Chapitre IV.
Le théâtre des Gelosi
C’est sur le théâtre des Gelosi que la commedia dell’arte a atteint son plus haut point de perfection ; ils représentent en quelque sorte son âge classique. C’est donc chez eux qu’il faut l’étudier. Cela nous est facile, grâce au directeur de la troupe, Flaminio Scala, qui prit soin de rassembler les canevas qui avaient servi à ses acteurs, et les fit imprimer, ce qu’on n’avait pas coutume de faire pour ces sortes d’ouvrages. Quand on publiait une pièce jouée à l’impromptu, on écrivait ordinairement le dialogue, comme fit Fabritio di Fornaris pour L’Angelica. Flaminio, laissant à d’autres, comme il le dit, le soin de tracer le dialogue, s’est borné à reproduire le scénario des pièces, à l’usage des comédiens qui voudraient s’exercer sur les mêmes sujets. Voici le titre de son recueil :
Il teatro delle favole rappresentative overo la ricreatione comica, boscareccia e tragica, divisa in cinquanta giornate, composte da Flaminio Scala detto Flavio, comico del sereniss. sig. Duca di Mantoua. In Venetia. Appresso Gio.-Batt. Pulciani. 1611. En tête du volume, il y a une lettre de Francesco Andreini, comico Geloso detto il capitano Spavento, dans laquelle il fait l’éloge de son compagnon, « qui ne dérogea pas à la noblesse de sa naissance en s’adonnant au noble exercice de la comédie »
; il rappelle le succès que ces pièces ont eu pendant de longues années, et promet une seconde série non inférieure à la première ; mais il ne paraît pas que celle-ci ait jamais vu le jour. On voit par le titre même du recueil de Scala que les Gelosi jouaient à l’impromptu non seulement des comédies, mais encore des pastorales et des tragédies. Toutefois les comédies sont beaucoup plus nombreuses que les autres ; il y en a quarante, et des autres il n’y a que dix10, et encore ces dix dernières offrent un singulier mélange de tous les genres. Ce sont plutôt ce que nous appellerions des mélodrames ou des féeries. La Forsennata prencipessa (la Princesse qui a perdu l’esprit) est seule
qualifiée de tragédie. Rosalba incantatrice (Rosalba magicienne) est intitulée opera heroica. L’innocente Persiana (l’Innocente Persane), L’Orseida, L’Alvida, La Fortuna di Foresta, prencipessa di Moscou, portent le titre d’opera regia, œuvre royale.
Ces pièces étaient encore plus remplies d’extravagances que les comédies. Elles se passaient dans des contrées tout à fait fantastiques qu’on appelait Sparte, le Maroc, l’Égypte, la Moscovie ou la Perse. Isabelle était fille du roi d’Égypte ou veuve spartiate, et Burattino, Pedrolino, Arlequin étaient mêlés à des personnages comme Oronte, roi d’Athènes, et Oreste, roi de Lacédémone. La magie y jouait un grand rôle. La fantaisie y dépassait toute mesure. Dans L’Orseida, par exemple, un ours fait un personnage galant, et même un personnage de mari et de père.
Ces pièces sont surtout ce que nous appellerions des pièces à grand spectacle. Ainsi, au deuxième acte de La Forsennata prencipessa, un navire est attaqué par une barque ; un combat se livre entre les gens qui montent la barque et ceux qui sont dans le navire ; et le navire vainqueur entre dans le port. Tout cela s’exécute sur la scène. Nous pouvons nous former par là une idée de la science des décors et des machines où les Italiens étaient parvenus grâce à Baldassare Peruzzi et à ses élèves ; mais là n’est pas le véritable intérêt du recueil de Flaminio Scala.
