(1856) Cours familier de littérature. II « VIIIe entretien » pp. 87-159
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(1856) Cours familier de littérature. II « VIIIe entretien » pp. 87-159

VIIIe entretien

I

Revenons à l’Europe littéraire actuelle :

On dit : — Mais l’Europe moderne a cette infériorité évidente devant l’antiquité, qu’il n’y a point eu de véritable poème épique depuis Homère ou depuis les grandes épopées indiennes. — Je l’accorde ; l’Énéide de Virgile lui-même n’est qu’un poème historique ; la Divine Comédie de Dante n’est qu’une fantaisie de génie, un poème moitié théologique, moitié populaire ; la Jérusalem délivrée du Tasse n’est qu’un poème de chevalerie, un roman d’aventures en strophes touchantes ; le Paradis perdu de Milton n’est qu’une paraphrase poétique de la Bible ; la Henriade n’est qu’une chronique rimée sur Henri IV ; le Roland furieux d’Arioste n’est qu’une délicieuse facétie en vers inimités et inimitables. Tout cela est de la poésie, mais ce n’est pas le poème. On en fera encore des milliers sans parvenir, quel que soit le talent des poètes, à élever ce monument auquel aspirent vainement toutes les langues et qu’on appelle un poème épique. Homère lui-même, s’il renaissait de nos jours, ne pourrait plus faire pour les nations modernes ce qu’il a fait pour les Grecs de son époque.

II

Or, pourquoi l’Europe moderne n’a-t-elle point de poème épique ? Nous sommes étonné que tant de critiques éminents, qui ont écrit des volumes sur cette question, ne se soient point fait la réponse que le simple bon sens suggérerait à un enfant réfléchi sur cette matière :

L’Europe moderne n’a point de poème épique et n’en aura jamais. Pourquoi ? — Parce qu’elle a la Bible.

Analysons un peu cet axiome :

Qu’est-ce que le poème épique ? Il faut faire à cette interrogation la réponse que le Tasse fit à un de ses amis, lorsque, voyageant à pied dans le royaume de Naples et parvenu au faîte d’une haute montagne des Abruzzes, il montra du doigt, à cet ami, la terre, la mer, le ciel, les cités, les campagnes, les fleuves qui se déroulaient dans leur immensité sous ses yeux, et lui dit : — Voilà mon poème ! Cela voulait dire : Un poème épique, c’est le monde ! Mais ce n’est pas assez dire ; un poème épique, ce sont les deux mondes, c’est-à-dire le monde matériel et le monde surnaturel, le fini et l’infini.

Il est convenu en effet, dans tous les siècles et chez tous les peuples, que le poème épique se compose non seulement de ce qui est dans la nature, mais de ce qui est au-dessus de la nature, ou du surnaturel, de ce que les critiques appellent le merveilleux.

Or pourquoi encore le merveilleux ou le surnaturel fait-il partie essentielle et nécessaire du poème épique ? Nous allons essayer de le dire en quelques lignes, et ici nous serons obligé d’entrer un moment dans la métaphysique. Nous vous en demandons mille fois pardon ; mais tranquillisez-vous ; notre métaphysique n’empruntera point ces termes d’école et de pédagogie qui ne servent qu’à cacher le vide des idées sous le prestige des mots, et à obscurcir ce qu’il faut éclaircir ; notre métaphysique n’est que du bon sens exprimé en langue vulgaire. Vous nous accuserez peut-être de vous porter un peu plus haut que terre, mais ce qui s’élève dans le ciel n’est-il pas aussi clair que ce qui rampe ?

Voici donc notre réponse à cette question : Pourquoi le merveilleux ou le surnaturel fait-il partie essentielle du poème épique ?

III

Nous avons dit tout à l’heure : Le poème épique, c’est le monde.

Or le monde est double, ou plutôt il y a dans le monde deux mondes : le monde qu’on voit, et le monde invisible ; l’un est aussi certain que l’autre, quoiqu’il ne tombe pas sous les sens, parce qu’il tombe sous le sens des sens, l’intelligence !

Que nous dit cet oracle intérieur qu’on nomme l’évidence ? Il nous dit :

La matière existe. Nous la voyons, nous la palpons, nous la foulons sous nos pieds sous forme de terre, nous la contemplons sur nos têtes sous forme d’air, de lumière, de feu, d’astres, de firmament. Ou il faut nier tous nos sens et nous suicider mentalement nous-même, ou il faut confesser que la matière existe.

Mais il existe autre chose que la matière ; cela est d’un autre ordre d’évidence, mais cela est tout aussi évident. Il y a en nous et hors de nous un être qui ne tombe pas sous nos sens, c’est ce que nous appelons l’esprit. L’esprit divin, incréé, illimité, infini, tout-puissant et tout parfait, si nous appliquons ce mot à Dieu, l’Être des êtres ; l’esprit créé, borné, fini, impuissant et imparfait, si nous appliquons ce mot à l’âme de la nature, à l’âme de l’homme, ou à toutes les autres espèces d’âmes dont il a plu à Dieu de douer les différents êtres sortis de sa création à divers degrés. L’intelligence, la pensée, la volonté, la conscience, la moralité ou l’immoralité, le choix entre le bien et le mal, la liberté, la perversité ou la sainteté des actes, sont des phénomènes intellectuels de cet être appelé esprit ; phénomènes aussi inexplicables, mais aussi incontestables pour l’homme de bonne foi, que les phénomènes matériels le sont pour nos sens. C’est le mens agitat molem des poètes, le ressort surnaturel, caché mais sensible, qui remue, qui régit, qui gouverne le monde divin.

IV

Or que s’ensuit-il encore pour tout être pensant ? Il s’ensuit qu’il y a pour l’homme deux destinées. Une destinée sur la terre, qui commence à sa naissance et qui finit à sa dernière respiration, à sa petite place sur ce petit atome en mouvement qu’on appelle le globe, destinée toute correspondante à cette matière dont nos sens, empruntés pour quelques jours à la terre, sont formés. Il s’ensuit, avec la même certitude, qu’il y a pour l’homme immatériel, ou pour l’âme incorporelle de l’homme enfin délivrée de ses sens, une autre destinée, destinée immatérielle toute correspondante aussi à la nature intellectuelle et morale de cet être créé appelé homme ici-bas, et on ne sait de quel nom divin ailleurs.

Si cela n’était pas ainsi, les trois grands témoins de Dieu : l’intelligence, la conscience, l’évidence intérieure, auraient menti en nous, c’est-à-dire que ces trois grands témoins, subornés par la vérité suprême, Dieu, auraient été chargés par Dieu de se jouer en son nom de l’intelligence, de l’évidence, de la conscience, de la vérité, de la foi, de l’espérance de l’homme ! Absurdité ou blasphème, qui ferait tomber les écailles des yeux et les étoiles du firmament !

Il existe donc un monde invisible où l’homme, après avoir achevé sa destinée matérielle, poursuit sa destinée intellectuelle et morale. Rien n’est fini quand tout est fini ; car tout s’enchaîne et tout recommence. Les cieux, les limbes, les purgatoires, les enfers, dans toutes les religions, sont les noms divers des conséquences de la vie matérielle que nous retrouvons dans la vie immatérielle, après ce monde, pour nous purifier, nous punir, nous récompenser dans un autre monde.

Je plains, sans les accuser, ceux qui ne croient pas au monde invisible. Quant à moi, j’y crois mille fois plus fermement qu’à ce monde visible ; car je crois à l’œil de l’intelligence mille fois plus qu’à l’œil de chair ! On peut aveugler les sens, mais qui peut aveugler l’évidence en moi ? L’évidence, c’est l’œil de Dieu en nous.

V

Il s’ensuit enfin que tous les peuples, depuis l’origine des peuples, ont imaginé un monde invisible, surnaturel et éternel, faisant suite et complément au monde passager où nous agissons. Il s’ensuit que les poètes, ces organes réputés divins de l’imagination du genre humain, ont été forcés d’introduire dans le poème épique, ce grand résumé chanté des deux mondes, un monde invisible à côté et au-delà du monde visible, la matière et l’esprit, l’homme complet, héros ou martyr sur la terre, demi-dieu dans les olympes, ou supplicié dans les enfers.

Voilà pourquoi le surnaturel ou le merveilleux fait partie obligée du poème épique. Sans ce monde de l’esprit superposé au monde de la matière, l’imagination ou la piété de l’homme n’est pas satisfaite. On ne lui montre qu’un monde, il en veut deux ; et il a raison d’en vouloir deux, car il y en a deux dans un. Le poème qui finit au tombeau finit dans une énigme, et l’humanité ainsi n’a pas de dénouement.

VI

J’en ai fini avec la métaphysique ; mais vous allez voir qu’elle était nécessaire même pour vous expliquer pourquoi l’Europe moderne n’avait pas et ne pouvait pas avoir de poème épique. Et maintenant je reprends, et je dis : L’Europe moderne ne peut pas avoir de poème épique, parce qu’elle en a un.

Et où est-il, ce poème épique que l’Europe lit à son insu depuis des siècles sans que ses poètes s’en soient aperçus ?

Il est dans sa Bible, ou plutôt il est sa Bible elle-même.

Nous ne comprenons pas que M. de Chateaubriand, qui a fait un si beau livre et un livre souvent si sophistique sur les beautés poétiques de la religion chrétienne, se soit acharné à prétendre que le christianisme avait enfanté des foules de poèmes prétendus épiques, tantôt avec le merveilleux des contes arabes, comme dans le Tasse ; tantôt avec le merveilleux mixte de l’Évangile et de l’Olympe, comme dans le Dante ; tantôt avec le merveilleux des froides allégories, comme dans Voltaire, sans s’apercevoir que tous ces poèmes n’étaient pas les véritables épopées nationales du monde chrétien, mais que la Bible était la seule épopée, et que Moïse était le seul Homère des siècles et des peuples qui datent de la Bible.

