L’abbé Christophe
I
Histoire de la Papauté au XIVe et au XVe siècle [I].
L’histoire de la Papauté au xive siècle, par l’abbé Christophe, est un de ces livres consciencieux et graves dont le nombre honorerait une littérature à son déclin. Si le sang littéraire s’épuise en nous, qu’au moins les dernières gouttes en soient pures et que l’érudition les fortifie ! L’abbé Christophe est un véritable historien par le renseignement, par la science, par la recherche vigilante de cette pointe écachée, aussi bien dans l’histoire qu’ailleurs, et qui désespérait Pascal. En l’absence d’une histoire générale et unitaire de la papauté, le plus beau sujet par parenthèse qu’une tête d’ensemble puisse entreprendre, mais qu’avec les hâtes et les distractions de ce malheureux siècle, qui ne peut ni ne veut s’asseoir, on n’entreprendra point demain, il est excellent d’avoir de ces monographies qui enferment une époque dans une circonscription déterminée et qui la creusent. Nous avions déjà d’une main moderne l’histoire de la Papauté au xvie et xviie siècles. Un allemand positif, chose rare, Léopold Ranke, l’a écrite en observateur et presque en physiologiste, avec cette espèce de génie qui se préoccupe, par exemple, des grains de sable de Cromwell. Hurter, le célèbre converti, a compris et retracé le pontificat d’Innocent III, en jurisconsulte et en théologien.
Après eux, l’abbé Christophe apporte son fragment à la mosaïque de pierres d’attente sur lesquelles se bâtira le grand monument qu’il s’agirait d’édifier, — une histoire générale de la papauté. Certes ! l’abbé Christophe n’est point un écrivain du mérite consommé de Hurter ou de la sagacité pénétrante de Ranke, mais sur ce dernier il a l’avantage d’être catholique et prêtre, et il faut bien qu’on sache que c’est un avantage. L’orthodoxie, en effet, donne à la pensée une sûreté, une élévation sans vertige et sans trouble, plus nécessaire qu’ailleurs dans l’appréciation de l’esprit de l’Église et de son action, même humaine.
Quant au talent de l’abbé Christophe, c’est un talent de milieu, sans les facultés supérieures. La qualité suprême, en politique, est de prévoir ; en histoire, qui n’est que de la politique rétrospective, l’éminente qualité c’est de voir toute la portée d’un événement, et, qu’elle soit épuisée ou non, cette portée, d’en prendre exactement la mesure. Eh bien, voilà ce que l’abbé Christophe ne fait pas et ne sait pas faire. Dans l’introduction qui précède son ouvrage, par exemple, et dans laquelle il trace rapidement le chemin qu’a déjà parcouru la papauté, il glorifie Grégoire VII d’avoir posé avec un si grand caractère et une si longue prévoyance la question des investitures, qui n’était, en définitive, que la question pour laquelle on combattait hier encore, la question, sous une autre forme, de la séparation du spirituel et du temporel, de l’Église et de l’État. Mais à côté de ce fait qu’il juge très bien, l’abbé Christophe n’en voit pas un autre plus important peut-être : la réformation du clergé et le célibat des prêtres strictement imposé et maintenu. Si l’Église avait fléchi sur ce point principal pour elle, les grandes fonctions ecclésiastiques seraient devenues le privilège des familles nées des hommes puissants. Il y aurait eu pis que le népotisme. La transmission héréditaire, conséquence de la paternité, ce despotisme du sang, se fût établie sur les débris de l’élection et dans le mépris du choix et de l’autorité des souverains pontifes. L’Église serait devenue féodale. Elle aurait eu — politiquement, du moins, — le sort de la société féodale. Dieu l’eût sans doute sauvée pour la justification de ses promesses ; mais la gloire des grands hommes est de se servir de leur liberté et de leur intelligence de manière à économiser l’action directe de Dieu sur la terre et à lui ménager l’effet des grands coups de sa providence.
II
Histoire de la Papauté au XIVe et au XVe siècle [II-V].
