Crétineau-Joly
Histoire de Louis-Philippe d’Orléans et de l’Orléanisme.
I
Il devait faire beaucoup de bruit, ce livre, et il n’en a fait aucun. Pourquoi ?… Même ceux-là qui auraient trouvé leur compte à une histoire de Louis-Philippe, ont semblé s’être donné le mot pour n’en pas parler, et l’on a pu croire à cette vieille tactique qui s’appelle la conspiration du silence et qui n’est peut-être que celle de la peur. La presse, toujours si bavarde à propos du moindre bouquin, devenue muette tout à coup, n’a rien dit, quand il a paru, sur ce livre qui touche à ce qu’il y a de plus sensible, de plus facilement saignant et criant sous la plume d’un homme : un sujet d’histoire contemporaine ! L’intérêt d’une histoire, en effet, peut être refroidi par les siècles qui nous en séparent. Mais l’intérêt d’un règne dont on est sorti, c’est brûlant, cela, comme le bronze d’un canon qu’on vient de tirer !
Assurément, ce serait une analyse curieuse à faire, et très digne, du reste, de la Critique, qui doit regarder autant à l’effet des livres qu’à leur substance, que de rechercher les causes de l’insouciance affectée pour le livre de Crétineau-Joly… Qui sait ? L’intérêt brûlant dont je parlais plus haut a peut-être été trop brûlant… On a craint d’y exposer ses doigts.
Haï des partis extrêmes, parce qu’il est lui-même un homme extrême, Crétineau-Joly n’a pas trouvé dans la presse les opinions ardentes qui auraient pu l’y discuter. Elles s’y étaient éteintes… ou elles y avaient couvert leur feu, à cette toute-puissante cloche de l’Empire qui a si bien sonné le couvre-feu des partis. Il n’a donc rencontré devant lui que des opinions qui se sont abdiquées, à force de s’entendre entre elles. L’Orléanisme ne se sentait pas en mesure de répondre à l’accablant récit que Crétineau fait de ses fautes et de ses indignités.
Cette blanche hermine, qui a vécu dix-huit ans… vous savez bien où, sans en mourir, — a craint la tache que M. Crétineau-Joly pouvait envoyer à sa robe, victorieuse de la fange, et elle s’est enveloppée dans le silence de la pudeur qu’on outrage. Quant aux Légitimistes, qui devaient avoir contre la maison d’Orléans des ressentiments implacables, ils n’ont pas été les moins pressés de descendre le livre de Crétineau dans de prudentes oubliettes. Depuis longtemps, les Légitimistes avaient renoncé à la vengeance et ne tenaient même plus à la justice.
Vis-à-vis des Orléanistes qui les ont dépouillés, ils étaient déjà logés aux Petites-Maisons de la Miséricorde intéressée, — ce qui est moins miséricordieux ! César, à dix ans de distance, faisait crucifier des pirates qui l’avaient empêché de dormir sur le vaisseau où il était prisonnier. Les Légitimistes, qui ne sont pas des Césars, ne crucifient personne, pas même ceux qui ont pris leur lit pendant dix-huit ans. On a dit que la plus grande corruption des partis, c’était l’espérance, et rien n’est plus juste… L’oubli des injures, plus crétin que chrétien des Légitimistes, est un espoir.
Eh bien, cet espoir, Crétineau-Joly ne le partageait point quand il écrivait son histoire. Il était, lui, un désespéré politique. C’était un Légitimiste de la première heure, qui méprisait les fusions de la dernière et qui ne croyait pas à leur succès. Esprit absolu, qui n’avait pas écrit pour rien sa grande Histoire des Jésuites, et qui devait appliquer à son parti le noble mot de Laurent Ricci :
Sint ut sunt, aut non sint !
il aimait mieux que sa cause pérît que de la voir s’aider d’alliances qui n’étaient pas seulement des
bassesses, mais des compromissions, si, par impossible, elle triomphait !
S’il avait été Jacobite, Crétineau-Joly n’aurait jamais consenti à ce que les Stuarts reçussent — comme ils le firent, hélas ! — une pension du gouvernement qui les avait mis à la porte de l’Angleterre. Légitimiste, il n’entendait pas davantage que le dernier Bourbon de la branche aînée tendît la main à ceux qui, aussi, le chassèrent, dussent-ils mettre dans cette main la monnaie d’un trône ! S’éteindre stoïquement sous un drapeau qu’on a gardé pur et l’emporter ainsi dans la tombe, voilà, pour Crétineau-Joly, le devoir suprême des grandes races qui n’ont pas su trouver de champs de bataille pour y tomber avec héroïsme. Lorsqu’il n’y a plus rien à faire, rester les bras croisés est encore le meilleur moyen de préserver ses mains contre ceux qui veulent vous les prendre et qui pourraient vous les salir.