Comment voulez-vous, en effet, qu’il y ait pour les peuples nés dans la théogonie hébraïque ou chrétienne, des poètes de fantaisie qui puissent lutter avec cette poésie devenue dogme, et avec ce merveilleux devenu foi ? C’est impossible.

Quoi ! voilà un livre réputé vieux comme le monde, écrit, selon les Hébreux et selon les chrétiens, sous la dictée de l’écrivain dont les mots sont des astres et dont les pages sont firmaments ! Ce livre raconte en versets, dont chacun est un vers qui trouve son écho dans un autre vers, les pensées de Dieu, la création du monde en six grandes journées de l’ouvrier divin, qui sont peut-être des semaines de siècles ; la naissance du premier homme, son ennui solitaire dans l’isolement de son être, qui n’est qu’un morne ennui sans l’amour ; l’éclosion nocturne de la femme, qui sort, comme le plus beau des rêves, du cœur de l’homme ; les amours de ces deux créatures complétées l’une par l’autre dans ce premier couple dont le fils et les filles seront le genre humain ; leurs délices dans un jardin à demi céleste ; leur pastorale enchantée sous les bocages de l’Éden ; leur fraternité avec tous les animaux aimants qui parlaient alors ; leur liberté encore exempte de chute ; leur tentation allégorique de trop savoir le secret de la science divine, secret réservé seul au Créateur, inhérent à sa divinité ; leur faute, de curiosité légère chez la femme, de complaisance amoureuse chez l’époux ; leur tristesse après le péché, premier réveil de la conscience, cette révélation par sentiment du bien et du mal ; leur citation au tribunal divin ; les excuses de l’homme pour rejeter lâchement le crime sur sa complice, le silence de la femme, qui s’avoue coupable par les premières larmes versées dans le monde ; leur expulsion ; leur pèlerinage sur la terre devenue rebelle ; la naissance de leurs enfants dans la douleur ; le travail sous toutes les formes, premier supplice de l’humanité ; le premier meurtre faisant boire à la terre le sang de l’homme par la main d’un frère ; puis la multiplication de la race pervertie dans sa source ; puis le déluge couvrant les sommets des montagnes ; une arche sauvant un juste, sa famille, tous les animaux innocents ; puis la vie patriarcale, en familiarité avec des esprits intermédiaires appelés des anges, esprits tellement familiers qu’ils se confondent à chaque instant sur la terre avec les hommes, auxquels ils apportent les messages de Dieu ; puis un peuple choisi de la semence d’Abraham ; des épisodes naïfs et pathétiques, comme ceux de Joseph, de Tobie, de Ruth ; une captivité amère chez les Égyptiens ; un libérateur, un législateur, un révélateur, un prophète, un poète, un historien inspiré dans Moïse ; puis des annales pleines de guerres, de conquêtes, de politique, de liberté, de servitude, de larmes et de sang ; puis des prophètes moitié tribuns, moitié lyriques, gouvernant, agitant, subjuguant le peuple par l’autorité des inspirations, la majesté des images, la foudre de la langue, la divinité de la parole ; puis des grandeurs et des décadences qui montent et descendent de Salomon à Hérode ; puis l’assujettissement aux Romains ; puis un Calvaire, où un prophète plus surnaturel monte sur un autre arbre de science pour proclamer l’abolition de l’ancienne loi, et promulguer pour l’homme, sans acception de tribus, Juifs et païens, une loi plus douce scellée de son sang ;

Puis une autre terre et un autre ciel pour l’univers romain devenu l’Europe.

N’est-ce pas là un poème à la fois merveilleux, philosophique, populaire, qui s’empare d’avance de toutes les imaginations dont le poète épique chercherait vainement à s’emparer après celui-là ? La place n’est-elle pas prise ? Poème immense qui commence par une pastorale dans un ciel terrestre, qui se poursuit par des épithalames comme le Cantique des cantiques, par des élégies dans les Psaumes de David, par des odes dans les versets des prophètes, par une tragédie dans l’holocauste d’une victime pure sur le Golgotha, et dans des apothéoses dans le ciel final des esprits !… En sorte que toute l’humanité naissante, déchue, gémissante, priante, chancelante, vivante, morte, ressuscitée, est contenue et exprimée dans cette épopée des races hébraïques ; que le prêtre et le poète n’est qu’un seul homme pour les peuples de cette théogonie ; et que toutes les fois que le peuple assiste à ses mystères dans les temples, il entend le pontife réciter ses annales, chanter ses hymnes, commémorer ses drames, et qu’il assiste ainsi à sa propre épopée en action ! Quel rôle reste-t-il au merveilleux des poètes épiques dans des contrées où l’on apprend par cœur ce livre aux générations qui se renouvellent, pendant que le lait des mères coule encore sur les lèvres des enfants ?

N’accusons donc pas l’Europe moderne de n’avoir pas de poème épique. Ce n’est pas la faute de sa poésie, c’est la conséquence de sa Bible, plus poétique et plus merveilleuse que ses poèmes. Il n’y a dans ce fait aucun symptôme de dépérissement de son génie ni de stérilité dans sa sève ; il y a, au contraire, le symptôme d’une soif d’infini et de merveilleux qui atteste la jeunesse d’imagination dans les peuples. Nous reviendrons l’année prochaine sur ce sujet, quand nous étudierons littérairement, et non théologiquement, les poèmes hébraïques dans la Bible : Bossuet lui-même les a étudiés à ce point de vue.

VII

Nous convenons néanmoins, avec ceux qui signalent en ce moment une certaine stérilité momentanée dans le génie littéraire de l’Europe moderne, qu’en effet ce génie semble non pas décroître, mais se reposer comme d’une trop énergique production d’hommes et d’œuvres, depuis la mort de Goethe, de Schiller, de Klopstock en Allemagne, et depuis la mort de Byron, de Walter Scott, de Fox, de Pitt, de Canning, de Sheridan, de Peel en Angleterre. Ces poètes, ces orateurs, ces hommes d’État, bien que remplacés sur les trois scènes par des hommes qui soutiennent le nom de leur patrie, semblent avoir épuisé pour un temps la prodigieuse fécondité de l’esprit humain dans le commencement de ce siècle. Il y a des saisons pour ces grands phénomènes de végétation intellectuelle comme pour les plantes. Oui, quand on jette un regard sur les États de l’Europe moderne aujourd’hui, on se demande en vain où sont les hommes qu’ont vus nos pères ou que nous avons vus nous-même dans notre jeunesse ? Où sont ces noms qui remplissaient l’oreille dans la poésie, dans l’éloquence, à la tribune, dans les conseils des peuples ou des rois ? Qui est-ce qui dépasse aujourd’hui du front la taille ordinaire, en Russie, en Prusse (excepté pourtant Humboldt, qui vit encore), en Allemagne, en Angleterre ? Est-ce qu’il n’y a pas une grande lacune, non pas dans les masses, mais dans les supériorités ? Est-ce qu’on ne dirait pas que toutes les étoiles de première grandeur de ces groupes de l’Europe ont pâli tout à coup et n’ont été remplacées que par des reflets affaiblis de leur splendeur nationale ?

La complaisance et la flatterie répondraient en vain : Non ; l’impartialité en convient. En promenant son regard sur l’Europe, on voit des peuples, on ne voit plus d’hommes démesurés au sommet des institutions ou des littératures. J’en excepte les nations où, comme en Espagne, en Italie, en Portugal, au Brésil, en Amérique, les secousses des révolutions et les enfantements de l’indépendance ou de la liberté ont redonné aux forces intellectuelles endormies une vitalité qui commence par l’héroïsme et qui finit par la poésie.

Ce sont des pays qui naissent ou qui renaissent. La nature, sollicitée par le patriotisme, y concentre sa vigueur pour faire d’abord des citoyens, puis des hommes d’État, puis des orateurs, puis des poètes. Dans tous ces pays on peut s’attendre à des prodiges prochains d’intelligence appliquée aux lettres. Quand il y a une grande œuvre à faire, elle fait naître les instruments.

VIII

Mais, en France, est-il vrai que le niveau de l’esprit humain, politique, scientifique, poétique, oratoire, littéraire, ait baissé dans cette première moitié du siècle ? Est-il vrai qu’il y ait pénurie d’hommes, disette de génie, affaissement du ressort, abaissement du niveau ? Est-il vrai que ces détracteurs rétrospectifs de l’intelligence française soient fondés à nous convaincre d’une prétendue décadence qui n’existe que dans leurs courtes pensées ? Est-il vrai que l’âge des grandes choses, des grands esprits et des grandes paroles soit passé pour nous et pour nos descendants, et que nous n’ayons plus qu’à nous résigner à la stérilité et à couvrir nos fronts, comme les prophètes de malheur, de la cendre de nos pères ?

IX

Nous ne sommes ni optimiste ni pessimiste de caractère, ni infatué de notre part de temps dans la petite période de siècles que notre nation et nous nous avons à vivre, ni dédaigneux de la part de temps que nos pères de toutes les dates ont eue à vivre avant nous. Nous n’avons pas à un très haut degré cette vanité collective, la plus vaine des vanités, qu’on appelle la vanité nationale ; nous n’avons ni excès de sévérité ni excès d’estime pour le pays dont nous portons le nom. S’il fallait tout dire, peut-être nous a-t-on justement accusé quelquefois de n’avoir pas assez de ce patriotisme de mappemonde qui s’arrête aux frontières, et d’avoir trop de penchant pour ce patriotisme universel ou cosmopolite qui s’honore d’être né homme par le don de Dieu beaucoup plus que d’être né Français par l’effet du hasard.

