(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XX » pp. 84-86
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XX » pp. 84-86

XX

quinet et michelet. — le livre des jésuites.

Quinet et Michelet viennent de réunir en un volume et de publier leurs dernières leçons sous ce titre Des Jésuites. En même temps on met en vente les portraits des deux professeurs, comme des deux héros du jour. C'est dommage que Narvaës, le grand vainqueur espagnol, ne soit pas en vis-à-vis. D'un côté pas plus que de l’autre, il n’y a eu (pour ainsi dire) de sang de répandu21.

Le livre au reste se débite. La partie de Quinet est bien, très-bien : quant à celle de Michelet, elle est emphatique, un peu burlesque à mon sens, ægri somnia. Voici le début de sa préface :

« Ce que l’avenir nous garde, Dieu le sait !… Seulement je le prie, s’il faut qu’il nous frappe encore, de nous frapper de l’épée…

» Les blessures que fait l’épée sont des blessures nettes et franches qui saignent et qui guérissent. Mais que faire aux plaies honteuses qu’on cache, qui s’envieillissent, et qui vont toujours gagnant ? » Ceci est assez bien dit, sauf l’emphase ; mais que penser, lorsque venant à parler de l’art chrétien, de l’art gothique, de la cathédrale où Goëthe vit surtout une morte imitation de la nature, une cristallisation infinie, et où Hugo vit surtout le lai]d et le diable, Michelet ajoute :

« L'un et l’autre regarda le dehors plus que le dedans, tel résultat plus que la cause.

» Moi, je partis de la cause, je m’en emparai, et la fécondant, j’en suivis l’effet. Je ne fis pas de l’église ma contemplation, mais mon œuvre ; je ne la pris pas comme faite, mais je la refis… de quoi ? de l’élément même qui la fit la première fois, du cœur et du sang de l’homme, des libres mouvements de l’âme qui ont remué ces pierres, et sous ces masses où l’autorité pèse impérieusement sur nous, je montrai quelque chose de plus ancien, de plus vivant, qui nia l’autorité même, je veux dire la liberté…

» J'ai suivi la même marche, porté la même préoccupation des causes morales, du libre génie humain dans la littérature, dans le droit, dans toutes les formes de l’activité. Plus je creusais par l’étude, par l’érudition, par les chroniques et les chartes, plus je voyais au fond des choses, pour premier principe organisateur, le sentiment et l’idée, le cœur de l’homme, mon cœur !… »

Cette exaltation et cette glorification de lui-même vont continuant sur ce ton :

« Le sentiment de la vie morale, qui seul révèle les causes, éclaira, dans mes livres et dans mes cours, les temps de la Renaissance. Le vertige de ces temps ne me gagna pas, leur fantasmagorie ne m’éblouit point, l’orageuse et brillante fée ne put me changer comme elle en a changé tant d’autres ; elle fit en vain passer devant mes yeux son iris aux cent couleurs… D'autres voyaient tout cela comme costumes et blasons, drapeaux, armes curieuses, coffres, armoires, faïences, que sais-je ?… et moi je ne vis que l’âme…

» Je n’eus jamais un sentiment plus religieux de ma mission que dans ce cours de deux années ; jamais je ne compris mieux le sacerdoce, le pontificat de l’histoire ; je portais tout ce passé, comme j’aurais porté les cendres de mon père ou de mon fils… »

Et tout cela pour dire qu’il ne méritait pas l’outrage ; non, mais il méritait le sourire. On voit que si Barante est le père de l’école descriptive en histoire, Michelet y est le fondateur de l’école illuminée. Jamais le je et le moi ne s’est guindé à ce degré. C'est menaçant. — Qu'en dites-vous ?