(1902) L’humanisme. Figaro
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(1902) L’humanisme. Figaro

L’Humanisme

L’article de notre éminent collaborateur M. A. Claveau sur « l’Humanisme »a ayant vivement ému la jeune école littéraire qui s’inspire de cette doctrine, nous avons cru intéressant et utile, pour la loyauté de la discussion, de mettre sous les yeux de nos lecteurs la réponse de M. Fernand Gregh qui, par ses beaux poèmes la Maison de l’Enfance et la Beauté de vivre, s’est placé au premier rang de la nouvelle génération poétique.

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Ce n’est pas sans une certaine surprise que la jeunesse littéraire a lu l’autre jour, en tête du Figaro, un article de M. A. Claveau, excellent humaniste, contre l’humanisme. Je voudrais essayer ici d’opposer à son réquisitoire quelques-unes des raisons qui militent en faveur de cet « humanisme », auquel il attribue d’ailleurs des torts dont cette doctrine ne me paraît pas coupable.

La réfutation de M. Claveau, en effet, se trompe d’adresse. Il considère l’humanisme comme une philosophie, voire une religion qu’il oppose au déisme, alors que c’est avant tout une esthétique, et même essentiellement une poétique. Peut-être se récriera-t-il à ce mot : il s’en allait en guerre contre un parti d’athées, et le voici qui tombe dans une assemblée de poètes. Je lui demande bien pardon de la déconvenue qu’il en pourra éprouver. Avouerai-je d’ailleurs, pour lui donner raison en une certaine mesure, que l’humanisme, comme beaucoup de théories littéraires, pousse des rameaux jusque dans la morale et dans ce qu’il faut bien appeler, d’un mot barbare, la sociologie ? Cela n’a, au reste, rien qui doive surprendre. Toute esthétique est, en somme, une conception de la vie appliquée au cas particulier de l’art. Il y a un philosophe inconscient dans tout poète digne de ce nom. C’est pourquoi mainte théorie, qui n’était d’abord que poétique, a fini par résumer toute la pensée d’une époque : ainsi pour la Renaissance, ainsi pour le Romantisme. Je ne serais pas étonné que ce mot d’« humanisme » fût celui même sous lequel on résumera plus tard l’effort confus et magnifique de notre temps.

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Les deux dernières écoles poétiques qui aient fleuri en France sont le Parnasse et le Symbolisme. La théorie du Parnasse a été celle de l’art pour l’art, ou plus exactement de la beauté pour la beauté. Agnostiques de l’art, les parnassiens ont restreint le champ de la poésie, comme l’agnosticisme avait restreint le domaine de la philosophie. Pour que la beauté fût plus belle encore, ils ont voulu la faire moins vivante. On se rappelle leur théorie de l’impassibilité, formulée par réaction contre le Romantisme, qui leur semblait trop échevelé. La beauté à leurs yeux devait être marmoréenne. Un poète, qui plus tard fit exactement — et heureusement ! — le contraire de ce qu’il avait annoncé, résumait alors avec une ingénuité d’enfant terrible l’idéal parnassien en ce vers agressif :

Est-elle en marbre, ou non, la Vénus de Milo ?

Les parnassiens dépersonnalisèrent, objectivèrent l’inspiration ; ils interdirent à la Muse la passion, à leur gré trop tumultueuse pour les beaux plis de sa tunique, et l’enfermèrent, selon une formule depuis lors banalisée, dans la Tour d’Ivoire. Chacun d’eux a répété :

Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

Mais, bien qu’ils y revinssent toujours comme en leur citadelle inexpugnable, les parnassiens sortirent souvent de la belle tour close où ils adoraient à l’écart l’idole hiératique : témoin Leconte de Lisle, dont la poésie, si impassible qu’elle veuille être, laisse souvent deviner la pensée généreuse et entendre le cœur palpitant ; témoin Sully Prudhomme, si préoccupé de justice et de bonheur, et qui loua André Chénier d’avoir uni

Le laurier du poète à la palme du juste ;

et Anatole France, dont les Noces corinthiennes ont pu sembler, vingt ans après avoir été écrites, une pièce d’actualité ; et le tendre et nostalgique Dierx, et Catulle Mendès, dont la fantaisie est si moderne, et Coppée, penché sur les humbles, et Heredia enfin, le somptueux conquistador épris des époques reculées et des rivages lointains, qui un jour, se souvenant qu’il était un homme d’aujourd’hui et appartenait à un « peuple libre », consentit à dresser un beau « trophée » en plein Paris, sur le pont Alexandre.