Les comédies sont toutes en trois actes. Si elles étaient dialoguées, leur étendue serait considérable, car le va-et-vient des personnages est très actif et le nombre des scènes très multiplié. Le lieu de la scène est indiqué dans les diverses villes d’Italie, à Rome, à Venise, à Florence, à Naples, à Ferrare, à Pérouse, à Parme, à Pesaro, etc. Mais le théâtre représente presque toujours le même décor traditionnel, au moins dans ses dispositions principales. « Le théâtre se compose de deux parties, dit M. Maurice Sand décrivant le théâtre construit par Palladio à Vicence ; l’avant-scène, demi-cercle en plate-forme qui s’avance jusqu’au bas des gradins ; et en arrière la scène proprement dite où sont posés les décors. Mais les décors sont plantés différemment de ceux de nos théâtres. La scène est divisée en trois arcades, et sous chaque arcade on voit posée, sur un terrain en pente, une rue véritable, bordée de maisons de bois, qui vient du fond du théâtre aboutir sur l’avant-scène, censée une place publique. Les acteurs peuvent donc jouer et circuler dans toutes les rues, se cacher, épier,
écouter ou surprendre très naturellement des secrets et des mystères qui sont parfois impossibles à mettre en scène sur nos théâtres modernes. »
Tel est en effet l’aspect général du théâtre figuré dans les comédies imprimées avec vignettes au seizième siècle, aspect non pas uniforme, cependant. Il y a parfois trois rues, parfois deux, ou une seule avec arcades11. L’acteur chargé de réciter le prologue indiquait ordinairement aux spectateurs la ville et les monuments qu’ils avaient devant leurs yeux : « Cette cité pour aujourd’hui sera Ferrare, et ce fleuve que vous apercevez sera le célèbre Pô. Et voilà le grand palais et la cour ducale, et plus loin la prison, etc. »
Il y avait aussi des scènes d’intérieur, pour lesquelles il fallait un décor spécial. Dans un scénario de Scala, le paysan Cavicchio veille dans sa cabane, avec sa femme et ses enfants, qui fabriquent des paniers. Lui, pour tenir sa famille en gaieté et aider au travail de la nuit, chante en s’accompagnant de la cornemuse. Cavicchio, entendant du bruit au dehors, sort avec une lumière et se trouve en présence d’une ronde de soldats ; saisi de frayeur, il crie et appelle sa femme à son secours ; mais le capitaine le rassure, et Cavicchio,
reprenant sa cornemuse, fait danser sa femme, ses enfants, les soldats et jusqu’au capitaine. Le théâtre représentait aussi des jardins, des forêts, des cavernes, etc. ; mais la perspective ordinaire, au milieu de laquelle se déroulaient les événements de la comédie, c’était cette piazetta ou ce carrefour, doré de soleil, divisé en coins et recoins mystérieux, qui, avec une plus grande simplicité d’architecture, a servi également à nos premiers poètes comiques.
Flaminio Scala a soin d’indiquer en tête de chaque pièce les accessoires qui sont nécessaires pour la représenter. Il inscrit, par exemple, dans la liste des robbe per la commedia : « des bâtons pour bâtonner (bastoni da bastonare), beaucoup de lanternes, une chatte vivante▶ et un coq ◀vivant, quatre chiens de chasse, un pot de nuit avec du vin blanc dedans, des costumes de notaires, de pèlerins ou de voyageurs, une lune simulée qui se lève, etc. »
Le nombre des personnages est habituellement de douze ou quinze, divisés par groupes. Ainsi vous avez Pantalone de’ Bisognosi, Vénitien, avec sa fille Isabelle, son fils Oratio, son valet Pedrolino et sa servante Franceschina. Vous avez, d’autre part, Zanobio ou Cassandro ou le docteur Gratiano Forbisone avec sa fille ou sa femme Flaminia, son fils Flavio ou Cinthio, son valet Arlequin, sa servante Ricciolina ; puis le capitan, Burattino, valet du capitan ou hôtelier ou jardinier, et la vieille Pasqualina. Voilà l’ensemble de personnages qu’on retrouve dans la plupart des pièces comiques.
Ces pièces sont toutes fondées sur des intrigues amoureuses. L’amour règne plus souverainement sur ce théâtre que sur aucun autre ; il est le seul mobile qui fasse agir ce monde aux costumes pailletés et bariolés, et c’est l’amour sans hésitation et sans combats, l’amour dans toute sa franchise, en pleine lumière. Isabelle découvre à Flavio qu’elle est énamourée de lui ; Flavio doucement la console en s’excusant de ne pouvoir répondre à son amour, parce qu’il aime Flaminia12. Cinthio et Oratio sont en rivalité auprès d’Isabelle ; Isabelle à son balcon demande à l’un et à l’autre quelles sont les qualités qui l’ont rendu amoureux. Oratio loue la beauté du corps et décrit l’une après l’autre ses perfections. Cinthio loue la beauté de l’âme et vante tous les dons exquis qui l’ont fait brûler pour elle. Isabelle dit à Cinthio qu’il jouira de la beauté de son esprit et lui souhaite le bonsoir ; elle dit à Oratio qu’il jouira de l’autre beauté et sera son mari.
