(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Biographie de Camille Desmoulins, par M. Éd. Fleury. (1850.) » pp. 98-122
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(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Biographie de Camille Desmoulins, par M. Éd. Fleury. (1850.) » pp. 98-122

Biographie de Camille Desmoulins, par M. Éd. Fleury.
(1850.)

J’avais eu l’idée, après avoir montré le parfait langage du siècle de Louis XIV dans sa fleur et son élégance dernière chez la plus charmante élève de Mme de Maintenon, après avoir considéré le style du xviiie  siècle dans sa plénitude de vigueur et d’éclat chez Jean-Jacques Rousseau, d’aborder aussitôt la langue révolutionnaire chez l’homme qui passe pour l’avoir maniée avec le plus de verve et de talent, chez Camille Desmoulins. On aurait ainsi les trois moments, les trois tons les plus distants et les plus opposés ; et le seul rapprochement ferait naître bien des pensées sur ce qui est perfection, progrès ou corruption en telle matière. Un de mes honorables confrères en critique m’a devancé dans le Journal des débats 10, en commençant à parler de Camille Desmoulins, mais il n’a pas encore dit son dernier mot. J’ai le regret d’avoir à risquer ici mes idées avant d’avoir pu profiter de l’ensemble des siennes. Mon point de vue d’ailleurs est restreint, et, sans fuir ce qui me semble à dire en politique, je me bornerai le plus possible à ce qui est de la langue et du goût.

Camille Desmoulins a laissé un nom qui, de loin, excite l’intérêt : le souvenir de son dernier acte, de ces feuilles du Vieux Cordelier où il osa, le premier sous la Terreur et jusque-là presque terroriste lui-même, prononcer le mot de clémence, les colères qui excita chez les tyrans, l’immolation sanglante qui s’ensuivit, l’ont consacré dans l’histoire comme une espèce de martyr de l’humanité, et on ne se le représente volontiers que dans ce dernier mouvement de cœur et dans cette suprême attitude. Pourtant, si on veut l’étudier comme homme et comme écrivain, et non plus le saluer au passage comme une statue, il convient de le prendre à l’origine et dans la suite de ses actions et de ses écrits. Camille Desmoulins, de sa prison, écrivait à sa femme : « Ma justification est tout entière dans mes huit volumes républicains. C’est un bon oreiller sur lequel ma conscience s’endort, dans l’attente du tribunal et de la postérité. » Pauvre Camille ! il se faisait là une étrange illusion, et par rapport au tribunal révolutionnaire et même par rapport à la postérité. L’étude que vient de publier M. Fleury, et les abondants extraits qu’il donne des journaux et des pamphlets de Camille Desmoulins depuis 1789 jusqu’en 93, sont peu faits pour l’honorer et le grandir aux yeux de la postérité, j’entends auprès des gens sensés de tous les régimes et de tous les temps. J’ai voulu m’assurer par moi-même des textes et recourir à la source : j’ai là sur ma table les huit volumes des Révolutions de France et de Brabant, journal que publia Camille depuis décembre 1789 jusqu’à la fin de 91, ces volumes sur lesquels il disait se reposer et s’endormir avec tant de confiance : c’est, il faut en convenir, un méchant oreiller. J’ai aussi la plupart de ses opuscules, de ses pamphlets ; et mon impression, après les avoir parcourus, est la même qu’après avoir lu les extraits de M. Fleury, ou plutôt elle est pire encore.

Je n’oublierai point cependant la dernière action de Camille Desmoulins. Chose rare ! après avoir mal commencé, il a bien fini. Ceux qui étaient dans les prisons en décembre 93 et en janvier 94 ont dit et redit souvent, après leur délivrance, quelle impression ils reçurent de l’apparition de ces premiers numéros du Vieux Cordelier : ce fut, six mois avant Thermidor, comme le premier rayon de soleil qui pénétrait à travers les barreaux. L’homme qui a procuré à ses semblables opprimés et innocents une telle lueur d’espérance, et qui a payé lui-même ce bon mouvement, de sa tête et de son sang, mérite qu’on lui pardonne beaucoup ; mais ajoutons vite qu’il en a grand besoin.

Camille Desmoulins, né en 1760 à Guise en Picardie, d’un père lieutenant général au bailliage de cette ville, avait fait ses études au collège Louis-le-Grand, où il avait été camarade de Robespierre. Un parent de sa famille avait obtenu pour lui une bourse, et il y fit honneur. Ses études littéraires et classiques paraissent avoir été excellentes, très variées, et il savait de l’Antiquité tout ce qu’un jeune homme instruit, un des bons élèves de l’Université, pouvait en savoir alors. Son style révolutionnaire est tout épicé et comme farci de citations empruntées à Tacite, à Cicéron, à tous les auteurs latins qu’il applique sans cesse aux circonstances présentes avec gaieté et d’un air de demi-parodie. C’est un des traits de sa manière. Il était un peu étrange qu’un écrivain qui prétendait s’adresser avant tout au peuple parlât ainsi latin à tort et à travers, et lâchât à tout moment des allusions qui ne pouvaient être entendues que de ceux qui avaient fait leurs classes. Il croit devoir s’en justifier dans un des premiers numéros de son journal (les Révolutions de France et de Brabant) :

Je vous demande pardon de mes citations, mon cher lecteur. Je n’ignore pas que c’est pédanterie aux yeux de bien des gens ; mais j’ai un faible pour les Grecs et les Romains. Il me semble que rien ne répand de la clarté dans les idées d’un auteur, comme les rapprochements, les images. Ces traits, semés dans mon Journal, sont comme des espèces d’estampes dont j’enrichis ma feuille périodique. Quant aux phrases que je cite des anciens écrivains, persuadé du grand sens de cette devise de la Communauté des savetiers : Nihil sub sole novum, Rien de nouveau sous le soleil, plagiat pour plagiat, j’ai cru qu’autant valait être l’écho d’Homère, de Cicéron et de Plutarque, que de l’être des clubs et des cafés, que d’ailleurs j’estime beaucoup.

