(1895) Histoire de la littérature française « Seconde partie. Du moyen âge à la Renaissance — Livre I. Décomposition du Moyen âge — Chapitre II. Le quinzième siècle (1420-1515) »
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(1895) Histoire de la littérature française « Seconde partie. Du moyen âge à la Renaissance — Livre I. Décomposition du Moyen âge — Chapitre II. Le quinzième siècle (1420-1515) »

Chapitre II
Le quinzième siècle (1420-1515)

1. L’antiquité et l’Italie. Décadence générale de la littérature française ; exceptions individuelles. Charles d’Orléans : esprit et grâce.

— 2. Brutalité et grossièreté de l’esprit du temps. Le sentiment national et l’idée de la mort. — 3. Villon ; sa vie : sa poésie. Sincérité de l’impression et du sentiment. Inspiration lyrique : personnelle et humaine. — 4. Commynes : sa vie : son caractère, son intelligence ; les idées directrices de Commynes ; sa philosophie.

— 5. Fin de la poésie féodale : les grands rhétoriqueurs.

Le xve  siècle continue et développe les caractères du xive  : épuisement, dissolution, ou monstrueuse déviation des principes vitaux du moyen âge, intermittente et comme inquiète éclosion de quelques bourgeons nouveaux, effort incomplet et encore entravé des formes futures vers la vie.

1. Charles d’Orléans.

Les premières années du règne de Charles VII appartiennent surtout au troupe des humanistes qui commencent à épeler avec un accent nouveau les auteurs tant de fois compilés et cités parle pédantisme des siècles précédents. Ne nous arrêtons pas à l’excellente Christine Pisan114, bonne fille, bonne épouse, bonne mère, du reste un des plus authentiques bas-bleus qu’il y ait dans notre littérature, la première de cette insupportable lignée de femmes auteurs, à qui nul ouvrage sur aucun sujet ne coûte, et qui pendant toute la vie que Dieu leur prête, n’ont affaire que de multiplier les preuves de leur infatigable facilité, égale à leur universelle médiocrité. Il faut l’estimer, étant Italienne, d’avoir eu le cœur français, et d’avoir rendu un dévouement sincère et désintéressé aux rois et au pays dont longtemps les bienfaits l’avaient nourrie ; le cas n’est pas si fréquent. Elle y a gagné du reste d’avoir écrit dans de beaux élans d’affection émue cinq ou six strophes ou pages qui méritent de vivre115. Cette Italienne qui sait le latin a quelque souci de la phrase, et quelque sentiment des beaux développements largement étoffés.

L’effort est plus marqué et parfois plus heureux dans les œuvres d’Alain Chartier116 dont le nom surnageant presque seul au xvie  siècle dans le naufrage de tout le passé, a usurpé longtemps une estime trop glorieuse : il n’est pas si au-dessus de son temps qu’on l’imaginait jadis. Rien117 ne subsiste de ses vers sans âme, prosaïque produit de la frivolité chevaleresque, où le fond est vain sous la forme fausse. Mais sa prose française est d’un homme qui a vécu avec les anciens : dans ces cadres118 qu’il emprunte encore un peu trop volontiers au goût du moyen âge, dans ces visions pédantesquement allégoriques où ratiocinent interminablement de sèches abstractions, le détail du style, le moule de la phrase viennent de Cicéron et de Suétone : surtout Chartier imite Sénèque, et s’essaie, parfois avec bonheur, à en retrouver la brièveté nerveuse et le trait119. Ce choix de Sénèque comme modèle de style est un des signes avant-coureurs de la Renaissance où l’on peut le moins se tromper.

Puis, avec une exagération qui marque mieux la nouveauté du dessein, Chartier élimine de son discours les faits, les circonstances de temps et de personnes pour se tenir dans les idées générales : il pousse l’amour du lieu commun jusqu’à la plus vague amplification. C’est une sorte de Balzac du xve siècle, mais ce Balzac, comme l’autre, fait faire à notre prose sa première rhétorique, et par ses exercices l’assouplit et l’élève. Qu’il rencontre un sentiment vrai (et il l’a eu, le même que chez tous les grands lettrés du temps : le patriotisme et la pitié du peuple), alors il écrira les plus fermes et les plus nobles pages de prose qu’on ait avant La Boétie et L’Hôpital : des pages qui n’ont guère plus vieilli que les meilleures du xvie siècle.

Il était impossible que l’influence de l’Italie ne se liât pas à celle de l’antiquité : c’était à vrai dire, on l’a vu, par l’Italie que s’était éveillée chez nous une intelligence, nouvelle des anciens, et que de nos scolastiques se dégageaient péniblement encore des humanistes. De toutes parts, depuis le xive  siècle, l’Italie pénètre chez nous. Christine de Pisan est toute Italienne de sang : une Italienne vient épouser Louis d’Orléans, et nous donne un poète. Dans ce va-et-vient de Français qui vont au-delà des monts, d’italiens qui viennent par deçà, il se produit une incessante infiltration des mœurs et de l’esprit d’une race plus raffinée, et même un renversement des rapports littéraires qui jusque-là avaient existé entre les deux pays. L’Italie commence à nous rendre ce qu’elle a reçu de nous : ses auteurs sont mis sur le pied des anciens, traduits et goûtés comme tels, Boccace après Pétrarque, et plus que lui, d’autant qu’il a de quoi charmer les courtisans avec les érudits. Dès les premières années du siècle, et peut-être plus tôt, un chevalier français attaché aux rois de Naples de la maison d’Anjou donne à sa dame en sa langue le roman de Troïlus, qu’il a tiré d’un poème de Boccace120. Le Décaméron, plusieurs fois traduit, devient le bréviaire des gens de cœur : et Boccace, le Pogge fournissent une partie de leur matière aux conteurs des Cent Nouvelles nouvelles, inspirent le reste.

Il n’est pas jusqu’au grand Commynes sur qui n’agisse le charme de l’Italie : il n’a pas besoin de la subtilité d’outre-monts pour savoir traiter une affaire, mais à voir de quel ton, combien longuement il décrit Venise, lui qui est si peu descriptif de nature, on peut juger de l’impression qu’il en a reçue. Il ne serait pas téméraire d’affirmer que c’est à Venise, voyant en quelle vénération la république conserve à Padoue un os de Tite-Live, qu’il a lu quelque traduction française ou italienne de l’historien romain : car on ne saurait trouver dans la Chronique de Louis XI une trace de la lecture de Tite-Live, au lieu que dans la Chronique de Charles VIII, beaucoup plus courte, la pensée de l’historien se reporte complaisamment vers les Romains et vers le peintre de leur grandeur. Mais alors nous sommes sortis décidément du moyen âge : le contact décisif s’est produit.