Après le xive siècle et à bien des années d’intervalle, c’est le xve qui passe sous la plume de l’abbé Christophe. Cette plume est grave, orthodoxe, renseignée, pleine de droiture, très au courant des obligations de l’histoire et de l’historien, que celui qui s’en sert a exposées avec netteté dans une introduction fort bien faite, mais où il a un peu trop insisté peut-être sur les critiques dont son premier livre a été l’objet. Un esprit aussi viril que celui de l’abbé Christophe devait moins se préoccuper d’une question toujours petite, comme l’amour-propre qui la pose et qui la discute… Je lui aurais voulu plus de largeur et plus de hauteur dans sa manière de sentir. Selon moi, les écrivains n’ont pas plus à défendre ce qu’ils ont écrit que les gouvernements ce qu’ils ont ordonné. Si ce qu’ils ont écrit est vrai et beau, la critique se brisera ou s’usera sur ce marbre. Si, au contraire, ce qu’ils ont écrit est faux ou médiocre, la défense qu’ils feront de leur livre ne le sauvera pas. La défense trop vantée de l’Esprit des lois n’a pas empêché ce livre célèbre de s’écrouler pan par pan, et de n’être plus maintenant qu’une ruine, comme le Colysée.
J’admets pourtant une exception à cette règle, que j’ose poser comme absolue : c’est quand la réponse aux critiques, cessant d’être personnelle, implique l’idée du livre même et la creuse ou l’éclaire plus profondément en le défendant. Ainsi, quand l’abbé Christophe défend son livre contre les vingt-quatre articles de journaux (il les a comptés) qui l’ont examiné, il fait une chose parfaitement inutile et il ne nous semble pas au niveau de son esprit et surtout de son sacerdoce. Mais quand il défend la Papauté dont il écrit l’histoire, il se relève, il fait une chose aussi noble qu’utile. Il n’y a plus là ni d’auteur, ni de personnalité littéraire : il y a l’homme de l’idée et le serviteur de l’Église et de la Vérité.
C’est qu’en somme toute thèse personnelle est inférieure. Il n’y a d’imposant et de fort que les thèses désintéressées… Est-ce que l’abbé Christophe ne le comprendrait pas assez ?… Dans la dédicace de son livre au clergé de Lyon, il dit aux prêtres : « Racontons nous-mêmes notre histoire et ne permettons pas que des laïques sans foi la travestissent au gré de leurs systèmes ou de leurs passions. »
Il a, certes ! raison, s’ils sont sans foi et s’ils la travestissent ; mais, s’ils sont catholiques comme le prêtre, des laïques, à cette heure du monde, auront, à coup sûr, plus d’autorité en racontant la merveilleuse histoire de l’Église que le prêtre, à qui l’opinion, malheureusement hostile aux prêtres, criera de toutes ses gorges : « Vous parlez pour vos Saints et pour vos chapelles ! »
Les écrivains laïques, pourvu qu’ils soient catholiques et théologiens, sont appelés à faire dans la littérature religieuse plus de bien que les prêtres eux-mêmes, à talent égal ; car, après tout, ce qu’il faut impérieusement, c’est d’amener le plus d’âmes possibles à la vérité. Dans l’ordre littéraire et historique, il doit se passer présentement le même phénomène que dans l’ordre de l’action et de la charité, où les Sociétés de Saint-Vincent-de-Paul et de Saint-François-Régis ont fait plus de bien que n’en auraient fait des Œuvres exclusivement ecclésiastiques. Assurément les prêtres ont le devoir et le droit d’écrire les annales de l’Église et la vie de leurs Saints, et le cardinal Pitra nous a montré comme ils s’y prennent quand ils se mêlent de les écrire ; mais de Maistre et de Bonald étaient des laïques, et quel prêtre de ce temps a plus mérité de l’Église que ces cardinaux… oubliés ?…