Les jeunes gens et les jeunes filles s’expliquent sur tout cela avec une simplicité tout italienne, et nous rappellent ces dames romaines dont parle Stendhal, qui, fermant leur porte à tous les visiteurs, font dire pour excuse que la signora est innamorata.
Nous allons donner un aperçu de quelques-unes de ces comédies. Elles sont toutes précédées d’un argument qui contient les explications indispensables et indique sommairement le sujet. Cet argument était-il lu ou récité avant la représentation ? Cela est très probable, à en juger par les comédies écrites dans lesquelles les prologues sont d’un constant usage.
Voici, par exemple, l’argument de La Fortunée Isabelle (Journée III). « Il y avait à Gênes un jeune homme bien né et riche nommé Cinthio, lequel, resté sans père ni mère, n’avait qu’une sœur douée d’une beauté rare et d’une éducation distinguée. Il advint que le frère, qui n’avait d’autre désir que de la bien marier, se lia d’amitié avec un certain capitaine, lequel ne souhaitait rien tant que d’épouser ladite sœur. Cinthio, entrant dans les vues de son ami, parla du capitaine à sa sœur qui montra des sentiments favorables. Le mariage fut donc convenu et l’on échangea sa foi et sa parole.
Mais il arriva que des affaires importantes obligèrent le capitaine de se rendre à Naples. Il partit, promettant de revenir dans très peu de temps. Les noces auraient lieu dès son retour. Une fois à Naples, le capitaine, oubliant ses promesses, y demeura trois ans, Cinthio, n’en recevant point de nouvelles, se décida à chercher, et avec une meilleure fortune, un mari à sa sœur. Celle-ci, apprenant ce que son frère projetait, lui déclara qu’elle ne voulait plus se marier. Tourmentée par Cinthio à ce sujet, Isabelle (c’était le nom de la sœur) prit le parti de quitter le pays. Elle s’enfuit déguisée en servante, accompagnée d’un serviteur, et parvint à Rome. Le capitaine, de son côté, était venu dans cette ville et était sur le point d’y prendre femme. Isabelle reproche au capitaine son manque de foi et trouve moyen de contenter son ressentiment. Elle consent, par la suite, après diverses aventures, à accepter un autre époux, à la grande satisfaction de son frère Cinthio. »
Cette situation que Flaminio Scala développe en trois actes, peut être considérée comme une des plus simples et des plus communes qu’offrent les pièces représentées par les Gelosi. Voici encore quelques analyses sommaires. « Dans Lo Specchio (le Miroir), Isabelle, fille illégitime de Pantalon,
est amenée à Rome par sa mère Olympia et introduite dans la maison de son père sous l’habit de page et sous le nom de Fabritio. Pantalon a perdu un diamant d’un grand prix. Fabritio lui promet de le lui faire retrouver au moyen d’un miroir magique. Le faux page, en regardant dans cette glace, feint d’y voir s’y dessiner tous les événements passés, la jeunesse de Pantalon et son amour pour Olympia, Olympia abandonnée donnant le jour à une fille, cette fille grandissant, venant à Rome, se déguisant en page pour entrer chez son père, et s’écriant enfin : “Padre mio, io son quella e Olympia è mia madre !” (Mon père, c’est moi qui suis cette fille et Olympia est ma mère !). »
Pantalon, attendri, l’embrasse, lui donne pour mari Oratio qu’elle aime, et lui-même répare ses torts envers Olympia.
