(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre VI. Utilité possible de la conversation »
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(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre VI. Utilité possible de la conversation »

Chapitre VI.
Utilité possible de la conversation

La conversation peut être un grand auxiliaire de la lecture dans l’entreprise que nous poursuivons. Jadis c’était le plus grand plaisir de la société et l’occupation favorite de tout ce qu’il y avait d’éminent par la naissance, les emplois ou les talents. On ne mettait point de bornes à l’utilité qu’on croyait en tirer, et des érudits pensaient que de dix choses qu’ils avaient, ils en avaient appris neuf par la conversation. Un grand changement s’est fait en France depuis cent ans. On parle beaucoup ; on ne cause guère. N’accusons pas trop notre génération : elle subit les conséquences d’un nouvel ordre de choses. On a moins de loisirs, plus d’affaires et de soucis, une instruction plus spéciale ; on porte dans le monde la fatigue du jour et l’inquiétude du lendemain. Le temps qu’on lui donne est une détente dont on jouit, ou une interruption qu’on écourte. Mais enfin si l’on cherche dans l’entretien d’autrui autre chose qu’une distraction sans effort, une occasion de sommeil pour l’intelligence accablée, autre chose que la satisfaction de bavarder, de manifester et d’assouvir une curiosité frivole ou une malignité irréfléchie, si l’on veut penser tout haut, et écouter penser les autres, il y a encore beaucoup à tirer de la conversation.

En formulant ses idées, on les précise ; ce qu’on a dit, on le sent mieux. L’expression, en donnant un corps à la pensée, en fait apercevoir le faible ; on la corrige, on l’étend, on l’approfondit ; parfois on l’abandonne, mais pour en prendre une autre dont la vérité s’est révélée à nous en parlant. On pourrait retourner le mot de Boileau : ce qu’on a une fois énoncé se conçoit plus clairement, et s’énoncera mieux une autre fois. La parole est ainsi la meilleure épreuve de l’idée, qu’elle fait sortir des régions vagues et obscures de l’intelligence : elle la crée autant qu’elle en est créée.

On a profit aussi à écouter les autres, et plus sans doute qu’à parler soi-même. Mais l’essentiel ici est de démêler ce qui, chez eux, est lieu commun, phrase apprise, provision de la mémoire, et ce qui est sentiment intime, émotion personnelle, éclosion spontanée de l’âme : ce qui est sifflé et ce qui est vécu. Tâchez d’attraper l’art de tirer votre interlocuteur du lieu commun : faites-le parler de ce qu’il sait le mieux, de ce qu’il a pu sentir ; forcez-le d’évoquer son expérience personnelle : dépouillez-le. Les hommes pour la plupart, sauf les pédants et les fats, y résistent : quelquefois c’est modestie, pudeur, timidité ; souvent il y a désaccord entre les prétentions et les talents, et ce qu’on fait excellemment n’est pas ce dont on se pique et qu’on étale. Mais il n’est que de savoir presser le bouton ; on peut toujours amener les gens à vider leur sac. Il n’y a rien qui attire la confidence autant que le plaisir sensible de celui qui l’écoute. Mais à l’ordinaire on ne songe guère à cela : la plupart des gens ne sont occupés qu’à dégorger ce qu’ils croient savoir, à tirer la conversation du côté par où ils pensent briller, à faire les honneurs de leur information ou de leur esprit. On ne s’écoute pas réciproquement, chacun songe à ce qu’il va dire et épie le moment de saisir la parole. Une conversation souvent donne l’idée d’un étrange pot-pourri musical où tous les chanteurs exécuteraient des airs d’opéras différents, où Faust donnerait la réplique à Valentine, où Vasco de Gama ferait sa partie à côté de Rachel.

Dans la jeunesse on regarde volontiers les idées comme erreurs ou vérités absolues, les personnes comme des êtres simples, sans alliage, bons ou mauvais absolument. Le vrai, c’est ce qui plaît ; le bon, c’est ce qu’on aime. On accepte toute parole de ceux qu’on aime, et on n’en limite point la portée. Il faut se défier de cette inclination : il faut ne recevoir ou ne rejeter rien pour la personne qui le dit, et regarder la chose en soi ; mais en même temps se demander pourquoi celui qui parle parle ainsi, à quel sentiment il cède, à quel intérêt, si un autre parlerait de même, si lui-même n’a jamais parlé, ne parlera jamais autrement. En un mot, au lieu de se persuader qu’on a affaire à de purs esprits et à des axiomes universels, on croira qu’on a devant soi un individu vivant, en qui tout est borné et relatif, chez qui les affections, les habitudes, la disposition physique font échec à la vérité ; on prendra la parole qu’on entend pour le signe de l’âme qu’on ne voit ni n’entend ; on tâchera par elle de deviner ce qu’est l’invisible personne qui ne se laisse jamais atteindre que par le dehors. Liez donc entre elles toutes les idées de la personne à qui vous parlez ; confrontez-les avec ses actes ; classez-les, faites-en un système ; formez-vous une conception de l’homme. Vous y gagnerez qu’il ne dira plus rien d’insignifiant ; il n’y aura plus de conversation ennuyeuse pour vous. Vous saurez aussi ce qui est à votre usage dans son esprit, ce qu’il vous convient de vous approprier ou de lui laisser dans les idées qu’il exprime.