Et, en effet, il estimait fort les cafés, et il en combine étrangement le style et le ton avec ces lambeaux de Tacite et des anciens. Parlant, dans un de ses premiers écrits, du café Procope, voisin du district des Cordeliers, il dira, par allusion aux gens d’esprit qui y venaient au xviiie  siècle : « On n’y entre point sans éprouver le sentiment religieux qui fit sauver des flammes la maison de Pindare. On n’a plus, il est vrai, le plaisir d’y entendre Piron, Voltaire, etc. » Piron et Pindare ! voilà déjà du Camille Desmoulins tout pur. Il n’entre qu’avec un sentiment religieux dans un café, et il parodiera avec bouffonnerie l’Évangile.

Desmoulins se fit recevoir avocat : avocat sans causes, il se trouvait naturellement disponible à la veille de 89, et tout prêt à devenir agitateur, pamphlétaire et journaliste. Il le fut dès la première heure, et avec une telle verve, un tel entrain, qu’il est évident qu’il avait une vocation à l’être de tout temps. Il commença pourtant par faire des vers, des odes ; on l’a accusé d’en avoir fait en l’honneur des Brienne et des Lamoignon. Voici du moins une strophe d’une ode qu’il avoue, et où il célébrait M. Necker au moment de l’ouverture des États généraux ; c’est dans le ton solennel de l’Ode à Namur, et des pièces de Jean-Baptiste Rousseau :

Qu’entends-je ? Quels cris d’allégresse
Retentissent de toutes parts
D’où naît cette subite ivresse
Et des enfants et des vieillards ?
Necker descend de la montagne ;
La raison seule raccompagne ;
En lui le peuple espère encore.
Lois saintes, lois à jamais stables !
Dans ses mains il tient les deux tables !
Il va renverser le veau d’or.

La montagne d’où M. Necker descendait alors était tout bonnement le Sinaï, et non encore la fameuse Montagne dont sera bientôt Desmoulins. Le dimanche 12 juillet 1789, deux jours avant la prise de la Bastille, ce fut Desmoulins qui, au Palais-Royal, monta sur une table, annonça aux Parisiens le renvoi de Necker, et fit cette scène, si souvent racontée, où il tira Pépée, montra des pistolets et arbora une cocarde verte comme signe d’émancipation et d’espérance. Desmoulins pourtant n’était pas orateur ; son extérieur était peu agréable, sa prononciation pénible ; il ne se trouva orateur que ce jour-là. Mais ce qu’il fut vite et longtemps, c’est la plume la plus leste, la plus gaie, la plus folle, du parti démocratique et anarchique. Il avait été le premier boute-en-train de la Révolution ; il ne cessa de l’être et de pousser à la roue, et de précéder en criant le char lancé sur la pente rapide, jusqu’au jour où il s’avisa tout à coup de se retourner et de dire : Enrayez ! Le char, qu’il avertissait pour la première fois, n’en tint compte et le broya.

Ses deux premiers pamphlets, antérieurs à son journal, sont La France libre et le Discours de la lanterne aux Parisiens. La France libre est un pamphlet purement républicain et démocratique dès 1789. Quand on a fait la part de l’exaltation du temps, de l’ivresse qui montait alors presque toutes les têtes, et qu’on s’est dit qu’il y eut un moment où elles furent presque toutes à l’envers, quand on s’est bien averti à l’avance de tout cela, on se trouve encore au-dessous de la disposition d’esprit convenable pour aborder la lecture du premier pamphlet de Camille Desmoulins ; on n’est pas encore à la hauteur (style du temps). C’est qu’au fond, en bien des parties, ce pamphlet n’est pas seulement fou, il est atroce. Parlant de la défaite des ennemis du bien public ; Camille Desmoulins dira, par exemple :

Ils sont forcés de demander pardon à genoux. Maury est chassé par son hôte ; d’Éprémesnil hué jusque par ses laquais ; le garde des Sceaux honni, conspué au milieu de ses masses ; l’archevêque de Paris lapidé ; un Condé, un Conti, un d’Artois, sont publiquement dévoués aux dieux infernaux. Le patriotisme s’étend chaque jour dans la progression accélérée d’un grand incendie. La jeunesse s’enflamme ; les vieillards, pour la première fois, ne regrettent plus le temps passé, ils en rougissent.

Ce dernier trait est d’un écrivain, mais le reste est d’un boutefeu. Et que dire de ceci encore, à l’adresse de ceux à qui le pur zèle d’un patriotisme désintéressé ne suffisait pas, et qui avaient besoin d’un motif d’agir plus puissant ?

Jamais plus riche proie n’aura été offerte aux vainqueurs. Quarante mille palais, hôtels, châteaux ; les deux cinquièmes des biens de la France à distribuer, seront le prix de la valeur. Ceux qui se prétendent nos conquérants, seront conquis à leur tour. La nation sera purgée, et les étrangers, les mauvais citoyens, tous ceux qui préfèrent leur intérêt particulier au bien général, en seront exterminés

Camille ajoute, il est vrai, aussitôt après : « Mais détournons nos regards de ces horreurs. » Il les en détourne néanmoins si peu, que, dans une note de sa brochure, il s’arrête avec complaisance sur l’exécution sommaire des malheureux de Launay, Flesselles, Foulon et Berthier : « Quelle leçon pour leurs pareils, s’écrie-t-il, que l’intendant de Paris rencontrant au bout d’un manche à balai la tête de son beau-père ; et, une heure après, que sa tête à lui-même, ou plutôt les lambeaux de sa tête, au bout d’une pique ! » J’abrège les odieux détails. Et ne croyez pas qu’en les étalant il se révolte, et que cette humanité qui s’éveillera trop tard en lui donne ici le moindre signe, témoigne le moindre pressentiment. Il a bien soin d’ajouter : « Mais l’horreur de leur crime passe encore l’horreur de leur supplice. » Il exalte en un autre endroit le procédé de justice expéditive du savetier de Messine, cet homme « dévoré du zèle du bien public », qui se chargeait d’exécuter lui-même le soir, à l’aide d’une arquebuse à vent, les coupables que lui et ses ouvriers avaient condamnés à huis clos dans la journée. Peut-on avoir le courage, à travers un tel pamphlet, de remarquer un certain mouvement de talent, quelque chose de vif, de rapide, de cursif, et de propre à enlever alors ceux qui ne réfléchissaient pas ?