Dans Il Porta-lettere (le Porte-lettres, ou le Facteur de la poste comme nous dirions aujourd’hui), Stefanello, Vénitien, est en correspondance pour marier sa fille Ortensia à un jeune homme de Gênes nommé Flaminio. Un gentilhomme de Venise amoureux de la jeune fille veut l’enlever ; il est tué par le père et des bravi apostés. Stefanello fuit d’abord à Bologne et de Bologne à Rome, ayant pris le nom de Pantalon et sa fille celui d’Isabelle. Cependant Flaminio, qui n’était pas satisfait de l’hymen qu’on lui préparait, s’était enfui de Gênes et était venu à Bologne, où il s’était épris d’Isabelle, qu’il avait suivie à Rome. C’est dans cette ville que se passe la pièce. Elle est fondée surtout sur un tour que joue le capitan, qui a lu une lettre que Pantalon envoyait à Venise, et dans laquelle il a vu le vrai nom de celui-ci et de sa fille. Le capitan a excité la jalousie de Flaminio ; mais il affirme à Flaminio qu’il est amoureux per fama d’une jeune Vénitienne nommée Ortensia. Flaminio s’émerveille de la rencontre et jure au capitan qu’il le servira dans son amour. Le capitan accepte sa parole. Il se donne à Pantalon pour envoyé par ses ennemis de Venise afin de le tuer ; mais touché de la beauté d’Isabelle, il renonce à son projet et demande la main de sa fille. Isabelle découvre à Flaminio qui elle est et qui est son père. Le capitan oblige Flaminio, en vertu de l’engagement d’honneur qu’il a pris, à demander pour lui la main d’Ortensia à Pantalon. Mais, satisfait de la fidélité de Flaminio à sa parole, il renonce à la jeune fille et la cède à son ami. Le rôle du capitan est, dans ce canevas, loin d’être grotesque, et cela, du reste, arrive fréquemment dans les pièces des Gelosi.
Dans Il Giusto castigo (le Juste châtiment), Flavio, mari de Flaminia, jaloux d’Oratio, feint de partir pour la guerre de Hongrie. Après un certain laps de temps, il revient avec le capitan, son ami, dont il se fait passer pour le valet. Le capitan, qui dit s’en revenir de la guerre de Hongrie, raconte à Flaminia, qui se croit veuve, la mort de son mari. Il lui apporte et lui remet une cassette et une lettre que Flavio lui a confiées avant de mourir. Dans la lettre, Flavio raconte comment la jalousie qu’il a conçue contre Oratio et les preuves qu’il a cru avoir de l’infidélité de Flaminia ont été cause de son départ et de sa mort. Flaminia, innocente, pleure la triste erreur de son mari. Cependant Oratio, qui poursuit Flaminia, bien qu’il soit aimé d’Isabelle, obtient de Pantalon la main de sa fille Flaminia. Flaminia, que le récit de Flavio a plongée dans le désespoir, veut tuer le traître ; après quoi, elle ira mourir sur le tombeau de son époux. Elle lui donne un rendez-vous et s’arme d’un poignard pour satisfaire sa vengeance ; mais le prétendu valet du capitan, qui a assisté à ces différentes scènes et qui s’est convaincu de l’injustice de ses soupçons, se démasque. Oratio, forcé d’avouer son imposture, se met à la merci d’Isabelle. Celle-ci, après avoir obtenu grâce pour la vie de celui qu’elle a aimé et qu’elle n’aime plus, lui ordonne d’aller vivre dans la solitude, et quant à elle, elle épouse Cinthio.
On voit que sur le théâtre des Gelosi et dans les comédies même, l’élément comique ne prévalait pas exclusivement ; le sentiment, la passion et le drame y tenaient une bonne place ; la bouffonnerie n’y était souvent qu’accessoire et épisodique, et ainsi mesurée elle n’en produisait sans doute qu’un plus grand effet. Les lazzi sont, au moins dans le plus grand nombre des canevas, bien loin d’être aussi prodigués qu’ils le furent à une autre époque.