Et, en effet, elle appartient à tout ce qui est catholique, l’histoire de l’Église, tentante même pour ceux qui ont le malheur de ne pas l’être mais dont les facultés, si elles sont de noble origine, sont entraînées vers ce magnifique sujet, magnétisées par sa beauté suprême… On peut le dire sans témérité : il n’y a pas, dans les annales du monde, deux pareils sujets d’histoire pour l’esprit humain. Nous savons pourquoi, nous autres catholiques ! Les incrédules et les hostiles au catholicisme l’ignorent, mais ils n’en reconnaissent pas moins la place immense que tient l’Église dans l’univers et dans son histoire. Nul d’entre eux ne s’avise de nier la majesté de ce sujet grandiose, qui renferme plus qu’aucun autre, à quelque place qu’on la choisisse, tout ce qui constitue le jeu des forces vives de l’humanité. Qu’est, en importance, pour qui sait penser, l’Histoire de la civilisation de Guizot, par exemple, en comparaison des trente volumes sur l’Église par Rohrbacher !… L’Histoire de la civilisation a fait, il est vrai, beaucoup plus de bruit, et se trouve probablement dans beaucoup plus de bibliothèques. Et quoi d’étonnant ? L’auteur était un laïque, un professeur et un protestant, tandis que Rohrbacher n’était qu’un prêtre catholique, deux fois suspect pour cette raison en ce temps d’impiété. Mais si on n’a pas craint d’aborder cette vaste histoire, l’histoire des nations les plus colossalement grandes paraît mince à côté. Oui ! même celle de Rome, la plus glorieuse de toutes les histoires, et qui est tombée dans l’histoire de l’Église comme dans un gouffre et y a disparu, mais en y laissant des échos immortels. Admirable contemplation ! Il y a de toutes les histoires dans l’histoire de l’Église, et elle est encore l’histoire de l’Église par-dessus, c’est-à-dire d’une institution qui n’embrasse pas que les simples choses humaines, mais les choses surnaturelles qui sont la source et l’explication des choses humaines. L’histoire de l’Église est la seule, enfin, qui permettrait à l’esprit humain de se passer de toutes les autres histoires. Qui la saurait bien saurait tout.
Et l’intérêt qu’elle inspire, pour toutes ces raisons, est si grand, que partout où l’on prend cette histoire, partout où l’on coupe une tranche dans ce splendide morceau intellectuel qu’on appelle l’histoire de l’Église, il y a des régals inouïs, je ne dis pas seulement pour la foi, mais pour la pensée. L’histoire d’un seul siècle… que dis-je ? l’histoire d’un seul Pape, dans l’histoire de l’Église, a de tels rayonnements en avant et en arrière que ce n’est plus l’histoire d’un siècle ni d’un Pape, mais l’histoire de l’Église universelle et éternelle, concentrée dans la minute d’un siècle ou d’une vie d’homme, comme tout un horizon répercuté et concentré dans une facette de diamant… En intérêt, l’Histoire de la Papauté pendant le xve siècle, par l’abbé Christophe, vaut, avec d’autres événements et des personnalités différentes, son Histoire de la Papauté pendant le xive siècle, et elle a le même mérite d’unité dans la variété qui est le caractère particulier de toutes les histoires détachées de l’histoire générale de l’Église, qui a bien raison de s’appeler catholique, c’est-à-dire universelle ; car si Dieu l’ôtait de ce monde, il s’y ferait un de ces trous, comme dit Shakespeare en parlant des monarchies qui croulent, que rien — quoi qu’on y jette — ne peut plus combler !
