(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « H. Forneron » pp. 149-199
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(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « H. Forneron » pp. 149-199

H. Forneron

I

Les Ducs de Guise et leur époque [I-III].

Si Henri Forneron, mort, il y a quelques mois, en pleine maturité, avait dépensé le demi-quart du talent qu’il a mis dans Les Ducs de Guise et leur époque, à écrire l’histoire de Marat, par exemple, ou de Danton, ou de Robespierre et de leur époque, — cette histoire faite et refaite cent fois et qui reste inépuisablement à refaire, — les critiques se seraient abattus sur son livre comme les abeilles sur une grappe de raisin et auraient bourdonné alentour. Pour entrer alors dans la publicité ou dans la popularité, il n’aurait même pas fallu autant de talent ; il n’aurait pas fallu de talent du tout. Avec de pareils sujets, on peut s’en passer, et le plus souvent, on s’en passe. Mais écrire une histoire approfondie des Guise, de ces héros d’un monde fini et condamné, c’est du recul, de l’archaïsme, du déluge, et malgré tout le mérite qu’on peut avoir, on n’est ni lu, ni discuté…

Les Ducs de Guise et leur époque ! Le titre sent le Guizot, et pourtant ce n’en est pas. Guizot n’aurait pas choisi les Guise pour sujet exclusif d’histoire ; il eût mieux aimé Coligny. L’auteur des Ducs de Guise n’a reçu le coup, on ne peut pas dire de soleil, de l’influence de Guizot, que sur le titre de son ouvrage ; Mais, par ailleurs, il a échappé à la trop vaste influence de l’homme qui a rayonné, sans rayons, sur tous les historiens de son temps ; qui a, j’en conviens, ravivé en France l’enseignement et les études historiques, mais qui, pour son compte, quand il a écrit l’Histoire, l’a roidie dans un doctrinarisme insupportablement étroit et pédant, — et Forneron, du reste, n’y a pas toujours échappé. En 1871, je crois, il publia un petit volume intitulé : Histoire des débats politiques du Parlement anglais depuis la Révolution de 1688, et ce petit livre était strictement du Guizot. C’était correct, assez élevé, très anglais et même très wigh de conclusion. Mais par la facette de l’anecdote et le détail de mœurs et de pittoresque qui y brillaient au tournant de certaines pages, on comprenait qu’il y avait là une pointe de vie inconnue à Guizot, cette momie imposante et grave, — grave comme la mort, qui, du moins, elle, est silencieuse ! Je n’étais alors nullement renseigné sur Forneron, et je ne hais pas cette ignorance quand il s’agit de juger le livre d’un homme. On m’a dit qu’il fut professeur, et le livre sur les Débats du Parlement anglais semble affirmer effectivement qu’il l’a été. Mais dans son histoire des Ducs de Guise, plus rien de pareil. L’homme avait jeté sa gourme professorale, chose rare ! mais non pas impossible. En vivant quelques années de plus, Forneron avait pris la jeunesse ; ce qui ne veut pas dire qu’il ait perdu de sa virilité. C’est vivant comme un début, ce livre qui a de la chaleur au front et qui parfois en a au cœur ! L’auteur des Ducs de Guise, ces hommes brillants, n’est jamais un pataud ni le fameux cuistre que voulait Cousin. Il a le ton vibrant et leste. C’est, dans le meilleur sens d’un mot que je n’aime point : « un libre esprit », mais ce libre esprit a ses dominations que j’aime. Il domine les choses vulgaires et populaires (souvent les mêmes choses) par un très noble mépris, et la forme qu’il donne à son mépris y ajoute encore. Il n’a ni le protestantisme étranglé de Guizot, ni le protestantisme dilaté et attendri de Dargaud, l’auteur de l’Histoire de la liberté religieuse, qui a aussi parlé des Guise et de leur époque. Malheureusement, dans une histoire où le Catholicisme tient une si grande place qu’il semble tenir toute la place, il faudrait le sens profond et nécessaire du Catholicisme, et il manque à Forneron. Mais il en a le respect.

II

On conçoit bien, quand on vient de le lire et qu’on s’est rendu compte de ses facultés, que son imagination ait été entraînée sans parti pris vers ces figures historiques d’une si puissante séduction ; car c’est la séduction, l’irrésistible séduction, qui est le caractère des Guise dans l’Histoire, et qui les y fait même plus grands qu’ils ne le furent en réalité. Ils avaient pour nièce Marie Stuart, cette Circé adorée des hommes qui ne pouvait jamais être tuée que par une femme, et ils avaient tous plus ou moins en eux de la séduction de Marie Stuart. Ils étaient tous plus ou moins, et Henri surtout, les Marie Stuart mâles de leur race. L’éclat de cette race est si fascinant, cet écheveau de soie éclatante tissée d’acier, qui s’appelle les Guise, si difficile à démêler, qu’il tente l’historien par sa difficulté même. L’Aréopage acquitte Phryné… Juger ce qui plaît tant, est presque impossible !

Mais c’est là ce qu’a fait ce dernier venu, Forneron. Jusqu’à lui, on avait été plus ébloui par les Guise, ces hommes esthétiques, qu’on ne les avait jugés. On avait parlé d’eux fastueusement, comme ils avaient agi. Éblouissants, ils avaient passé à travers l’Histoire dans le même tourbillon de lumière. Et quant à ces trois qui firent une famille de l’imposance d’une dynastie, et qui pouvait devenir une quatrième race, avant celle de Napoléon, on ne savait guères lequel était le plus grand, dans son tourbillon de lumière, de cette panoplie auréolisée de héros. Eh bien, quand on a lu le livre de Forneron, on le sait ! Il a analysé, épluché, trié sur le volet ces gloires aveuglantes, qui ne l’ont pas aveuglé. On s’y reconnaît maintenant. Il a dit la grandeur de cette race. Il a expliqué sa décadence. Et il a montré, malgré toutes les séductions de ces Sirènes de l’Histoire, qu’ici la Cause fut plus grande que ses serviteurs et l’idée plus haute que les hommes.

La cause fut le Catholicisme, et pour moi, qui me prends aujourd’hui au livre de Forneron, il n’en fut jamais de plus grande sous le tournant du ciel ! Pour lui, ce n’est pas peut-être la plus grande. Son point de vue, à lui, est plus politique que religieux. C’est, avant tout, un Français, que l’auteur des Guise. Il est bien Français avant d’être catholique, et il n’a pas l’air de se douter qu’être catholique, dans cette monarchie fondée par les Évêques, — a dit Gibbon, mais qui s’est arrêté là, et qui n’a pas dit que tous ces Évêques étaient des Saints, — c’est encore la meilleure manière d’être Français et la meilleure raison pour l’être… Homme moderne, — mais plus élevé et plus étendu que l’esprit moderne, puisqu’il se croise, dans son livre, en l’honneur de l’unité de pouvoir si haïe de l’esprit moderne, qui ne veut que des pouvoirs multiples et des gouvernements qui ressemblent à des peuples, — l’auteur des Ducs de Guise, qui sait assez d’histoire pour ne jamais séparer la Royauté de la France, — l’ennemi de la Féodalité, mais, pour les mêmes raisons, l’ennemi de la Démocratie, parce que, ici ou là, c’est le pouvoir multiple, éparpillé, croulant en anarchie toujours, — l’auteur des Ducs de Guise croit justement que cette unité de pouvoir à conserver, ou à refaire quand elle a été défaite, fut la gloire de tout ce qui fut grand et sera la gloire de tout ce qui doit le redevenir dans notre histoire, mais il ne croit pas que cette gloire ne soit que la seconde. Maintenir l’unité religieuse qui a fait l’unité politique, conserver intégrale et indéfectible l’unité catholique qui a fait l’unité française, voilà évidemment la première, pour qui croit à cette unité politique et pour qui la veut. On parle, bien entendu, à ceux qui savent l’histoire ; on ne parle point à ceux qui l’ignorent. L’historien des Guise a oublié cette génération des deux unités, que tout, au contraire, de l’histoire qu’il écrivait, aurait dû lui rappeler. Et cette faute, de l’avoir oubliée, plane dans toute son histoire comme un nuage qui y jette son ombre à tout ce qu’il y a de vérité.

