(1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Mathilde de Toscane »
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(1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Mathilde de Toscane »

Mathilde de Toscane41

I

Le premier mot de la préface de ce livre sur Mathilde de Toscane 42, c’est que, « s’il emprunte aux circonstances actuelles un intérêt de plus, il n’est pas né du moins de ces circonstances ». Rien n’est plus vrai. Journaliste comme nous le sommes tous, mais de plus historien, Amédée Renée est un esprit trop élevé et trop libre pour s’embusquer çà ou là dans l’histoire afin d’y saisir, par ce cheveu qui se rompt toujours, l’occasion d’un succès populaire. Il n’a pas de ces petites adresses et il n’en a pas besoin. Il écrit l’histoire pour l’histoire, sans esprit de retour et sans allusion. Aujourd’hui, l’Italie ne brûlerait pas encore de son dernier combat contre l’Autriche, que Renée n’en publierait pas moins la vie d’une femme qui, au Moyen Age, a résumé l’Italie dans sa plus opiniâtre résistance à la race allemande, et qui mérita d’être appelée « la Grande Italienne ».

Dans quelque temps que ce pût être, cette grande figure historique, enfoncée et comme perdue en des chroniques qu’on ne lit plus, mais entrevue d’abord et finalement déterrée, aurait passionné de sa beauté singulière toute imagination qui serait restée poétique sous les formes sévères et sobres de l’histoire et de l’érudition. Or, justement Amédée Renée est une de ces imaginations éternelles. Lui, l’auteur des Nièces de Mazarin, de Madame de Montmorency, et, dans son Louis XVI, de ce portrait de Marie-Antoinette qui seul vaut une biographie, lui qui semble avoir spécialement jusqu’ici l’intelligence et le goût des femmes dans l’histoire, ne pouvait pas, puisqu’il abordait le Moyen Age, oublier une des plus purement grandes qui aient jamais existé… Aussi l’a-t-il peinte comme il sait peindre et nous l’a-t-il donnée.

Et ce n’est pas non plus au temps qui passe qu’il l’a donnée, car pareille histoire restera. Elle restera, oui ! même quand l’auteur qui l’a écrite n’aurait pas le talent qui brille dans son livre. Elle restera parce qu’avant lui personne n’avait songé à l’écrire, et surtout, surtout, parce qu’elle touche intimement à un homme bien plus grand encore que la femme qu’elle nous fait connaître, un homme envers qui l’Histoire, en France, a honteusement manqué de justice. Aujourd’hui, par une très noble initiative, Amédée Renée fait date dans la littérature française. Il sera le premier parmi les historiens français qui aura parlé du Pape Grégoire VII avec le respect et l’admiration qu’il mérite ; car ce pontife en a inspiré, des respects et des admirations, qu’il ne mérite pas, et que nous repoussons, nous ! pour le compte de sa mémoire.

Amédée Renée, qui a si bien compris la comtesse Mathilde, cette forte amie de Grégoire VII, a compris non moins bien cet homme qu’elle portait avec Dieu dans son âme… Il a vu le grand homme dans le cœur de la grande femme ; superbe milieu pour le regarder ! La vérité n’y a rien perdu ; l’histoire y a gagné des choses touchantes et sublimes. L’Histoire gagne en beauté humaine et en moralité sensible lorsqu’elle montre à travers la chaste amitié de Mathilde, qui l’adoucit, mais ne la change pas, cette tête moïsiaque d’Hildebrand, toujours plus haute que les calomnies qui veulent monter jusqu’à elle, et qui les domine de son impassible majesté.

