès de cette élevation d’ame qui fait disparoître toute rivalité ! Périssent donc les odieux monumens érigés à l’Envie : que sur leurs débris s’éleve un autel à la paix ; venez-y serrer les nœuds d’une amitié utile & douce. Que l’émulation n’excite plus parmi vous que de ces disputes dont les Arts puissent s’ enrichir. Si votre cause exige quelque chaleur, que ce soit avec noblesse avec honnêteté ; vos raisons ne perdront rien de leur force lorsqu’elle seront présentées avec modération ; on y reconnoîtra mieux le ton de la vérité. Songez enfin que la justice, la générosité, la grandeur d’ame doivent vous animer si vous voulez les peindre avec force, & les faire passer dans les cœurs de ceux qui vous écoutent. Distingués du reste des mortels par vos lumières, montez votre ame au ton de votre génie, il en sera plus grand, plus fier, plus sublime, plus cher à la Nation, à l’humanité, & la foule envieuse ne saisira plus le prétexte de vous refuser son hommage pour exercer le triste droit de calomnier vos mœurs, & vous mépriserez les sourds complots du Fanatisme, & de l’ignorance, & affermis sur la colomne inébranlable de la probité jointe à l’honneur, vous verrez vos ennemis réduits à garder un silence qui fera leur supplice & leur honte.