On les emploie tantôt pour occuper la scène pendant que des événements plus ou moins importants sont censés se passer dans la coulisse, tantôt pour égayer une fin d’acte. C’est, par exemple, la désolation burlesque d’Arlecchino, de Pedrolino et de Burattino mangeant un plat de macaroni en pleurant tous trois à chaudes larmes à cause d’un accident qui est survenu à la femme de Pedrolino. — Ou bien, c’est Burattino dupé par deux larrons : « Burattino, ayant été chercher des provisions pour l’hôtellerie, revient avec un panier plein de victuailles. Mais il veut d’abord prendre un acompte sur le souper et manger quatre bouchées avant de rentrer chez lui. Il s’assied au milieu de la scène et
se dispose à manger, quand deux voleurs viennent, le saluent très poliment et s’assoient sans façon de chaque côté de lui. L’un des deux entame la conversation et lui raconte qu’il est du pays de Cocagne, pays où l’on mange fort grassement et copieusement. Pendant ce temps, l’autre compagnon mange une partie des provisions de Burattino. Ayant fini, il prend la parole, et attirant toute l’attention de Burattino qui l’écoute la bouche béante, il lui fait un discours en trois points sur l’indélicatesse des voleurs et sur les châtiments rigoureux qui les attendent. Pendant ce temps-là, le premier orateur du pays de Cocagne dévore et avale les restes du panier. Après quoi ils s’en vont avec force politesses. Burattino, revenu de l’étourdissement que lui a causé leur flux de paroles, se met en devoir de manger, mais ne trouve plus que le vide et rentre chez lui en pleurant. »
Un certain nombre des canevas des Gelosi sont purement burlesques ; l’on n’y voit d’un bout à l’autre que scènes nocturnes, quiproquos, trocs de costumes, gourmades et horions pleuvant de toutes parts. On peut citer, entre autres, ceux intitulés : Le Pédant, La Chasse, L’Arracheur de dents, etc. Dans ce dernier canevas, Pantalon et son fils Oratio étant rivaux auprès d’Isabelle, il y a un concert assez plaisant entre tous les personnages pour faire accroire à Pantalon que son haleine est empestée. Pantalon, qui songe à se remarier, prend le parti de faire extraire les molaires d’où cette infirmité provient sans doute. C’est Arlequin déguisé qui fait le cavadente. Avec d’énormes tenailles il arrache d’un seul coup quatre bonnes dents à Pantalon. Celui-ci, dans l’excès de la douleur, s’accroche à la barbe de l’opérateur ; cette barbe est postiche et lui reste dans les mains. Arlequin s’enfuit ; Pantalon se met à sa poursuite, etc. Dans La Chasse, l’exposition, l’ouverture de la pièce est vive et originale. C’est l’aube du jour. Pantalon, à sa fenêtre, sonne du cor pour donner le signal aux autres chasseurs. Gratiano à sa fenêtre lui répond par une fanfare. Burattino et Claudione le Français font de même. Quand ils se sont retirés, Isabelle se montre à la fenêtre de Pantalon et implore le soleil, afin qu’il hâte sa marche et qu’elle puisse voir Oratio. Flaminia apparaît également, de l’autre côté, à la fenêtre du docteur et accuse la lenteur de l’aurore qui lui fait attendre la vue de Flavio. Au même instant, les chasseurs, vêtus d’habits ridicules, traversent la scène à grand bruit et s’éloignent. Le bruit des cors s’éteint à peine dans le lointain, que Flavio et Oratio accourent, etc.
Dans les pièces de ce genre, qui sentent un peu le carnaval, les personnages se livrent à une course folle les uns après les autres, et le dénouement a lieu au milieu d’un tumulte extravagant ; elles supposent une verve endiablée chez tous les acteurs. La Sposa (l’Épousée), par exemple, qui forme la dixième journée du recueil, devait être quelque chose de tout à fait analogue à notre moderne Chapeau de paille d’Italie. L’exposition se fait par la noce de Pedrolino et de Franceschina emmenés par les sonneurs de trompe et les facchini. Le désordre se met dans la noce, grâce à Isabelle, et c’est ensuite une sarabande comique qui ne laisse pas aux spectateurs le temps de respirer jusqu’à la fin du troisième acte.
Les situations sont souvent risquées, choquantes à un point qu’on a peine à se figurer. On comprend ce que l’acteur français Des Lauriers, surnommé Bruscambille, disait, à quelque temps de là, dans un de ses prologues en parlant de la farce française : « Je puis dire avec vérité que la plus chaste comédie italienne est cent fois plus dépravée de paroles et d’actions qu’aucune des nôtres. »
Bornons-nous à quelques indications sur ce point délicat.
Dans Il Vecchio geloso (le Vieillard jaloux), Isabelle, femme de Pantalon, au milieu d’un bal champêtre, fait une confidence à son mari. Celui-ci s’empresse d’aller trouver la maîtresse du logis, et, guidé par celle-ci, il conduit Isabelle vers une logette qui se trouve au fond du jardin. Il y fait entrer Isabelle, et se tient à la porte pour écarter les importuns. Lorsque Isabelle sort, Pantalon lui essuie le front et lui fait de tendres reproches, en lui recommandant bien, lorsqu’une pareille volonté lui viendrait encore, de ne pas hésiter à l’avertir. Or, la logette où est entrée Isabelle est le galetas du jardinier Burattino ; et l’amoureux Oratio, dont la maîtresse du logis est complice, s’y tient caché. À quelques scènes de là, le jardinier vient demander à Oratio de l’indemniser pour son bois de lit qu’il a trouvé tout rompu13.