Homo sum ! voilà ma patrie ! Nous l’avons dit dans ces vers qui nous ont été assez reprochés, et que nous ne désavouons pas, dans un temps où une mesquine politique voulait nous agacer contre l’Allemagne et nous ameuter contre l’Angleterre :

Et pourquoi nous haïr, et mettre entre les races
Ces bornes de nos cœurs qu’abhorre l’œil de Dieu ?
De frontières au ciel voyons-nous quelques traces ?
Sa voûte est-elle un mur, une borne, un milieu ?
Nations, mot pompeux pour dire barbarie,
L’esprit s’arrête-t-il où s’arrêtent vos pas ?
Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie :
« L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie ;
        La fraternité n’en a pas ! »

Ce ne sont plus des mers, des degrés, des rivières,
Qui bornent l’héritage entre l’humanité :
Les bornes des esprits sont leurs seules frontières ;
Le monde en s’éclairant s’élève à l’unité.
Ma patrie est partout où rayonne la France,
Où son génie éclate aux regards éblouis !
Chacun est du climat de son intelligence ;
Je suis concitoyen de toute âme qui pense :
        La vérité, c’est mon pays !

Pourquoi nous disputer la montagne ou la plaine ?
Notre tente est légère, un vent va l’enlever.
La table où nous rompons le pain est encor pleine,
Que la Mort, par nos noms, nous dit de nous lever.
Quand le sillon finit, le soc le multiplie.
Aucun œil du soleil ne tarit les rayons ;
Sous le flot des épis la terre inculte plie,
Le linceul, pour couvrir leur race ensevelie,
        Manque-t-il donc aux nations ?

Amis, voyez là-bas ! la terre est grande et plane !
L’Orient délaissé s’y déroule au soleil ;
L’espace y lasse en vain la lente caravane,
La solitude y dort son immense sommeil !
Là des peuples taris ont laissé leurs lits vides ;
Là d’empires poudreux les sillons sont couverts ;
Là, comme un stylet d’or, l’ombre des pyramides
Mesure l’heure morte à des sables livides
        Sur le cadran nu des déserts ?
……………………………………………………

L’homme qui a écrit ces vers ne peut pas être suspect de partialité nationale. Mais notre titre de Français du dix-neuvième siècle ne doit pas nous empêcher cependant de rendre justice à notre patrie et à notre temps. Eh bien ! je le dis avec une conviction qui n’emprunte rien au patriotisme et rien à l’illusion, pendant que la grande littérature, l’expression de l’esprit humain par la parole, baisse depuis quelques années en Europe, elle monte en France.

Pour le prouver, il faut envisager d’un regard le caractère de la littérature française, depuis ses premiers balbutiements jusqu’à nos jours.

X

Et d’abord, répétons-le bien ici : tels peuples, tels livres ; le caractère d’une littérature, c’est tout simplement le caractère de la nation. Or, qu’est-ce que la France ?

La France est géographiquement comme moralement un pays de fusion et de contraste dans l’unité. Après avoir été longtemps la Gaule semi-barbare sous ses druides, caste sanguinaire dont un système historique faux veut faire aujourd’hui une académie de platoniciens ; après avoir succombé sous les Romains, le flot des races orientales et des émigrations du Nord l’envahit, et la mélange d’un sang plus pur et plus raffiné que le sang gaulois. Les Francs, ces croisés de la conquête, s’en emparent et lui donnent son nom ; les Bretons, les Normands s’établissent sur ses côtes du nord ; les Lombards et les Germains inondent les rives de son Rhin et de sa Saône ; les Goths y débordent des Pyrénées sur ses versants français, les Liguriens et les Grecs sur ses Provences ; les Sarrasins eux-mêmes pénètrent jusqu’au cœur du pays, et y laissent, en refluant vers l’Espagne, des colonies, des mœurs, des langues, des imaginations orientales. Le Gaulois proprement dit disparaît sous le flot successif de ces invasions, ou ne se conserve plus que dans les peuplades tout à fait serviles et illettrées des groupes de montagnes, qui sont le noyau central de sa géographie. La Gaule a disparu sous la France ; et la France elle-même n’est plus qu’une grande mêlée de races, de sang, de langues, de mœurs, de législations, de cultes, qui fond tout ce qu’elle a de divers dans une lente et laborieuse unité. On assiste pour ainsi dire à ce travail des siècles et de la mer, qui jette des alluvions de sable et de coquillages sur des falaises, et qui solidifie ce sable devenu granit en le polissant.

XI

La diversité est donc le caractère essentiel et fondamental de la France nationale. Son caractère n’est pas un caractère, c’est un amalgame. Voilà pourquoi on l’accuse de ne pas avoir de caractère ; cela est vrai ; mais cela est bien plus beau, car elle en a plusieurs. C’est la pauvreté des autres races nationales de l’Europe, de n’avoir qu’un caractère national ; c’est le génie, c’est l’aptitude, c’est la grandeur, c’est la gloire de la France, d’en avoir plusieurs. C’est par là qu’elle était prédestinée par la Providence à cette universalité qui est son signe entre tous les peuples. Lorsque le travail intestin du temps, du culte, des rois, des ministres, des événements eut fondu toutes ces diversités dans une unité de plus en plus parfaite et qui n’est pas achevée encore, il en sortit la France, c’est-à-dire la race multiple et une tout à la fois, le caractère, non plus français, non plus gaulois, non plus germain, non plus breton, non plus italien, non plus occitanien, non plus armoricain, non plus burgunde, mais le caractère européen par excellence, la nationalité cosmopolite, l’équilibre de toutes les facultés ; autrement dit, le bon sens moderne.

XII

Sans doute cette fusion de toutes ces races, de tous ces caractères et de toutes ces facultés opposées qui s’est opérée dans le bassin français entre les Alpes, les Pyrénées, les deux mers, en effaçant ces divers génies, a dû en même temps effacer quelque chose des facultés dominantes de chacune de ces races. Nous ne le nions pas. C’est par là que la France est plus policée, c’est par là qu’elle est moins originale ; c’est par là qu’en politique elle a Montesquieu et qu’elle n’a pas Machiavel ; c’est par là qu’en poésie elle a Racine et qu’elle n’a pas Shakespeare ; c’est par là qu’en philosophie elle a Voltaire et qu’elle n’a pas Bacon, Newton ou Leibnitz.

Mais, si elle a moins d’originalité et moins de profondeur, elle a aussi bien plus de convenance, de choix et de goût dans l’esprit. Voilà pourquoi nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître dans la littérature française les trois grands caractères qui finissent par dominer un monde et une ère de l’esprit humain. Ces trois grandes qualités, selon nous, sont :

L’universalité, le bon sens et le bon goût.

Ce n’est pas par ces trois caractères qu’on étonne de loin en loin l’univers, mais c’est par ces trois caractères qu’on le conquiert lentement et qu’on le possède longtemps. Ce n’est pas par là qu’on a les plus grands hommes littéraires, mais c’est par là qu’on a la plus grande littérature parmi les nations lettrées.

Ceci vous deviendra plus évident l’année prochaine, quand je prendrai devant vous corps à corps les poètes, les philosophes, les orateurs, les écrivains français depuis l’origine des lettres chez nous, et que je les comparerai, en les analysant, aux maîtres des autres littératures de l’Europe moderne. Ce ne sont pas nos poètes et nos écrivains qui auront le plus de facultés excellentes, mais ce sont eux qui auront le moins d’imperfections et de vices dans la pensée ; ce ne sont pas eux qui auront la grande imagination, mais ce sont eux qui auront le grand discernement. Les miracles seront ailleurs ; la perfection relative et continue sera ici.

Nous ne croyons, en sentant ainsi, ni déprécier les autres races européennes, ni flatter la France. Dieu partage ses dons, et le peuple qui croit tout avoir à lui tout seul n’a que son ignorance et sa vanité. Ce don du bon sens, du bon goût et de l’universalité est assez beau pour qu’on s’en contente. D’ailleurs c’est celui qui promet le plus long avenir à une nation littéraire. L’imagination vieillit et tarit, le bon sens et le bon goût ne vieillissent pas ; ils se perfectionnent avec les siècles. La France paraît destinée à hériter de l’Europe.

XIII

Ce caractère de diversité prodigieuse des races qui composèrent peu à peu la nationalité française fut nécessairement un obstacle à la formation prompte d’une littérature nationale. Ce fut pendant longtemps une littérature de peuplades, et nullement une littérature de nation. Comment y aurait-il eu une littérature ? il n’y avait pas même de langue. On parlait latin, cette, normand, italien, espagnol, arabe, allemand, breton, provençal, languedocien ; de toutes ces langues mal comprises et mal fondues se formait un patois semi-barbare, qui ne pouvait servir encore de forme logique et de véhicule à une pensée littéraire. Si les pensées font les langues, comme nous l’avons dit au commencement, les langues aussi font les pensées. Là où il n’y a pas de mot, la pensée meurt, ou naît embarrassée et confuse dans ses langes. Ceux qui pensaient ou qui sentaient un peu plus fortement que les autres ne savaient dans quelle langue parler. Les prédicateurs prêchaient en latin, les premiers poètes chantaient en italien ou en langue romane, patois italien ; ou en languedocien, patois méridional ; ou en langue celtique corrompue, patois des deux Bretagnes ou du pays de Galles. Nous examinerons rapidement, sans nous y arrêter, les premiers romans en vers de ces poètes sans langues, dont on a voulu faire des Homères et des Tasses inconnus. Ils ne sont, selon nous, que des bardes paysans récitant en patois rimés des lègendes populaires, mêlant le merveilleux des Mille et une nuits arabes aux exploits fabuleux de Roland et aux galanteries maniérées des poètes de la basse Italie, précurseurs de l’Arioste ; c’était une littérature ambulante, gagne-cœurs des troubadours dans les châteaux, et gagne-pain des trouvères dans les veillées des chaumières. Il pouvait y avoir là quelque naïveté, mais il n’y avait point de génie. Le génie ne naît point avant les langues. On dit qu’il les fait, cela est faux ; ce sont les peuples qui font les langues, ce sont les hommes de génie qui les consacrent en les faisant parler. Quand Dante écrivit son poème toscan en Italie, soyez sûrs que Florence avait fait sa langue avant son poète.