Car il y a beaucoup de vérité dans cette histoire ; car le souffle qui y passe et qui l’anime est très fort et très pur. Seulement, ce n’est que l’esprit de l’homme. L’esprit divin n’y a point passé. Et cette histoire du xvie  siècle relève absolument de l’esprit divin. — Je me soucie bien qu’on m’appelle mystique ! J’entends aussi bien les choses de la vie terre à terre que les plus positifs : pour bien écrire l’histoire du xvie  siècle, il ne faut rien moins que de croire au Saint-Esprit. Quand je commençai de la lire dans le livre de Forneron, je me trouvai attiré par la calme élévation de l’auteur, par son dédain de toute idée d’en bas, par son mépris de la canaille, cette Reine d’un monde renversé, par sa notion vraie des grandes choses catholiques. Nul n’a mieux jugé l’immense capacité et les immenses services des Jésuites que lui. Oui ! je me disais : « Allons-nous enfin avoir le dernier mot sur le xvie  siècle, que personne n’a dit, ce grand dernier mot ? » Audin, qu’il faut nommer le premier parmi les catholiques modernes, Audin, l’auteur du Luther, du Calvin, du Léon X, que je n’appellerai point illustre parce qu’il ne l’est pas et que sa gloire est encore à venir pour sa peine d’être catholique, a écrit une histoire de la Saint-Barthélemy qui tache en lui l’historien. Les entrailles de ce faible, qui ne fut qu’un artiste, furent plus fortes que l’intelligence, et depuis lui, personne, parmi nous, n’a osé toucher sans épouvante à ce sujet, qui fait dire tant de sottises aux adversaires de l’Église et tant de lâchetés à ses défenseurs ! Or, je trouvais ceci dans cette histoire des Guise par un inconnu (il l’était pour moi !) : « Quand on croit posséder la force et la vérité, on ne peut supporter l’insolent spectacle des outrages contre cette force et cette vérité. » Et cette phrase, à mille pieds au-dessus des partis, me faisait dire : « En voilà un qui a peut-être compris ! » Mais ce qui pouvait me faire douter, c’est que ce mot, dont je faisais une espérance, ne s’appliquait qu’à la manière générale de procéder de l’esprit humain dans toutes les circonstances de la vie, et non au cas particulier d’une vérité surnaturelle en qui l’auteur des Guise, probablement, ne croyait point ; car, s’il y avait cru, son histoire, qui a des beautés incontestables, aurait la beauté contestée, qui est la beauté suprême dans le monde où la Vérité, cette beauté des beautés, a toujours été crucifiée, — mais pour ressusciter ! Et cette beauté, elle ne l’a pas.

Ce n’est point une histoire religieuse, elle qui devrait l’être ! C’est une histoire politique, surgissant de l’histoire religieuse qui la contenait, et qui méconnaît son origine, comme une fille coupable oublie sa mère. L’auteur des Ducs de Guise, qui ne nous donne point la généalogie des Lorraine, parce qu’il ne fait pas l’histoire de la maison de Lorraine, prend tout uniment son histoire du pied de la première illustration de cette famille qui a rayonné au xvie  siècle, et son livre commence, ainsi qu’une biographie, au moment où le premier duc, le duc Claude, sort armé et saignant de ses vingt-deux blessures de la bataille de Marignan, comme un lion de blason yssant du cimier qu’il couronne et qu’il a rougi ! Et cependant, cette histoire, individuellement dramatique, pouvait s’ouvrir à plus larges battants, et l’action du premier Guise se produire sur un grand fond qui n’est pas ici, et qui devait être le tableau complet, moral et intellectuel de l’Europe. L’Europe ne tenait pas toute, en effet, à cette heure, dans les entrechoquements de la politique, de la guerre, de la cour, des passions charnellement humaines, mais elle tenait encore plus dans les idées, qui tombaient de toutes parts, dans tous les esprits, comme la pluie de flammes de Sodome, et qui allaient mettre à feu toutes les traditions respectées, depuis des siècles, par les peuples. C’était un moment effrayant. Constantinople, éventrée par les Turcs, venait de verser sur l’Europe toutes les pestilences byzantines. Luther, ce sanglier en rut, levait son groin sur le monde et allait pousser son grognement terrible. François Ier commençait de régner, et l’auteur des Guise a raconté sans s’émouvoir ce règne du père des Valois, qui n’avait pas besoin d’être dépravé par le Protestantisme ; car il l’était déjà par la Renaissance. L’historien n’a appuyé ni son regard, ni son jugement, sur ce Roi des ribauds, empoisonnant sa femme de ses maladies de débauche, jaloux de Bayard, foi mentie à Madrid, qui finit par s’allier avec le Turc contre la civilisation chrétienne, et, pour tout cela, il ne lui applique placidement que la phrase bonne fille de Tavannes : « Les dames plus que les ans lui causèrent la mort. Il eut quelques bonnes fortunes et beaucoup de mauvaises. Sous son règne, les dames faisaient tout, même les généraux et les capitaines. » Indulgente oraison funèbre ! Après François Ier, c’est Henri II, dont le règne passa entre le coup d’épée de Jarnac et le coup de lance de Montgomery ; Henri II, livré à un autre croissant, non moins honteux que celui du Turc, car c’était le croissant de Diane, la concubine de son père, contre lequel l’auteur des Guise ne trouve que cette phrase à coller : « Guerres malheureuses, pays plus malheureux encore, prodigalités mal placées ; il n’en fut pas moins pleuré par les Français. » Et cela le désarme, ces larmes françaises. Et c’est ainsi jusqu’à la fin du livre. Le vice de Henri III y est mis en doute avec une discrète légèreté. L’incrédulité de Catherine de Médicis (au fond, du pays athée de Strozzi), qui disait en mourant : « Je m’en vais où depuis six mille ans s’en vont les autres et je renie Dieu. Ma fête est finie ! », cette incrédulité y est à peine aperçue, tant la pensée et le monde religieux sont pour l’historien de cette époque des Guise peu de chose, et disparaissent devant le monde politique dans lequel il voit et par lequel il explique tout.

III

Mais quand une fois ceci est dit, — et ceci est plus qu’une critique, c’est la négation absolue de l’histoire religieuse que j’avais rêvée et qui continuera de manquer sur le xvie  siècle ; — ceci dit, — qui est plus qu’une critique, car c’est un regret et presque une mélancolie, — l’Histoire des ducs de Guise par Forneron, ce rationaliste du xixe  siècle, qui, à cette heure de démocratie éperdue, avait pourtant la force d’être royaliste encore et qui osait se préoccuper de l’unité du pouvoir politique et mesurer la gloire des hommes à ce qu’ils ont fait pour elle, est un livre dédoublé, hélas ! mais, en ce qui lui reste, malgré la mutilante simplification qu’on lui a fait subir, très intéressant, et, par bien des côtés, superbe. Peu d’hommes, dans ce moment du siècle, sont capables d’écrire un livre de cet accent et de cette inspiration. Une fois accordé, ce qu’on n’accorde pas, du reste, c’est qu’on peut mettre à la porte du xvie  siècle l’idée religieuse, qui en est le fond et l’essence, pour n’y garder que les faits politiques qui s’y mêlèrent et qui finirent par la tuer, le livre de Forneron est une œuvre avec laquelle il faudra compter un jour ou l’autre. Son instinct politique n’est jamais en défaut. Quand il voit à cette lueur, il voit bien. Par exemple, il a mieux vu que personne, jusqu’ici, dans la confusion des événements, la grandeur de Catherine de Médicis, pour laquelle il a fait ce qu’Urbain Legeay — cet historien d’initiative dont le livre nous frappa tant quand il parut — a fait récemment pour Louis XI1, ce Louis XI que Catherine de Médicis a continué, mais dans des circonstances encore plus grandes et plus funestes. Catherine de Médicis, si la politique, comme l’auteur des Guise doit le penser, est la seule loi et le seul but de l’Histoire, est évidemment la plus grande figure de son temps. Balzac, avec lequel la littérature du xixe  siècle n’en a jamais fini et qui pourrait la remplir tout entière à lui seul, avait vu cette grandeur et l’avait dilatée avec la puissance d’un génie qui inventait trop dans l’Histoire pour se contenir dans l’étreinte d’une exacte réalité. Mais, comme Forneron, il ne s’était souvenu que du respect qu’il avait pour la royauté, en la regardant… Il fallait songer à toute autre chose. L’auteur des Guise semble même n’avoir écrit ces trois magnifiques biographies sur ces trois héros, que pour faire ressortir davantage la supériorité toujours présente de Catherine et la logique inébranlable de son caractère, au milieu de tous les équilibres risqués de ses infatigables négociations. Or, malgré leurs entraînantes gloires militaires, cette femme paraît plus homme que ces hommes, parce qu’elle a l’unité de son ambition et qu’eux sont entre leur ambition et leur foi.