Jusqu’à ce moment fécond, tous les germes semblaient sécher et les efforts échouer. La littérature suit sa courbe descendante, à peine de loin en loin relevée par l’accident heureux de quelque talent individuel. Tandis que la poésie chevaleresque devient chaque jour plus froide, ou plus extravagante, un homme lui donne sur son déclin une perfection fugitive et la grâce exquise des choses frêles : c’est le prince Charles d’Orléans121, le fils de Valentine de Milan, demi-italien de naissance, et qui, du privilège de sa race plus que par une studieuse assimilation, posséda l’art des formes sobres et charmantes. Toute sa valeur est là : il sait mesurer la phrase à l’idée, le poème au sujet. Pas de grandes machines, ni de vastes compositions : quand il s’y essaie, il ennuie, mais il n’essaie pas souvent. Il a de petits fragments d’idées, de fines pointes de sentiments, une mousse légère d’esprit : avec goût — mot nouveau, chose nouvelle — il détermine les dimensions du cadre, où une telle inspiration aura toute sa valeur : rondeaux, ballades, virelais, c’est l’affaire de quelques vers, et pas plus. Ses sujets sont peu de chose : la banalité de l’amour courtois, la banalité du renouveau qui chasse l’hiver. Mais il a le don du style : il renouvelle ces thèmes usés, à force de grâce imprévue, d’images fraîches ; ce que tout le monde a dit depuis trois siècles, il le dit, mais comme personne. Son imagination, où fleurissent tous les lieux communs, est d’autant plus heureuse et sereine en son expansion spontanée, que le jeu n’est pas troublé chez lui par d’inquiétantes dépenses du cœur ou de l’intelligence. Quelques observations morales qu’il démêle à l’aide de personnifications discrètes marquent la puissance de son esprit. Sur toutes les hautes pensées, il est muet, l’esprit immobile dans son horizon fermé : le cœur est vide de sentiment profond. Dans le soupir du prisonnier qui se voudrait chez lui, en sa douce France, bien à l’aise, je ne puis reconnaître un accent de patriotisme. Il n’a pas plus de sentiment national que de véritable amour.

Charles d’Orléans passa la première moitié de sa vie à chanter sa dame, et la seconde à se moquer des dames. Je l’aime mieux dans ce second rôle : il est plus sincère. Quand il eut cinquante ans et qu’il eut passé l’âge d’être décemment amoureux, il jeta le masque, et s’en donna de persifler les amoureux. Il s’établit — vers la cinquantaine, alors que délivré de sa longue prison, sans grand souci des affaires publiques ni même de ses prétentions princières, il vivait grassement, oiseusement, aux bords de la Loire, dans son aimable Blois, au milieu de sa petite cour de gentilshommes lettrés et de poètes quémandeurs, — il s’établit pour le reste de ses jours dans son personnage d’homme du monde aimable et désabusé : raillant l’amour et les dames, et les jeunes gens qui s’y donnent sérieusement, chansonnant amis et indifférents, avec une malice qui n’appuie pas, et pique sans blesser, jouissant de la vie sans illusion, et prêt à la mort, ne souhaitant plus qu’en « hiver du feu, du feu, et en été boire, boire », avec cela bonne compagnie et gais propos, de tout le reste du monde ne s’en souciant pas, et ne lui demandant pas plus qu’il ne lui donne : enfin, le plus gracieux des égoïstes et des épicuriens, qui même devança peut-être les hardiesses païennes du siècle suivant, si l’on s’arrête à cette inquiétante forme de serment qui lui échappe :

Par mon âme, s’il en fut en moi.

Ce dernier trait, à peine indiqué, achève la figure.

2. Sentiment national et idée de la mort.

Tel qu’il est, Charles d’Orléans est d’un type si complet et si pur, qu’il est unique en son temps. Partout ailleurs, l’art est plus indécis, l’esprit plus lourd, l’immoralité plus épaisse. L’esprit chevaleresque et l’esprit bourgeois, si opposés en leurs formes, se réconcilient dans l’obscénité, et dans la brutalité cynique du scepticisme moral. On peut en juger par les Cent Nouvelles nouvelles, faites pour la cour de Bourgogne122.

L’humeur individuelle diversifie les tons : Antoine de la Salle, dans son Jehan de Saintré, bafoue la chevalerie, sous ombre de l’exalter, avec une délicieuse et impitoyable légèreté d’ironie. Ses Quinze Joies, de mariage dérobent la dérision cynique de la famille sous le même ton d’innocente malice. La touche est plus forte, la précision plus sèche et plus brutale dans les Cent Nouvelles nouvelles, dont il fut le principal et peut-être l’unique rédacteur123.

Coquillard, prêtre et juriste, plus lourd bien que Champenois, moins aisé et moins net, se donne le double plaisir de dauber la justice par la forme, et les femmes par le fond de ses impudentes satires. Henri Baude est parfois étonnant d’audace naturaliste, dans sa manière sobre et mordante, où il détache d’un mot sec et saisissant la réalité qu’il veut montrer : et Dieu sait sur quelles réalités tombe son œil implacable d’observateur et de peintre ! Autre accent dans le cynisme assaisonné de franche gaieté et de fantaisie délirante de Patelin, à qui nous reviendrons.

On a des chansons du xve  siècle, populaires au moins par leur vogue : qu’y trouve-t-on ? la fade sentimentalité qui encore aujourd’hui partage les applaudissements avec la grosse ordure dans nos cafés-concerts, d’innocentes mièvreries émanées de la haute littérature allégorique, et qui une fois sur vingt échappent à la puérilité, une fois sur cent atteignent l’exquise délicatesse : avec cette poésie de rêve, la réalité sans voiles, dans toute sa brutalité, dérision du mariage et de la famille, âpre désir des jouissances grossières, filles qui partent avec les gens d’armes, soudards avides de pillage, accourant comme des bêtes de proie aux provinces où il y a guerre : en somme, le plus complet nihilisme moral adouci par les tons chauds d’une verve robuste.

Il n’est pas jusqu’à l’éloquence de la chaire, que n’envahisse l’esprit de raillerie brutale ou bouffonne. La foi ne manquait pas aux Maillard, aux Menot, à ces fougueux va-nu-pieds de cordeliers, qui disaient leurs vérités à tout le monde, durement, impudemment, ne ménageant personne, ni la coquette bourgeoise, ni le prince luxurieux ; mais c’était une étrange éloquence que la leur, tandis qu’ils livraient leurs auditeurs, âme et corps, à Satan, et qu’à la chair joyeuse, éclatante de vie, ils donnaient le frisson de la mort soudainement découverte, le dégoût apeuré de la pourriture inévitable et prochaine. Jovialités facétieuses, et brusques indignations, apostrophes brutales, apologues satiriques, dialogues comiques ou dramatiques, quolibets des halles et pédantisme de l’école, descriptions saisissantes de vérité vécue, et parfois à l’aventure d’étonnantes images de mélancolie profonde, des jets hardis de poésie pittoresque, tout se mêlait, se heurtait dans cette verve puissante dont ils enlevaient les foules, grands et peuple. Ils faisaient ainsi de la religion une chose vivante et populaire : tant pis si elle y perdait sa pureté, sa fière et divine idéalité.