Le second pamphlet, le Discours de la lanterne aux Parisiens, dans lequel Camille justifie le sobriquet qu’il se donnait de Procureur général de la lanterne, est une production du même délire. On pourrait se demander peut-être à quelle lanterne on a affaire avec Camille : ne serait-ce pas à la simple lanterne de Sosie ou de Diogène, à celle dont lui-même, à la fin de sa Réclamation en faveur du marquis de Saint-Huruge (1789), il a dit :

Pour moi, messieurs, rien ne pourra m’empêcher de vous suivre avec ma lanterne et d’éclairer tous vos pas. Lorsque tant de gens s’évertuent à faire des motions dans l’Assemblée nationale et dans les districts, Diogène ne restera pas seul oisif, et il roulera son tonneau dans la ville de Corinthe…

Ou bien n’est-ce pas plutôt de l’autre et terrible lanterne qu’il s’agit, de celle dont les verres sont cassés et où l’on menace d’accrocher les passants qui déplaisent ? On n’en saurait douter, c’est habituellement de cette dernière qu’entend parler Camille, c’est elle dont il tient en main la ficelle et qu’il se plaît à faire danser méchamment et par manière de niche aux yeux de ses adversaires ; c’est avec elle qu’il joue comme un enfant gâté, dira Robespierre, et nous nous dirons, comme le gamin insolent, insouciant et cruel, qui n’a pas en lui le sentiment du bien et du mal, qui ne l’aura que tard et par accès, et qui périra par où il s’est trop joué. On se prend à dire à tout moment, en lisant les folies, les invectives, les bravades bouffonnes de cet insulteur public qui finit un jour par être humain, et qui, ce jour-là, est victime :

Nescia mens hominum fati sortisque futurae !

« Oh ! que l’homme est ignorant de sa propre destinée et du sort qui l’attend demain ! »

Portant donc la parole pour cette lanterne le lendemain de la nuit du 4 août, au milieu de beaucoup d’éloges décernés aux membres de l’Assemblée et aux Parisiens, il lui fera dire :

Il est temps que je mêle à ces éloges de justes plaintes. Combien de scélérats viennent de m’échapper ! Non que j’aime une justice trop expéditive : vous savez que j’ai donné des signes de mécontentement lors de l’ascension de Foulon et de Bertier ; j’ai cassé deux fois le fatal lacet. J’étais bien convaincu de la trahison et des méfaits de ces deux coquins : mais le menuisier mettait trop de précipitation dans l’affaire. J’aurais voulu un interrogatoire…

Vous voyez le ton, vous voyez la gentillesse et l’espièglerie, et comme cette gaieté est à sa place. Enfant cruel et sans pitié, quand donc aurez-vous l’âge d’homme et sentirez-vous en vous-même ce qui est humain ?

Dans cette brochure si exécrable d’esprit et de tendance, il y a des parties fort gaies en effet, et spirituelles ; il y a de la vraie verve. M. de Lally, au milieu de la nuit du 4 août, et tandis que les privilèges croulent de toutes parts, y est pris sur le fait avec son élan de sentimentalité royaliste et son exclamation de Vive le Roi ! vive Louis XVI, restaurateur de la Liberté française !

Il était lors deux heures après minuit, et le bon Louis XVI, sans douté dans les bras du sommeil, ne s’attendait guère à cette proclamation, à recevoir, à son lever, une médaille, et qu’on lui ferait chanter, avec toute la Cour, un fâcheux Te Deum pour tout le bien qu’il venait d’opérer. M. de Lally, rien n’est beau que le vrai !

M. Target ayant commencé une harangue au roi par ces mots : « Sire, nous apportons aux pieds de Votre Majesté », on lui crie : À bas les pieds ! Ce même M. Target avait demandé un sursis pour l’abolition du droit de pêche, et il reçoit une adresse de remerciements de la part des anguilles de Melun : « Français, s’écrie là-dessus Camille Desmoulins, vous êtes toujours le même peuple, gai, aimable et fin-moqueur. Vous faites vos doléances en vaudevilles, et vous donnez dans les districts votre scrutin sur l’air de Malbroug ! » Dans sa célébration de la nuit du 4 août, Camille entonne une sorte d’hymne où il commence par parodier les hymnes d’Église, et où il finit par se souvenir de la veillée de Vénus :

Haec nox est… C’est cette nuit, Français, devez-vous dire, bien mieux que de celle du Samedi saint, que nous sommes sortis de la misérable servitude d’Égypte. C’est cette nuit qui a exterminé les sangliers, les lapins, et tout le gibier qui dévorait nos récoltes. C’est cette nuit qui a aboli la dîme et le casuel. C’est cette nuit qui a aboli les annates et les dispenses… Le pape ne lèvera plus maintenant d’impôt sur les caresses innocentes du cousin et de la cousine. L’oncle friand…

Mais ceci devient par trop vif. Et il continue durant deux pages sur ce ton de noël et de litanie :

Ô nuit désastreuse pour la grand-chambre, les greffiers, les huissiers, les procureurs, les secrétaires, sous-secrétaires, les beautés solliciteuses, portiers, valets de chambre, avocats, gens du roi, pour tous les gens de rapine ! Nuit désastreuse pour toutes les sangsues de l’État, les financiers, les courtisans, les cardinaux, archevêques, abbés, chanoines, abbesses, prieurs et sous-prieurs ! Mais, ô nuit charmante, o vere beata nox, pour mille jeunes recluses, bernardines, bénédictines, visitandines, quand elles vont être visitées…