Ils étaient, en effet, les Guise, des catholiques comme Catherine, toute nièce de Pape qu’elle fût, ne l’était pas, et ils étaient ambitieux comme elle, — ambitieux de prendre le pouvoir autant qu’elle de le conserver. Cette ambition, excitée par tous les stimulants de la vie : la gloire, les richesses, l’exubérance de la race, l’intelligence, la beauté, toutes les puissances de la séduction, tous les bonheurs qui enivrent les hommes et toutes les fortunes qui les corrompent ; cette ambition, — qui commença avec Claude, monta avec le duc François et atteignit son zénith avec Henri, pour en être précipitée et briser toute cette immense famille du coup, — ils l’avaient, puisqu’ils étaient des hommes. Il aurait fallu être des saints pour ne pas l’avoir. Malgré leur foi indéniable, ces Guise n’étaient pas des saints. Aussi, leur historien — qui n’a pas été séduit par ces séducteurs de la France catholique au xvie  siècle et qui le sont restés dans l’Histoire — a-t-il implacablement compté leurs fautes, et, dans sa préoccupation politique, lui qui ne se soucie que des intérêts matériels de la France, de dignité royale, d’accroissement de territoires, lui qui ne comprend ni la tyrannie de l’idée religieuse, ni les intérêts spirituels, il leur en a souvent imputé. À toute page, il est, surtout pour Henri de Guise, d’une cruauté sans exemple. Il l’accuse presque de bassesse et de trahison. Il le fait le stipendié de l’Espagne comme Dubois le fut de l’Angleterre, comme si ce chef de parti n’avait pas dix millions de dettes contractées dans l’intérêt de ce parti qui était la France ; — car la constitution politique de la France était catholique, il faut bien le rappeler à ce politique qui l’oublie ! Une idée, d’ailleurs, que ne peut pas avoir l’auteur des Guise avec la trop rigoureuse conception de son esprit, c’est que les patries étaient plus vastes dans ce temps-là que les patries modernes. Les patries, c’étaient les religions. Et on n’était pas moins Français, quand on était catholique, pour s’appuyer sur l’Espagne, qu’on ne l’était, quand on était protestant, pour s’appuyer sur l’Angleterre…

Mais c’est la vérité, pourtant, — et mon catholicisme est assez ferme pour en convenir, — qu’ils ne sont pas si grands dans cette histoire qu’on aurait pu s’y attendre et que l’opinion catholique trop reconnaissante les avait faits, ces Guise, qui ont mêlé aux intérêts éternels qu’ils eurent l’honneur de représenter leurs passions, leurs ressentiments et leurs vices, — passions, ressentiments et vices d’un temps terrible où chacun, même les femmes, avait sur les mains du sang de quelqu’un. Et le mérite de l’historien, toujours ordinairement un peu dupe de son histoire, c’est d’avoir résisté à ces charmeurs héroïques qui, un moment, ensorcelèrent la France. Les vrais sorciers du temps des Guise, ce n’était pas les Ruggieri de Catherine, mais eux… Avec toute leur sorcellerie, ils n’eurent point la fortune de César, et aucun d’eux ne la mérita ; mais ils avaient quelque chose de la grâce, de la générosité et de la séduction de ce grand homme, — surtout celui qui mourut comme lui, ne pouvant croire, comme lui, qu’on osât le tuer !

Quand il fut mort, Henri III, hébété de son crime, dit, en le regardant de ses deux yeux terrifiés : « Je ne le croyais pas si grand ! » Le lecteur, éclairé par l’Histoire, dira : « Je ne le croyais pas si petit ! » Le plus grand des trois fut certainement celui qu’on a appelé : M. de Guise le Grand, qui rendit Calais à la France et qui s’appela aussi le Balafré. Son fils Henri, dont Forneron, souvent très artiste (voir son portrait d’Élisabeth et surtout sa mort de Marie Stuart), écrit qu’il avait le charme et la témérité de Borgia, — un Borgia blond, « plus Italien que Lorrain, malgré ses cheveux d’or, plus paladin que général, plus conspirateur qu’homme d’État, et qui mourut d’une conspiration », — eut, par un hasard inouï de guerre, le bonheur de prendre à son père, par une blessure reçue à la même place, son fier surnom de Balafré. Mais celui de Grand, il ne le prit point ; il le lui laissa. Il tomba avant de l’avoir pris. Je l’ai dit déjà : il n’était pas, et nul d’eux n’était au niveau de la grande Cause dont ils furent les serviteurs et qu’ils oublièrent trop pour leur propre service. Car, de même que l’idée exclusivement politique a fait du tort au livre de Forneron, qui, sous ce titre de l’Histoire des Guise et de leur époque, aurait pu être complet et grand, de même, la politique fit tort à la grandeur des Guise, et nous avons avec le livre de Forneron la mesure du tort qu’elle lui a fait. « À chacun son tour ! » disait leur devise, à ces Guise. Mais leur tour n’est pas venu. Ils ont emporté avec eux une quatrième race, et les tristes descendants qu’ils ont laissés derrière eux ont montré ce que cette quatrième race aurait été. Ils aimaient, dans leur orgueil, quoiqu’ils n’en fussent pas, à se dire du sang de Charlemagne. Mais ils n’auraient eu de Charlemagne que les descendants. Avoir tout et n’arriver à rien, telle fut leur destinée. « Ah ! que nous ne sommes donc rien ! » disait Bossuet, et c’est toujours à ce mot-là qu’il faut revenir.

IV

Histoire de Philippe II [1er et 2e volumes : IV-VI].

L’Histoire de Philippe II est la continuation de travaux historiques mis en lumière déjà, et qui, s’ils n’embrassent pas tout le xvie  siècle, en détachent et en étreignent de grandes parties. Après les Ducs de Guise, Forneron publia l’Histoire de Philippe II, — et, chose singulière ! lui à qui j’ai reproché d’avoir été, dans ses Guise, plus politique que religieux, il a préféré pour nouveau sujet d’histoire le roi religieux au roi politique. Il a sauté par-dessus Charles-Quint — l’équivoque Charles-Quint — pour n’avoir plus devant lui que ce Net terrible de Philippe II, le roi le plus net (rey netto) qu’ait eu jamais l’Espagne ! Croyait-il plus facile de le juger ?… Malheureusement, dans l’Histoire de Philippe II, on retrouve tout entier l’historien des Ducs de Guise. C’est le même esprit, le même sens politique élevé et fort que j’ai distingué et vanté dans les Ducs de Guise ; mais ce n’est pas plus ici que là l’historien religieux qui, dans cette histoire suprêmement religieuse, devrait primer l’historien politique et le faire passer derrière lui. Forneron continue d’être, vis-à-vis de l’action et du gouvernement de Philippe II, l’homme moderne qui ne voit que les fautes et que les abus de ce gouvernement. Abus effroyables ! fautes immenses ! Pourquoi ne pas l’avouer ? Le Catholicisme n’a peur de rien. L’historien peut offrir la gerbe de ces abus et de ces fautes à la sagesse de notre temps, qui en respire l’horreur avec le plaisir de la haine ; mais tout n’est pas de Philippe II et de l’Espagne dans ce bouquet empoisonné. Pour comprendre quelque chose à ces deux profondeurs et à ces deux ardeurs consubstantielles de l’Espagne et de Philippe II, il faut, avant tout, être un catholique ardent et profond. Il n’y a qu’un écrivain catholique qui puisse parler avec autorité et compétence de Philippe II, et non pas seulement pour l’excuser et l’innocenter de ses fautes, — comme les ennemis du Catholicisme se l’imaginent, — mais même pour les lui reprocher !

Car il en a commis, des fautes, et ce n’est pas uniquement celles-là dont Forneron a fait le compte d’une main si impartialement éclairée. Il en a commis, oui ! et surtout la plus grande de toutes et la mère de toutes, dont vous ne vous souciez guères, vous autres de la Libre Pensée, mais dont nous nous soucions, nous ! qui nous regarde, nous, catholiques ! C’est la faute, la faute qui plane sur tout son règne, à ce roi certainement le plus profondément catholique par la Foi qui ait jamais existé, et cette faute-là, il n’y a qu’une main catholique, au nom même du Catholicisme, qui ait le droit et le devoir de la relever.

V

C’est la faute de l’amour, et voilà pourquoi les historiens catholiques qui ont parlé de Philippe II, touchés de son amour pour Dieu et pour l’Église de Dieu, ne l’ont pas aperçue ou l’ont atténuée, cette faute, qui n’est pas moins une faute quoiqu’elle ait été faite par l’amour. Certes ! l’homme noir de l’Escurial, le dur Trappiste de la Royauté, le bourreau des Flandres… à distance, n’est pas ce qu’on peut appeler une âme tendre ; mais il n’en a pas moins aimé. Il a aimé avec le fanatisme d’une âme comme la sienne, véhémente et concentrée, et, sous des formes froides et coupantes (ce qui n’est pas rare), âprement et obstinément passionnée. Il paraît qu’on aime avec cela… Et c’est avec cela que Philippe II a aimé Dieu et son Église. Il n’était pas non plus assurément un Saint ; il différait même scandaleusement de ces Saints qu’on rencontre sous quelques couronnes dans l’Histoire. Mais il fut un roi catholique, ou plutôt le roi catholique, dans le sens le plus incompatible, le plus impérieux, le plus absolu. Né en Espagne, d’une mère espagnole, il était l’expression irréductible et sans mélange de la race de sa mère. On aurait dit qu’elle l’avait fait toute seule, sans ce Flamand auquel on l’avait irréligieusement mésalliée, et que, malgré son titre d’Empereur, la catholique Espagne méprisa toujours. Impossible d’être moins, au fond, fils de Charles-Quint, que Philippe II ! Dès sa naissance, la différence fut marquée entre eux d’une façon singulière.