N’en doutons point ! c’est cette netteté d’opinion, c’est cette incompatibilité d’humeur, qui, au point de vue de la publicité, a fait tort, parmi les siens, à Crétineau-Joly. Toujours net, toujours incompatible, indiscret même contre son amour-propre, il racontait drolatiquement à qui voulait l’entendre l’accueil que lui fit M. de Riancey quand il alla lui porter le livre que voici. Naïvement épouvanté de ce qu’il trouvait dans ce livre contre ses nouveaux seigneurs et maîtres, M. de Riancey s’écria : « Je n’en parlerai certes pas ! Qu’en diraient MM. d’Orléans ?… » Je ne sais pas si M. de Riancey s’est ravisé depuis cette époque, mais telle fut sa première pensée et sa première résolution. Crétineau-Joly n’a pas, d’ailleurs, seulement contre lui le mordant du verbe, si désagréable aux Philintes caressants des partis, qui s’imaginaient étouffer l’Empire en s’embrassant, mais il a, de plus, tout ce qui peut choquer le courage de ce fier héros qui s’appelle monsieur Tout-le-Monde.
Au xixe siècle, la Société, qui n’est plus jeune, ressemble un peu à une chambre de malade. On n’aime pas que quelqu’un y parle très haut, et on s’y met du coton dans les oreilles contre la vérité âprement exprimée. Or, c’est ainsi que l’auteur de Louis-Philippe et de l’Orléanisme sait la dire. Il ne biaise point et ne mâche point les termes. Il est comme Alceste :
Et je ne cache point ce que j’ai sur le cœur !
ajoutant encore à l’inconvénient du vrai, l’inconvénient de sa robuste personnalité. Polémiste d’habitude ardente, talent incorrect, mais vigoureux, Crétineau-Joly, qui est, je crois, du Bocage, cette ancienne terre de guerre civile, a la rudesse des paysans de son pays, qui valent bien ceux du Danube. Il a de la force, et, comme toujours, dans ce monde des faibles, on la lui fait payer. Ainsi, parce qu’il est énergique, on le dira violent. Parce qu’il est passionné, on le dira sans justice. Parce qu’il est un chouan attardé dans l’Histoire, et que, trop souvent, il n’y a qu’un pas entre le chouan et le bandit, on franchira ce pas, et on l’appellera… un bandit de lettres. Parce qu’enfin son livre est cruel pour ceux dont il écrit l’histoire, on ne se généra pas, et on dira que ce livre n’est qu’un pamphlet ! Et d’autant plus que, sur ce point, la méprise est facile. Il a l’air, en effet, d’en être un.
Mais à qui la faute ?… Est-ce à l’histoire que ce livre raconte, ou à l’historien qui l’a racontée ? Les pires pamphlets, les plus sanglants, les plus terribles, ne sont pas ceux-là qu’écrivent les historiens, auraient-ils la plume de Tacite, mais bien ceux qu’écrivent avec leurs propres actes, dans l’Histoire, les hommes d’État coupables et les mauvais gouvernements !
II
Entendue de cette façon, l’Histoire de Louis-Philippe et de l’Orléanisme est un pamphlet, je le veux bien, ou même un libelle, si vous l’aimez mieux ; mais c’est un libelle sans calomnie, un pamphlet expurgé de mensonge, dans lequel je trouve non seulement de la vérité, mais jusqu’à de la coquetterie de vérité, à certaines places. Et, pamphlet ou libelle alors, un pareil livre doit prendre, sous l’examen et les réserves de la Critique, la place qu’on eût bien voulu lui ôter et dont il est digne, parmi ces compositions graves et consciencieuses qu’il est convenu d’appeler de l’Histoire. Quel est l’être vivant▶, en effet, qui puisse croire avoir en lui la lumière sans nuage de l’impartialité, et, en Histoire, soit tenu, comme en tout, à autre chose que de la conscience ? Eh bien, j’avoue que je n’ai rien trouvé dans le livre de Crétineau qui m’ait fait suspecter la sienne.
Ce livre n’est point, comme on pourrait le croire, d’après son titre, qui ne dit pas ce qu’il veut dire, une simple histoire du roi de Juillet et de cette opinion politique qui traîne vainement et qui voudrait s’agiter encore, parmi nous, en faveur de sa descendance. Non ! c’est l’histoire de Louis-Philippe et de ses dix-huit ans de règne, mais précédée d’un long coup d’œil rétrospectif sur la maison d’Orléans tout entière.
L’Histoire, qui répercute en détail la nature humaine et ses mystères, a montré souvent de ces races, fatalement prédestinées, chez lesquelles la transmission du mal s’accomplit, de génération en génération, avec une épouvantable exactitude. Parfois même il n’est pas besoin d’une filiation directe ; il suffit du même nom, pour que la mystérieuse et redoutable loi s’accomplisse… Habitué, par l’histoire religieuse qu’il a souvent écrite, aux idées générales et aux conclusions providentielles, Crétineau-Joly devait être nécessairement plus frappé que personne du rôle invariablement funeste qu’a joué dans nos annales tout ce qui porta jadis le nom d’Orléans, et il n’a pas voulu qu’on l’oublie.