Voilà Camille qui commence à se révéler avec ses goûts de saturnales, sa république de Cocagne comme il la rêve, cette république qu’il a presque inaugurée, le 12 juillet, en plein Palais-Royal, et qui dans son imagination s’en ressentira toujours. Il ne s’agit, selon lui, pour que Paris ressemble tout à fait à Athènes et que les forts du Port-au-Blé soient aussi polis que les vendeuses d’herbes du Pirée, il ne s’agit que de supprimer toute police et de laisser les colporteurs crier les journaux en plein vent. Ce sera l’éternelle et l’unique recette de Camille pour le bonheur universel : tout permettre, tout laisser faire, ou du moins tout laisser dire. C’est bien lui encore qui, même revenu à une sorte de résipiscence dans son Vieux Cordelier, dira : « Je mourrai avec cette opinion, que pour rendre la France républicaine, heureuse et florissante, il eût suffi d’un peu d’encre et d’une seule guillotine ? » La guillotine de Louis XVI apparemment.

Camille, le futur écrivain du Vieux Cordelier, est déjà tout entier dans cette brochure de La Lanterne pour la nature de talent et pour les drôleries. Il enjambe les époques, il accouple les noms les plus étonnés de se rencontrer, Louis XVI et le grand Théodose, M. Bailly et le maire de Thèbes Épaminondas. C’est une verve folle, indiscrète, facétieuse, irrévérencieuse, un dévergondage sans frein, traversé de quelques bonnes saillies. Il a des enfilades de mots, de ces litanies où le flux des paroles l’emporte. Il y a du Figaro dans ce journaliste, il y a du Villon. C’est le clerc de la basoche, monté sur une table de café et élevé à l’importance d’un agitateur politique. N’avez-vous pas vu de ces gamins effrontés qui marchent hardiment en tête de la musique d’un régiment un jour de départ, parodiant le fifre et le tambour, parodiant surtout le tambour-major ? Camille Desmoulins est ce fifre improvisé de la Révolution, et qui se jouera jusqu’au jour où il apprendra à ses dépens qu’on ne joue pas impunément avec le tigre. On me dit que M. Michelet l’a appelé un polisson de génie ; je crois que c’est bien assez, quand on a lu son Discours de la lanterne et ses Révolutions de France et de Brabant, de l’appeler un polisson de verve et de talent.

Il me serait trop aisé de prouver tout cela par des exemples ; quand je dis trop aisé, je me vante, car, si je voulais citer, ce me serait difficile et le plus souvent impossible, à cause du cynisme et de la grossièreté des passages, même là où c’est spirituel. Je ne nie pas qu’il n’y ait au fond de ce dévergondage et de cette exaltation un sentiment d’inspiration patriotique, si l’on veut, et d’amour sincère de la liberté, de l’égalité moderne. Peut-être, dans la prise d’assaut de l’Ancien Régime et pour le renversement complet de la Bastille féodale, fallait-il qu’il y eût de ces fifres étourdis et de ces enfants perdus en tête des sapeurs du régiment ; mais le bon sens, aujourd’hui qu’on relit, paraît trop absent à chaque page ; la raison ne s’y mêle jamais que dans des trains de folie. On y trouve moins un cœur réellement échauffé qu’une cervelle en ébullition ; on dirait que l’écrivain a dans la tête une braise allumée qui tournoie sans cesse et ne lui laisse point de repos.

Mirabeau, avec sa supériorité, comprit d’abord le parti qu’on pouvait tirer de ce jeune homme ardent, et la nécessité du moins de ne pas s’en faire un ennemi ; il le prit avec lui à Versailles, l’eut pendant une quinzaine pour secrétaire, Je soignai ensuite à distance, et lui imprima tellement l’idée de son génie, que, plus tard, tout à fait émancipé et en pleine révolte, Camille respecta toujours le grand tribun, alors même qu’il mêlait à l’admiration quelque insulte inévitable. « Vous connaissez mieux que moi les principes, lui disait un jour Mirabeau en le flattant, mais je connais mieux les hommes11. »

Danton fit comme Mirabeau, il mit la main sur le jeune homme et le tint jusqu’à la fin sous son ascendant. Camille, en effet, n’était qu’une plume, une verve et une pétulance faite pour rester au service d’une tête plus forte.

Il y avait au xvie  siècle, sous la Ligue, des prédicateurs burlesques, bouffons, satiriques, quelques-uns doués d’un certain talent populaire, dévoués aux Seize, et qui prêchaient l’anarchie et l’insurrection aux Halles et dans le quartier Saint-Eulalie : c’étaient les journalistes démocrates du temps. Camille Desmoulins, dans la Révolution, joua le rôle de ces prédicateurs ; comme eux, il a du loustic et du bouffon, et, comme eux aussi, il farcit son discours de citations latines qu’il applique à la circonstance en les travestissant.

Les Révolutions de France et de Brabant (1789-1791) ne sont qu’une longue et continuelle insulte à tous les pouvoirs publics qu’essaya d’instituer, ou de conserver en les régénérant, la première Constitution ; ce n’est qu’une diffamation le plus souvent calomnieuse de tous les hommes qui furent alors en vue, et que Camille Desmoulins ne louait et n’exaltait un moment que pour les ravaler ensuite et les avilir. Le degré de licence et d’invective que se permet dans ce journal un écrivain qui, de loin et relativement, peut passer encore pour modéré, excède toutes les bornes que nous supposerions. Un numéro de ce journal paraissait le samedi de chaque semaine, avec une estampe qui le plus souvent faisait caricature. L’auteur qui, dans son titre de Révolutions de Brabant, fait allusion à la révolution qui se tentait alors dans les provinces belges, s’occupe d’ailleurs de tout ce qui peut piquer la curiosité en France :

Tous les livres, dit-il dans son prospectus, depuis l’in-folio jusqu’au pamphlet ; tous les théâtres, depuis Charles IX jusqu’à Polichinelle ; tous les corps, depuis les parlements jusqu’aux confréries ; tous les citoyens, depuis le président de l’Assemblée nationale, représentant du pouvoir législatif, jusqu’à M. Sanson, représentant du pouvoir exécutif, seront soumis à notre revue hebdomadaire.