Ainsi, de l’honneur, de la foi féodale, il ne faut plus parler, et voici que la foi religieuse elle-même n’est plus de force à enlever l’homme, à créer de nobles formes d’âme et d’existence. Pour subsister, pour avoir une action encore efficace, il faut qu’elle se mette au ton du siècle, et, dans sa voix au moins et ses gestes, marque prendre sa part de la dégradation universelle. N’est-il donc point au xve  siècle de ces sentiments généraux, qui font courir à travers une société, du haut en bas, une commune aspiration à quelque idéale et hautaine manière d’être ou d’agir ? Ces sentiments, dans l’ordre littéraire, sont comme une source publique d’inspiration qui répare parfois les insuffisances de l’originalité personnelle, mais aussi comme un lien qui rassemble les divergences infinies des tendances individuelles : ce sont eux qui font l’homogénéité et l’unité des grands siècles artistiques. Le xve  siècle n’a point été dépourvu de ces principes ; il en a connu deux qui ont fait contrepoids aux forces dissolvantes et dégradantes.

L’un, issu des profondeurs de la nation, est le sentiment national, inséparable de la pitié du pauvre peuple. On peut dire que la moitié des pages éloquentes ou des émotions poétiques du xve  siècle (comme déjà du xive ) est un produit du patriotisme, l’expression d’un amour nouveau de la France, et de la tendresse ou de l’indignation que les misères des humbles et des laborieux excitent. Christine, Chartier, Maillard ou Menot sont là pour l’attester : et il n’est pas jusqu’à cet honnête procureur au Parlement qui versifie en ses bizarres Vigiles la chronique du roi Charles VII, il n’est pas jusqu’à Martial d’Auvergne dont ce sentiment ne relève la plate facilité. Telle chanson anonyme, en son âpre gaieté, nous serre le cœur autant que la plus pitoyable déploration de la vie douloureuse des pauvres gens.

L’autre, le plus vivant rameau du tronc de la foi chrétienne, où toute la sève se porte quand le reste se dessèche, c’est l’idée de la mort qui, sous le poids écrasant des misères, dans l’anarchie morale et religieuse, s’exaspère en un sentiment aigu île l’anéantissement de la chair. La mort, idée centrale du dogme chrétien, se détache de plus en plus de toutes les croyances qui lui donnent sa haute moralité et sa vertu consolante, pour devenir une horreur matérialiste de la fin fatalement assignée aux voluptés égoïstes : terreur des grands, des riches, de tous ceux qui ont et qui jouissent, revanche des petits, des meurt-de-faim, de ceux qui manquent et qui souffrent,, dont elle adoucit le désespoir par la satisfaction qu’elle donne à leur férocité égalitaire, la mort inexorable, universelle est un thème que tous les écrivains représentent à leur tour : lieu commun, sans doute, mais lieu commun non banal, où déborde la pensée intime, obsédante de chaque âme. C’est le temps de la Danse Macabré ; et dans toutes les œuvres de vers ou de prose, sous une forme ou sous une autre, l’idée génératrice de la Danse Macabré apparaît. Chaque âme, avec le ton de son tempérament, avec une légèreté railleuse, avec un désespoir accablé ou grimaçant, avec une philosophique résignation, avec une joie insultante et pourtant angoissée, chaque âme a dit l’universelle nécessité, le mot qui donne pitié des morts, et fait frissonner les vivants. Charles d’Orléans après Deschamps, Chartier après Gerson, Menot avec Maillard, poètes, orateurs, prédicateurs, nul n’y a manqué.

On les retrouve encore, ces deux sentiments généraux, dans les deux œuvres capitales sur lesquelles s’achève l’indécise époque par où le moyeu âge rejoint la Renaissance : dans les œuvres de Villon et de Commynes. Mais ici, la puissance originale de l’individualité les absorbe, et s’y ajoute, soit pour les transformer, soit pour les agrandir.

3. François Villon.

François de Moncorbier124, né en 1431, fut élevé par maître Guillaume de Villon, chapelain de Saint-Benoît-le-Bétourné, dont il prit le nom. Bachelier en 1449, il devint vers août 1452 licencié et maître ès arts. Il habitait chez son père adoptif, où il trouvait une honnête et point trop grave société de gens d’église et, gens de loi. Il fréquenta aussi la maison du prévôt de Paris, Robert d’Estouteville, dont la femme, Ambroise de Loré, « moult sage, noble et honneste dame », faisait bon accueil aux poètes. Il eut vers 1453 ou 54 des écoliers, ces trois « pauvres orphelins » dont il parle quelque part ; c’est pour le leur avoir enseigné que le Donat lui est si familier. Voilà un commencement de sage et bonne vie : mais l’instinct déjà poussait notre Villon dans une autre voie.

Il jouissait des farces grossières et brutales, des rixes, des soulèvements de la tumultueuse population qui réclamait les privilèges de l’Université : il ne se compromettait pas, se contentant de « romancer » et rimer quelque amusant ou scandaleux incident. Mais il hantait la pire société, fils de famille endettés, clercs débauchés ; de la Pomme de Pin à l’hôtel de lu Grosse Margot, il n’était cabaret, et pire, qu’il ne connût. Il devint maître en l’art d’escroquer, par subtil ou effronté larcin, poisson, vin, viande, pain, tripes, de quoi faire une « franche repue » ; c’étaient jeux innocents par où il préludait à de plus sérieux exploits.

En 1455, le 5 juin au soir, prenant le frais après souper, il fut attaqué, blessé par un prêtre, tira sa dague et le tua. Condamné pour ce fait à être pendu, par jugement de la prévôté, il appela au Parlement qui commua la peine en bannissement. Quelles routes le virent, on l’ignore : mais à voir comment il acheva de se gâter, on est tenté d’accorder à M. Schwob qu’il alla vivre avec ces « coquillards » bourguignons parmi lesquels on rencontre plusieurs de ses bons amis. Il obtint en janvier 1456, sous deux noms différents, deux lettres de rémission pour le meurtre du prêtre, et les tripots de Paris le revirent. En décembre, avec cinq compagnons, il escalada les murs du collège de Navarre, crocheta serrures et coffres, et vola un sac de cinq cents écus d’or. Puis, prudemment, il se donna de l’air et partit pour Angers : il fit à l’occasion de ce départ son Petit Testament, où il met sur le compte de certaines mésaventures d’amour son subit départ. Que sa maîtresse l’eût fait battre, il se peut ; mais il n’ajoute pas deux autres motifs qu’il a de voyager : la peur de la justice, et la mission qu’il avait reçue de sa bande d’étudier un coup à faire à Angers sur un vieux moine fourni d’argent comptant.

La découverte des auteurs du vol de Navarre, la prise et les | aveux de l’un d’eux, fermèrent à Villon les portes de Paris. Il erra en Poitou, fut un moment aux gages de Charles d’Orléans, et prit part aux concours que le prince poète instituait : trop connu du duc, et estimé comme il convenait, il passa chez Jean de Bourbon.