III
Cette histoire de cent années racontée par l’abbé Christophe, qui se pique beaucoup d’être surtout un narrateur, va du trop ignoré Martin V jusqu’au trop célèbre Alexandre VI, et elle a, au plus haut degré, le caractère que je viens de signaler, — cette portée en avant et en arrière, dans le passé et dans l’avenir, qui fait un cadre si vivant▶ et si dramatique à toute histoire isolée de l’Église ou de la papauté. On vient de sortir de l’effroyable scandale du concile de Constance, pour entrer dans les scandales diminués, mais bien grands encore, du concile de Bâle, qui ne fut, en réalité, que la queue du concile de Constance qu’il aurait dû autrement terminer. Pour mon compte, je ne connais point dans l’histoire de l’Église de moment plus tourmenté, plus empêché, plus douloureusement morne que ce moment… La queue du monstre de Constance fut difficile à écorcher ! Ce fut Eugène IV qui, par la date et la durée de son pontificat, fut le plus spécialement chargé de cette besogne ; mais, comme tous les restaurateurs, qui ne restaurent guères en définitive, comme tous les réparateurs des maux commis, qui sont presque toujours irréparables, il se crut obligé à des habiletés et à des concessions qui restent sur sa mémoire, malgré les efforts de l’abbé Christophe pour les en ôter… C’est du concile de Bâle, en effet, que date l’établissement dans l’opinion ecclésiastique de ces prétentions démocratiques, si contraires, quoi qu’on en ait dit, au gouvernement de l’Église, laquelle est une monarchie mixte, d’un ordre spécial, comme l’a très bien prouvé l’abbé Christophe. Plus d’une fois déjà, et particulièrement à Constance, ces prétentions s’étaient produites avec effraction ; mais à Bâle, ce fut avec une telle opiniâtreté de résistance, un parti pris si obstiné, qu’on peut dire qu’elles s’établirent dans l’opinion ecclésiastique où, malgré les décrets du concile du Vatican, elles pourraient bien, en se dissimulant, être encore. L’avenir le dira… L’histoire de l’abbé Christophe montre ces orgueilleuses prétentions dans toute leur petitesse, leur envie, leur vanité et leur impuissance contre la souveraineté pontificale ; car elles furent impuissantes contre elle, mais seulement contre elle. Le clergé, lui, en subit l’influence à une grande profondeur, et Dieu sait s’il en retrouva la trace quand Luther reprit la tradition de la révolte où Jean Huss l’avait laissée ! Les Pères du Concile de Bâle n’ont certainement pas fait le protestantisme, qui roule dans les flancs du monde depuis la Chute, mais, comme les chapons qui couvent les œufs qu’ils n’ont pas pondus, ils l’ont couvé.
C’est là le plus grand fait, par ses conséquences, de toute l’histoire du xve siècle, comme le grand schisme d’Occident l’est du xive . Le presbytérianisme est né, et c’est dans le siècle suivant que le protestantisme va naître. Ni le Hussitisme et ses guerres d’un fanatisme si sauvage, ni le Condottierisme qui déchire et se partage l’Italie, ni les exploits de Huniade et de Scanderbeg contre les Turcs, inspirés par l’héroïque mais mourant esprit des Croisades, n’ont la gravité désastreuse de ce concile de Bâle où la Révolution, comme les temps modernes l’ont vue depuis, sophistique, bavarde, ergoteuse, n’ayant à la bouche que cet insolent et menaçant mot de réforme qui a fini par titrer le protestantisme, est entrée dans l’Église pour descendre de cette cime du monde et s’étendre dans le monde entier, et de religieuse se faire politique sans pour cela cesser d’être religieuse, — les communards et les athées de ce temps ne le prouvent-ils pas ?… La prise de Constantinople par Mahomet II, cet événement énorme, se rattache elle-même au concile de Bâle ; car c’est là, c’est dans ce concile où tous les sophismes et toutes les impossibilités se donnaient la main, qu’avorta cette Réunion des Grecs aux Latins, voulue si longtemps et même espérée par les Papes, et qui, si elle avait eu lieu, aurait probablement sauvé l’Empire. Si les Grecs — dit très bien Rohrbacher — eussent été plus sincères dans leur volonté d’union avec l’Église romaine, naturellement les Chrétiens d’Occident auraient plus volontiers écouté les exhortations d’Eugène IV et de Nicolas V pour aller au secours de Constantinople, et certainement, avec des capitaines tels que Huniade et Scanderbeg, jamais Constantinople n’aurait péri sous le glaive des turcs. Mais les Grecs, obstinés comme les juifs, crièrent : « Plutôt le turban des Turcs que la tiare du Pape ! » Et ils ont eu ce qu’ils avaient demandé.