M. Sanson, c’était le bourreau. Toujours chez Camille le même genre de plaisanterie qui frise la guillotine ; toujours ce même geste de singe malin et cruel qui se plaît à montrer de loin le tranchant de la hache !  Ce début du prospectus promet, et l’écrivain tient assez bien sa promesse. Si nous ne considérions aujourd’hui ce journal que comme un témoignage d’un passé éloigné, comme une mazarinade du temps de la Fronde, nous pourrions y relever littérairement des portraits piquants, des caricatures très gaies : toutes les fois que l’auteur sent sa verve se refroidir, il la ravive et se remet en goût en taillant quelque tranche de l’abbé Maury ou de Mirabeau-Tonneau. Il est très amusant sur certaines gens, mais il en est un trop grand nombre sur lesquels il est odieux et infâme : je ne sais pas un meilleur mot. D’autres dresseront de leurs mains l’échafaud de Bailly, mais nul n’y a plus que lui coopéré à l’avance ; nul, on peut le dire, n’en a mieux préparé les pièces. Camille est un organe et un type de ces générations qui, en entrant dans la vie, n’ont le respect de rien, ni de personne entre ceux qui les ont précédés. Il l’avait dit dans sa France libre : « La mort éteint tout droit. C’est à nous qui existons, qui sommes maintenant en possession de cette terre, à y faire la loi à notre tour. » Mais, comme on n’est jamais en pleine possession de cette terre, et qu’il n’y a jamais table rase complète, il faut chasser ceux qui tardent trop à nous céder la place et qui nous gênent : c’est l’œuvre qu’entreprend Camille dans son journal et à laquelle il ne cesse de se dévouer cyniquement, en décriant tout ce qui a vertu, lumières et modération dans l’Assemblée constituante, et en démolissant jour par jour cette Assemblée dans l’ensemble de ses travaux comme dans chacun de ses membres influents.

Et qu’on n’allègue pas ici en sa faveur l’excuse d’ignorance ou d’étourderie. Il sait bien ce qu’il fait ; il a le génie du journal ; il sait quelle est la puissance de l’instrument qu’il emploie, et auquel à la longue, dit-il, rien ne peut résister. Il chauffe l’opinion, la passion, dans le sens où elle veut être chauffée, et il se vante d’être toujours de six mois, ou même de dix-huit mois, en avance. Il a l’instinct de l’attaque : d’un coup d’œil il a deviné chez l’adversaire le point vulnérable ou ridicule, et tous moyens lui sont bons pour renverser.

Dès l’abord, à l’occasion du décret dit du marc d’argent, qui posait certaines conditions de cens à l’éligibilité, Camille déclare que ce décret constitue la France en gouvernement aristocratique, « et que c’est la plus grande victoire que les mauvais citoyens aient remportée à l’Assemblée : pour faire sentir, ajoute-t-il, toute l’absurdité de ce décret, il suffit de dire que Jean-Jacques Rousseau, Corneille, Mably, n’auraient pas été éligibles ». Et, selon sa détestable habitude de ne point respecter les croyances d’autrui, il apostrophe les ecclésiastiques qui ont voté pour le décret ; après mainte épithète injurieuse : « Ne voyez-vous donc pas, leur crie-t-il, que votre Dieu n’aurait pas été éligible ? » et il continue de mêler le nom de Jésus dans son invective. Puis, affichant nettement sa théorie subversive de tout pouvoir constitué, il ajoute : « On connaît mon profond respect pour les saints décrets de l’Assemblée nationale ; je ne parle si librement de celui-ci que parce que je ne le regarde pas comme un décret. » Ainsi, dans les décrets de l’Assemblée il se réserve de choisir ceux qui ‘lui conviennent, et de considérer les autres comme non avenus, sous prétexte qu’ils ont été votés par une majorité formée de membres du clergé et de la noblesse, plus nombreux dans l’Assemblée qu’ils ne devraient, l’être. Il ne s’en tient pas là, il demande ce qui serait arrivé si, au sortir de l’Assemblée, les membres qui avaient voté pour le décret avaient été assaillis par le peuple, qui leur aurait dit : « Vous venez de nous retrancher de la société, parce que vous étiez les plus forts dans la salle ; nous vous retranchons à notre tour du nombre des vivants, parce que nous sommes les plus forts dans la rue ; vous nous avez tués civilement, nous vous tuons physiquement. » Il est vrai que Camille ajoute que si le peuple avait voulu passer de la menace à l’effet, « si le peuple avait ramassé des pierres, il se serait opposé de toutes ses forces à la lapidation ». Il serait grand temps, en effet, d’intervenir alors pour mettre le holà, après avoir monté le coup. De même que Camille distingue entre décret et décret, il distingue entre s’insurger et lapider. Essayez de tracer une ligne de conduite entre ces deux mots-là.

Notez que l’écrivain qui professe cette théorie, la plus immorale de toutes socialement et même humainement, est le même qui nous cite, dès son premier numéro, le Traité des devoirs de Cicéron, comme le chef-d’œuvre du sens commun : ce n’est qu’une inconséquence de plus.-

Quelques passages d’un ton assez élevé, quelques pages senties sur Milton pamphlétaire et publiciste (dans le numéro 4), ou encore la fin d’une lettre adressée par Camille à son père (dans le numéro 7), ne sauraient nous induire à fermer les yeux ni sur ces théories détestables, ni sur les pasquinades et les injures dont Camille se croit en droit de poursuivre les hommes les plus dignes d’être honorés. Il acceptait, il revendiquait alors ce rôle d’accusateur public et de délateur que plus, tard il flétrira. Dans une polémique avec La Harpe, il ne craindra pas de dire :

Je m’efforce de réhabiliter ce mot délation… Nous avons besoin dans les circonstances que ce mot délation soit en honneur, et nous ne laisserons pas M. de La Harpe, en sa qualité d’académicien, abuser de son autorité sur le Dictionnaire, et charger d’opprobre un mot parce qu’il déplaît à M. Panckoucke.