Au moment où venait au monde l’enfant prédestiné à être encore plus le roi du Catholicisme que le roi de toutes les Espagnes, Charles-Quint apprenait avec triomphe le sac de Rome et la Papauté scélératement humiliée, et palpitait d’une joie politiquement impie sur le berceau de cet enfant. Heureusement, élevé par sa mère, Philippe II évita, comme dit expressivement Forneron, l’influence paternelle et « les savants secrets d’une dépravation péniblement acquise ». Cette mère pieuse lui avait, en effet, donné sa foi comme elle lui avait donné sa race, et c’est ainsi qu’il grandit dans l’amour de l’Église, identifié tellement à l’Église par cet amour qu’il crut parfois à tort ne faire qu’un avec elle, et que trop souvent, et par illusion coupable de cet amour encore, il confondit dans sa conscience et dans ses actes le Pape et le Roi !

Telle, à des yeux catholiques, la faute capitale de Philippe II, du catholique cependant, du romain, de l’orthodoxe Philippe II ! Il tendit toute sa vie, par amour de l’Église, à se faire l’Église, à absorber, à usurper la Papauté. Par amour de l’Église, il aurait violé l’unité de l’Église, troublé la hiérarchie chrétienne, et compromis, lui si croyant, jusqu’à la pureté de sa foi ! Pendant tout son règne, qui fut un combat, une croisade incessante dans l’intérêt de l’Église, attaquée de partout par les mille bras du Protestantisme, il se sentait et se posait comme un second Pape devant le Pape. Ses rapports avec la Papauté affectèrent toujours ce caractère. Il eut son Inquisition, son Inquisition espagnole contre l’Inquisition romaine, et cette Inquisition fut sans cesse, dans son action, ses jugements et sa procédure, en opposition avec l’Inquisition romaine, et, au détriment et presque au déshonneur de l’Inquisition romaine, fit prendre l’une pour l’autre par l’Opinion, — cette sorte d’Opinion publique qui ne sait rien et confond tout. Malgré des apparences que la haine de l’Église a épaissies, la politique de Philippe II ne fut pas non plus toujours la politique de la Papauté, même quand le Pape était Pie V. L’impitoyabilité du gouvernement de Philippe II n’était ni dans les idées, ni dans la pratique, ni dans les goûts de la cour romaine. Et qu’il y eût pour les affaires de Rome, c’est-à-dire pour les affaires de la chrétienté, la politique romaine et la politique espagnole, c’était un désordre, un dualisme plein de dangers et qui en créait un pour le Catholicisme, que Philippe II adorait et qu’il faussait par sa manière de le défendre. Cette faute, qui tenait pourtant au meilleur de l’âme de Philippe II, c’est-à-dire à son zèle pour la religion et la foi, cette faute immanente, que nous, catholiques, nous nous sentons la force de reprocher à sa mémoire, il est impossible que Forneron, malgré la modernité de ses opinions, ne l’ait pas, de son pénétrant regard, aperçue. Mais il n’a pas pesé sur elle ; il a pesé sur d’autres fautes, qui ne furent peut-être que des conséquences de celle-là… Il a pesé sur les troubles des Flandres, sur les atroces et inutiles exécutions du duc d’Albe, sur les monstrueuses concussions d’une administration arrivée au dernier degré de la rapacité et de la corruption, sur l’effroyable indiscipline d’une armée qui abandonne son drapeau devant l’ennemi qu’elle sait vaincre encore, parce que cet ennemi, pillé par elle, n’a plus rien qu’elle puisse lui voler ! Il pèse sur tout cela, par la juste raison que, dans tout pays et dans tout siècle, tout cela, c’est la ruine, la dévastation, la misère et la honte d’un gouvernement et d’un peuple. Mais la foi religieuse, la hiérarchie, l’unité de la société chrétienne, la prépondérance de la Papauté, le principe même du pouvoir sur la terre, toutes ces choses immenses alors et attaquées pour la première fois, que peut être ceci pour un esprit de ce moment du siècle, qui écrit après la Révolution française et qui l’a à son coude toujours ?…

Naturellement, il laisse ces grandes questions dans l’ombre, — dans l’ombre du mépris de son temps, — mais il ne les met jamais dans la clarté de son esprit.

VI

Le volume de l’histoire de Forneron se ferme à la prise de possession des Flandres par don Juan d’Autriche, assez généreux pour risquer sa gloire de Lépante à essayer de fermer une blessure mortelle faite au cœur de tout un pays. L’histoire de Forneron ne va pas même jusqu’à la dernière victoire de don Juan, qui mourut, non de celle-là, mais après la floraison de celle-là, en en laissant bien d’autres en boutons qui ne devaient jamais s’ouvrir sur la belle tige de sa jeunesse ! Seulement, si c’est vaincre encore que de ne pas être défait, l’héroïque bâtard de Charles-Quint vainquit en mourant ; car après lui les Flandres furent irrémissiblement perdues pour la monarchie espagnole, et on avait cru qu’il pourrait les sauver. Il n’en fut rien, et d’ailleurs, c’était impossible. L’histoire de l’insurrection des Pays-Bas, racontée par Forneron sans déclamation d’aucune sorte et avec une précision de détails tirés des correspondances de Philippe II et cités en espagnol au bas des pages, établit dans les esprits la conviction de cette impossibilité. Le duc d’Albe, il faut bien le reconnaître, avait gouverné ces provinces sans rien voir, comme le fameux roi de Bohême aveugle s’était battu à la bataille de Crécy. Il avait aveuglément massacré. Ce ministre de Philippe II, qui exagérait Philippe II, et dont le front, étroit comme une lame d’épée, avait moins valu pour la besogne qu’on lui avait imposée que la cornette et la quenouille d’une femme, de cette Marguerite de Parme, bâtarde aussi de Charles-Quint, et qui a mérité de garder dans l’Histoire son nom officiel de grande Gouvernante des Pays-Bas. Le duc d’Albe défit brutalement ce qu’elle avait fait ; car cette femme, à barbe au menton comme un homme, avait gouverné comme un homme. Mélange de force et de justice, elle avait réprimé et contenu une révolte que le duc d’Albe exaspéra. Il mit de telles persécutions et de tels supplices sur la gorge de ce peuple qu’il fallait ramener à l’obéissance, que, de désespoir, il se cabra, et, rompant toutes ces martingales sanglantes, il s’échappa pour ne plus pouvoir jamais être repris !

Et c’est ce que Forneron a exposé dans le deuxième volume de son histoire. Il raconte cette révolte et cette guerre des Flandres, qui remplissent ce deuxième volume presque tout entier, avec ce ferme et sobre esprit politique que rien n’entraîne et que rien n’échauffe, et qui est, à lui, son genre de supériorité. De parti pris, il n’en montre aucun, en ce débat entre les Pays-Bas et l’Espagne, qui finit par être un déchirement pour la monarchie espagnole. Il n’a été ni catholique, ni protestant. Il a été exact, et voilà tout. Mais il a tenu tellement à l’être, qu’il a fait parler avec leurs propres paroles les acteurs de son histoire plutôt que de la raconter lui-même, afin qu’elle fût plus fidèlement racontée et d’une vérité plus intime. Jamais histoire plus que la sienne n’a été pointillée de citations ; mais, sans coquetterie d’aucune espèce, il se met très bien derrière une citation et il y reste, se souciant peu de l’effacement de sa personnalité. Preuve de force, de n’avoir pas peur de l’effacement ! Il est, dans l’ordre des historiens, comme certains hommes dans l’ordre de la politique, qui n’en voient que le jeu sans y mettre jamais leur personne. Il écrit l’Histoire comme eux la font. Mais j’aurais voulu davantage.

Puisqu’il s’agissait de Philippe II et de son histoire, j’aurais voulu une autre conclusion que la chétive qui va résulter du livre de Forneron, lequel s’achève comme il a commencé. C’est que, tel coup joué, et même tous les coups joués par Philippe II dans la politique de son temps, ont été mal joués ; — car il a perdu la partie, car le Catholicisme, la Papauté, le monde chrétien organisé pendant tant de siècles, sont maintenant perdus, et ce n’est plus avec ces sublimes enjeux qu’on recommencerait la partie !… Forneron a fait dans son livre l’inventaire des fautes de Philippe II, et elles sont terribles et nombreuses. Il a dit les hommes et les choses sur lesquels Philippe II s’est toujours misérablement et honteusement trompé, malgré les espionnages d’une diplomatie digne du Prince des Ténèbres et l’efforcement des plus profondes et des plus retorses combinaisons. Seulement, pourquoi, — s’il n’est qu’un joueur en perte par le fait d’une succession de fautes épinglées si minutieusement dans l’histoire de Forneron, et auxquelles j’ajoute, moi, pour le compte du Catholicisme, la faute de s’être trop pris pour la Papauté, par amour de la Papauté, — pourquoi l’homme victime de tant de fautes nous paraît-il obstinément plus grand, pourtant, qu’un joueur en perte aux échecs mal compris de la politique, et reste-t-il, malgré ses fautes, dans le sentiment de l’Histoire, quelque chose qu’il est impossible de rapetisser ou de déshonorer, et qui est toujours Philippe II, l’imposant Philippe II.