II

Personne dans l’histoire, excepté Mathilde peut-être, qui partagea la gloire de sa vie et la gloire aussi de ses injures, ne fut plus calomnié que Grégoire VII, le Charlemagne de l’Église. Amédée Renée, dans un appendice de son livre, se retourne vers les historiens calomniateurs, et il en cite quelques-uns, mais il ne les a pas cités tous. Il a cité le docte Bayle, qui, pour diffamer Grégoire et la comtesse, invente un jésuite au douzième siècle, lequel affirme, dans un style de cuistre de tous les siècles, les trop grandes privautés de la comtesse et de Grégoire et la captation des biens de cette dévote par ce directeur… Il a cité le docte Voltaire, qui conclut la thèse de Bayle par cette incomparable impertinence, que « Grégoire aurait été un imbécile s’il n’avait pas employé le profane et le sacré pour dominer la comtesse Mathilde ». Il a cité le docte Sismondi, qui trouve, lui, le grand appréciateur de femmes ! que l’âme de Mathilde avait été formée de toute l’aveugle superstition de son sexe. Il a cité enfin le très docte Daunou, l’oratorien apostat, qui fait de Grégoire un tourmenteur de peuples, doué d’un zèle inconsidéré qui lui venait d’une persuasion incurable… Et à tous ces doctes il a ajouté le docte Guizot, calomniateur d’un autre genre, car c’est calomnier un homme que de lui retirer de sa grandeur sans en avoir le droit.

Or, Guizot, qui a le bouchon protestant sur l’esprit et qui ne comprend que les prêtres mariés, impute à Grégoire, comme une faute d’homme d’État dommageable à l’Église, ce célibat des prêtres que Grégoire maintint avec une si formidable volonté. Renée aurait pu ajouter encore à tous ces docteurs et dictateurs de l’histoire : Thierry, qui fait de Grégoire VII un ambitieux à la manière humaine, voulant tout simplement, au prix de flots de sang, la suzeraineté de l’Angleterre ; Michelet, qui en fait un sceptique ; et Quinet, qui déshonore de son respect le saint pontife, après l’avoir transformé en révolutionnaire religieux, en une espèce de Robespierre ! Mais Renée s’est arrêté ; il en avait assez. Il en avait assez pour montrer l’injustice de l’histoire et pour vouloir la réparer.

Eh bien, il l’aura réparée ! Il s’est dévoué à cette tâche de vérité avec une ardeur sans égale, et, dans cette histoire de la comtesse Mathilde, il a fait d’un seul coup deux histoires. La « grande Italienne » lui a appris le grand Italien, ou plutôt celui qui n’est plus Italien, mais pontife, représentant de Dieu sur la terre, impersonnel et universel comme le vicaire de Jésus-Christ, le chef de la catholicité. L’historien des femmes a passé à l’histoire des hommes, et il a déployé, dans cette histoire, une capacité plus forte que celle qu’on lui connaissait. Jusqu’ici on l’avait vu pénétrant, fin, un peu subtil peut-être, vivement coloré et politique par places, quand il rencontrait l’occasion de l’être. Le voici non moins pénétrant, mais jamais subtil ; coloré, mais d’une couleur plus vigoureuse ; et politique… politique toujours.

III

C’est l’instinct politique, en effet, qui a averti Renée de la grandeur de Grégoire VII, et c’est la justesse de cet instinct qui la lui a fait reconnaître. Sans doute d’autres historiens, même parmi les calomniateurs, avaient senti la force politique de Grégoire, car quels esprits, fussent-ils brutes, ne sentent pas la force !… et ils la sentent d’autant mieux ! Mais, s’ils l’avaient sentie, ils l’avaient accusée, tandis que Renée l’a sentie pour la glorifier. Ce ne serait point assez dire que de prétendre qu’il a innocenté la vie et l’action du pontife, qu’il les a nettoyées et purifiées de tout reproche. Hildebrand ne lui a pas seulement paru un grand homme, qui a plus ou moins raison et qui s’est plus ou moins trompé dans ses desseins, selon la triste condition des grands hommes. Il faut aller plus loin. Il lui a paru un grand homme qui a toujours raison et qui ne s’est jamais trompé.

Et j’insiste sur ce point parce que je le dois. C’est là un jugement des plus fermes, des plus vaillamment clairs et des plus rares dans l’état actuel de l’opinion historique. Ce jugement, qui honore singulièrement son auteur, tient à une compréhension politique vraiment profonde. Chose à noter ! Amédée Renée est arrivé par l’intelligence seule aux conséquences et aux conclusions qui sont les nôtres, à nous, catholiques, qui avons dans les mains un autre flambeau.