Les symbolistes, eux, qui, bien qu’ils aient combattu les parnassiens avec un acharnement souvent injuste, sont leurs continuateurs, en ce sens qu’ils ont transporté l’objectivité parnassienne de la terre dans les nuées, les symbolistes, par une hautaine gageure, prirent pour objet le Mystère. Si les parnassiens sont des agnostiques, les symbolistes sont des mystiques. La théorie des parnassiens, la beauté pour la beauté, devint chez eux celle de la beauté pour le rêve. Ils négligèrent délibérément non plus seulement la vie subjective, le moi romantique, mais la vie entière, subjective et objective, toute la vie ; ils se cloîtrèrent dans le Rêve. Ils habitèrent la Tour d’ivoire un étage au-dessus des parnassiens, plus loin encore de la terre. Et la Tour d’Ivoire des parnassiens était du moins, elle, éclatante au soleil ; certains symbolistes amassèrent une nuit presque impénétrable autour de leur demeure, et ce fut souvent la Tour d’Ébène.

Je ne voudrais pour rien au monde être injuste envers les symbolistes. Ils ont eu une très haute idée de la poésie ; ils ont suscité une utile réaction contre les arrière-romantiques, trop exclamatifs, et les sous-parnassiens, trop prosaïques. Et de plus, et surtout, ils ont continué de libérer la vieille prosodie, ce dont il faut leur être grandement reconnaissants. Ce sont eux qui ont achevé de « disloquer », comme disait Hugo, « ce grand niais d’alexandrin ». Le vers libre lui-même, je le crois, est capable de vraies beautés, s’il sait à la fois, selon la remarque récente d’un des esprits les plus indépendants du symbolisme, « se symétriser et se styliser ». Faisons crédit parfois, avec M. Bergeret, à la beauté inconnue. Toute licence, ajouterions-nous volontiers, sauf contre la vie. — Comme les symbolistes devaient beaucoup aux parnassiens, les humanistes, — et sous cette dénomination on peut ranger tous les jeunes poètes qui ne sont pas à proprement parler parnassiens ou symbolistes, — doivent tous quelque chose à ces derniers, parmi lesquels certains d’entre eux comptent d’anciennes et précieuses amitiés. Il n’est guère de jeune poète qui n’ait d’abord voisiné avec eux dans la chambre aux miroirs avant de rentrer, selon l’expression d’Albert Samain, « dans la vérité de son cœur ». L’œuvre du Symbolisme est et restera fort importante.

Mais enfin la poésie des symbolistes — et les meilleurs d’entre eux l’avouent — a exprimé des rêves abscons et froids, et non la vie. Ils ont créé tout un décor de glaives, d’urnes, de cyprès, de chimères et de licornes qui s’en va déjà rejoindre au magasin des accessoires surannés le décor romantique, les nacelles, les écharpes, les gondoles, les seins brunis et les saules, les cimeterres et les dagues qui en 1850 avaient déjà cessé de plaire. Ils ont abusé du bizarre, de l’abstrus, ils ont souvent parlé un jargon qui n’avait rien de français, ils ont épaissi des ténèbres factices sur des idées qui ne valaient pas toujours les honneurs du mystère. Ils avaient d’abord arboré le nom de décadents sous lequel on les a trop facilement ridiculisés et qu’ils ont vite abandonné pour celui plus relevé de symbolistes ; mais on aurait dit parfois qu’ils voulaient donner un sens rétrospectif à leur première dénomination. Leur inspiration fut trop souvent byzantine. Ils se sont d’abord interdit comme trop vile toute poésie à tendances philosophiques, ou religieuses, ou sociales. Ensuite, même ce qui est individuel chez les symbolistes s’exprime d’une façon si indirecte que l’obscurité en voile souvent l’émotion. Jamais, chez eux, un aveu personnel, un cri, un battement de cœur. Tout est secret, enveloppé, allégorique. Les symbolistes ont fait un rêve irréalisable, celui d’exprimer le pur mystère et la beauté pure. Le mystère sans un peu de clarté, c’est le néant absolu, et la beauté sans la vie, c’est une forme inconsistante qui échappe à l’étreinte de l’artiste.