Il faut mettre ces tristes paroles en regard du troisième numéro du Vieux Cordelier, qui les expie.

André Chénier avait publié, en août 1790, un Avis aux Français sur leurs véritables ennemis, dans lequel il essayait, avec la modération et la fermeté qui distinguent sa noble plume, de tracer la ligne de séparation entre le vrai patriotisme et la fausse exaltation qui poussait aux abîmes. Il avait dit : « L’Assemblée nationale a fait des fautes parce qu’elle est composée d’hommes… ; mais elle est la dernière ancre qui nous soutienne et nous empêche d’aller nous briser. » Il avait flétri, sans nommer personne, mais en traits énergiques et brûlants, ces faux amis du peuple qui, sous des titres fastueux et avec des démonstrations convulsives, captaient sa confiance pour le pousser ensuite à tout briser ; « gens pour qui toute loi est onéreuse, tout frein insupportable, tout gouvernement odieux ; gens pour qui l’honnêteté est de tous les jougs le plus pénible. Ils haïssent l’Ancien Régime, non parce qu’il était mauvais, mais parce que c’était un régime ». À ces traits, Camille Desmoulins, le croirait-on ? n’hésita pas à se reconnaître, et dans son numéro 41, attaquant les hommes de la Société de 1789 qui se séparaient du club des Jacobins, il parla de leur manifeste comme de l’ouvrage « de je ne sais quel André Chénier qui n’est pas celui de Charles IX ». Pauvre Camille (cette exclamation me reviendra souvent) ! on a trouvé à son sujet dans les lettres d’André Chénier la page suivante, qui le juge :

Mes amis, écrit André Chénier, m’ont fait lire un numéro 41 des Révolutions de France et de Brabant ; j’avais déjà vu, d’autres fois, quelques morceaux de ce journal, où des absurdités souvent atroces m’avaient paru quelquefois accompagnées de folies assez gaies ; je me suis encore plus diverti à lire ce numéro 41, où l’auteur répand avec profusion ses honorables injures sur la société entière de 89, et sur moi en particulier. Il extrait et cite de mon ouvrage toutes les dénominations sévères dont j’ai désigné les brouillons, les calomniateurs, les corrupteurs et les ennemis, du peuple, et il les prend toutes pour lui. Il dit : Voyez comme on nous traite, voyez ce qu’on dit de nous.  Cette naïveté de conscience m’a paru plus plaisante que rien de ce que j’avais vu de lui jusqu’à ce jour, et vous-même, si vous l’avez lu, vous n’aurez pu sans doute vous empêcher de rire comme moi, qu’un homme, trouvant dans un livre où personne n’est nommé une grande quantité d’auteurs qui, d’après leurs écrits, d’après des faits, d’après une longue suite de preuves, sont traités de perturbateurs séditieux, de brouillons faméliques, d’hommes de sang, aille se reconnaître à un tel portrait, et déclarer hautement qu’il voit bien que c’est de lui qu’on a voulu parler. J’avouerai que je n’ai pu voir sans étonnement une pareille imbécillité de la part d’un homme qu’on m’avait assuré n’être pas dépourvu de quelque esprit. Je consultai ensuite mes amis, et leur demandai si je devais lui répondre pour confondre ses inepties, le faire rougir de son insigne mauvaise foi, et détruire, autant que je pourrais, le venin dont son nouvel écrit est rempli : ils m’observèrent tout d’une voix que lorsqu’un auteur tronque ou falsifie tout ce qu’il cite, en dénature le sens, vous prête des intentions qu’il est évident que vous n’avez point eues, un homme d’honneur ne doit point lui répondre, parce qu’il est au-dessous d’un homme d’honneur de prendre la plume contre un homme à qui l’on ne peut répondre que par des démentis ; que vouloir le faire rougir est une entreprise folle qui passe tout pouvoir humain ; que détruire ses discours, est inutile, parce que cet homme est trop connu pour être dangereux ; que, même dans ce qu’il appelle son parti, il ne passe que pour un bouffon, quelquefois assez divertissant, et qu’il serait difficilement méprisé par personne plus qu’il ne l’est par ses amis, car ses amis le connaissent mieux que personne. Je me suis rendu à ces raisons dont j’ai senti la force et la vérité.

Cette terrible page de Chénier, jugement de l’honnête homme, mérite de rester attachée aux huit volumes des Révolutions de France et de Brabant comme la flétrissure qui leur est due. De ce que tous deux, Camille Desmoulins et André Chénier, ont été finalement victimes, ce n’est pas une raison pour les confondre ; sachons faire la part de chacun, et maintenons à son vrai rang dans l’estime publique celui qui, en un temps de violence, de lâcheté et de frénésie, fut du petit nombre des hommes qui ne dévièrent jamais.