Forneron ne l’a pas dit, — ni Forneron, ni personne, — mais je le dirai, moi, car la chose vaut la peine d’être dite. C’est que Philippe II, qui n’est pas un grand homme, qui n’est pas un grand roi, qui n’est pas même une grande âme, eut cependant dans l’âme qu’il avait un grand amour pour une grande chose : Dieu et l’Église, qui n’en faisaient qu’une à ses yeux ! Il a aimé Dieu et l’Église du premier amour de sa vie et à travers tous les sentiments de sa vie, s’il en eut d’autres, ce qui est douteux. En dehors de Dieu et de l’Église, il n’eut peut-être que des sensations. Ce sombre Cloîtré de l’Escurial, qui fait l’effet d’on ne sait quel terrible moine enfroqué dans un manteau de roi, avait tout du moine, excepté la chasteté. Il aima ardemment les femmes, cet homme de rosaire, de communion et de cilice ; il les aima, quoiqu’il dût les épouvanter rien qu’en les serrant dans ses bras ; il fut libertin, fornicateur et adultère. Mais ses vices étaient moins forts que sa foi et ne purent arracher jamais de son âme Dieu et l’Église, qu’y avait gravés la main de sa mère et que son âme garda, comme un marbre son inscription. Cette âme du Moyen Âge attardée, qui vint après les choses du Moyen Âge dont le monde moderne, qui apparaissait, ne voulait plus, les haïsseurs de l’Église l’ont assez accusée de superstition, de fanatisme et d’idolâtrie, comme si l’idolâtrie n’était pas le plus intense caractère de l’amour ! Or l’amour est une chose si rare et si belle qu’il suffit à la gloire de la vie, et qu’il a suffi à la sienne…

Ainsi, l’amour, le croirait-on ? il n’y a que l’amour qui puisse expliquer Philippe II et son règne, et l’empêcher d’être dans l’Histoire l’espèce de monstre qu’ont fait de lui dans l’imagination des hommes les ennemis de ce qu’il aimait. Il n’y a que l’amour qui puisse expliquer jusqu’à ses fautes, et qui en puisse porter le poids. Il n’y a que l’amour qui puisse faire comprendre les cruautés de son gouvernement contre les ennemis de sa foi, contre les blasphémateurs et les négateurs du Dieu qu’il aimait. Il n’y a enfin que l’amour — un amour immense ! — qui puisse faire comprendre qu’il ait toute sa vie voulu la même chose : la gloire de Dieu, son triomphe, son règne, et qu’il ait vengé son honneur — l’honneur de Dieu outragé ! — par des supplices effroyables et insensés ; car l’amour veut venger ce qu’il aime, et c’est même une nécessité pour l’amour. Mais Forneron, l’historien actuel du Philippe II, n’a pas vu tout cela. S’est-il même douté de tout cela ? En écrivant l’histoire de ce politique aveugle et maladroit, qui a perdu, en se donnant tant de peine, la partie contre les instincts, les idées et les intérêts du monde moderne qui devait tout emporter, s’est-il douté, Forneron, que ce qui sauverait Philippe II du mépris et de l’horreur des hommes (chose singulière, quand il s’agit d’un pareil homme !), ce serait l’amour ?

Rien n’en transpire dans son histoire. Tous les actes et tous les faits du règne de Philippe II y sont émiettés scrupuleusement ; ils n’y sont ni condensés ni résumés dans un jugement qui ferait la figure d’un siècle ou d’un homme, avec cette poussière historique si soigneusement ramassée. Philippe II échappe de toute la profondeur de sa conscience aux petits détails biographiques, et sur un homme comme lui, et pour descendre dans ce clair-obscur, ce ne serait pas trop qu’une forte étude psychologique. Je l’attends toujours. Mais le Rembrandt qui la donnera est-il né ? On a beaucoup parlé de Philippe II, et on l’a costumé bien des fois avec des phrases de mélodrame, cet homme impénétré qu’on croyait éclairer, quand on le cachait un peu plus… Pour moi, j’ai dit ici, en un seul mot, ce qu’il me paraît être et ce qui venge de tout : ce fut un amoureux de Dieu comme on l’était au Moyen Âge et un serviteur de Dieu absolu, — absolu comme l’amour !

Et ne fût-il que cela, ce serait assez beau.

VII

Histoire de Philippe II [3e et 4e volumes : VII-X].

Je l’ai dit, et avec assez d’insistance, Forneron est un esprit très politique et très moderne, et l’histoire du temps de Philippe II n’est pas que politique : elle est, avant tout, religieuse. C’est son caractère particulier, profond, essentiel, absolu, d’être religieuse… Or, Forneron ne l’est pas. C’est un esprit d’après la Révolution française, sans hostilité (du moins montrée) contre le Catholicisme, mais parfaitement indifférent à sa destinée et trouvant même bon, dans les intérêts de la civilisation comme il la comprend, qu’il ait perdu la partie au temps de Philippe II ; — car il faut bien le dire, nous, les vaincus ! il l’a perdue. H. Forneron croit justement qu’il l’a perdue par la faute des hommes, — par ce que nous nommons, nous autres catholiques, le Péché, et ce que les mondains appellent seulement des fautes… Et c’est la vérité. Mais Forneron n’a pas assez dégagé la Cause des hommes qui l’ont souillée ou trahie ; il n’a rien entendu à la grandeur divine de la Cause. Il n’a vu que l’indignité de ses serviteurs. Lui qui méprise les esprits vulgaires et les démocraties, qui ne sont jamais que le gouvernement de la Vulgarité, il est tombé, par le fait plus que par des paroles expresses, il est vrai, dans ce plat sophisme des esprits vulgaires, qui retourne l’infamie du prêtre contre la sainteté de l’autel.

Il a donc fini son histoire comme il l’avait commencée. Il a suivi imperturbablement la voie de son esprit, qui est robuste et logique. Il a eu cette logique — cette petite clef de la logique — dont un philosophe a dit spirituellement : qu’avec cette clef on n’entre jamais que chez soi. Et, malheureusement, il y est trop resté, — chez soi. Il n’en est pas assez sorti pour rentrer dans l’idée du Catholicisme et pour la comprendre, comme doit la comprendre même l’homme qui fait l’histoire de sa défaite. Pour mon compte, je maintiens qu’il n’y a qu’un catholique qui puisse écrire profondément et intégralement l’histoire de Philippe II et de son siècle, et encore un catholique assez fort (cherchez-le dans le personnel du catholicisme actuel, et trouvez-le, si vous pouvez !) pour écrire la vérité, l’épouvantable vérité, qui le désole, mais sans le faire trembler dans la moindre des certitudes de sa foi.

VIII

Et, en effet, pour cet historien catholique, qui n’est pas venu, comme pour l’historien politique que voici, le règne de Philippe II, — malgré sa foi, qu’admire encore la nôtre, et qui le tenait par la dernière fibre de ses entrailles, devenues cruelles et corrompues, — le règne de Philippe II, il faut bien en convenir, fut un temps affreux. Il ne le fut pas qu’en Espagne : il le fut en France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne, dans les Flandres, partout. Ce fut une époque exécrable. Quelques têtes éprises de la force, comme celle de Stendhal, par exemple, qui aimait mieux le brigandage que la civilisation et qui avait rêvé d’écrire l’Histoire de l’énergie en Italie, peuvent, par amour de l’émotion, poétiser un temps où le danger et la mort étaient noblement au bout de tout ; mais il n’y avait pas au xvie  siècle que la palpitation héroïque chère aux hommes de courage, il y avait, dans les mœurs, autant de corruption et de bassesse que d’atrocité. Avant l’histoire de Forneron, on savait déjà beaucoup sur ce temps terrible, mais, après cette histoire, je ne crois pas qu’on ait beaucoup à apprendre encore… Et, même, le Forneron des deux derniers volumes surpasse, en renseignements, le Forneron des deux premiers. Après cette histoire, d’une vérité qui ne bronche pas, il n’y a pas moyen de conserver la moindre illusion sur ceux-là qui, auréolisés par les rayons de leur Cause, nous paraissaient aussi grands qu’elle. Il n’y a pas de héros qui ne soit plus ou moins diminué ou plus ou moins contaminé par cette histoire… Catholiques ou protestants, tout l’ensemble de ce monde-là est effroyable. Ils sont toujours prêts à se dégrader à l’envi, dans une cause que les hommes ne peuvent jamais dégrader, même en se dégradant, la Cause de Dieu ! C’est, en effet, pour cette Cause sacrée que le xvie  siècle combattit… malheureusement, avec toutes armes ; mais c’est précisément le fanatisme de cette Cause, à qui tant d’écrivains ont imputé toutes les horreurs du temps, c’est ce fanatisme religieux, dont l’indifférence d’un esprit moderne sans croyance et froidi par l’étude des faits s’est tranquillement détourné, c’est ce fanatisme, qui, lui seul, a pourtant arraché le xvie  siècle à l’outrage mérité du genre humain et qui l’a sauvé du mépris absolu de l’Histoire.