Pauvre et misérable siècle que ce xve siècle, sans grandeur complète et immaculée dans les hommes, excepté en ces deux inutiles héros : Huniade et Scanderbeg, auxquels il faut ajouter ce Constantin Paléologue qui eut une minute sublime, — sa minute de mourir ! Misérable siècle, où l’esprit de contention et d’anarchie était partout, et où les Grecs chicaneurs vinrent donner comme une leçon, dont ils ne profitèrent pas, à ces autres chicaneurs du concile de Bâle, grecs aussi à leur manière contre la Papauté. Ce mal du temps infectait si cruellement les esprits, qu’il atteignait jusqu’aux plus robustes. Æneas Silvius, qui fut Pie II, et qui expia par son pontificat les torts de son opposition à la Papauté, eut lui-même ce mal du xve siècle. L’abbé Christophe, trop séduit par l’éloquence et la littérature de ce pape, qui fut un orateur et un écrivain, en fait presque un grand homme dans son histoire ; mais il en a exagéré la grandeur réelle. Il ne fut guères qu’un pape éclatant. Le xve siècle, malgré le mérite de plusieurs de ses pontifes, a été infidèle à cette belle loi qu’on pourrait appeler la loi même de la papauté : Quand un pape n’est pas un saint et un grand homme tout à la fois, il est l’un ou l’autre, et c’est avec ses saints que la papauté fait l’intérim de ses grands hommes.
IV
L’abbé Christophe l’a bien jugé, ce xve
siècle. Quoiqu’il se pose, comme je l’ai dit plus haut, plus en narrateur qu’en jugeur en narrateur à la manière des anciens et de Quintilien (ses maîtres, dit-il), et qu’il s’enferme, avec un mépris étonnant pour les idées générales, dans la rhétorique d’un païen, après deux mille ans de christianisme, il n’en juge pas moins le xve
siècle avec le bon sens, qui déduit, d’un moderne, et l’orthodoxie d’un prêtre. Seulement, son jugement et sa condamnation surtout n’appuient pas assez. C’est un optimiste, au fond, que l’abbé Christophe, qui cherche à dégager du bien, même du mal absolu. Or, le mal est absolu pour le concile de Bâle, qui méritait une flétrissure plus profonde. Mais le : Écrivons nous-mêmes notre histoire, est peut-être revenu à la pensée du prêtre et lui a affaibli la main, quand il aurait fallu la faire sentir davantage. L’esprit corporatif peut jouer de ces tours aux plus fermes esprits ! L’abbé Christophe ne s’est peut-être pas souvenu, lui, prêtre français, que ce fut le clergé français qui transforma le concile de Bâle en un conciliabule d’insurrection, comme il avait été déjà la cause première du grand schisme d’Occident.« Ce fut encore le clergé français, — dit très bien Rohrbacher, qui ne bronche pas, lui, quand il s’agit de marcher sur le corps des mauvaises doctrines et qui ne bégaie pas quand il faut être net, — ce fut encore le clergé de cette France à laquelle on fait honneur en l’appelant chrétienne, qui y ajouta un troisième schisme, celui du conciliabule de Pise, et dans ces deux siècles (le xive
et le xve
) ne produisit ni un saint, ni un docteur d’une doctrine entièrement approuvée par l’Église. La Pragmatique-Sanction fut une révolte. Il fallut que Léon X la condamnât par une bulle, et,
depuis, quel beau et terrible livre on pourrait écrire sur les infidélités du clergé français ! »
Mais, celui-là, l’abbé Christophe ne l’écrira pas. À l’optimisme de sa nature s’ajoute, du moins pour l’expression de sa pensée, la modération d’un tempérament plus équilibré qu’énergique. Dans sa manière de raconter il n’a pas assez de flamme, comme, quand il juge, il ne va pas assez à fond. Il est calme, rassis, se tenant dans une région moyenne, et pourtant il ne manque ni de lumières, ni de courage, quand il s’agit de couvrir et de défendre la souveraineté pontificale, que les conciles dont il écrit l’histoire attaquèrent et voulurent abattre. Ce parlementarisme religieux qui nous a conduits, Dieu sait par quelles abominables voies ! à ce parlementarisme politique dont les nations sont actuellement excédées, ne fait pas illusion à son bon sens éclairé par la foi ; mais, au moment où il écrit, j’aurais voulu qu’il en eût marqué davantage la radicale erreur, tombée de si haut dans le monde, ne fût-ce que pour ajouter à la force d’opinion qui doit un jour l’emporter ! Puisque le monde politique a répercuté l’erreur du monde religieux, ne serait-il pas à souhaiter que les choses s’achevassent comme elles ont commencé, et que la répercussion eût lieu encore du triomphe de la vérité sur l’erreur ?