XIV

Le malheur de la littérature française, si tardive à naître et qui date à peine d’hier (deux siècles, c’est hier pour une littérature) ; le malheur de la littérature française fut précisément cette diversité de langues ou plutôt de patois entre lesquels elle avait à choisir en naissant. Aussi (et remarquez bien ici un fait qui nous explique le peu d’originalité dont on accuse très justement la littérature française), quand il fallut choisir définitivement sa langue, au moment où, sous les Valois, la nation fut assez formée et assez policée pour avoir une littérature, que fit-elle ? Dans l’embarras de ce choix, elle rejeta tous ces patois et toutes ces ébauches de littérature romane, celtique, languedocienne, qui lui auraient donné du moins un caractère plus original, plus libre, plus propre à ses idées comme à ses mœurs, comme à son climat, et elle choisit le latin, souche commune et vieillie de tous ces idiomes, pour latiniser son mauvais français.

De ce jour-là, son originalité fut perdue pour longtemps ; car, en se décidant pour le latin et pour le grec, beaux modèles de langues sans doute, elle se décida du même coup pour l’imitation servile des littératures sorties du latin et du grec, l’imitation, ce fléau des littératures originales !

Fut-ce un bien, fut-ce un mal, que ce caractère servilement imitateur du latin et du grec dans la littérature française naissante ? C’est un curieux problème à examiner et à résoudre. Nous le ferons ailleurs ; mais nous penchons, contre nos instincts mêmes, à répondre que ce fut un bien.

Sans doute, la littérature française de notre grand siècle et jusqu’à nos jours y a beaucoup perdu, poétiquement parlant, en vérité, en spontanéité, en naïveté, en originalité. Corneille et Racine ont été des poètes plus grecs et plus latins que français ; Bossuet lui-même a été plus hébraïque que gaulois. Deux siècles ont été perdus à calquer avec un génie fourvoyé les littératures grecque et romaine ; nous ne saurions assez le déplorer pour ces grands hommes qui ont consumé ainsi leurs forces et leur nom à être des reflets et des satellites de littératures éteintes, au lieu d’être les phares et les lueurs d’une pensée française et originale.

Mais, d’un autre côté, on ne peut se dissimuler que l’imitation d’abord puérile, puis libre, de deux langues aussi bien construites, aussi rationnelles, aussi mûres que le grec et le latin (dérivant presque en entier elles-mêmes du sanscrit, la source indienne de toutes langues) ; on ne peut se dissimuler, disons-nous, que cette imitation n’ait été un travail très perdu pour nos écrivains et nos poètes, mais très utile pour notre langue française elle-même ; on ne peut méconnaître qu’en se calquant sur ce grec, sur ce latin, sur ce sanscrit, langues toutes faites et presque parfaites, la langue française n’y ait contracté une rigueur de construction, une solidité de membrures, une disposition de parties du discours, une propriété de verbe, une logique de sens, une clarté de tours et une maturité de mots qui en ont fait, à l’heure où nous sommes, un des plus parfaits instruments de pensée donnés à un peuple pour créer et pour répandre son esprit dans l’univers et pour le propager loin dans la postérité.

Ainsi consolons-nous d’être les fils de ces deux ou trois siècles qui ont perdu leur temps à calquer des langues et des littératures mortes. Ces littératures mortes avaient quelque chose d’excellent à prendre dans leurs sépulcres, c’étaient leurs ossements ; revêtons-les d’une nouvelle chair, animons-les d’un nouvel esprit, et nous aurons renoué, grâce à nos ancêtres imitateurs, les deux plus belles choses dont puisse se composer une littérature parfaite, les langues anciennes et la pensée moderne. Nos poètes et nos écrivains ont perdu leur temps, mais la nation a gagné une langue ; c’est à nous et à nos neveux de rendre à cette langue le caractère d’originalité, non plus puérile, mais virile, que chaque grand peuple trouve tôt ou tard à l’âge de sa maturité.

Ce triple caractère, nous l’avons dit, c’est le bon sens, le bon goût et l’universalité.

XV

Sans adopter le dédain véritablement blasphématoire que les littérateurs de l’école appelée romantique ont manifesté il y a quelques années contre le grand siècle littéraire de la France (le siècle de Louis XIV), nous ne pouvons nous dissimuler cette tendance servile à l’imitation des Grecs et des Romains qui a guidé, mais qui a enchaîné en même temps le génie littéraire français depuis Malherbe.

Il y eut un moment où l’on pouvait espérer une littérature française née d’elle-même.

L’infâme cynique Rabelais, cet Aristophane gaulois, créait une langue avec de la boue, comme l’antiquité avait créé une Vénus avec de l’écume. Le sceptique Montaigne, le candide Amyot, rajeunissaient le latin et le grec francisés, en donnant à leur style la naïveté, la grâce, la souplesse et, pour ainsi dire, l’enfance de la nation ; l’audacieux Ronsard, cette imagination attique, avortait dans l’enfantement d’une poésie nationale, mille fois plus libre, plus ailée, plus moderne et plus française que la poésie importée après lui d’Athènes et de Rome. Ces prosateurs et ces poètes faillirent imprimer à la langue, aux idées, aux vers, ce caractère d’originalité qui manqua après eux à notre littérature. Nous avons dit ce que nous pensons de cet avortement. Ce fut un malheur pour notre génie immédiat, ce fut peut-être un bonheur pour notre génie futur. Nous aurions eu plus tôt de la gloire littéraire, mais nous l’aurions eue moins universelle et moins consolidée plus tard. Cette naïveté originale de ce style gaulois aurait produit sans doute des chefs-d’œuvre de grâce, de finesse, de câlinerie de langue, si l’on peut se servir de ce mot ; mais cette langue et ce style seraient restés entachés et comme noués d’une certaine puérilité irrémédiable, qui aurait enlevé au génie français la maturité, la majesté, la force dont ce génie avait besoin pour parler plus tard à l’univers, soit dans sa chaire sacrée, soit dans ses tribunes politiques, soit sur son théâtre, soit dans ses poèmes.

Os magna sonaturum ! Bouche prédestinée à parler avec accent des grandes choses.

Ainsi, encore une fois, ne nous plaignons pas. Nous aurions eu des Rabelais, des Montaigne, des Ronsard ; aurions-nous eu des Bossuet, des Pascal, des Mirabeau ? J’en doute.

XVI

Nous donnons ces consolations en passant à ceux qui déplorent, comme les romantiques, que la littérature française, prête à naître originale à cette époque, se soit tout à coup dénationalisée elle-même en s’absorbant dans l’imitation superstitieuse de l’antiquité. Cela dit, nous convenons avec eux que le plus grand nombre de nos écrivains et de nos poètes, dans ce que nous appelons avec raison notre grand siècle, ont été aussi peu Français qu’on peut l’être en France.

Malherbe imite Pindare sans avoir ses ailes.

Boileau imite Horace dans tout ce qu’un homme d’esprit peut imiter d’un homme de grâce ; il n’est original que dans le Lutrin, chef-d’œuvre de badinage poétique, mais badinage enfin. Une nation sérieuse ne fonde pas sa poésie sur une facétie. Le sérieux en tout fait partie du beau. L’humanité n’est pas une bouffonnerie ; l’homme n’est pas né pour le rire.

Corneille imite surtout les Espagnols, et Sénèque ; c’est un Romain, si l’on veut, mais un Romain d’Ibérie ; Romain exagéré, déclamatoire, qui donne à l’héroïsme l’attitude, le geste, l’accent du matamore. On peut admirer tout de lui, excepté le caractère naturel, vrai, proportionné et sobre de son pays. Corneille est tout ce qu’on voudra, excepté Français. Supposez qu’on trouve après mille ans, dans une catacombe, un volume de Corneille, et qu’on se demande de quelle nation était ce poète enflé comme un Castillan, tendu comme un Latin, sublime comme un Africain, pompeux comme un Gascon, raisonneur comme un Anglais, à coup sûr on ne devinera pas en mille que ce grand homme était du pays de la Fontaine, de Molière ou de Boileau !

Racine imite, ou plutôt calque les tragiques grecs, Euripide et Sophocle, dans ses tragédies. Dans sa comédie des Plaideurs, il imite jusqu’à Aristophane dans la scène burlesque des petits chiens ; mais pourtant il imite en maître, c’est-à-dire en transformant. Il fait de la langue poétique de la France une musique où le sens, l’image et l’harmonie confondus donnent au mot la magie du son, au son le sentiment du mot. Imitateur dans les sujets, dans la langue il est créateur : la poésie et lui s’incarnent dans le même nom. Le vers est reconstruit grand comme celui d’Homère, pur comme celui de Virgile. En diction poétique, après lui on peut descendre, mais on ne peut plus remonter, à moins de monter plus haut que nature.