Cependant la République tant prophétisée par Camille était arrivée : au lendemain du 10 août, il avait été élevé, ou, comme il dit, hissé avec Danton (hissé, toujours le gamin et le mât de cocagne !) au ministère de la Justice en qualité de secrétaire général. Il en sortit avec lui et suivit la même ligne à la Convention. Il continua comme pamphlétaire son métier de délateur. Dans son Brissot démasqué, surtout dans son Histoire des Brissotins, il accuse toute la Gironde ; il s’attache à démontrer en ceux qu’il appelle injurieusement Brissotins, des conspirateurs, des royalistes, des instruments d’intrigue et de vénalité. Il dit agréablement de Brissot : « Je m’en veux d’avoir reconnu si tard que Brissot était le mur mitoyen entre Orléans et La Fayette, mur comme celui de Pyrame et Thisbé, entre les fentes duquel les deux partis n’ont cessé de correspondre. » C’est avec ces gentillesses qui seraient à peine à leur place dans un feuilleton de théâtre, que l’insensé Camille aidait de plus en plus à dépraver l’opinion et à chasser les victimes sous le couteau. Il mordrait arrogamment tous les partis jusque-là en lutte, se détruisant successivement l’un l’autre, jusqu’au jour où les derniers vaincus venaient se briser aux pieds de ses amis et aux siens :

C’est ainsi que tour à tour vaincus, Maury le royaliste, par Mounier-les-deux-Chambres ; Mounier-les-deux-Chambres, par Mirabeau-le-veto-absolu ; Mirabeau-le-veto-absolu, par Barnave-le-veto-suspensif ; Barnave-le-veto-suspensif, par Brissot qui ne voulut d’autre veto que le sien et celui de ses amis ; tous ces fripons balayés des Jacobins les uns par les autres, ont enfin fait place à Danton, à Robespierre, à Lindet, à ces députés de tous les départements, montagnards de la Convention, le rocher de la République.

Camille se croyait lui-même une des plus solides parties de ce rocher inébranlable qui semblait dire aux flots : « Vous n’irez pas plus loin ! »

L’exécution des Girondins, en octobre 93, lui porta un grand coup. On raconte qu’il s’évanouit presque en entendant leur arrêt de mort, et qu’il s’écria : « C’est moi qui les ai tués ! » Les sentiments d’humanité prirent enfin le dessus en lui, et, les trouvant d’accord avec ses intérêts de parti, il ressaisit sa plume de journaliste pour publier (décembre 93) les premiers numéros du Vieux Cordelier.

Quand on ne connaît que de réputation ce pamphlet célèbre et qu’on se met à le lire, on a besoin de quelque réflexion pour s’apercevoir que c’est là un retour au bon sens, aux idées de modération et de justice. On le dirait d’abord écrit sous l’inspiration directe de Robespierre, tant l’éloge de cet ambitieux et de ce méchant y surabonde, et tant sa sublime éloquence y est emphatiquement préconisée. Pour faire passer sa modération nouvelle, Camille sent le besoin de la déguiser plus que jamais en bonnet rouge ; il n’a même pas de honte de la mettre sous l’abri de Marat, qu’il ose appeler divin. Deux ans auparavant, il avait été moins poli envers cet énergumène, lorsqu’il lui disait, dans une occasion où il était en polémique avec lui :

Tu auras beau me dire des injures, Marat, comme tu fais depuis six mois, je te déclare que, tant que je te verrai extravaguer dans le sens de la Révolution, je persisterai à te louer, parce que je pense que nous devons défendre la liberté, comme la ville de Saint-Malo, non seulement avec des hommes, mais avec des chiens 12.

Marat est beaucoup mieux traité en apparence dans le Vieux Cordelier ; mais on comprend pourquoi, et ce n’est qu’affaire de précaution oratoire et de tactique. Quoi qu’il en soit, dans tout ce début du Vieux Cordelier on sent bien l’homme qui s’est fourvoyé à tel point, que, pour revenir au droit chemin, il lui faut absolument repasser par les boues et par la fange.

Il lui faut repasser à travers le sang ; non seulement célébrer les Marat, les Billaud-Varenne, mais saluer à plusieurs reprises la guillotine du 21 janvier, et s’écrier d’un ton de héros : « J’ai été révolutionnaire avant vous tous ; j’ai été plus : j’étais un brigand, et je m’en fais gloire. »

Pour que toutes ces choses aient été un jour raisonnables et bonnes à dire, pour qu’elles aient paru marquer un signal de retour, combien il faut que l’égarement et le délire aient été grands !

Tout est relatif, et Camille, l’anarchiste d’hier, dans sa lutte contre le misérable Hébert, représente en vérité la civilisation et presque le génie social, comme Apollon dans sa lutte contre le serpent Python.

Il lui fallut du dévouement et du courage pour écrire, dès son second numéro : Marat est allé au point extrême du patriotisme, il n’y a rien au-delà. Plus loin que Marat il ne peut y avoir que délire et extravagances, il n’y a plus que des déserts et des sauvages, des glaces ou des volcans. C’était s’apercevoir bien tard que la Révolution devait avoir une borne, c’était l’apercevoir pourtant et la poser.

Le 3e numéro marque mieux la pensée de Camille : sous prétexte de traduire Tacite, et d’énumérer d’après lui tous les suspects de la tyrannie des empereurs, il fait, sous un voile transparent, le tableau des suspects de la République. Ici, sous air de raillerie et de parodie, il devient sérieusement éloquent et décidément courageux. Dans le 4e numéro, il va plus loin, et il articule son mot : « Je pense bien différemment de ceux qui vous disent qu’il faut laisser la terreur à l’ordre du jour. Je suis certain, au contraire, que la liberté serait consolidée, et l’Europe vaincue, si vous aviez un Comité de clémence. » Le mot est lâché ; il essaiera ensuite de l’expliquer, de l’affaiblir, de le diminuer : mais le cri des cœurs y a répondu, et la colère des tyrans n’y répondra pas moins.

À Camille appartient l’honneur d’avoir dit le premier dans le groupe des oppresseurs, des terroristes, et en s’en séparant :

Non, la Liberté…, ce n’est point une nymphe de l’Opéra, ce n’est point un bonnet rouge, une chemise sale et des haillons. La Liberté, c’est le bonheur, c’est la raison… Voulez-vous que je la reconnaisse, que je tombe à ses pieds, que je verse tout mon sang pour elle ? Ouvrez les prisons à ces feux cent mille citoyens que vous appelez suspects

De tels cris rachètent beaucoup, surtout quand on les profère tout haut et tout seul, au milieu de cette insensibilité stupide de la foule et de cette sécurité dénaturée qu’il flétrit énergiquement et par un mot, cette fois, vraiment digne de Tacite.