Qu’a-t-il manqué souvent aux parnassiens et aux symbolistes pour nous satisfaire pleinement ? L’humanité. Ils n’ont voulu être que des artistes, et ils furent tels. Ils n’ont pas songé que ce qui nous intéresse dans l’artiste, c’est l’homme, car c’est l’humanité qui est la commune mesure entre lui et nous. Nous qui venons après eux, instruits par leur exemple, nous rêvons un art plus enthousiaste à la fois et plus tendre, plus intime et plus large, un art direct, vivant, et d’un mot qui résume tout : humain. Nous voulons une poésie qui dise l’homme, et tout l’homme, avec ses sentiments et ses idées, et non seulement ses sensations, ici plus plastiques, là plus musicales. Tous les grands poètes de tous les temps, en même temps que des artistes, étaient des hommes, c’est-à-dire des pères, des fils, des amants, des citoyens, des philosophes ou des croyants. C’est de leur vie même qu’étaient faits leurs rêves. Après l’école de la beauté pour la beauté, après l’école de la beauté pour le rêve, il est temps de constituer l’école de la beauté pour la vie.

Nous ne proscrivons pas le symbole ; mais qu’il soit clair. Un beau symbole obscur, c’est un beau coffret dont on n’a pas la clef. Il y a d’admirables symboles dans Vigny ; mais on les comprend. On peut dire de façon intelligible les choses les plus profondes. Accumulez les symboles tant que vous voudrez, pourvu que derrière on sent battre un cœur d’homme et penser une tête harmonieuse. Nous sommes las d’une certaine impassibilité et d’une certaine incohérence.

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Puisque les poètes d’une génération sont nécessairement amenés à se grouper sous une appellation commune, je crois que le mot le plus juste qui puisse qualifier le mouvement de la nouvelle génération est le beau mot, rajeuni et élargi encore à cette occasion, d’Humanisme. Il signifie bien que nous voulons réaliser une poésie humaine ; après la poésie trop strictement artiste du Parnasse ou trop obscurément abstraite du Symbolisme. Il renoue heureusement, la tradition avec l’admirable Pléiade, qui, délaissant les allégories du moyen âge, et remontant à l’art antique, source de toute beauté, sut retrouver sous les humanités l’humanité. Par la Pléiade, il nous rattache à l’antiquité, d’une part, à Chénier et au Romantisme de l’autre ; car, comme tous les novateurs, nous sommes les vrais traditionnels. Enfin il indique bien notre point de vue sur le monde — et c’est ici que M. Claveau retrouverait l’occasion de discuter philosophie — qui est, lui aussi, tout humain. Nous ne sommes ni mystiques ni sceptiques. Nous sommes plongés dans la vie : il faut la comprendre et la vivre. Mais je ne veux faire allusion qu’en passant aux lointaines conséquences de l’humanisme au point de vue philosophique, religieux, politique et moral. Je me bornerai aussi à indiquer, la relation immédiate qui s’établira entre la poésie humaine, d’une part et, d’autre part, un théâtre ou un roman humains dont on pourrait citer déjà maints exemples.

Poètes, chantons la vie : c’est notre vraie façon, à nous, d’y collaborer. Accomplissons notre tâche sur la terre, qui est d’inscrire en des paroles belles le rêve que fait l’homme à ce moment du temps infini, pour le transmettre à ceux qui nous succéderont. Et que chacun de nous, en jetant plus tard un regard sur son œuvre terminée, avant de s’en aller dans l’inconnu terrible, puisse se dire comme tous ceux dont la vie a été bien remplie par les labeurs humains : « Je fus un homme. Quoi qu’il y ait après la mort, je n’en ai pas peur. Que ce soit le grand soleil ineffable de Dieu ou le grand soleil noir du néant, je saurai le regarder en face, sans être aveuglé par la lumière, sans être ébloui par l’ombre. Je fus un homme. »

Poètes d’aujourd’hui et de demain — et par ce mot j’entends, au beau sens étymologique, tous ceux qui créent, — soyons des hommes !

Fernand Gregh.