Pour lui, le pape Grégoire VII n’est peut-être pas le pape saint Grégoire VII comme il l’est pour nous. Pour lui, ce n’est peut-être qu’un saint homme. Mais, pour nous, c’est un saint, et nous pouvons expliquer surnaturellement, non pas seulement son infaillibilité en matière de dogme, dont il n’est pas question ici, mais cette infaillibilité de vue, de dessein et didée politique qui en fait réellement un grand homme, à part parmi les plus grands ! Nous avons, nous, une lumière allumée par la foi pour voir en cet homme providentielles grâces d’état que Dieu lui a communiquées, dans les intérêts d’une fonction sans laquelle le monde périssait, mais Renée ne l’a pas, cette lumière, et pourtant il a vu cette infaillibilité et il a dit qu’il l’avait vue ! Et en de tels termes que ceux qui se moquent des mystiques auront désormais le sifflet coupé par l’opinion d’un homme de cette réalité, qui n’a voulu être, encore aujourd’hui, qu’historien !

Ainsi, pour nous, le premier mérite de cette histoire, qui en a plusieurs, c’est d’être une histoire humaine, politique et vraie, de cet illustre calomnié, de Grégoire VII, que Macaulay n’aurait pas pu compter parmi ses décapités de l’Histoire, car un pareil homme ne se décapite pas ! C’est d’être une histoire de Grégoire VII bien avant d’être une histoire de la comtesse Mathilde, qui, morte, disparaît ici dans la dévorante personnalité de Grégoire, comme elle y disparut vivante, heureuse d’ailleurs d’y disparaître, et comme c’était juste, car Grégoire, c’était l’Église, et Mathilde, ce n’était que l’Italie : l’Église éternelle et l’Italie d’un moment ! Il y a plus, Mathilde elle-même, que Renée a appelée avec une analogie heureuse la Jeanne d’Arc de l’Italie, et dont la mission dura plus longtemps que celle de cette pauvre Jeanne d’Arc de France, Mathilde, l’héroïque guerrière qui fut pendant si longtemps l’ange armé du pontife romain, Mathilde n’existe que par Grégoire après sa mort, comme elle n’a existé durant sa vie que pour Grégoire. Écartez le Pape, la splendeur se retire de cette tête autour de laquelle Renée essaierait en vain d’attacher avec tout son talent une auréole, et la voilà qui n’est plus qu’une de ces individualités féodales comme il en passa tant, pour s’y perdre, dans cette histoire d’Italie où le savant Ferrari comptait avec désespoir sept mille révolutions.

IV

Laissons donc dire le titre de ce livre, qui nous invite avec un nom de femme ; laissons même les détails charmants et naïfs de ce poème retrouvé du chapelain de la comtesse Mathilde, dont Renée, l’habile enchâsseur qui sait faire reluire les moindres pierres, a orné les pages de sa chronique ressuscitée. Le vrai sujet de ce livre est Grégoire, et, même quand la mort l’a couché dans sa tombe, c’est toujours lui qui remplit l’histoire de la grande Italienne, c’est toujours lui dont l’esprit ne revient pas, car il n’a pas bougé, et qui est resté sur Mathilde.

Dès la première page, que dis-je ? dès la première ligne de son ouvrage, l’éloquent historien en convient, du reste : « A côté de la puissante figure de Grégoire VII, il en est une — dit-il — qui semble s’effacer d’elle-même et se mettre pieusement dans l’ombre où les historiens l’ont laissée… » Et après un rapide coup d’œil sur ce qui restait de l’empire de Charlemagne et de la domination allemande au temps de Mathilde, comme pressé et presque haletant d’arriver au grand homme qui d’un geste arrêta l’empereur et toute sa féodalité derrière lui aux portes de l’Église épouvantée, il s’adresse, dès la page 4, la question brûlante : « D’où venait cet homme qui, de son autorité, se rangea parmi les maîtres du monde, et dont le nom est un des noms les plus retentissants du passé ? » Et aussitôt il commence, pour ne plus l’interrompre, cette magnifique histoire d’Hildebrand, qui fut pape même avant d’être pape, dit-il quelque part avec une merveilleuse étendue d’expression, tant les hommes virent de bonne heure sur le front prédestiné de ce moine, soit dans la paix du cloître, soit dans l’orage des affaires où il fut mêlé, la place naturelle de la tiare.