Là on le perd de vue. On le retrouve en 1461 : il a passé tout l’été dans la prison de Meung-sur-Loire, enferré, au pain et à l’eau, par ordre de l’évêque d’Orléans : peut-être pour la même affaire où son ami Colin de Cayenne « perdit sa peau », vol et meurtre commis à Montpipeau près Meung. Les choses prenaient un vilain tour : l’évêque n’était pas disposé à lâcher le mauvais garçon, quand Louis XI, récemment sacré, passa près de Meung, donnant des lettres de rémission aux prisonniers dans toutes les villes où il s’arrêtait. Villon eut soin de se faire remettre le vol de Navarre. Il revint à Paris, ayant en poche son Grand Testament. Était-il tout à fait amendé ? En novembre 14G3, après souper, trois compagnons et lui raillent, insultent, provoquent les clercs de maître Ferrebouc, par la fenêtre de leur étude. Ceux-ci sortent : bagarre. Villon disparaît dès qu’on se bat. C’est la dernière fois qu’on en entend parler : sans doute il n’a pas beaucoup vécu depuis. Corrigé, il eût écrit d’autres œuvres : resté le même, la justice aurait son nom dans ses archives : il mourut donc, sans doute avant ses quarante ans.

On voit quel fut François Villon : voleur, assassin, et pis s’il se peut. Voilà pourtant l’homme à qui il faut demander tout ce que le xve  siècle a produit, ou peu s’en faut, de haute et profondément pénétrante poésie : il n’y a pas à en douter, ce malfaiteur fut un grand poète, pour quelque deux cents vers parmi tous ceux qu’il a faits.

Même sans eux, il aurait de quoi attirer notre attention. Poète parisien, ayant roulé dans tous les bas-fonds, connu toute l’armée de la débauche et du crime, il a dépeint l’ignominie de ce monde qui toujours intéresse les honnêtes gens, avec l’esprit qu’il fallait : un esprit parisien, narquois, bouffon, salé, pittoresque. Il a le mot qui emporte pièce, la couleur crue, intense, le trait net, ferme, qui détache vigoureusement l’image. À travers une grêle de bouffonneries, de crudités, de goguenarderies, de calembours, de doctes réminiscences (car enfin il a ses grades et licentiam docendi), le joyeux compagnon lance l’inoubliable formule, où l’imagination entrevoit toute une vie, tout un monde. Ses refrains ramassent nerveusement tout le sentiment d’une pièce.

Çà et là, de tous côtés, surgissent de louches physionomies de brelandiers et d’escrocs : une étrange sympathie se mêle à l’ironie mordante, et dans le témoin trahit un confrère.

Mais Villon est autre chose qu’un gueux peintre des gueux : ce meurtrier, ce filou, cet ami de je ne sais quelle Margot, qu’on estimerait gâté jusqu’aux moelles, et qui l’est, a d’étonnantes fraîcheurs d’imagination ; il pousse sur la pourriture de cette âme d’exquises fleurs de sentiment. On sait les strophes pénétrantes où, sortant des prisons de Meung, il confesse sa vie folle et dit son repentir. Ici se pose un grave problème : quelle est la sincérité de Villon ? Est-ce invention verbale, toute-puissante illusion du talent littéraire ? est-ce duplicité, fausses larmes, hypocrisie ? J’incline à croire à l’absolue sincérité du poète. Engagé dans la voie honteuse, le tumulte des jouissances et des périls, les pensées pressantes de l’action quotidienne n’ont pas éteint en lui la vie intérieure : il s’abandonne, mais il se voit, et il se juge. En de longs mois de prison, il fait le compte de son existence : rien d’étonnant s’il conclut qu’il a fait fausse route. Combien serait-il plus heureux s’il avait suivi sa droite carrière dans l’Université ou l’Église. Et que dit-il en somme ? Il plaint sa misère, issue de son vice ; s’il n’eût fait le mauvais garçon, il aurait « maison et couche molle ». La profondeur de son regret ne doit pas nous tromper sur l’élévation de sa morale : mais ce matérialisme même, dans son plus vif repentir, nous en garantit l’absolue vérité.

S’est-il donc corrigé ? J’avoue que je n’en crois rien : mais ce n’est pas la première fois que les habitudes mènent l’homme par des chemins opposés à ceux qu’indique l’aspiration momentanée de l’âme. On désire, on promet, et l’on fait le contraire. On est dégoûté, désespéré, par instants : « autant en emporte le vent ». Hier et tout le passé sont plus forts qu’aujourd’hui, pour donner sa forme à demain. Plus faible encore est une âme de poète que nos âmes à nous. Pour nous, l’action seule réalise nos intimes pensées : le poète leur donne réalité, et mieux, éternité, par son œuvre. Quoi d’étonnant si ses plus vifs, ses plus impérieux mouvements, aussitôt exprimés, passent ? Ne doit-il pas lui sembler qu’il a agi ?

Hors de son repentir, on ne voit rien en Villon qui soit, même d’apparence, incompatible avec sa vie de malfaiteur professionnel.

Il a d’adorables mots pour sa bonne femme de mère : et n’est-ce pas le lieu commun de notre art réaliste, que la sensibilité familiale des clients de la cour d’assises ? Il a des accents délicieux de foi ingénue : c’est plus rare aujourd’hui chez nous, mais là où le peuple n’a pas encore rejeté la foi, en Espagne, en Russie, j’imagine dans des âmes d’assassins des coins parfumés de dévote candeur. Il a pleuré « Jeanne la bonne Lorraine », et il a honni par un refrain énergique « qui mal voudrait au royaume de France ». Le sentiment patriotique, nous le savons, n’est pas le privilège de l’innocence, et plus d’un mauvais gars a bien donné sa peau pour la patrie. Enfin, frôlant la mort à chaque pas de son aventureuse existence, faut-il s’étonner qu’il l’ait vue, qu’elle l’ait obsédée, en ce siècle où elle était présente à toutes les âmes ?

Nous touchons ici à ce qui fait de Villon un grand poète : il est le poète de la mort. Voilà le sentiment général qu’il a rendu avec une très extraordinaire et douloureuse vibration de tout son être, un frémissement de tous ses nerfs. Il voit sur la chair florissante la chair pourrie de demain, le squelette d’après-demain. La vieillesse, cette hideuse flétrissure d’une forme savoureuse et belle, le navre, le dégoûte, l’effraie. Et sa pensée prolonge le spectacle, jusqu’aux torsions de l’agonie, à l’effondrement écœurant de tant de choses ; douces et charmantes. Ce sensuel qu’il avait été est secoué par la vision la plus nette et la plus angoissante de la décomposition physique. Vieillesse du corps, mort du corps, l’ami de « la belle heaumière » et de la « gente saucissière » ne regarde que cela dans la vieillesse et dans la mort.

