Chapitre premier,
premières origines du théâtre grec
Danses pastorales et figures. — Chants bucoliques. — Bacchus inspirateur du théâtre.
La Grèce créatrice, mère glorieuse de tout art et de toute beauté, a inventé le Théâtre. C’est de son génie qu’est sorti ce monde qui double la vie humaine en la reflétant. On ne peut qu’entrevoir la conception du drame dans le clair-obscur de ses origines ; celle de l’embryon au sein maternel n’est pas plus confuse. Son premier germe fut, sans doute, cet instinct inné de l’imitation qui fait simuler à l’enfant les actions viriles, au sauvage la chasse du lendemain et le combat de la veille. L’écolier transforme en cheval le bâton qu’enfourchent ses jambes : le Peau-Rouge voit un serpent ou un ours dans son compagnon couvert d’une fourrure ou enroulé dans un sac dont les torsions imitent les nœuds du reptile : il le poursuit à grands cris, il lance sur le monstre imaginaire une flèche émoussée. — L’homme a éprouvé de tout temps le besoin d’idéaliser ou de parodier sa propre existence, de la répéter par le rêve du spectacle et de la fiction.
La danse l’initie à cette seconde vue ; elle transfigure le corps en lui donnant deux ailes, l’élan et le rythme ; elle le dégage, pour un instant, des tristes lois de la pesanteur. Un sens vague s’insinue bientôt dans ses mouvements cadencés, la pantomime s’y mêle et l’inspire. Elle la complique d’appels et de fuites, d’entraînements et de résistances ; bientôt chaque geste esquisse une pensée, chaque pas vole vers un sentiment. C’est dans les danses primitives que s’ébaucha le drame hellénique. Des rondes de bergers tournant sur les collines imitaient les évolutions des étoiles ; la Gnossienne, attribuée à Thésée, retraçait par l’ondoiement de ses cercles, les dédales du labyrinthe affronté par le héros athénien ; la Pyrrhique frappait de l’épée le bouclier du combat ; des chœurs figuraient les noces de Zeus
et d’Héra, la victoire d’Apollon sur le Dragon pythien, les combats et les exploits des Dioscures. Le drame naissant se mouvait, comme l’enfant, avant de parler.
D’une autre part, il prélude en Sicile par les répliques des bergers chantant et dansant leurs cantilènes alternées. Le dialogue balbutie dans les inflexions de voix diverses que le rapsode qui récite au peuple les poèmes homériques, pour le salaire d’un agneau, prête aux querelles des chefs, aux interpellations des guerriers, aux réparties des festins. L’Iliade est pleine, l’Odyssée est grosse de scènes toutes prêtes à se détacher du récit pour revivre de leur vie propre. L’Épopée porte la Tragédie et la Comédie, comme deux fruits jumeaux, et on les entend vagir dans ses vastes lianes.
Mais tous ces germes et toutes ces ébauches n’auraient pu suffire à engendrer le drame formé et complet, doué de l’action qui saisit et de l’illusion qui entraîne. L’habitude nous a blasés sur les efforts d’esprit qu’il suppose. Nous entrons de plain-pied dans le cercle magique où le théâtre opère ses évocations, depuis tant de siècles, sans nous rendre compte du prodige qui l’a tracé et qui l’a rempli. Quelle conception pourtant plus hardie et plus étonnante ! Le passé qui redevient le présent, des fantômes reprenant leurs corps, des légendes immémoriales revenant du fond des siècles, sur le premier plan de la vie ; des hommes quelconques, connus et coudoyés tout à l’heure, transformés par le revêtement d’un costume, par l’ascension de quelques gradins, en dieux visibles, en héros ressuscités et palpables, et le faisant croire aux yeux autant qu’à l’esprit ! Ce que l’Homéride chantait d’une voix lointaine comme l’écho de la tradition, le poète dramatique l’incarne et le montre ; il rend le souffle de l’actualité au fait immémorial, à l’événement aboli ; il redresse toute pendante et toute menaçante la catastrophe écroulée. Prométhée, évanoui dans les nuages du Caucase, remonte sur son rocher et rouvre sa plaie cicatrisée au vautour : Agamemnon sort de son tombeau d’Argos pour se rejeter sous la hache de Clytemnestre : Œdipe remonte de sa sépulture ignorée au soleil des vivants qu’il revoit encore ; il revient remplir de ses lamentations le palais de Thèbes, et mourir, une seconde fois, sur le Cythéron.
L’initiative du génie grec à l’état normal, le rayon fécondant de l’esprit attique n’auraient pas suffi à une création si extraordinaire. Il y fallait une influence suprême, un éclair divin, une rosée d’en haut, une fermentation brûlante chargée de toutes les ardeurs de l’âme, de toutes les énergies de la vie ; pour tout dire, l’intervention et l’action d’un dieu.
Dionysos — que nous appellerons Bacchus de son surnom le plus populaire — fit ce miracle, et créa ce monde. C’est du souffle de son esprit, c’est de l’enthousiasme de ses fêtes que le drame est né.