Et, quoique rapide, son récit n’a rien oublié. Parce qu’il a voulu tout d’abord écrire l’histoire de cette Mathilde qui a été comme sa sirène historique, et qu’il l’a écrite en réalité, il n’a pas renfermé le Grégoire qu’il nous donne dans le cadre de guerre et de résistance contre l’Empire où Mathilde et le grand pape se sont unis de patriotisme et d’effort.

Renée a pris le pontife partout où il est le pontife. « L’histoire de Grégoire VII — dit-il — est celle du monde à cette époque, mais c’est surtout l’histoire de deux fameuses luttes, car ce grand homme eut à lutter également contre l’Empire et contre l’Église. » La lutte contre l’Église, dans laquelle Mathilde n’était pas, du moins au même degré que dans l’autre lutte, il s’en préoccupe peut-être davantage. Il pèse plus sur l’action du réformateur dans Grégoire que sur celui du défenseur du droit de l’Église vis-à-vis des odieux usurpateurs allemands, et pour lui qui n’est pas un historien ecclésiastique, qui n’a de foi religieuse que son respect politique pour l’Église, ceci dénote une rare perfection de bon sens. La grande question était là, en effet : — la réforme. Mais la réforme par en haut, par l’initiative de la papauté ! L’histoire de l’Église, à cette époque, qu’il a su écrire, a des pages qui feraient pleurer ceux qui l’aiment.

Alors, les mauvaises mœurs rongeaient la société chrétienne jusqu’au cœur du prêtre, et l’hérésie, cette autre corruption spirituelle, pourrissait l’esprit même du sacerdoce. Béranger venait de nier la présence réelle, c’est-à-dire d’un coup tout le Christianisme dans son dogme générateur, et le concubinat, passé presque à l’état d’institution, avait eu l’ambition du sacrement. Les prêtres concubinaires voulaient le mariage, et Grégoire, en s’opposant à cette ambition sacrilège, « en s’attaquant à un ordre de choses que le temps avait affermi, n’entreprenait pas moins — dit Renée — que de briser les mœurs et la vie habituelle de plusieurs millions d’hommes ». Il n’y faillit pas cependant ; les canons furent exécutés avec la dernière rigueur ; la force non pas d’un homme, mais la force de Dieu dans un homme, sauva l’Église, et avec l’Église la civilisation du monde.

L’auteur de la Grande Italienne l’a vu, et c’est l’honneur de son esprit. « Le grand rôle de Grégoire VII — dit-il — est le célibat maintenu dans l’Église. La question des investitures, l’invasion des empereurs, ne furent que des questions d’État et de pouvoir politique. Mais le célibat des prêtres, c’était, à ce moment, toute la discipline chrétienne et la morale même dans sa source. » Certes ! pour un esprit qui n’est encore que politique, il n’était pas possible d’aller plus loin, de notre côté !

Et tel est, du reste, à toute page, le caractère de cette histoire, où l’historien, qui, nous l’avons dit, n’est pas catholique de foi, est catholique de vue à force d’avoir la tête politique ! Je voudrais, si j’avais plus d’espace, mettre en saillie par des citations ce caractère de son livre, qui doit avoir une action sur tout le monde et peut-être sur lui-même, car on ne s’approche pas si près de la Vérité sans tomber un jour dans ses bras ! Je me contenterai des paroles par lesquelles il termine son jugement sur l’ensemble de la vie du pontife, et où la plume de l’historien a été constamment digne de son sujet :

« Cet homme — dit-il en finissant — ne savait inspirer que des sentiments excessifs, la haine la plus violente ou le plus absolu dévouement. Lui-même ne ressentait rien à demi. Sa joie, sa douleur également, sont immenses. Il n’a jamais assez de fortes paroles pour les exprimer.

