(1913) Le bovarysme « Deuxième partie : Le Bovarysme de la vérité — I »
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(1913) Le bovarysme « Deuxième partie : Le Bovarysme de la vérité — I »

I

Tous les chapitres précédents ont été rassemblés sous le jour d’une même idée générale : on y a présenté le Bovarysme comme un cas de pathologie. Mais les conclusions auxquelles ont abouti les derniers de ces chapitres sont de nature à faire douter de la validité de cette qualification. Le phénomène bovaryque s’y est en effet montré d’une application universelle. Il est apparu comme la loi même et comme la condition de la vie phénoménale. On ne saurait donc le considérer comme une maladie sans considérer, du même coup, comme une maladie la vie phénoménale tout entière, c’est-à-dire la vie telle qu’elle nous est donnée.

Le boudhisme n’a pas reculé devant cette déduction à laquelle s’est également attaché, avec Schopenhauër, tout le pessimisme contemporain. Un pareil verdict répond donc à un état de sensibilité, réel chez certains êtres, et qui parvient d’ailleurs à se complaire à lui-même en des attitudes de détachement religieux ou esthétique : des hommes qui ressentent la vie comme une souffrance trouvent en ces postures une méthode et un moyen anticipé pour se soustraire à la vie. Mais le fait que la vie phénoménale persiste, l’ardeur dont témoigne l’humanité à la conserver et à la perfectionner interdisent de reconnaître la valeur d’une loi générale au vœu de cette sensibilité épuisée qui, pensant abolir la vie, n’abolit avec elle-même, dans l’effort de renoncement où elle se rétracte, qu’une maladie de la vie !

Le fait de l’existence phénoménale demeure donc la seule réalité donnée. Il emporte avec lui son excellence et la confère aux lois dont nous le voyons dépendre. Aussi nous faut-il considérer comme la modalité normale de la vie cette contrariété selon laquelle, sous le regard de la conscience, toutes les choses se conçoivent autres qu’elles ne sont. Il nous faut aller jusqu’à conclure qu’il y a identité entre connaître les choses et les connaître autres qu’elfes ne sontet que cette seconde définition de la connaissance implique la connaissance tout entière, selon son mode unique. L’être métaphysique se conçoit autre qu’il n’est, le moi psychologique se conçoit autre qu’il n’est, voici les fondements de la vie phénoménale. Cette constatation doit justifier désormais à nos yeux toute la suite des phénomènes, depuis les plus généraux jusqu’aux plus particuliers, qui ont été exposés dans la première partie de cette étude et où s’est manifestée en acte, à quelque degré, la faculté de se concevoir autre. Cette fausse conception, que toutes les choses vivant d’une vie consciente prennent d’elles-mêmes, doit être tenue pour la loi même de toute vie phénoménale. C’est l’impuissance à faire sortir d’elle-même cette illusion qui doit être envisagée dorénavant, en toute entité, comme une tare et comme le symptôme d’un déclin.