Oui ! le fanatisme religieux, cet horrible fanatisme religieux… comme ils disent. Il n’y avait plus que cela qui valût réellement, au xvie  siècle. Il n’y avait plus que cela qui vécût, pour l’honneur de l’âme humaine pervertie ! C’est tout ce qui restait de l’antique foi chrétienne, de l’enthousiaste amour de Dieu épousé par le cœur ardent du Moyen Âge, demeuré fidèle jusqu’au grand Adultère de la Renaissance, dont le xvie  siècle fut un des bâtards. Oui ! le fanatisme religieux, le charbon fumant d’une flamme d’amour, inextinguible encore, pour une religion enfoncée par le marteau de quinze siècles dans le cœur, les mœurs et les institutions politiques des peuples, et même de ceux-là qui s’étaient révoltés contre elle. Il ne faut pas s’y tromper : le Protestantisme, malgré sa rupture et son hérésie, eut, au xvie  siècle, tout autant que le Catholicisme, le fanatisme religieux. Le Protestantisme combattit pour Dieu, contre Dieu… Aux supplices atroces de Philippe II, les atroces supplices d’Élisabeth d’Angleterre répliquaient. L’auteur politique de l’histoire actuelle de Philippe II n’a pas regardé assez avant dans ce fanatisme religieux pour plonger au fond et voir clairement ce qu’il signifiait. À cela, il a mutilé son histoire. Double déchet, moral et esthétique ! Elle y a perdu également de sa justice et de sa beauté.

De sa justice, c’est bien évident ; mais de sa beauté ? Le livre de Forneron a la sienne, celle que les anciennes rhétoriques, maintenant dépassées, attribuaient jadis à l’Histoire : la beauté sévère et froide, et digne, sans rien plus. Ne lui avaient-elles pas donné, ces rhétoriques, à la Muse de l’Histoire, comme elles disaient, une plume de fer, pour se dispenser de lui en donner une de feu ?… une plume vivante !… L’historien catholique qui n’est pas venu, s’il était venu et s’il eût écrit une histoire du temps de Philippe II, était seul capable d’avoir cette plume-là. Il l’aurait allumée au feu de ses croyances en deuil, devant le désastre de sa cause et de son histoire. Son talent, s’il en avait eu, aurait bénéficié du malheur auguste et mystérieux de la Cause de Dieu perdue par les hommes au xvie  siècle ; car c’est presque une loi de l’Histoire, avec la mélancolie naturelle à l’âme humaine, que les Causes perdues nous prennent plus fortement le cœur que les Causes triomphantes, et soient plus belles à raconter !

IX

Cela dit, la Critique, pour peu qu’elle reste élevée, a tout dit du livre de Forneron. Ce livre a la puissance personnelle des facultés qui font le talent, mais il a l’impuissance de son siècle, — d’un siècle à qui manque radicalement le sens des choses religieuses, et il en faut au moins la connaissance et la compréhension pour en parler dans une histoire où elles tiennent une si grande place. Certes ! même sans la foi religieuse qu’il n’a pas, l’historien n’a point le droit de n’en pas tenir compte dans la vie des hommes dont il écrit l’histoire. Car cette foi religieuse, même inconséquente, même violée et faussée par les passions qui entraînent hors de Dieu, fût-ce dans les voies les plus scélérates ; cette foi religieuse tombée et ravalée jusqu’au fanatisme de Philippe II, par exemple, est encore une grande chose, qui grandit l’homme par le Dieu qu’elle y ajoute, et qui, s’imposant au moraliste dans l’historien, doit le forcer à s’occuper d’elle. Or, c’est justement l’étude de cette grande chose, qui plane sur toute la vie de Philippe II et qui le met à part dans l’Histoire, lui et le xvie  siècle, c’est cette grande chose qui se trouve oubliée dans le livre de Forneron, où, excepté cette grande chose, il a tout vu.

Il a tout vu, humainement, politiquement, par dehors, comme on voit dans le drame profane de l’Histoire — le drame sans monologues et sans confidents — et qu’on s’arrête aux faits sans descendre dans l’abîme des consciences, ces gouffres de complications ! Le fanatisme religieux ôté de l’âme de Philippe II, il se fait à l’instant en lui le vide de l’homme qui a besoin de l’idée de Dieu pour être quelque chose, et Forneron, avec son regard exercé, voit, dans ce vide où l’idée de Dieu s’embrouillait avec les passions et les vices, ce qui reste de Philippe II, c’est-à-dire un des plus vulgaires despotes qu’ait corrompus la royauté. Ce Philippe II, — que les ennemis du Catholicisme appellent un monstre, — sans son fanatisme religieux n’eût été, malgré tous ses crimes, qu’un monstre de médiocrité. Très au-dessous de Charles-Quint, son père, dont il n’avait, si on en croit ses portraits, que la mâchoire lourde et les poils roux dans une face inanimée et pâle, ce Scribe qui écrivait ses ordres, défiant qu’il était jusque de l’écho de sa voix, ce Solitaire, noir de costume, de solitude et de silence, et qui cachait le roi net, le rey netto, au fond de l’Escurial, comme s’il eût voulu y cacher la netteté de sa médiocrité royale, Philippe II, ingrat pour ses meilleurs serviteurs, jaloux de son frère don Juan, le vainqueur de Lépante, jaloux d’Alexandre Farnèse, jaloux de tout homme supérieur comme d’un despote qui menaçait son despotisme, Forneron l’a très bien jugé, réduit à sa personne humaine, dans le dernier chapitre de son ouvrage, — résumé dont la forte empreinte restera marquée sur sa mémoire, — comme il a bien jugé aussi Élisabeth, plus difficile à juger encore parce qu’elle eut le succès pour elle et qu’on ne la voit qu’à travers le préjugé de sa gloire. Élisabeth, dans l’histoire de Forneron, est la fausse Reine, — la vraie, ce fut Burleigh et Walsingham, — la fausse vierge, la fausse savante, le faux génie et l’odieuse Harpagonne, qui s’assit bassement sur ses trésors, quand toute l’Angleterre se soulevait de patriotisme, lorsqu’il fallut armer une flotte et l’opposer à l’Armada, et qui garda tout, même son prestige, aux yeux de l’Angleterre, dans cet accroupissement honteux. Ni catholique, ni protestant, Forneron a bien jugé Philippe II et Élisabeth quand, tous les deux, ils ne sont ni l’un catholique, ni l’autre protestant, — mais quand ils le sont, il ne les juge plus.

Il est plus à l’aise avec Henri IV, qu’il comprend intégralement, lui, et, qu’on me passe le mot, de pied en cap. Henri IV n’a pas le fanatisme religieux qui fut la plus honorable passion du xvie  siècle, et pour cette raison, qui n’est pas la seule, du reste, mais qui est la plus puissante, il est peut-être la seule figure de son histoire qui soit entièrement sympathique à Forneron, l’écrivain politique de ce temps, qui, au temps de Henri IV, se serait certainement rangé dans le parti des politiques qui mirent fin à la guerre civile, et tirèrent de la vieille Constitution de la monarchie catholique, qui avait été la monarchie française, une monarchie d’un autre ordre, — la monarchie des temps modernes. Elle a cru, celle-là, pouvoir se passer du principe religieux de l’autre, et, pour sa peine, les Démocraties déchaînées sont, à cette heure, en train de l’emporter !

X

Et c’est ce qu’il faut rappeler, en finissant ; car l’auteur de cette Histoire de Philippe II n’aime pas plus que nous les Démocraties. Tête de gouvernement, esprit historique, il a, dans son livre, et à plus d’une place, exprimé le plus hautain mépris pour elles. Il sait, en effet, de quels éléments elles sont faites : ignorance, sottise, brutalité, envie, aptitude à toutes les corruptions et à tous les aveuglements, et cela sans exceptions d’aucune sorte. La Ligue, même, qui n’eut de bon que ce fanatisme religieux méconnu si profondément par Forneron, la Ligue, qui, pour nous, fut à l’origine l’explosion de la conscience révoltée d’un peuple, n’a pas échappé à cette loi des Démocraties. Prise longtemps, par des catholiques, à distance, pour quelque chose de grand et de pur, la Ligue, étudiée de plus près, n’a été vaincue et n’a péri que parce qu’elle fut une Démocratie, et son principe, tout religieux qu’il fût, ne la préserva pas de la corruption générale dont l’histoire de Forneron (et c’est là sa terrible originalité) nous a donné une si formidable idée.