Après cela ne demandez à Camille, dans ces numéros, ni goût ni ton soutenu. Quand il aurait conscience de ces qualités-là, il serait obligé d’imiter d’autant plus en paroles le dévergondage d’alentour, qu’il essaie pour la première fois de s’y soustraire en action. Mais il n’a pas d’effort à faire pour s’y conformer ; sauf l’élévation qui, à un ou deux endroits, lui sort du cœur, et la verve qui, en trois ou quatre passages, est excellente, il est dans Le Vieux Cordelier ce qu’il était dans ses précédents écrits, incohérent, indécent, accouplant à satiété les images et les noms les plus disparates, accolant Moïse à Ronsin, profanant à plaisir des noms révérés, disant le sans-culotte Jésus en même temps qu’il a l’air de s’élever contre l’indigne mascarade de l’évêque apostat Gobel ; en un mot, il parle dans Le Vieux Cordelier l’argot du temps ; il a le style débraillé, sans dignité, sans ce respect de soi-même et des autres qui est le propre des époques régulières et la loi des âmes saines, même dans les extrémités morales où elles peuvent être jetées.

J’ai dit que Camille, dans un endroit du Vieux Cordelier, a un mouvement d’élévation véritable ; c’est dans le numéro 5, quand il fait bon marché de sa vie et qu’il se montre prêt à la sacrifier pour la cause de l’humanité enfin et de la justice, c’est quand, s’adressant à ses collègues de la Convention, il s’écrie :

Ô mes collègues, je vous dirai comme Brutus à Cicéron : Nous craignons trop la mort, et l’exil et la pauvreté. Nimium timemus mortem et exilium et paupertatem. Cette vie mérite-t-elle donc qu’un représentant la prolonge aux dépens de l’honneur ? Il n’est aucun de nous qui ne soit parvenu au sommet de la montagne de la vie. Il ne nous reste plus qu’à la descendre à travers mille précipices, inévitables même pour l’homme le plus obscur. Cette descente ne nous offrira aucuns paysages inconnus, aucuns sites qui ne se soient offerts mille fois plus délicieux à ce Salomon qui · disait, au milieu de ses 700 femmes, et en foulant aux pieds tout ce mobilier de bonheur : J’ai trouvé que les morts sont plus heureuses que les vivants, et que le plus heureux de tous est celui qui n’est pas né.

Mais voyez encore comme cette élévation du commencement se soutient peu, et comme Salomon arrive là, avec son mobilier de bonheur, pour tout gâter. L’enfant gamin que nous connaissons, le drôle à imagination effrénée et libertine, revient se jouer jusqu’au milieu de l’émotion. Il en est perpétuellement ainsi de Camille ; il est homme à associer jusqu’à la fin sous sa plume Pindare et Piron (on l’a vu), Corneille et le compère Mathieu, le Palais-Royal (Dieu me pardonne !) et l’Évangile.

Je pourrais citer encore la page suivante de ce numéro 5 du Vieux Cordelier, laquelle est plus irréprochable pourtant, et réellement éloquente : elle commence par ces mots : « Occupons-nous, mes collègues, non pas à défendre notre vie comme des malades… » C’est même la seule vraiment belle de ce Vieux Cordelier, qui, dans la plus désastreuse des crises où ait passé une grande nation, mérite assurément de rester comme un signal généreux de retour et de repentir, mais qui n’obtiendra jamais place parmi les œuvres dont peut s’honorer l’esprit humain.

Cette place est réservée aux œuvres saines, à celles qui sont pures de ces amalgames étranges et de ces indignités de pensée comme de langage, à celles où le patriotisme et l’humanité ne souffrent aucune composition avec les hommes de sang, et ne se permettent point, comme passeport et comme jeu, de ces goguettes de Régence et de Directoire ; aux œuvres dans lesquelles la conscience morale plus encore que le goût littéraire n’a pas à s’offenser et à rougir de voir Loustalot et Marat, par exemple, grotesquement, impudemment cités entre Tacite et Machiavel d’une part, et Thrasybule et Brutus de l’autre.

Oh ! comme, après la lecture de ces pages bigarrées, toutes tachées encore de boue et de sang, et convulsives, image vivante (jusque dans les meilleurs endroits) du dérèglement des mœurs et des âmes, comme on sent le besoin de revenir à quelque lecture judicieuse où le bon sens domine, et où le bon langage ne soit que l’expression d’un fonds honnête, délicat, et d’une habitude vertueuse ! On se prend à s’écrier en se rejetant en arrière : Ô le style des honnêtes gens, de ceux qui ont tout respecté de ce qui est respectable, qui ont placé dans les sentiments mêmes de l’âme le principe et la mesure du goût ! Ô les écrivains polis, modérés et purs ! ô le Nicole des Essais ! ô d’Aguesseau écrivant la Vie de son père ! ô Vauvenargues ! ô Pellisson !

Je n’ai plus qu’à dire un mot sur Camille Desmoulins. Il mourut sur l’échafaud le 5 avril 1794. Sa jeune femme l’y suivit huit jours après, pareillement immolée. Camille s’était marié le 29 décembre 1790, avec cette jeune Lucile qu’il aimait. De soixante personnes, députés, journalistes qui signèrent son contrat de mariage, il ne lui restait plus, en décembre 93 (au moment où il commença Le Vieux Cordelier), que deux amis, Danton et Robespierre : tous les autres, à cette date, étaient émigrés, incarcérés ou guillotinés. Il avait eu à son mariage cinq témoins, Pétion, Brissot, Sillery, Mercier, et ce cher Robespierre toujours ; ces cinq témoins avaient dîné ce jour-là en famille, en petit comité, avec les jeunes époux. On sait ce qu’ils devinrent. Tous ces gens de la noce (excepté Mercier, qui n’échappa à la mort que par l’incarcération), tous périrent de mort violente, y compris les deux époux, et tous du fait de cet autre convive, ce cher M. de Robespierre. L’hyène était entrée dans le bercail, et, par le seul instinct de sa nature, elle avait tout étranglé.