Mais, s’il est Grec dans Andromaque, Latin dans Britannicus et dans Phèdre ; dans Athalie il est lui-même, il est Français. Pourquoi ? Parce qu’il s’inspire de sa propre religion, qui n’avait encore inspiré que des hymnes. Ce chef-d’œuvre incomparable de la scène française et de toutes les scènes, que nous analyserons bientôt devant vous, peut soutenir le parallèle avec toutes les épopées et tous les drames, avec toutes les langues de l’Inde, de la Grèce et de Rome. Athalie est le Parthénon des littératures modernes. Après avoir imité trente ans, le Phidias de la poésie, Racine se hasarde enfin à tenter son chef-d’œuvre, et, en signant de son nom son premier monument original, il signe en même temps le nom de la France. Elle a fait Athalie, comme Athènes a fait le Parthénon ; car Athènes avait fait Phidias, et la France avait fait Racine. Le pays qui a produit Athalie, n’eût-il produit que ces quinze cents vers, serait encore le premier pays littéraire parmi les nations de l’Europe.

Malheureusement ce chef-d’œuvre est unique et il est isolé ; il est construit de matériaux bibliques, et ses dimensions n’égalent pas sa beauté. Mais le temple de Thésée à Athènes est petit aussi, et il n’en est pas moins le modèle accompli des temples. La beauté dans les œuvres de l’homme ne se mesure pas, elle se sent. C’est à la sensation qu’on mesure la grandeur. La sensation d’Athalie est grande comme le temple de Salomon, plein de la présence de Jéhovah. Le Dieu n’était pas contenu dans le temple, mais il y était conclu et senti. Il en est ainsi du génie poétique et religieux de Racine ; il n’est pas contenu dans Athalie, mais il y est manifesté dans son originalité, dans sa majesté et dans sa puissance. Plaignons ceux qui ne respirent pas l’immortalité dans de tels vers !

XVII

Bossuet imite les prophètes hébraïques. Prophète lui-même, il donne à sa langue la hauteur, l’autorité, l’antiquité et quelquefois la divinité du Vieux Testament. L’accent de l’hébreu et ses âpres images passent avec lui dans le français, et en fait une langue d’airain. Il la façonne à son insu pour la grande histoire et pour la grande révolution oratoire. Le français se moule, au besoin, rude, âpre, disproportionné, colossal, fruste, sur le génie incorrect et démesuré de ce Michel-Ange de notre langue.

XVIII

Fénelon imite Homère, Virgile et Platon, jusqu’à la souplesse désossée d’un vêtement qui se plie au nu et aux formes des membres. C’est le plus mélodieux des échos de l’antiquité poétique. Il donne néanmoins aux doctrines évangéliques dont il est le ministre quelque chose de lui-même, la poésie de son platonisme, le vague de son imagination, la mélancolie de son cœur. Il effémine avec grâce cette langue trop durcie par la trempe de Bossuet ; il la rend malléable et propre aux plus tendres épanchements de la piété, de la rêverie et de l’amour.

Pascal n’imite rien, parce qu’il ne trouve rien à imiter dans l’antiquité. Excepté dans l’Inde qui était complétement inconnue alors, l’antiquité ne creuse pas comme ce penseur ; aussi n’a-t-elle pas de ces cris d’horreur, de ces agonies du néant qui sont dans la langue de Pascal. Il se place à l’extrême bord des mystères chrétiens, il regarde au fond d’un œil effaré, il y prend le vertige, et il se parle à lui-même presque par monosyllabes. Sa langue n’est qu’une logique désespérée, un radicalisme d’anéantissement de l’homme devant sa destinée ; il ne raisonne même plus, il s’abdique. C’est le grand suicide de la métaphysique, qui s’anéantit dans la foi. Algébriste lui-même, il abrège sa pensée et sa langue pour la convertir en formules : les mots lui sont importuns ; il voudrait écrire avec des chiffres. De là son désordre, sa vigueur et sa rigueur de termes, sa foudroyante brièveté. La langue lui doit en précision sentie tout ce qu’il fait perdre de droits et de bon sens à la raison humaine. Comme Gilbert, en poésie, il n’a jamais autant de génie d’expression que quand il délire ! Mais qui voudrait retrancher Pascal et Gilbert de la langue française ?

XIX

La Fontaine, selon nous, est un préjugé de la nation. Le caractère tout à fait gaulois de ce poète lui a fait trouver grâce et faveur dans sa postérité gauloise comme lui, malgré ses négligences, ses immoralités, ses imperfections et ses pauvretés d’invention. Celui-là est un imitateur ou plutôt un traducteur sans scrupule de tout ce qui lui tomba sous la plume. Il n’y a pas, d’après les commentateurs les plus fanatiques de ce plagiaire amnistié à si bon marché, une seule de ses fables ni un seul de ses contes qui lui appartienne. Les fables sont toutes de Lokman, d’Ésope, de Phèdre ; les contes sont tous des poètes licencieux de l’Italie ou de Boccace.

On dit : Mais ces fables lui appartiennent par droit de conquête et de naturalisation par son génie. Nous ne voulons pas trop contester ce prétendu génie. C’est le génie de l’incurie, de la puérilité et de la licence, trois choses qui seraient des vices dans un autre et qui ont du moins quelquefois en lui la grâce peu décente de ses vices. C’est par là qu’au grand détriment de la morale de la nation, la routine l’honore, et l’indulgence lui pardonne. Mais la grande poésie ne le comptera jamais au nombre des poètes séculaires. À l’exception de quelques prologues courts et véritablement inimitables de ses fables, le style en est vulgaire, inharmonieux, disloqué, plein de constructions obscures, baroques, embarrassées, dont le sens se dégage avec effort et par circonlocutions prosaïques. Ce ne sont pas des vers, ce n’est pas de la prose, ce sont des limbes de la pensée.

Ses contes sont infiniment supérieurs par la versification, mais ils sont obscènes quand ses modèles italiens ne sont que glissants. Boccace, son maître, a mille fois plus d’imagination, plus de souplesse, plus de pittoresque, plus de sourire fin dans le récit. L’Arioste est l’Homère du badinage, la Fontaine le contrefait sans jamais l’égaler. Pour quiconque a lu le Joconde original et le Joconde de la Fontaine, il y a entre ces deux poèmes la distance de la grâce à la corruption. Mais la Fontaine cependant, tout en corrompant la morale de l’enfance et les cœurs de la jeunesse, a bien mérité de la langue en lui restituant quelques-uns de ces tours gaulois qui sont les dates de son origine et les familiarités de son génie. On l’a appelé le vieil enfant de son siècle. La Fontaine, en effet, est l’enfant de notre littérature française, mais c’est un enfant vicieux.

XX

Les prédicateurs célèbres de ce temps, tels que Bourdaloue et Massillon après, n’ont rien imité ; ils sont originaux dans la forme comme dans le fond. L’antiquité n’avait pas cette éloquence sereine et impérieuse parlant à la conscience au nom du ciel. Ces prophètes raisonneurs de l’Église devenue littéraire ont donné à la langue, avec la période de Cicéron, la gravité, la majesté, l’autorité de l’accent qui manquaient, jusqu’à eux, au génie gaulois de leur patrie. La langue s’est faite dans les livres, elle s’est polie dans les cours, elle s’est virilisée dans les chaires ; elle n’était que spirituelle dans la conversation, harmonieuse dans les vers, énergique sur les théâtres, elle est devenue éloquente dans les cathédrales. Les prédicateurs ont préparé l’auditoire et l’oreille aux orateurs.

XXI

Quant à l’histoire, elle n’avait encore ni assez d’âge, ni assez d’indépendance, ni assez de profondeur, ni surtout assez de politique ; elle ne connaissait dans le récit que le conte, le poème ou la chronique : son Tacite inculte, Saint-Simon, trop passionné pour être imitateur de personne, lui donna tout à coup l’originalité de son propre caractère. Ni la Grèce, ni Rome, ni les nations de l’Europe moderne, n’ont un pareil monument de langue et d’histoire. Ce n’est plus le récit, c’est le drame ; ce n’est plus la draperie, c’est le nu ; ce n’est plus le portrait, c’est l’homme ; l’homme avec tous ses traits vivants, calqués sur les beautés comme sur les difformités de sa nature ; la photographie du siècle ; un roi, une cour, des flatteurs, des courtisans, des ambitieux, des hypocrites, des hommes de bien, des méchants, des femmes, des pontifes, une nation tout entière saisie au passage dans son mouvement le plus accéléré, et reproduite, non pas seulement par l’art, mais par la passion. Le plus grand coloriste, c’est la passion, parce qu’elle ne prend pas ses couleurs sur une palette, mais dans son propre cœur. Le plus grand peintre (nous ne disons pas le plus vrai) est celui qui aime ou qui hait le plus ses modèles.

Tel est Saint-Simon, historien par hasard, moraliste par explosion, philosophe par colère, satirique par humeur, vertueux par dégoût. Tacite et Juvénal dans la même page, il crée une langue à la vigueur de ses aversions et de ses amours. Son style de coups et de contrecoups brise en mille pièces la période ou l’épanche en un flot intarissable et écumant de phrases qui entraînent l’âme de ses lecteurs dans le débordement de ses impressions.

Après lui, la langue historique est faite, mais elle est en poussière. Il n’y a plus qu’à en ramasser les morceaux, et à en recomposer la structure pour en faire la langue la plus historique, c’est-à-dire la plus lapidaire et la plus sculpturale qu’un peuple ancien ou moderne ait jamais écrite pour la postérité.