Dans un temps où l’on n’avait pas vu que Mayenne, le dernier des Guises de toutes les manières, mais le grand Guise lui-même, le magnifique Balafré, le charmeur de la France, recevoir vingt-cinq mille écus par mois du roi d’Espagne, non pour les besoins de son parti, ce qui eût été légitime, mais pour les besoins de sa maison, de son luxe et de sa personne ; quand les plus grands seigneurs de la France tendaient leurs mains gantées d’acier, et les évêques leurs mitres de soie, à l’argent du roi d’Espagne qui y tombait ; quand partout, dans l’abominable politique du temps, il n’y a qu’espions tout prêts qui se proposent, assassins qui s’achètent, la ligue ne fut pas plus innocente que les autres des vices qui dévoraient son siècle, et elle y ajouta le sien, qui était d’être une Démocratie… Philippe II fut ruiné, du reste, avant d’avoir acheté la France, et les victoires de Henri IV firent le reste. Quelques gouttes d’un sang héroïquement versé lavèrent toutes les infamies du xvie  siècle. Dans l’Histoire, le génie militaire arrive toujours à l’heure nécessaire, pour finir les Démocraties. S’il n’avait fait que cela du temps de Henri IV ! Mais ce que les politiques, du temps, et même de ce temps-ci, prennent pour une transaction, fut pour le Catholicisme une défaite. Henri IV, dit Forneron, et il l’en loue, ne voulut pas qu’il y eût en France désormais quelqu’un de plus catholique que lui… Et ce simple mot dit à quel point nous étions vaincus !

Pas de pusillanimité ! Il faut savoir le reconnaître. Nous nous tenons pour tels, et la politique de Forneron nous tient pour tels aussi.

Vaincus, oui !… Mais vengés de nos vainqueurs ? Nous le sommes déjà, — et par leurs propres mains !

XI

Histoire générale des Émigrés.

Le livre sur les Émigrés de Henri Forneron, l’auteur si distingué déjà des Ducs de Guise et de Philippe II, est d’autant plus frappant que le moraliste s’y ajoute à l’historien et qu’il le domine. L’historien s’y montre, il est vrai, ce qu’il était dans ses précédents ouvrages, c’est-à-dire un esprit solide, au coup d’œil politique inaltérable ; mais le moraliste y occupe une place plus large et supérieure à celle de l’historien. C’était de rigueur, dans un pareil sujet, du reste. Quand il s’agit de la Révolution française, par quelque bout qu’on la prenne et de quelque côté qu’on l’envisage, le moraliste révolté doit planer au-dessus de l’historien et le rendre implacable ; car les crimes contre l’humanité et la morale universelle y furent plus grands et plus nombreux que les crimes de la politique. Dans cette Révolution dont les partis ont écrit l’histoire, il y a pis que de fausses idées et de fausses doctrines… et, il faut bien le dire enfin, il y a un outrage fait à la nature humaine, plus sanglant encore que l’outrage fait à l’esprit humain.

On l’a dit, mais pas assez, et il importe de le répéter, car on a été trop longtemps sans le savoir, la menteuse et insolente Politique a couvert de ses déclamations l’atrocité des choses qu’ont vues nos pères et qu’elle voudrait nous faire oublier. Dans presque toutes les histoires de la Révolution, les crimes politiques, quand ils n’ont pas été vantés, ont été ou diminués, ou excusés, ou présentés comme des nécessités inévitables. On a chassé impitoyablement le sentiment humain de l’Histoire. L’horreur qu’il fallait éveiller dans les cœurs des hommes, on l’y endormait, au contraire. L’horizon rouge du passé, on le faisait bleu, et s’il y restait des taches de sang plus tenaces que les autres et qu’il était impossible d’effacer, on les appelait poétiquement les roses de l’aurore du monde moderne qui se levait…

Chateaubriand est le premier qui ne fut pas dupe de ces boucheries ornées de fleurs de la rhétorique des partis. Mais, après lui, un homme qui, pour être le plus grand journaliste de son temps, n’en fut pas moins un grand historien, Granier de Cassagnac, dans son Histoire de la Révolution, donna le détail dont Chateaubriand n’avait vu que l’affreux ensemble. Il eut le courage d’être minutieux ; il épingla l’échafaud. Il chiffra, dans une statistique d’une épouvantable exactitude, les trente mille têtes tombées sous le couperet de la guillotine. Statistique héroïque, tant il fallait surmonter de dégoût pour l’entreprendre et de bravoure devant les partis pour la publier ! Quelques années pourtant après le livre de Granier de Cassagnac, M. Taine, non moins hardi dans ses Origines de la France moderne, reprit l’héroïque statistique et résolut de la compléter.

Alors, ce ne fut plus seulement l’écrin de trente mille têtes coupées et ramassées dans le panier du bourreau qu’on offrit à la France stupéfaite, mais, en tas, toute l’exécrable joaillerie des crimes dont la Révolution s’était parée. Le terrible livre de M. Taine répondit par la plus vaste compulsion de faits et de témoignages à des apothéoses insensées quand elles ne sont pas scélérates, et faisait ainsi rentrer triomphalement le sentiment humain dans l’Histoire. Enfin, un autre historien, H. Forneron, influencé peut-être par le noble exemple de M. Taine, replaça à son tour, dans cette Histoire générale des Émigrés, le cœur et sa moralité infaillible là où des imbéciles ne veulent voir dans la Révolution que des cerveaux et du génie, qui n’y furent jamais… La Révolution française n’a pas un seul homme nettement supérieur qu’on puisse reprocher à sa bassesse. Elle n’a été faite que par la médiocrité et par l’envie, et elle regorge d’autant de bêtises que de crimes. Pour les esprits qui vont au fond, il n’y a en elle que deux choses ; il n’y en a pas trois. Il y a l’anarchie absolue, permanente et stupide, que Bonaparte n’étouffa même pas du premier coup sous son pouce d’Hercule, et, tout aussi général que l’anarchie, un cannibalisme monstrueux, ce cannibalisme qui ne meurt jamais et qui est toujours prêt à se lever dans le cœur philanthropique des hommes, pour leur démontrer le néant de ce qu’ils appellent « des civilisations ! »

XII

Voilà ce que le livre actuel de Forneron a mis, pour son compte, en lumière. Lui, l’historien suprêmement politique, a fait mieux ici que de l’histoire politique ; il a fait de l’histoire humaine, écrite pour qui a cœur et esprit d’homme. Seulement, en faisant de l’histoire humaine, il n’en a pas moins fait de l’histoire politique. Toute la Révolution tient, en effet, intégralement, en cette Histoire générale des Émigrés, qui n’en est pas moins l’histoire spéciale de la Révolution. L’historien a pu trouver piquant d’ouvrir par le point de vue inattendu de l’Émigration cette vieille histoire révolutionnaire, labourée maintenant par tant de bœufs qui y tracent toujours le même sillon et y bavent toujours les mêmes idées. Mais ici, dans cette Émigration qui fut forcée et que Forneron a presque justifiée en la racontant, la Révolution existait encore. Ces royalistes d’émigrés ne furent eux-mêmes que des révolutionnaires, comme leurs ennemis, et, véritablement, ils n’inspirent ni plus d’intérêt ni plus de respect que ceux-là qui n’émigrèrent pas. Ils quittèrent la France sous le coup d’une nécessité sanglante dès les premiers moments ; mais, quand ils s’en allèrent en emportant avec eux le drapeau de la monarchie, ils ne s’aperçurent pas qu’ils emportaient, comme une peste, la Révolution dans ses plis. Avec tout leur dévouement à leur cause, ces royalistes anarchisés ne purent pas plus reconstituer leur unité monarchique que les révolutionnaires fonder l’unité de leur gouvernement. La seule différence qu’il y eut entre les deux anarchies, fut la différence des horreurs. Au lieu d’être atroces comme les révolutionnaires, qui ont, au moins, pour la lâcheté des hommes, la grandeur de leur atrocité, les royalistes ne furent pas, certes ! innocents, mais petitement et misérablement coupables ; car ils se perdirent par l’intrigue, l’agitation, l’aveuglement, la jalousie. Ces malheureux anarchistes de l’Émigration n’avaient pas l’échafaud à leur service, comme les anarchistes révolutionnaires, pour se débarrasser entre eux des inimitiés et des compétitions rivales ; mais s’ils ne se guillotinèrent pas entre eux, ils ne s’entendirent pas davantage, et le même Saturne révolutionnaire les dévora.

