Chapitre XV.
Du Purgatoire.
On avouera du moins que le purgatoire offre aux poètes chrétiens un genre de merveilleux inconnu à l’antiquité87. Il n’y a peut-être rien de plus favorable aux Muses, que ce lieu de purification, placé sur les confins de la douleur et de la joie, où viennent se réunir les sentiments confus du bonheur et de l’infortune. La gradation des souffrances en raison des fautes passées, ces âmes, plus ou moins heureuses, plus ou moins brillantes, selon qu’elles approchent plus ou moins de la double éternité des plaisirs ou des peines, pourraient fournir des sujets touchants au pinceau. Le purgatoire surpasse en poésie le ciel et l’enfer, en ce qu’il présente un avenir qui manque aux deux premiers.
Dans l’Élysée antique le fleuve du Léthé n’avait point été inventé sans beaucoup de grâce ; mais toutefois on ne saurait dire que les ombres qui renaissaient à la vie sur ses bords, présentassent la même progression poétique vers le bonheur que les âmes du purgatoire. Quitter les campagnes des mânes heureux pour revenir dans ce monde, c’était passer d’un état parfait à un état qui l’était moins ; c’était rentrer dans le cercle, renaître pour mourir, voir ce qu’on avait vu. Toute chose dont l’esprit peut mesurer l’étendue est petite : le cercle, qui chez les anciens exprimait l’éternité, pouvait être une image grande et vraie ; cependant il nous semble qu’elle tue l’imagination, en la forçant de tourner dans ce cerceau redoutable. La ligne droite prolongée sans fin serait peut-être plus belle, parce qu’elle jetterait la pensée dans un vague effrayant, et ferait marcher de front trois choses qui paraissent s’exclure, l’espérance, la mobilité et l’éternité.
Le rapport à établir entre le châtiment et l’offense peut produire ensuite dans le purgatoire tous les charmes du sentiment. Que de peines ingénieuses réservées à une mère trop tendre, à une fille trop crédule, à un jeune homme trop ardent ! et certes, puisque les vents, les feux, les glaces prêtent leurs violences aux tourments de l’enfer, pourquoi ne trouverait-on pas des souffrances plus douces dans les chants du rossignol, dans les parfums des fleurs, dans le bruit des fontaines, ou dans les affections purement morales ? Homère et Ossian ont chanté les plaisirs de la douleur : κρυεροῦ τεταρπώμεσθα γοίο
,
the joy of grief
.
Une autre source de poésie qui découle du purgatoire, est ce dogme par qui nous sommes enseignés, que les prières et les bonnes œuvres des mortels hâtent la délivrance des âmes. Admirable commerce entre le fils vivant et le père décédé ! entre la mère et la fille, entre l’époux et l’épouse, entre la vie et la mort ! Que de choses attendrissantes dans cette doctrine ! Ma vertu, à moi chétif mortel, devient un bien commun pour tous les chrétiens ; et de même que j’ai été atteint du péché d’Adam, ma justice est passée en compte aux autres. Poètes chrétiens, les prières de vos Nisus atteindront un Euryale au-delà du tombeau ; vos riches pourront partager leur superflu avec le pauvre ; et pour le plaisir qu’ils auront eu à faire cette simple, cette agréable action, Dieu les en récompensera encore, en retirant leur père et leur mère d’un lieu de peines ! C’est une belle chose d’avoir, par l’attrait de l’amour, forcé le cœur de l’homme à la vertu, et de penser que le même denier qui donne le pain du moment au misérable, donne peut-être à une âme délivrée une place éternelle à la table du Seigneur.