Rutebeuf n’eût pas demandé : où sont les preux des anciens temps ? Des corps, il n’en aurait cure : les âmes, il les aurait vues au ciel, devant la face de Dieu. Cette retraite de l’idée chrétienne donne un accent plus profondément angoissé à la méditation où s’élève Villon, de l’universelle nécessité de la mort. Elle n’aboutit qu’à une ignorance dans la fameuse ballade : « Mais où sont les neiges d’antan ? » Ce mystère est plus douloureux au cœur que la sécurité de la foi : mais quelle douce et exquise douleur ! Et dans l’incompréhensible fatalité à laquelle nul ne se dérobe, ce pauvre diable qui a vécu dans les sales dessous de la société, saisit une grande et pathétique leçon d’égalité : mais c’est le corps encore qui la lui donne, l’entassement indiscernable des squelettes et des crânes dans les charniers ; ce sont les ossements anonymes, également nus, décharnés, dégoûtants. Et par cette vision, il devance Shakespeare.

Villon est encore du moyen âge par ces cadres factices, où son inspiration se déverse confusément, où son insouciance des harmonieuses proportions assemble des pièces disparates, de date, de ton, de sujet très différents. Il en est par la profusion relative de son érudition scolastique, quoique déjà son imagination de poète lasse de vives sensations des lambeaux d’antiquité dérobés au pédantisme de la mémoire. Il en est, enfin, par le manque de goût, surtout parce qu’il ne sent pas le besoin du goût : il en aurait, s’il voulait ; mais il laisse aller sa verve, comme sa vie. Le détail de son style est d’un artiste : il a le sentiment de la puissance de la sobriété : il serre l’idée dans l’image, courte, franche, saisissante : c’est un maître de l’expression nerveuse et chaude. Mais l’ensemble va comme il peut : rien ne se tient.

Par le fond de sa poésie, Villon n’est plus du moyen âge : il est tout moderne, le premier qui soit franchement, complètement moderne. Il porte en lui tout le lyrisme. Je ne parle pas de la qualité des idées, mais du rapport des idées à l’esprit. Ces vers et les choses qu’ils contiennent, sortent du fond de l’expérience et de la sensation d’un homme : ils répandent la plus intime sensibilité de son cœur. Voilà une poésie qui est la résonance d’une pauvre âme, battue d’outrageuses misères, et qui n’est que cela : et dans cette voix bouffonne ou plaintive, qui crie son vice ou son mal, passe parfois le cri de l’éternelle humanité : nous, honnêtes gens, paisibles bourgeois, ce louche rôdeur du xvie  siècle parle de nous, parle pour nous, nous le sentons, et c’est ce qui le fait grand.

4. Philippe de Commynes

Monseigneur Philippe de Commynes125, chambellan et conseiller d’un duc de Bourgogne et de trois rois de France, prince de Talmont, baron d’Argenton, riche, grave et sage homme, nous transporte bien loin de François Villon, fol écolier, larron et meurtrier : ils sont aux deux bouts de la société, l’un en bas, l’autre en haut. Mais l’étrange chose, et faite pour plonger nos consciences d’honnêtes gens, respectueuses des catégories sociales, dans des abîmes de scrupule, l’étrange chose qu’on puisse se demander laquelle en somme valut le mieux de ces deux âmes, et si ce n’est pas dans les profondeurs troubles de celle du ribaud qu’on aurait chance de rencontrer le plus de noblesse morale !

Commynes, né serviteur et devenu favori du duc Charles, reçoit une pension de Louis XI : la position lui plaît ; il continuerait volontiers ce service en partie double, avec doubles honoraires, si le roi de France, qui a besoin d’un tel esprit, ne lui mettait le marché à la main. Il se décide donc, s’affranchit délibérément de la foi féodale et le voilà Français. Louis XI lui rend bien plus qu’il n’a perdu ; grandes pensions, grands domaines, grand mariage, dépouilles des disgraciés, titres honorables, faveur déclarée, et ce qu’un esprit de sa trempe estime singulièrement, un maître digne du serviteur, et l’emploi de ses rares facultés tel qu’il le pouvait rêver. Commynes est, sinon le premier ministre, du moins le premier agent du roi, et l’un des plus riches seigneurs de France. Il profite de sa fortune, et la pousse de son mieux : il sait que les choses de ce monde n’ont qu’un temps, et il l’emploie. Par de bons arrêts, par des contrats avantageux, il élargit ses domaines, grossit ses revenus.

Louis XI meurt, le vent change : il avait été trop puissant pour rester en crédit et même en repos. Menacé, il croit se sauver par la cabale, dans le parti d’Orléans : cela donne lieu de l’écraser. Six mois de cage de fer, à Loches, vingt mois de prison à la Conciergerie, dix ans d’exil, un quart de ses biens confisqué, voilà pour satisfaire les opprimés du règne précédent. Ceux que sa faveur politique avait courbés ou accablés dans les affaires privées, relèvent la tête : marchands alléguant des contrats léonins ou frauduleux, nobles appelant d’arrêts injustes, travaillent à lui faire rendre gorge. Les procès l’assaillent en foule ; on en veut à ses terres, à son argent. Il perd Talmont, relient à grand’peine Argenton, paie d’énormes amendes. Le bon droit de ses adversaires n’est pas toujours plus clair que le sien : mais ils profitent à leur tour du temps. Commynes rentre à la cour : aussitôt ses procès prennent un meilleur tour. En bon diplomate, il fait des sacrifices ; il prête six mille ducats sans intérêt ; il donne une grosse galéasse avec son artillerie, pour l’expédition d’Italie qui tient tant au cœur du jeune roi. Il n’a pas de faveur, mais il a de l’emploi. Il se soutient. Commynes eut de l’ordre, de l’économie, de l’application à ses affaires : il faisait des aumônes régulières ; sans passion, sans vice, il n’eut dans la vie privée que le souci de sa fortune : il travailla à l’augmenter par toutes voies légales. Ce fut donc ce que le monde appelle un honnête homme.

Ce qu’il eut de supérieur, ce fut l’esprit : ses Mémoires en font foi. Je devrais dire son Histoire, car Commynes n’écrit pas pour se raconter. Au contraire, il s’efface, se dérobe : à peine laisse-t-il entrevoir le rôle que la confiance de Louis XI lui avait donné. A deux ou trois moments décisifs, il ne nomme pas l’auteur du conseil qui a tout sauvé : et ce conseiller anonyme, on a tout lieu de croire que c’est lui. Les ambassadeurs d’Italie disaient de lui qu’il était tout in omnibus et per omnia. Une marchande de Tours qui plaida contre lui, disant avoir été égorgée dans un contrat passé sous Louis XI, écrivait dans un mémoire ; le sieur d’Argenton qui pour lors était roy. On n’en soupçonne rien à lire Commynes : il s’enfonce parmi les serviteurs du roi, tous donnés commeinstruments passifs et dociles. Cette modestie est unique. Elle perd de son prix si l’on songe que la chronique de Louis XI fut écrite dans les premières années de Charles VIII : il n’eût pas fait bon pour Commynes mettre trop en lumière son importance. Nous avons gagné à cette prudence d’avoir, au lieu de mémoires personnels, une histoire générale de la politique de Louis XI.