Et comment, d’ailleurs, eût-il pu en être autrement dans cette fin de monde du xviiie  siècle, où l’anarchie avait saisi, comme un vertige d’imbécilité, toutes les têtes, même celles-là où l’on pouvait croire qu’il y avait encore de la pensée ! La dernière pensée, en effet, qu’il y ait dans le cerveau des hommes, est pour l’intérêt d’une conservation dont les bêtes elles-mêmes ont l’instinct. Eh bien, cette idée de leur conservation, les hommes affolés de cette époque ne l’avaient plus ! On avait vu l’aristocratie elle-même, dans un délire de générosité, sacrifier ses titres de noblesse et l’héritage de ses enfants sur l’autel de la Patrie, qui l’en paya en brûlant ses châteaux et en égorgeant ses familles. Après cela, on aurait pu croire que le flot de l’anarchie ne monterait pas plus haut. Mais il monta plus haut. Les rois, qui auraient dû s’entendre entre eux pour conjurer un danger qui les menaçait tous ; les rois, dont pas un seul en Europe ne savait son métier quand la Révolution éclata, ne s’entendirent pas plus que les émigrés et les révolutionnaires. Leur conduite fut-elle assez indécise, assez lâche ! Il faut lire le livre de Forneron pour le savoir. Rien de plus honteux, de plus pusillanime, de plus hypocrite que l’attitude gardée des royautés européennes vis-à-vis de la France révolutionnaire, vis-à-vis de l’Émigration abandonnée, traitée comme une pauvresse importune, vis-à-vis des princes exilés, à qui on aumônait à peine la pierre qu’il leur fallait pour reposer leurs têtes proscrites. Alors, l’empereur d’Autriche, Léopold, le frère de Marie-Antoinette, disait cyniquement : « J’ai ma sœur en France, mais la France n’est pas ma sœur. » Catherine II de Russie — la seule tête qu’il y eût parmi toutes ces royales caboches — envoyait au siège d’Ismaïl des émigrés français, qui y entrèrent brillamment par la brèche, l’épée à la main et en souliers de bal, mais elle n’envoyait personne aux émigrés de Coblentz, et, dit Forneron, elle ne prenait même pas la peine de les tromper : « Quant à la jacobinière de Paris, — écrit-elle, — je la battrai en Pologne. » De son côté, Frédéric-Guillaume de Prusse n’ouvrait la gueule (écrit Grimm à cette même Catherine) que pour l’Alsace et la Lorraine. « L’illusion fut, pour les émigrés français, — ajoute Forneron, — de croire que les rois de l’Europe ne pensaient qu’à la France, et ils y pensaient en effet, mais pour calculer combien de temps durerait notre impuissance momentanée, et pour remanier sans nous — et nous en effaçant — la carte de l’Europe. » Encore ne fût-ce pas eux qui déclarèrent la guerre en 1792 ; ce fut la France et le ministère girondin. Mais quand la malheureuse campagne du duc de Brunswick se termina si vite dans les boues de la Champagne, eux retombèrent dans leur égoïsme inactif et leurs éternelles et envieuses convoitises, — autre espèce de boue, dans laquelle l’honneur de leurs royautés s’enlisa.

XIII

Un pareil spectacle de démence universelle n’avait peut-être jamais été donné au monde, et Forneron l’a fait voir dans son livre comme M. Taine l’avait fait voir dans le sien. Les deux récits, en se rapprochant, se complètent l’un par l’autre. Ils se ressemblent sans s’imiter. M. Taine a concentré tout son effort sur les sottises, les crimes et les abominables barbaries de la Révolution en France, et Forneron, par le fait de son sujet, l’histoire de l’Émigration, — a étendu le sien sur l’Europe. Ce qui résulte nettement du livre de Forneron, c’est l’ubiquité de la Révolution. Elle n’était pas qu’en France, son pays natal. Je l’ai dit déjà, on l’y fuyait, mais ceux qui la fuirent la retrouvèrent derrière les frontières, et ils ne l’y auraient pas trouvée qu’ils l’eussent apportée avec eux… Lâche en Europe, défectionnaire à tous les devoirs chez tous les gouvernements, cette anarchie, qui était partout, fut plus cruelle en France qu’ailleurs, et Forneron pas plus que M. Taine n’a oublié ses cruautés. Le cannibalisme de cette anarchie, ce cannibalisme du fond du cœur de l’homme, qui y dort parfois, comme une bête féroce dans son antre, quand elle est repue, mais qui s’y réveille à certains moments de l’Histoire ; le cannibalisme de cette anarchie féconde en massacres, qui ne se contenta pas de la coupe réglée des échafauds, mais qui mangeait des cœurs tout chauds, faisait couler dans la bouche, ouverte de force, des frères vivants, le sang des frères égorgés, brûlait les femmes vives, les filles sous les yeux des mères, dans leurs châteaux incendiés, et fit de tout un peuple un bourreau de plusieurs millions de Robespierres, ne pouvait pas plus échapper à Forneron qu’à M. Taine. Lui aussi a mis les pieds dans le torrent de sang répandu. Lui aussi y a mis la main et il en a compté les gouttes.

Ainsi, comme il a fait pour l’anarchie, qui est le premier caractère de la Révolution, Forneron l’a fait également pour son cannibalisme, qui est le second, et qui, à eux deux, la résument d’une manière complète, exclusive, absolue. Et, ne vous y trompez pas ! ce cannibalisme dont elle est marquée ne fut pas l’ivresse du sang bu, à force d’en boire. Il ne se produisit pas tard. Il fut immédiat. L’orgie du sang commença dès le potage. Comme la plupart des historiens, Forneron ne date pas niaisement la Révolution de 1792. Il la date de 1789, que les benêts de liberté trouvèrent une époque si charmante ! L’homme politique n’a pas en lui l’éblouissement d’une espérance, et, du premier jour, il a vu clair dans l’abominable réalité. Son livre est aussi sensé qu’il est pathétique, et l’accent en est tel qu’on en souffre comme de la morsure d’un acier. On se sent Français à ce qu’on souffre, et l’on a honte pour ses pères !… Cependant, l’historien, contenu et calme dans sa sévérité sobre, ne se permet pas une déclamation, et il n’en était pas besoin, du reste. Devant tant de sottises, d’anarchie et de crimes, il suffit seulement de raconter.

Et, de fait, cela a suffi pour le livre et l’effet du livre. Il est accablant. Forneron, après M. Taine, a compris que la masse de faits accumulés dans son histoire était la meilleure massue dont on pût se servir contre la Révolution française et les histoires qui la glorifient, et qui, d’ailleurs, ne s’accordent pas plus entre elles que les révolutionnaires qui l’ont faite. Les histoires de la Révolution répercutent l’anarchie qu’elles racontent. Elles se scindent en autant d’opinions qu’il y eut de partis révolutionnaires… et, il faut le dire, les plus enthousiastes, les plus folles de ces histoires, comme celle de Michelet, par exemple, sont les plus puissantes et les plus dangereuses. Le génie tombé dans l’extravagance est encore du génie. Et parmi tous les historiens médiocres qui ont touché à la Révolution et qui l’ont compromise de leur médiocrité, Michelet est le seul qui ait du génie, incontestable, mais égaré. Michelet, cet halluciné dans l’Histoire, est l’historien qui doit laisser le plus sa détestable influence sur l’imagination de la génération présente et des générations qui vont suivre. Il s’est détourné, pour ne pas en avoir l’horreur, de tout ce qui, dans la Révolution française, révolte le plus le cœur et la pensée, et, chimérique, il a fait d’elle la grande Chimère que le monde moderne adore. Âme primitivement tendre pourtant, qui a étouffé sa pitié et durci ses entrailles dans un fanatisme de liberté aussi dépravé que dépravateur ! Quand on vient de le lire, c’est alors que l’on comprend la nécessité de livres comme ceux de MM. Taine et Forneron, qui ne sont pas seulement des livres de vérité, mais des médications contre la folie révolutionnaire ; car s’il est un moyen de la guérir, c’est avec les effroyables douches de tout le sang qu’elle a versé !

XIV

Forneron a été un de ces doucheurs salutaires. Il n’a rien oublié des aveuglements, des férocités, des lâchetés et des ignominies de cette déplorable époque, où il a poursuivi l’anarchie jusque dans le cœur de cette famille royale dont le malheur et l’exil n’ont jamais pu faire un faisceau, et qui se déchirait de ses propres mains. Il l’a poursuivie jusque dans les armées aux commandements contradictoires, et où un homme comme Hoche, terrorisé par la Convention, manquait à sa parole de chef de guerre et se déshonorait par le massacre de Quiberon. Il a tout dit sans restriction, et son livre, d’un style svelte et rapide, n’a pesé sur rien. À peine son récit est-il coupé par quelques ironies qui laissent voir la pensée de l’homme politique au désespoir et qui se trahit, çà et là, par des mots terribles. L’homme politique que j’ai tant signalé dans Forneron, le modéré, le libéral, dont on aperçoit l’opinion à travers le goût et l’estime qu’il a pour Louis XVIII, l’auteur de la Charte future, laisse échapper que la modération, avec laquelle seule on puisse gouverner les peuples, a pour destinée d’être écrasée toujours… Pour ma part, je le crois aussi, mais c’est, précisément, parce que ce n’est pas avec elle seule qu’on peut gouverner les peuples…

Véritablement, ils ne sont pas si faciles à mener que cela !