Le pouvoir religieux, l’unité romaine, la papauté, attaqués par toutes les démagogies sacerdotales, les ont vaincues. En sera-t-il de même pour le pouvoir politique contre d’autres démagogies ? Question qui fait trembler ! Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit de son Église « que les portes de l’Enfer ne prévaudraient jamais contre elle »
, mais il ne l’a pas dit de l’établissement de César.
V
Telles sont les pensées que fait naître l’histoire de l’abbé Christophe sur le xve siècle. C’est un livre substantiel, ayant les mérites sur lesquels j’ai insisté, mais qui ne fera pas sur l’opinion, indifférente aux choses religieuses qu’elle ignore, l’effet sympathique qui entraîne à les étudier. L’auteur, solide et mesuré, ne passionne jamais son lecteur, et même il l’impatiente, quand ce lecteur est passionné… Rien dans son livre de nouveau et de révélateur sur les hommes et les événements du temps qu’il parcourt. Alexandre VI, par le pontificat duquel a fini le xve siècle, est tiré présentement de dessous les pieds et la plume des imbéciles, des ignorants et des impies, qui croient lapider la papauté avec son cadavre. L’abbé Christophe n’a point ajouté à la défense et aux justifications commencées par des historiens et des critiques qui vont plus loin que lui dans leurs investigations. Et, par parenthèse (c’est ici le lieu de le dire), nous attendons toujours, sur ce sujet, le second volume du père Olivier (des Dominicains). Seule, Lucrèce Borgia sort des mains de l’abbé Christophe nettoyée et essuyée des incestes qui l’avaient salie, et presque lumineuse de fidélité conjugale ; et cette vertu, pendant si longtemps calomniée, envoie comme un reflet de sa splendeur à Alexandre VI et comme une présomption d’innocence. L’abbé Christophe n’est pas allé plus loin, mais il est allé jusque-là… Son histoire est un chef-d’œuvre de modération et de prudence ; mais, avec sa rhétorique quintilienne, elle n’a pas pour nous, qui nous chauffons à d’autres foyers, ce côté artiste qui fait les œuvres ◀vivantes, puissantes, et quelquefois immortelles. Je sais bien que le temps qu’il décrit est une époque affreuse, perverse et basse, où l’envie des petits contre les grands élève sa tête de vipère jusque dans l’Église, où l’esprit byzantin envahissait les conciles d’Occident, et où les Visconti, les Louis XI et les César Borgia, pratiquaient leurs politiques empoisonnées et empoisonneuses… Déchet immense quand on sortait de ce grand Moyen Âge, qui eut ses passions, sans nul doute, mais qui, du moins, resta chrétien et chevaleresque, si pur de foi, si fier de mœurs ! Certes ! du Moyen Âge au xve siècle, la chute est effroyablement profonde. Mais les temps à flétrir et à maudire sont peut-être plus inspirateurs que les siècles à admirer, pour les écrivains qui ont en eux le génie de l’histoire. Le mépris de Tacite le fit sublime, mais ce fut la dégradation des Césars qui fit son mépris.