Commynes n’est pas un artiste : il écrit convenablement, rien de plus. Il dit ce qu’il veut dire, à peu près comme vous et moi le dirions si nous pouvions le penser. Sa l’orme, terne, embarrassée, parfois baveuse, n’est pas belle. De temps à autre, la pensée emporte un trait vigoureux, une formule saisissante ; c’est une bonne fortune d’éloquence ou d’ironie, comme en ont les hommes remarquables qui ne sont point écrivains. D’ordinaire, la pensée seule fixe l’attention. Cette pensée est d’une rare valeur : on ne tarda pas à s’en apercevoir, et la chronique de Commynes fut traduite en latin, en italien, en anglais, en allemand, en espagnol, en portugais, en danois, non pour l’amusement des lettrés, mais pour l’instruction des hommes d’État. Mélanchton, un humaniste, dressant un plan d’études pour un prince, inscrivait Commynes à côté de Salluste et de César.

Avec lui nous sommes bien loin de Froissart, si éclatant et si frivole, même de Joinville, si naïf et si enfant. Villehardouin, avec sa fine prudence, est encore, parmi nos chroniqueurs, le plus proche parent de Commynes : mais Commynes est un Villehardouin mûri, ouvert, allégé de bien des croyances anciennes, et lesté de bien des idées nouvelles. Moins encore que son devancier, Commynes s’amuse à peindre : il ne demande rien à ses sens, ni à son imagination. Deux lignes lui suffisent à indiquer une bataille : ce qui importe, c’est le résultat, c’est le procédé diplomatique qui en extrait ou en répare les conséquences. S’il s’arrête à conter Fornoue et Montlhéry126, il faut voir avec quel mépris de la force brutale, quelle dérision des aventures prétendues chevaleresques, et comme son récit jette une lumière crue sur la petitesse des hommes, et le rôle tout-puissant du hasard. Les faits ne sont rien pour lui par leurs formes extérieures et sensibles : ils lui apparaissent abstraitement, causes, effets, éléments de prévision, et pièces de raisonnement. Commynes est un intellectuel, espèce rare alors, et c’est bien la première fois que nous rencontrons ce type pur.

C’est un politique, et de quelle force, nous le devinons par le prix dont Louis XI le paya, par l’usage qu’il en fit. Commynes eut pour département les affaires de Bourgogne, de Suisse, des Allemagnes, et celles de Madame de Savoie : en somme, tout ce dont son premier état lui avait donné une expérience particulière. Louis XI ne s’y guidait que par lui. Cette force du diplomate s’étale dans la chronique : Commynes observe et généralise. Il démonte, pour ainsi dire, les événements, pèse les forces et les influences, sonde les conséquences. Il évalue la pression des réalités brutes, des faits, sur les hommes, la réaction des volontés et des intérêts humains, et le poids qu’ils jettent dans la balance à un moment donné. Il n’a pas son pareil pour connaître les milieux où se meuvent les caractères, et les facilités ou les obstacles que leur jeu y rencontre : il est plus étonnant encore de perspicacité quand il sonde les âmes, mesure les esprits, et déduit les prolongements extérieurs de leur intime originalité qui viennent neutraliser ou fortifier la brutale action des choses. Il met à nu, avec une aisance, une lucidité merveilleuses l’âme violente et peu sûre d’un Charles le Téméraire127, l’âme voluptueuse et vaine d’un Édouard128, l’âme infiniment plus compliquée et tortueuse d’un Louis XI129. Sa psychologie est un élément considérable de sa diplomatie. Il s’instruit en vivant : chaque fait, chaque acte est classé dans son esprit, et fournit une leçon, une règle pour l’avenir.

Je ne puis même résumer ici, mais il faut voir avec quelle incomparable maîtrise Commynes décompose tous les éléments, toutes les étapes de la ruine de son ancien maître, toutes les occasions de salut gâchées ou refusées et, d’autre part, le jeu de son nouveau maître, les commodités qu’il offre à son ennemi pour aller « où le conduisait son malheur130 », les multiples assurances qu’il prend pour ne rien perdre, et pour gagner à tout événement, la fiévreuse activité dont il recueille, après la mort de Charles, les résultats de son apparente indolence, l’échafaudage de motifs, le balancement de pour et contre, qui précèdent chaque démarche, chaque parole décisive : si on lit cette partie de la chronique, on comprendra du même coup et Louis XI et Commynes. Et qui veut savoir la spéciale et délicieuse volupté qui est attachée à ce degré de perspicacité devra lire comment Louis XI se débarrasse d’une invasion anglaise en faisant boire gratis dans les tavernes d’Amiens toute l’armée d’Édouard131. Le narrateur s’égaie de ces « beuveries » pantagruéliques, de la grossière ivrognerie de ces grands Anglo-Saxons, de cette précieuse paix gagnée sans coup férir, parquelques centaines de tonneaux de vin de France : un imperceptible sourire illumine son récit, mais il reste discret et grave. Il sait triompher en dedans : il n’a pas de vanité bruyante, et ce fut peut-être sa plus grande force.

Cet homme-là ne devait pas avoir de scrupules : son service contenta Louis XI, c’est tout dire ; et il fut content de Louis XI, ce qui est plus. Il l’admire profondément, il le vénère : il nous dit qu’il n’y eut jamais de meilleur prince, il le loue de ses vertus. Après tout, il eut peut-être raison : la meilleure réhabilitation de Louis XI, c’est de le comparer aux autres souverains de son temps. Au moins, lui, il est ce qu’il est : l’esprit règne en lui, et si les autres entravent par faiblesse ou brutalité leurs calculs intéressés, ce n’est pas vertu plus grande, mais moindre mérite. Commynes, au reste, marque vigoureusement les fautes de son maître, fautes d’impatience et d’emballement : mais ces fautes n’étaient pas communes. Ce fut une joie pour lui de servir un homme avec qui la politique était une science, avec qui nulle intervention de sentimentalité, d’honneur, de passion même mauvaise, toutes choses gênantes pour un bon joueur, ne venait brouiller l’échiquier avant les beaux coups longuement médités. Il prêta certes les mains à beaucoup de besognes malhonnêtes : et il s’en doute, car il ne les explique pas et glisse, comme sur la mort du duc de Guyenne.