XXII

Molière, quoique ami et disciple de l’imitateur Boileau, n’imite personne non plus. La raison de cette complète originalité de Molière est toute simple. La comédie est la peinture des mœurs. Un poète tragique ou épique, comme Corneille ou comme Racine, peut imiter l’antiquité, parce qu’il peint la fable ou l’histoire, choses antiques qui se prêtent aux costumes et aux passions hors du temps ; mais un poète comique n’est comique qu’à la condition d’être vrai, d’être actuel et de prendre ses modèles, ses couleurs et ses aventures, non dans des mœurs mortes, mais dans des mœurs vivantes.

Aussi est-il ramené forcément à l’originalité par la nécessité de copier, non ce qu’il a lu, mais ce qu’il a vu sous ses yeux dans les mœurs de son pays et de son époque. Quel peuple s’intéresserait à une comédie de Ménandre ou de Térence ? Il y faudrait un parterre d’érudits et d’académiciens. Aussi, malgré le caractère éminemment classique et souvent latin de sa diction en vers, Molière devint-il dans ses comédies complétement Français, et par cela même complétement original.

Nous n’examinerons pas aujourd’hui s’il doit être compté au rang des poètes ? s’il suffit, pour mériter ce nom de poète, d’avoir écrit spirituellement la satire ou la comédie de son siècle en vers ? si la peinture de mœurs et la poésie ne sont pas deux choses très dissemblables dans le fond, quoique se ressemblant en apparence par la langue rythmée et rimée ? Nous essayerons de résoudre cette question littéraire quand nous examinerons les œuvres du plus grand comique de tous les temps et de toutes les nations. Il nous suffit aujourd’hui de constater que dans ce siècle de Louis XIV, où le génie français flottait encore indécis entre la servile imitation et l’indépendante originalité, la tragédie imitait et la comédie inventait. Molière n’est si grand que parce qu’il fut lui-même. La nation lui sait gré de lui avoir enseigné à oser croire à son propre génie. Si ce n’est pas le poète, c’est au moins pour elle le peintre et le moraliste national.

On peut en dire autant, quoiqu’à une immense distance, de la Bruyère, ce Molière en maximes et ce Saint-Simon en miniature. Il n’imite rien qu’un peu Sénèque dans la pensée et un peu Théophraste dans la brièveté, mais il fortifie la langue en la resserrant, comme on fortifie la corde trop lâche dans le nœud pour en centupler la force. Le français, depuis la Bruyère, devint propre à être au besoin l’algèbre des pensées. C’est un mérite nul pour l’éloquence et pour la poésie, mais capital pour la philosophie et pour la science. Or le français était destiné à devenir aussi un jour la langue de la science, de l’industrie et de l’économie politique, et à tout abréger en formulant tout. Nous devons donc de la reconnaissance à la Bruyère.

XXIII

Mais le plus incontestable des écrivains originaux qui donnèrent une langue propre à la France et une langue au cœur plus encore qu’à l’esprit, c’est une femme. Vous avez déjà nommé madame de Sévigné. Qu’aurait-elle imité ? Le cœur est éternellement original, même quand l’esprit est plagiaire.

C’était un écrivain de cœur, un génie du foyer, un esprit domestique. Elle était née pour rendre au français, trop majestueux et trop tendu par les efforts des imitateurs des langues classiques, la détente, l’élasticité et la volubilité de sens, de mots et de tours. Le français était devenu, sous la main virile des écrivains de son siècle, la langue des chaires sacrées, des affaires d’État et des livres ; elle devait en faire la langue par excellence de la conversation et de la familiarité. Les langues ne servent pas seulement à écrire, elles servent surtout à causer. L’entretien est une de leurs fonctions les plus usuelles. Elle créa la langue de l’entretien. L’entretien avec les personnes absentes, c’est la correspondance. Les lettres de madame de Sévigné sont un entretien fixé.

Ce style de madame de Sévigné, dont on retrouve à chaque instant l’esprit et la forme dans la langue de la France depuis la publication de ses volumes de lettres, est le chef-d’œuvre le plus véritablement original que la littérature française puisse présenter, sans craindre de rivalité, à toutes les littératures anciennes et modernes. C’est le cachet de la France mis sur le style de son plus grand siècle.

XXIV

Nous définissons ainsi nous-même le style, et surtout celui de madame de Sévigné, le style français, dans ces paroles.

Buffon a dit : Le style est l’homme. Buffon a dit, dans ce mot, ce que le style devrait être bien plutôt que ce qu’il est ; car, bien souvent, le style est l’écrivain, plus qu’il n’est l’homme. L’art s’interpose entre l’écrivain et ce qu’il écrit ; ce n’est plus l’homme que vous voyez, c’est le talent. Le chef-d’œuvre des véritables grands écrivains, c’est d’anéantir en eux le talent et de n’exprimer que l’homme ; mais, pour cela, il faut que la sensibilité soit plus accomplie en eux que l’art, c’est-à-dire il faut qu’ils soient plus grands hommes encore par le cœur que par le style.

Combien y a-t-il de livres par siècle, et même dans tous les siècles, qui portent ce caractère et qui vous donnent de l’âme une impression plus vivante que du génie ? Trois ou quatre. Le livre masque presque toujours l’auteur ; pourquoi ? Parce que le livre est une œuvre d’art et de volonté, où l’auteur se propose un but, et où il se montre, non ce qu’il est, mais ce qu’il veut paraître.

Ce n’est pas dans les livres qu’il faut chercher le véritable style ; il n’est pas là. Je me trompe, il est là ; mais c’est dans les livres que l’homme a écrits sans penser qu’il faisait un livre, c’est-à-dire dans ses lettres. Les lettres, c’est le style à nu ; les livres, c’est le style habillé. Les vêtements voilent les formes ; en style comme en sculpture, il n’y a de beau que la nudité. La nature a fait la chair, l’homme a fait l’étoffe et la draperie. Voulez-vous voir le chef-d’œuvre, dépouillez la statue ; cela est aussi vrai de l’esprit que du corps.

Ce que nous aimons le mieux des grands écrivains, ce ne sont pas leurs ouvrages, c’est eux-mêmes ; les œuvres où ils ont mis le plus d’eux-mêmes sont donc pour nous les meilleures. Qui ne préfère mille fois une lettre de Cicéron à une de ses harangues ? une lettre de Voltaire à une de ses tragédies ? une lettre de madame de Sévigné à tous les romans de mademoiselle de Scudéry, qu’elle appelait Sapho, et dont elle regardait d’en bas briller la gloire sans oser élever son ambition si haut ? Ces grands esprits ont eu du talent dans leurs ouvrages prémédités d’artistes ; mais ils n’ont eu de véritable style que dans leur correspondance ; pourquoi encore ? Parce que là ils ne pensaient point à en avoir ou à en faire. Ils prenaient, comme madame de Sévigné, leur sensation sur le fait ; ils n’écrivaient pas, ils causaient ; leur style n’est plus le style, c’est leur pensée même.

XXV

De toutes les facultés de l’esprit, la plus indéfinissable, selon nous, c’est le style ; et, si nous avions à notre tour à le définir, nous ne le définirions que par son analogie avec quelque chose qui n’a jamais pu être défini, la physionomie humaine. Nous dirions donc : Le style est la physionomie de la pensée.

Regardez bien un visage, et tâchez de vous expliquer à vous-même pourquoi ce visage vous charme ou vous repousse, ou vous laisse indifférent ; le secret de cette indifférence, de ce charme ou de cette répulsion est-il dans tel ou tel trait du visage ? dans l’ovale plus ou moins régulier du contour ? dans la ligne plus ou moins grecque du front ? dans le globe plus ou moins enfoncé des yeux ? dans leur couleur ? dans leur regard ? dans le dessin plus ou moins correct des lèvres ? dans les nuances plus ou moins vives du teint ? Vous ne sauriez le dire, vous ne le saurez jamais ; l’impression générale est un mystère, et ce mystère s’appelle physionomie. C’est la contre-épreuve du caractère tout entier sur le front ; c’est le résumé vivant et combiné de tous les traits flottant comme une atmosphère de l’âme sur la figure. Tant de nuances concourent à former cette atmosphère qu’il est impossible à l’homme qui la sent de la décomposer ; il aime ou il n’aime pas, voilà toute son analyse ; le jugement n’est qu’une impression aussi rapide qu’un instinct, et aussi infaillible en nous que l’impression que nous ressentons en plongeant la main dans une eau brûlante, tiède ou froide. Nous avons chaud ou nous avons froid à l’âme en regardant cette physionomie : voilà tout ce qu’il est permis de conclure.

XXVI

Eh bien ! il en est de même du style : nous sentons s’il nous charme ou s’il nous laisse languissants, s’il nous réchauffe ou s’il nous glace ; mais il est composé de tant d’éléments indéfinissables de l’intelligence, de la pensée et du cœur, qu’il est un mystère pour nous comme la physionomie, et qu’en le ressentant dans ses effets, il nous est impossible de l’analyser dans ses causes. Les rhéteurs n’ont jamais pu l’enseigner ni le surprendre, pas plus que les chimistes n’ont pu saisir le principe de vie qui fuit sous leurs doigts dans les éléments qu’ils élaborent : on sait ce qu’il produit, on ne sait pas ce qu’il est. Et comment le saurait-on ? l’écrivain ne le sait pas lui-même ; c’est un don de sa nature, comme la couleur de ses cheveux ou comme la sensibilité de son tact.