Un historien protestant de Grégoire VII établit un parallèle entre Luther et lui. Ces deux grands réformateurs, qui procèdent au rebours l’un de l’autre, ont, en effet, plus d’un trait de caractère pareil. Grégoire, comme Luther, fut un esprit dominateur. Il était homme par les passions, sans être, comme Luther, charnel et grossier. Il n’ajoutait pas l’invective à l’anathème. Il avait les passions élevées, les passions de l’esprit : c’est par là qu’il nous saisit et qu’il nous entraîne. Une foi ardente et profonde se mêlait en lui à l’instinct du pouvoir.

Tous les intérêts du temps, l’avenir des institutions chrétiennes, remplissaient sa vaste pensée. S’il agita le monde, ce fut pour raffermir sa croyance et sa moralité : il n’y a pas trop d’agitation à ce prix !

On peut admirer Grégoire sans accepter sa doctrine ; ses idées convenaient à son temps, car, en fait de gouvernement et de société, elles valaient mieux que les pratiques grossières d’un monde barbare. Il eut le sentiment de l’unité, d’accord en cela avec le vieux génie de Rome et avec le génie humain. Le Moyen Age a vécu des conceptions de ce grand esprit qui garda toute son autorité après sa mort. Ceux qu’il avait désignés passèrent après lui sur le trône. Il est vrai qu’il usa rudement de ce pouvoir qu’il disputa à la barbarie. Il portait dans la lutte de terribles coups. Ce fut un homme d’action porté au faîte d’une société farouche et qui n’eut pour la conduire que cette puissance morale dont il est, pour l’histoire, la vivante expression.

L’Eglise romaine a mis Grégoire au rang des saints ; partout l’idée de sa sainteté prévalut dans le peuple après sa mort. Les plus vénérés, les plus purs, avaient été de son parti. On lui attribuait beaucoup de miracles. On croyait qu’il s’en opérerait encore sur son tombeau. Il y avait en Grégoire plus d’un côté qui devait frapper les imaginations. Comme Jésus, il était fils d’un charpentier ; comme son maître, il avait vidé son calice d’amertumes. Il avait eu aussi sa passion ; l’exil avait été son calvaire et sa croix. Cette conformité d’origine, ces ressemblances avec son Dieu, durent parler de même à l’esprit de Grégoire, à l’orgueil de ce puissant mystique, à cette âme de prophète. Il crut d’autant mieux à sa mission.

Dans quelque sens que l’on prenne Grégoire, dans le sens du ciel ou de la terre, il n’est pas possible de le faire descendre. Saint ou politique, grand apôtre ou grand ambitieux, il a été tout par l’esprit, et il faut, de toute façon, qu’on le tienne au premier rang des hommes. »

V

Solennelles et imposantes paroles ! À cela près de deux ou trois places où le scepticisme a fait tourner la main et trembler le pinceau, je ne crois pas que Grégoire VII ait inspiré jamais une page de plus de simplicité dans la grandeur et de plus de fierté dans la justice. Dans le sens de la terre, il n’y a pas mieux. Mais il y avait plus beau, et je parle à un homme littéraire ; oui ! littérairement même, il y avait plus beau. C’était le sens du ciel. Renée s’est contenté de le signaler, mais il ne pouvait le prendre et il ne l’a pas pris, et c’est ainsi que son œuvre a payé de sa beauté, un peu diminuée, un reste de rationalisme dans les jugements de l’historien.

Voilà toute la critique que nous nous permettrons. Le seul défaut du livre de Renée, comme expression littéraire, tient à un fond de choses que nous croyons en lui expirant. La peur de l’absolu, qui a fait se taire Villemain devant cette figure surnaturelle de Grégoire à laquelle il ne touchera pas (et ce livre-ci nous en console), la peur de l’absolu a-t-elle troublé un esprit fait pour le regarder sans en pâlir ?

Et lui, Renée, lui qui a le goût et le sens, ces deux grands avertissements critiques, ces deux consciences de ce qui fait la force et la beauté littéraires, a-t-il donc pu oublier que, pour écrire l’histoire de Grégoire VII, presque autant que pour la penser, il faut avoir en soi cet absolu que Grégoire avait dans le génie, dans le caractère, dans la foi, et que ceux qui ne l’ont pas dans la pensée ne peuvent s’empêcher d’admirer ?