Dans Le Burle d’Isabella (les Ruses d’Isabelle), Pantalon ayant marié sa servante Franceschina à Burattino l’hôtelier, leur a promis un cadeau de mille ducats le jour où Franceschina mettrait au monde un enfant du sexe masculin. Cet enfant se fait attendre et les deux époux s’accusent mutuellement du retard. Pedrolino, déguisé en mendiant, s’arrête à la porte de l’hôtelier. Un faux marchand vient remercier tout haut le faux mendiant du service que celui-ci lui a rendu en lui donnant le secret d’avoir un héritier. Un autre vaurien, également d’accord avec Pedrolino, lui apporte de l’argent pour le récompenser de lui avoir rendu le même service. Burattino, qui entend cela, appelle sa femme, et les voilà tous les deux à questionner ce mystérieux opérateur. Pedrolino ne peut leur révéler son secret, mais libre à eux d’éprouver l’excellence de ses connaissances occultes. Le mari et la femme, s’étant consultés, le cajolent et l’entraînent chez eux. Lorsque ensuite Burattino rencontre Pantalon, il l’engagea tenir prêts ses mille ducats, parce que Franceschina ne peut tarder de mettre au jour un garçon.
Ces exemples, non choisis parmi les pires, suffisent à montrer qu’une grande licence régnait sur le théâtre des Gelosi, et pourtant il est certain que cette troupe était en progrès sensible sous ce rapport et qu’elle frappait, au contraire, les contemporains par une décence inaccoutumée. Niccolo Barbieri dit Beltrame, dans sa Supplica, nous explique une amélioration que nous aurions, sans lui, quelque peine à comprendre. Parlant des comédiens antérieurs aux Gelosi, « ils n’hésitaient
pas, dit-il, à pousser la vraisemblance jusqu’à faire comparaître sur la scène un homme nu, s’échappant d’un incendie nocturne, ou une femme dépouillée par des brigands, attachée à un arbre par quelques lambeaux d’étoffe, et à produire d’autres spectacles du même genre ou plus indignes encore d’être mis sous les regards de galants hommes14 »
. Chez les Gelosi, au contraire, la scène était généralement respectée ; et encore, et encore ! il n’est pas rare qu’au dénouement, les Isabelle, les Flaminia, les Flavio et les Oratio arrivent sur le théâtre in camiscia. Mais enfin il est constant que les Gelosi se piquaient d’une certaine réserve et que cette réserve au moins relative paraissait tout à fait remarquable et de nature à écarter tout reproche. La troupe n’avait-elle pas pour devise un Janus à double face avec cette légende jouant sur le nom de Gelosi :
Virtù, fama ed onor n’ ser gelosi.
Les bizarres équipées attribuées sur le théâtre
aux Isabelle, aux Célia, aux Aurélia ne les empêchaient nullement, à ce qu’il paraît, d’être tenues en haute estime, quand elles savaient conserver dans la vie privée une dignité convenable. Niccolo Barbieri dit simplement à ce sujet : « Ces fictions ne peuvent corrompre l’âme des comédiennes, puisque c’est l’usage de l’art. »
À une époque plus rapprochée de nous, le marquis d’Argens, remarquant aussi le contraste existant entre la liberté presque illimitée de la scène italienne et les mœurs souvent correctes des actrices de cette nation, l’expliquait par la considération même dont les comédiennes jouissent en Italie. « Elles participent, disait-il, à tous les honneurs de la société civile ; elles sont encouragées par les égards qu’on a pour leur talent ; et leur profession n’ayant rien que de brillant, elles tâchent de ne point se rendre méprisables. »
En ce qui concerne Isabelle Andreini, l’héroïne de tant d’aventures cavalières, il y a parmi ses contemporains unanimité pour célébrer sa vertu. Dans des vers latins composés à sa louange, on l’appelle :
Sæculi Sulpiciam,Florem illibatum populi, suadæque medullam.
— On la loue de réunir en elle Cypris, Minerve et Junon,
Casto conjugio, sophia, vultusque decore.
Et plus tard, son fils Giovanni-Battista, dans Le Théâtre céleste, revendiqua presque pour elle l’auréole de la sainteté.