Énumérez seulement quelques-unes des conditions innombrables de ce qu’on nomme style, et jugez s’il est au pouvoir de la rhétorique de créer dans un homme ou dans une femme une telle réunion de qualités diverses :

Il faut qu’il soit vrai, et que le mot se modèle sur l’impression, sans quoi il ment à l’esprit, et l’on sent le comédien de parade au lieu de l’homme qui dit ce qu’il éprouve ;

Il faut qu’il soit clair, sans quoi la parole passe dans la forme des mots, et laisse l’esprit en suspens dans les ténèbres ;

Il faut qu’il jaillisse, sans quoi l’effort de l’écrivain se fait sentir à l’esprit du lecteur, et la fatigue de l’un se communique à l’autre ;

Il faut qu’il soit transparent, sans quoi on ne lit pas jusqu’au fond de l’âme ;

Il faut qu’il soit simple, sans quoi l’esprit a trop d’étonnement et trop de peine à suivre les raffinements de l’expression, et, pendant qu’il admire la phrase, l’impression s’évapore ;

Il faut qu’il soit coloré, sans quoi il reste terne, quoique juste, et l’objet n’a que des lignes et point de reliefs ;

Il faut qu’il soit imagé, sans quoi l’objet, seulement décrit, ne se représente dans aucun miroir et ne devient palpable à aucun sens ;

Il faut qu’il soit sobre, car l’abondance rassasie ;

Il faut qu’il soit abondant, car l’indigence de l’expression atteste la pauvreté de l’intelligence ;

Il faut qu’il soit modeste, car l’éclat éblouit ;

Il faut qu’il soit riche, car le dénûment attriste ;

Il faut qu’il soit naturel, car l’artifice défigure par ses contorsions la pensée ;

Il faut qu’il coure, car le mouvement seul entraîne ;

Il faut qu’il soit chaud, car une douce chaleur est la température de l’âme ;

Il faut qu’il soit facile, car tout ce qui est peiné est pénible ;

Il faut qu’il s’élève et qu’il s’abaisse, car tout ce qui est uniforme est fastidieux ;

Il faut qu’il raisonne, car l’homme est raison ;

Il faut qu’il se passionne, car le cœur est passion ;

Il faut qu’il converse, car la lecture est un entretien avec les absents ou avec les morts ;

Il faut qu’il soit personnel et qu’il ait l’empreinte de l’esprit, car un homme ne ressemble pas à un autre ;

Il faut qu’il soit lyrique, car l’âme a des cris comme la voix ;

Il faut qu’il pleure, car la nature humaine a des gémissements et des larmes ;

Il faut… Mais des pages ne suffiraient pas à énumérer tous ces éléments dont se compose le style. Nul ne les réunit jamais dans une langue écrite, dans une telle harmonie que madame de Sévigné. Elle n’est pas un écrivain, elle est le style. Son livre n’est pas un livre, c’est une vie.

XXVII

Ainsi une femme achevait la langue de Bossuet et préparait celle de Voltaire. On dirait qu’une faveur secrète de la destinée façonnait ainsi, tantôt sur l’enclume, tantôt sur les genoux d’une mère, le plus divers, le plus malléable et le plus universel instrument de communication de sentiments et d’idées pour la littérature française. Nous avons été injuste quelquefois envers cette langue dans notre jeunesse, en l’accusant d’être trop rebelle à la poésie et trop avare pour l’imagination. Nous nous en repentons maintenant à la réflexion. Elle n’est rebelle et avare que pour les faibles ou pour faire accomplir de plus vigoureux efforts à l’esprit. Elle veut qu’on lui arrache ce qu’elle donne, c’est-à-dire que, comme les instruments de musique les plus parfaits, elle ne souffre pas la médiocrité ; elle veut des chefs-d’œuvre ou rien.

Heureux les hommes qui parlent ou qui écrivent en français !

XXVIII

Nous ne pouvons terminer cet aperçu rapide sur la langue du siècle de Louis XIV, sans nous arrêter un moment sur le principal caractère de la littérature de ce siècle. Ce caractère distinctif, selon nous, et qui contribue le plus à lui donner son originalité, c’est le caractère religieux et, pour ainsi dire, sacerdotal. C’est l’Église qui inspire, c’est le prêtre qui se pose en pontife des lettres. À l’exception de Corneille, de Racine, de la Fontaine, de Pascal, de Nicolle, de Boileau, de Saint-Simon, presque tous les grands fondateurs du style sont des écrivains ou des orateurs sortis du sanctuaire ; et encore Racine, Pascal, Nicolle, Boileau, Saint-Simon lui-même, étaient-ils des espèces de lévites affiliés à la secte ecclésiastique et ascétique de Port-Royal, cette solitude sacrée des esprits absorbés dans les méditations de la foi. Ce caractère sacerdotal de la haute littérature de ce siècle devait créer un genre de style complétement propre au christianisme, souverainement original et qui n’avait d’exemple dans aucune des littératures antiques. Nous voulons parler de la littérature ecclésiastique, le sermon, l’homélie, l’oraison funèbre. C’est dans l’oraison funèbre surtout que s’aperçoit pour la première fois le confluent de l’éloquence sacrée et de l’éloquence profane, de la chaire et de l’académie, du pontife et de l’homme de lettres. Le prêtre, par son privilège de parler dans l’église et sur les tombes, devait être l’inventeur de ce nouveau genre d’éloquence, éloquence entre ciel et terre, pourrions-nous dire. Cette double situation du prêtre orateur était une nouveauté que nous avons signalée ailleurs en ces termes :

Bossuet en est le personnage culminant.

Cet homme, disions-nous, était formé pour le sacerdoce, pour le pontificat, pour l’autel, pour le parvis, pour la chaire, pour la robe traînante, pour la tiare. Aucun autre lieu, aucune autre fonction, aucun autre costume ne siéent à cette nature. L’imagination ne saurait se représenter Bossuet sous l’habit laïque. Il est né pontife. La nature et la profession sont si indissolublement liées et confondues en lui que la pensée même ne peut les séparer. Ce n’est pas un homme, c’est un oracle.

XXIX

Nous ne voulons ni flatter ni dénigrer ici le sacerdoce. Nous ne voulons parler du prêtre qu’en qualité de littérateur. La théologie est, comme la conscience, du domaine privé de chaque communion. Nous n’y entrons pas ; mais, en laissant de côté la théologie du prêtre, et ne considérant ici que la profession sacerdotale dans ses rapports avec le monde, nous devons reconnaître les supériorités morales et les privilèges inhérents à cette profession pour l’homme de génie et de vertu qui s’y consacre.

Et d’abord un préjugé de piété, de force et de vertu se répand à l’instant sur le prêtre. La sainteté du sanctuaire précède, en quelque sorte, dans le lieu saint. Ce préjugé n’est pas purement imaginaire. Nous connaissons les faiblesses, les vices, les ambitions, les orgueils, les hypocrisies d’état, emmaillotés de bure ou de lin ; l’Évangile lui-même lève la pierre des sépulcres blanchis pour décréditer les saintes apparences. Oui, la robe ne transforme pas les difformités du corps. Il y a des vices dans les sacerdoces, et ces vices mêmes sont plus vicieux que dans les autres conditions, parce qu’ils jurent plus avec la sainteté de Dieu et avec la pureté de la morale.

Mais, en ne concédant à cet égard aucun privilège aux sacerdoces, il nous est impossible de ne pas reconnaître qu’il y a dans le caractère sacerdotal une autorité de prestige sur les hommes rassemblés.

Eux seuls ils ont la parole à la tribune des âmes ; ils sont les orateurs de la morale ; la chaire est leur trône. Ce trône, pour le prêtre de génie, est plus haut que celui des rois : c’est de là qu’il règne sur le monde des consciences. De toutes les places où un mortel peut monter sur la terre, la plus haute pour un homme de génie est incontestablement une chaire sacrée. Si cet homme est Bossuet, c’est-à-dire s’il réunit dans sa personne la conviction qui assure l’attitude, la pureté de vie qui préconise le Verbe, le zèle qui dévore, l’autorité qui impose, la renommée qui prédispose, le pontificat qui consacre, la vieillesse qui est la sainteté du visage, le génie qui est la divinité de la parole, l’idée réfléchie qui est la conquête de l’intelligence, l’explosion soudaine qui est l’assaut de l’esprit, la poésie qui est le resplendissement de la vérité, la gravité de la voix qui est le timbre des pensées, les cheveux blancs, la pâleur émue, le regard lointain, la bouche cordiale, les gestes enfin qui sont les attitudes visibles de l’âme ; si cet homme sort lentement de son recueillement ainsi que d’un sanctuaire intérieur ; s’il se laisse soulever peu à peu par l’inspiration, comme l’aigle d’abord pesant, dont les premiers battements d’ailes ont peine à embrasser assez d’air pour élever son vol ; s’il prend enfin son souffle et son essor, s’il ne sent plus la chaire sous ses pieds, s’il respire à plein souffle l’esprit divin, et s’il épanche intarissablement de cette hauteur démesurée l’inspiration ou ce qu’on appelle la parole de Dieu à son auditoire, cet homme n’est plus un homme, c’est une voix.

Et quelle voix !… Une voix qui ne s’est jamais enrouée, cassée, aigrie, irritée, profanée dans nos rixes mondaines et passionnées d’intérêts ou du siècle ; une voix qui, comme celle du tonnerre dans les nuées ou de l’orgue dans les basiliques, n’a jamais été qu’un organe de puissance ou de persuasion divine à nos âmes ! une voix qui ne parle qu’à des auditeurs à genoux ! une voix qu’on écoute en silence, à laquelle nul ne répond que par une inclination de front ou par des larmes dans les yeux, applaudissements muets de l’âme ! une voix qu’on ne réfute et qu’on ne contredit jamais, même quand elle étonne ou qu’elle blesse ! une voix enfin qui ne parle ni au nom de l’opinion, chose fugitive ; ni au nom de la philosophie, chose discutable ; ni au nom de la patrie, chose locale ; ni au nom de la souveraineté du prince, chose temporelle ; ni au nom de l’orateur lui-même, chose transformée ; mais au nom de Dieu, autorité de langage qui n’a rien d’égal sur la terre, et contre laquelle le moindre murmure est impiété et la moindre protestation blasphème !