Encore ne sais-je pas s’il se tait par conscience du mal ou par crainte de gens actuellement puissants, dont son habileté trop grande avait contrarié les vues. La morale lui semble être chose différente de la politique : et il ne prétend que faire de la politique. Il y a des intérêts généraux et des sentiments publics, des intérêts privés et des passions personnelles : voilà les réalités qu’il aimait et sur lesquelles il opère. Il a des mots délicieux, non pas de cynisme — ce n’est pas sa manière ; — mais de scepticisme désabusé. Il nous conte comment Louis XI gorgeait d’argent Edouard IV et ses conseillers, leurrait de vaines promesses d’alliance et de mariage les hommes d’État anglais, sauf, dit-il, « plusieurs sages personnages et qui voyaient de loin ; et n’avaient point de pension comme les autres132 ». Tout Commynes est là.

Mais il faut bien entendre que le machiavélisme de Commynes a ses limites, et que son indifférence morale, sa liberté sceptique de jugement sont bornées par trois ou quatre affirmations positives et très fermes.

On sait assez qu’il n’a pas l’âme féodale, et avec quel intime mépris il s’amuse des gesticulations grandioses de l’honneur chevaleresque. Il ne manque pas une occasion de lui opposerbrutalement sa maxime favorite : où est le profil, là est l’honneur 133. Mais on a vu en lui un aristocrate, parce qu’il se moque bien fort des chaussetiers et autres bourgeois de Gand, qui veulent se mêler de diriger la politique de la jeune duchesse Marie de Bourgogne. Rien n’est plus loin de l’esprit de Commynes que le préjugé nobiliaire : s’il apprécie en homme pratique les avantages matériels de la noblesse, pas plus que Louis XI, ce bon compère n’estime les hommes par leurs quartiers. Le préjugé qu’il a, et que n’avait pas Louis XI — dont Commynes se dépitait parfois, — c’est la jalousie, le préjugé du diplomate de carrière, du professionnel contre les aventuriers intrigants, bourgeois, et autres négociateurs d’occasion qui ont la prétention de traiter des intérêts des États. Commynes est le premier exemple de la foi du diplomate en sa spécialité : c’est quelque chose déjà de positif.

Ensuite il n’est pas vrai qu’il se passe de toute moralité. Il est trop fin, et il sait trop la valeur pratique de la bonne foi : sans elle, tout est confusion, conflit, instabilité : rien n’a d’assiette que par la force brutale. La ruse, la négociation, l’esprit enfin n’ont pas toute leur valeur, si la force n’abdique devant certains droits. Point de marché, de marchandage (les mots favoris de Commynes), sans respect des contrats. La chicane suppose la loi souveraine.

Ce diplomate croit aux instruments diplomatiques, aux droits créés par les conventions de chancellerie, à la validité des titres poudreux et archaïques : terre d’Empire n’est pas terre de France, et il s’arrête, avec son maître Louis XI, devant cette distinction. En outre, il sait le pouvoir de l’opinion ; il ne vaut rien d’avoir la conscience publique contre soi. L’art est déjà d’engager l’adversaire à se charger des apparences fâcheuses : c’est une coûteuse fanfaronnade que de se mettre au-dessus de la morale, quand, avec un peu de précaution, on peut la mettre de son côté. Le manque de foi excessif, habituel, notoire, est une sottise et une faiblesse : on ne trouve plus qui veuille traiter avec vous. La politique est l’art de rouler les autres : pour les bien rouler, il faut s’en défier toujours, mais il faut qu’ils se confient. Et une certaine dose de bonne foi, une certaine réputation surtout d’en avoir, attirent seules la confiance. Pour tous ces motifs, Commynes pratique et recommande un certain tempérament entre le pur machiavélisme et la franche honnêteté. Il triche juste assez pour gagner, sans autoriser les autres à tricher. Une apparence et présomption de bonne foi, voilà tout ce qu’il désire : mais il ne peut y avoir longtemps apparence et présomption, si parfois il n’y a réalité. Il faut savoir être honnête à propos, surtout quand on pourrait faire autrement, et que tout le monde en juge ainsi. Voilà encore quelque chose de positif.

En troisième lieu, Commynes se fait une haute idée du pouvoir royal, procurant la force et la prospérité de l’État. Le sentiment patriotique, en son âme froide et pratique, devient l’idée du bien public, qui en contient trois autres : extension dans les justes limites, unité sous le pouvoir central, et bon gouvernement du royaume. Il a la forme administrative du patriotisme. Sans un mouvement de charité, par esprit d’ordre et respect de la richesse publique, il condamne les cruautés de la guerre, pillages, incendies, massacres134 : il réclame qu’on ménage le peuple, qu’on ne le foule pas. Il prescrit des réformes, comme sur le fait de la justice et de la procédure135. Sur un point, il est remarquablement net et formel : il veut que le peuple consente aux impôts qu’il paie. Il ne parle pas autrement que l’honnête Oresme. Il affirme que la royauté sera d’autant plus puissante en France qu’elle sera moins despotique136.

Enfin, il est religieux. Sa femme était dévote, en sorte que l’Église dut lui interdire de faire aucun vœu sans l’autorisation de son confesseur : tant elle avait voué de pèlerinages impossibles, dont elle était obligée ensuite de se faire délier. Commynes fit lui-même une fois le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle. Sa foi donc est sincère : mais, comme il arrive toujours, elle se plie aux caractères du temps et de l’homme. Elle ne souffre pas de tous les bons marchés qu’il fait, pour son maître, et pour lui-même. Positif comme il l’est, s’il garde la religion, c’est qu’elle est d’un usage pratique. Il a bien vu, avant Bossuet, au moment même où le monde féodal s’écroule et où naît la royauté absolue, il a eu le grand mérite de voir que l’unique frein et contrepoids de cet absolu pouvoir, l’unique garantie contre les accidents de l’individualité dans la personne royale, était le sentiment religieux, amour de Dieu, ou peur de l’enfer137.

Puis cet homme très intelligent s’est détaché des œuvres où il consuma sa vie : il en a considéré la fragilité, la brièveté, à la lumière de ce fait universel et nécessaire : la mort138. Et ainsi se retrouve chez lui le second des sentiments généraux du siècle.

Puis il s’est élevé plus haut : et sa vaste expérience concourant avec sa chrétienne persuasion l’a conduit à une grande généralisation, qui est à vrai dire toute une philosophie de l’histoire. C’est justement celle de Bossuet. Commynes a trop d’esprit pour n’avoir pas observé que ce n’est pas toujours l’esprit qui fait le succès, ni le manque d’esprit le malheur. Toutes les circonstances évaluées, et addition faite de la prudence humaine à leur total, une force survient on ne sait d’où, qui dérange l’opération, et fait sortir le résultat le moins prévu, le moins possible. Cette force est celle de Dieu : presque à chaque page, Commynes la prend sur le fait, et la signale avec une sincérité d’accent qui touche souvent à l’éloquence139. Il faut ajouter, pour être juste, que cette haute théorie sert à Commynes pour légitimer le succès, et engager les battus à se trouver contents : dans le jeu des empires, Dieu fait sortir les coups qu’il lui plaît ; réclamer serait sacrilège. Commynes s’étant placé du côté du plus fort, cette conséquence pratique lui était fort commode à tirer.

Commynes est donc un grand esprit : goût pour les idées, goût pour les considérations abstraites et générales, psychologie pénétrante, essai d’une philosophie de l’histoire, voilà bien des caractères qui le recommandent à notre estime. Et ne voit-on pas combien cet esprit-là est voisin de l’esprit du xviie  siècle ? Une des formes du génie de la race se dégage en lui avec une singulière netteté. Mais le sentiment de l’art lui fait encore défaut : c’est ce que la Renaissance va apporter.

5. Les grands rhétoriqueurs

On peut dire que Villon et Commynes sortent du moyen âge. Leur œuvre, qui tient à leur temps essentiellement, tire sa valeur littéraire de la qualité individuelle de leur nature, et de cette qualité seule : on y cherche l’expression personnelle d’une âme chez Villon, d’une intelligence chez Commynes. Mais remarquer cela, c’est dire qu’ils sont tout modernes, et qu’ils ont trouvé, chacun de son côté, et pour son compte, le principe d’excellence de la littérature de l’avenir.

Autour d’eux, après eux, la défroque du moyen âge s’étale lamentablement chez tous les faiseurs de prose et de vers. Jamais décadence littéraire n’a produit de plus misérables, de plus baroques pauvretés. La « rhétorique » des Machault et des Chartier, transportée à la cour flamande et chevaleresque des ducs de Bourgogne, s’était développée avec une étonnante puissance dans cette atmosphère de lourde fantaisie et de frivolité puérile : elle avait donné en telle abondance toute sorte de fruits monstrueux et grotesques, le plus étonnant fouillis de poésie niaise, aristocratique, pédantesque, amphigourique, allégorique, mythologique, métaphysique, un laborieux et prétentieux fatras où les subtilités creuses et les ineptes jeux de mots tenaient lieu d’inspiration et d’idées. Le grand homme de l’école était Jean Molinet, bibliothécaire de Marguerite d’Autriche, et chanoine de Valenciennes, avec ses titres bizarres, son inépuisable platitude relevée d’inintelligibles recherches de mots et de rimes.

Les « grands rhétoriqueurs » de la cour de Bourgogne avaient une indiscutable supériorité d’extravagance : aussi donnèrent-ils le ton aux rimailleurs des autres cours féodales. La Bretagne eut Meschinot de Nantes (1420 ou 22-1491), qui égala Molinet, avec ses Limettes des Princes, avec l’absurdité de ses allitérations et de ses rimes, avec ses vers qui peuvent se lire en commençant par la fin, ou par le milieu, ou autrement ; une de ses oraisons se peut lire par huit ou seize vers « en 32 manières différentes, et il y aura toujours sens et rime ». Le duc de Bourbon, autre puissant prince, eut l’honneur d’avoir à ses gages un M. de Montferrand qui fit les XII Dômes de rhétorique pour présenter un jeune secrétaire de son maître à un des fameux poètes bourguignons, Georges Chastelain.

Louis XI était trop bourgeois, trop sensé, trop positif pour donner dans ces sottises. Mais après lui, la France, serrée entre la Bourgogne, le Bourbonnais et la Bretagne, ne résista plus. La jeune duchesse Anne, devenue notre reine, amena de Nantes, attira de tous les coins du royaume tout ce qu’elle put trouver de grands, moyens, petits et tout petits rhétoriqueurs. Ils infestèrent la cour de Charles VIII, puis celle de Louis XII, et dans tous les états, de toutes les provinces, ils surgissent, tous plus vides de sens, et plus extravagants de forme les uns que les autres. Les plus supportables sont ceux qui ont moins de génie : leur platitude les condamne à être intelligibles, ou à peu près. Tels sont Jean Marot, ou Jean Le Maire de Belles ; ils font du reste ce qu’ils peuvent pour attraper la manière des grands maîtres. Guillaume Crétin, Parisien, trésorier de la Sainte-Chapelle de Vincennes, y réussit : il n’est pas sûr que Molinet ni Meschinot ne soient pas dépassés ; Crétin sauva l’honneur de la France. Aussi jouit-il d’une extraordinaire réputation, et Marot — Clément, non Jean — l’appelle encore « souverain poète ». Il serait curieux de donner des preuves de sa délirante insipidité, si la place dans cet ouvrage ne devait être mesurée à l’action historique ou à l’intérêt intrinsèque des œuvres140.

Toute cette poésie se passait de spontanéité personnelle, et n’était que combinaisons artificielles, mécanisme laborieux. Les dernières années du xve  siècle, les premières du xvie , voient paraître au moins quatre grands Arts de rhétorique 141, où sont méticuleusement exposés tous les mystères et tous les effets des rimes batelées, brisées, enchaînées, équivoquées, à double queue, des rondeaux simples, jumeaux, doubles, virelais simples et doubles, fatras simples et doubles, des ballades communes, balladantes, fratrisées, et autres telles épiceries, comme dit Du Bellay.

Avec les grands rhétoriqueurs, l’art du moyen âge fait ses dernières et plus démonstratives preuves d’impuissance. C’est là qu’il aboutit dans la poésie lyrique ; dans le genre épique, ou romanesque, aux fades fictions, à la prose plate de la Bibliothèque bleue ; dans la poésie satirique et bourgeoise, à la grossièreté cynique. Une impartiale étude fait éclater à nos yeux que la Renaissance a tout recréé, tout sauvé, loin de rien étouffer ou empêcher de naître. Elle a balayé la poussière d’une littérature morte ; elle a relevé le génie de la race qui semblait épuisé ou affaissé.

Et si l’on concevait encore des doutes sur l’œuvre qu’elle a fait, il suffirait, pour s’épargner des anathèmes naïfs et une déploration superflue, de se demander à qui l’oubli du vrai et du bon moyen âge, est imputable. Le xve  siècle avait un moyen de le sauver : que n’a-t-il imprimé la Chanson de Roland comme le Roman de la Rose, et plutôt que les romans en prose142. Mais il eût fallu qu’il la connût, ne fût-ce que dans la forme déjà remaniée du manuscrit d’Oxford. Près d’un siècle s’est écoulé entre rétablissement, de l’imprimerie143 dans le royaume et le triomphe de la Pléiade : si les derniers héritiers de l’ancienne littérature nationale avaient mis ce temps à profit, ni le xvie siècle, ni le xviie , ni le xviiie n’auraient ignoré le moyen âge. L’ignorance et l’incurie de Boileau et de Voltaire ne sont pas imputables à l’humanisme ; elles n’ont fait que suivre nécessairement l’ignorance et l’incurie moins pardonnables du dernier âge scolastique et féodal.

Il y a plus à dire : dès le xiiie  siècle, la Chanson de Roland était condamnée à l’oubli, et les premiers coupables sont le remanieur qui fit et le public qui préféra Roncevaux. Tout le secret du mépris où les meilleures œuvres du moyen âge tombèrent injustement, est là : le moyen âge lui-même ne les a pas respectées.