Voilà la tribune du sacerdoce ! voilà le trépied du prophète, voilà la chaire de l’orateur sacré ! On ne veut y voir que Bossuet. Son histoire n’est que l’histoire de cette éloquence. L’homme était digne de sa tribune : les autres éloquences ne montent pas à ces hauteurs. Les noms qui la représentent restent grands ; mais Bossuet, qui les égale par le génie, les dépasse par la portée de sa tribune. Ils parlaient de la terre, il parle du nuage. Cicéron n’a pas plus de culture et d’abondance ; Démosthène n’a pas plus de violence de persuasion ; Chatham n’a pas plus de poésie oratoire ; Mirabeau n’a pas plus de courant ; Vergniaud n’a pas plus d’images. Tous ont moins d’élévation, d’étendue et de majesté dans la parole. Ce sont des orateurs humains ; l’orateur divin, c’est Bossuet. Pour l’entendre, il faut d’abord monter à son niveau, le ciel.

Il naquit, il vécut, il mourut dans le temple. Son existence ne fut qu’un discours. L’homme de lettres disparaît en lui dans le prêtre. Il éleva le premier l’oraison funèbre à la hauteur des prophètes. Sa langue, jusque-là heurtée par la pensée, et hâtée par la précipitation qui ne lui laissait pas le temps de rien polir, y prit l’ampleur de Cicéron.

La mort du prince de Condé lui fournit le plus grand de ses textes. Ce fut la dernière et la plus sublime de ses oraisons funèbres. Il semble qu’en approchant du tombeau lui-même, son génie en contractait la solennité. La mort du prince de Condé, son premier protecteur et son admirateur le plus constant, lui disait que toute célébrité doit mourir.

Ces deux plus grandes gloires du siècle, l’un dans la guerre, l’autre dans les lettres et dans la religion, semblaient s’entraîner l’une et l’autre. Bossuet entendit l’avertissement dans son cœur, et le répercuta dans sa voix. La péroraison de ce discours est le sommet de l’éloquence moderne. Les anciens n’ont pas de tels accents.

La vieillesse, la contemporanéité, l’égalité de niveau entre l’orateur et le héros couché à ses pieds, complétaient l’éloquence. Le spectacle était aussi grand que le discours.

« Jetez les yeux de toutes parts », dit Bossuet : « voilà ce qu’a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros : des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus ; des figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et de fragiles images d’une douleur que le temps emporte avec tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant ; et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs, que celui à qui on les rend.

« Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine ! Pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros ! Mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d’ardeur dans la carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides ! Quel autre fut plus digne de vous commander ? Mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête ?

« Pleurez donc ce grand capitaine, et dites en gémissant : Voilà celui qui nous menait dans les hasards ; sous lui se sont formés tant de renommés capitaines que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs de la guerre : son ombre eût pu encore gagner des batailles ; et voilà que, dans son silence, son nom même nous anime, et ensemble il nous avertit que, pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux et n’arriver pas sans ressources à notre éternelle demeure, avec le roi de la terre il faut encore servir le roi du ciel.

« Servez donc ce roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre d’eau donné en son nom, plus que tous les autres ne feront jamais tout votre sang répandu ; et commencez à compter le temps de vos utiles services du jour que vous vous serez donnés à un maître si bienfaisant.

« Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je, qu’il a bien voulu mettre au rang de ses amis ? Tous ensemble, en quelque degré de sa confiance qu’il vous ait reçus, environnez ce tombeau ; versez des larmes avec des prières ; et, admirant dans un si grand prince une amitié si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d’un héros dont la bonté avait égalé le courage. Ainsi puisse-t-il vous être toujours un cher entretien ; ainsi puissiez-vous profiter de ses vertus ; et que sa mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d’exemple.

« Pour moi, s’il m’est permis après tous les autres de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince ! le digne sujet de nos louanges, de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire : votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait la victoire ; non, je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface. Vous aurez dans cette image des traits immortels : je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour sous la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C’est là que je vous verrai plus triomphant qu’à Fribourg et à Rocroi ; et, ravi d’un si beau triomphe, je dirai en action de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple : Et hæc est victoria quæ vincit mundum, fides nostra (la victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier, c’est notre foi).

« Jouissez, prince, de cette victoire ; jouissez-en éternellement par l’immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d’une voix qui vous fut connue. Vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince, dorénavant, je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte ; heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint. »

XXX

La langue française prit dans cette bouche un accent qu’elle ne retrouva pas après lui ; mais il en reste un certain écho dans la voix des grands orateurs de la chaire qui lui succèdent sans l’égaler. Ce n’est pas en vain qu’on élève le diapason de l’éloquence d’un peuple. La voix s’éteint, l’orateur passe, mais le diapason reste. L’instrument survit à l’artiste souverain qui l’a touché, et, quand il naît un autre artiste, il trouve l’instrument tout monté sous sa main. C’est ce qui eut lieu en France pour l’éloquence de la chaire, cette haute littérature sacerdotale.

XXXI

C’est de la chaire sacrée principalement que naquit, sous Louis XIV, ce goût élevé pour la haute littérature. On n’a pas assez remarqué la puissance de cette institution de la chaire sur l’esprit littéraire d’une nation. C’est la seule éloquence accessible au peuple sous les gouvernements qui n’ont pas de forum ou de tribune populaire. Elle grandit l’auditoire autant que l’orateur.

Rassembler le peuple de toute condition à une heure donnée, et le rassembler où ? dans un temple plein d’avance de la majesté des pensées qu’on va traiter devant lui ; s’abandonner à l’inspiration, tantôt polémique, tantôt lyrique, souvent même extatique, de ses plus sublimes pensées ; parler sans contrôle et sans contradiction des choses les plus augustes, les plus intellectuelles, les plus saintes, devant des foules recueillies qui ne voient plus l’homme dans l’orateur, mais la parole incarnée ; entraîner à son gré ces auditeurs du ciel à la terre, de la terre au ciel ; être soi-même, dans cette tribune élevée au-dessus de ces milliers de têtes inclinées, l’intermédiaire transfiguré entre le fini et l’infini ; formuler des dogmes, sonder des mystères, promulguer des lois aux consciences, tourner et retourner tout le cœur humain dans ses mains, pour lui imprimer les terreurs, les espérances, les angoisses, les ravissements d’un monde surnaturel ; descendre de là tout rayonnant des foudres ou des miséricordes divines avec lesquelles on vient d’exciter les frissons ou de faire couler les larmes de tout ce peuple : n’y a-t-il pas là de quoi transporter un orateur sacré au-dessus de ses facultés naturelles, et de lui donner ce mens divinior, cette divinité de la poésie et de l’éloquence, dernier échelon du génie humain ? N’y a-t-il pas là aussi de quoi imprimer à la langue une ampleur, une dignité, une force, une sublimité de tons et d’images qui dépassent mille fois ce que toutes les autres tribunes comportent de grandeur, de solennité et d’élévation ? Tout ce qui nous étonne, c’est que, dans de pareilles conditions de lieu, d’heure, d’auditoire, de liberté et d’autorité surhumaines, il n’y ait pas autant de Bossuets qu’il y a d’orateurs dans les chaires de Bossuet. Ni Socrate, ni Platon, ni Confucius, ni Cicéron, ni Démosthène, ne parlaient de si haut au peuple assemblé.

Mais le peuple lui-même, dans ces civilisations antiques, n’avait pas de telles tribunes à écouter. Cette tribune sacrée du sacerdoce moderne fut en réalité à cette époque, et à son insu, la plus puissante institution littéraire qui pût initier le peuple illettré au sentiment, au goût et même au jugement des lettres. Il était dans la nature que ces foules convoquées dans les temples, au pied de ces tribunes, y prissent l’habitude d’un certain discernement des choses d’esprit ; qu’un orateur leur parût supérieur à un autre ; qu’un langage leur fût fastidieux, un autre langage sympathique ; qu’elles s’entretinssent en sortant du temple des impressions qu’elles avaient reçues ; que leur intelligence et leur oreille se façonnassent insensiblement à la langue, aux idées, à l’art de ces harangues sacrées, et qu’entrées sans lettres dans ces portiques de la philosophie des prédicateurs chrétiens, elles n’en sortissent pas illettrées. La première littérature du peuple en France fut donc sa prédication. Sa seconde littérature fut son théâtre ; car le peuple lit peu, mais il écoute. Ce furent ses deux écoles de langue et de littérature. L’invention des journaux devait leur en ouvrir, longtemps après, une troisième. Nous examinerons bientôt les effets de cette littérature quotidienne et usuelle, grande monétisation de la pensée, phénomène qui transformera insensiblement le monde.

Nous espérions terminer ce premier aperçu sur le caractère de la littérature française dans ces deux entretiens. Le mouvement et la richesse de ce siècle de Louis XIV nous ont entraîné au-delà des limites que nous nous étions fixées. L’espace nous manque ; nous le prendrons dans l’entretien suivant, et nous dirons pourquoi nous ne désespérons pas d’une littérature qui a peut-être autant de chefs-d’œuvre dans l’avenir qu’elle en a dans le passé. Lamartine.