Son livre a donc remonté, à travers les filiations interrompues, cette longue file historique de d’Orléans funestes, depuis le premier, qui, en 1336, s’enfuit devant le Prince Noir, à la bataille de Poitiers, jusqu’au dernier, qui, en 1848, s’enfuit en fiacre devant des vainqueurs qui n’étaient pas des princes, de quelque couleur que ce pût être ! Avant d’entrer dans l’histoire de Louis-Philippe, — le véritable, l’important sujet de son livre, — l’historien a fait marcher, comme dans les triomphes romains, les portraits des ancêtres devant le triomphateur de la race. Idée plus haute qu’une ironie ! Les derniers d’Orléans auraient fait oublier les premiers, et c’eût été dommage. Quand une race finit par des hommes comme le Régent, Égalité et Louis-Philippe, il est presque naturel qu’on oublie que leurs prédécesseurs furent, comme eux, les Mauvais Génies de la France !
III
Car c’est à dater du Régent que le mal fait par les d’Orléans s’élargit et grandit comme un gouffre… Malgré son impuissance politique et ses vices, le Régent, à qui Crétineau-Joly, que j’appelais une coquette de vérité il n’y a qu’un moment, accorde trop généreusement « des éclairs de génie et des conceptions diplomatiques d’une haute portée »
, le Régent est encore, si on y regarde de près, le meilleur de ces trois hommes que j’ai nommés plus haut et dont le pire est encore le second, mais dont le troisième acheva à son profit le mal commis par les deux autres.
Quoiqu’au premier abord, et en s’en tenant aux surfaces, il semble qu’il ne doit y avoir rien de commun entre ce Sardanapale de Régent, qui régnait pour souper et mourut ivre sur les genoux de la duchesse de Phalaris, et son descendant au chapeau gris économiquement brossé et aux vertus domestiques, l’air de famille est certainement entre eux, et je le retrouve dans cette lâche ambition de Macbeth sans sa femme, caractéristique des d’Orléans, et qui justifierait, pour les trois dont il est ici question, le mot ignoblement méprisant que Mirabeau disait de l’un d’eux. — Cette ambition qui voudrait, qui convoite et qui n’ose… le Régent l’avait entre ses ivresses. Mais elle ne lui fit jamais empoisonner le roi Louis XV d’autre manière que de ses vices, comme le dit très bien Crétineau.
Quant à l’affreux Égalité, « l’Héliogabale », personne n’ignore comme il l’eut et ce qu’il en fit, de cette ambition qui n’osait ! Personne n’ignore que c’est à lui que Mirabeau sanglait par la face ce mot que l’Histoire ne sait trop comment répéter. Mais, plus qu’eux deux peut-être, Louis-Philippe eut aussi, à son tour, cette ambition obstinée et peureuse jusqu’à l’hypocrisie, et même il n’y a qu’elle qui puisse nous expliquer sa vie, et comment, arrivé, à travers toutes ces circonstances, au moment de s’emparer du trône, au lieu de le prendre résolument, comme Guillaume d’Orange prit le sien, il l’a timidement escobardé !
Ainsi, un Macbeth manqué et dépareillé, un Macbeth bourgeois, qui n’a jamais senti, comme l’autre, entre ses deux épaules, l’inflexible bras tendu de la vigoureuse femme qui le pousse à l’action, voilà le Louis-Philippe que Crétineau-Joly a entrevu, mais qui, s’il l’avait regardé plus longtemps, lui aurait expliqué ce piètre règne qu’on a appelé le règne du juste milieu pour en dissimuler, sous ce nom-là, les pusillanimités et les tristesses ! Aux yeux de ceux qui lisent attentivement et fréquemment l’Histoire, les hommes, qu’on imagine si complexes, sont, au contraire, plus simples qu’on ne croit. Le plus souvent, un seul sentiment, une seule idée moule leur vie, et ce qu’un homme est au fond de son âme, il se retrouve l’être identiquement dans toutes les circonstances de sa destinée. Prenez donc, si vous le voulez, tous les faits de la longue existence de Louis-Philippe et de son règne, vous retrouverez dans tous, présent, mais très visible, le Macbeth manqué qu’il avait en lui, et qui lui donnera dans l’Histoire cette physionomie ambiguë qui n’est pas assurément le courage et non pas certainement la lâcheté, mais qui n’en déshonore pas moins son homme ; car, au lieu d’une faiblesse, elle en cache deux !
Or, les hommes ne permettent pas sans mépris à l’ambition d’être une trembleuse, et les plus faux d’entre eux ont un tel besoin de franchise et de fermeté dans les relations de la vie, qu’il vaudrait mieux pour Louis-Philippe et sa renommée dans l’Histoire y avoir été ouvertement ou même horriblement coupable, que d’y être l’espèce de demi-criminel ou de demi-couard qu’il y sera.
IV
Seulement, je l’ai dit, mais sur ce point je me permettrai d’insister, j’aurais voulu que cette culpabilité sans hardiesse et cette ambition sans grandeur qui n’a su jamais ni se renoncer ni se satisfaire, l’historien l’eût plus vivement montrée et dégagée davantage des faits d’une vie et d’un règne qui furent, en définitive, aussi agités qu’impuissants. Louis-Philippe, à mon sens, ne mérite pas d’être regardé comme un impénétrable Sphynx, dont les uns affirment l’honnêteté et les autres le machiavélisme, et qui doit embarrasser encore longtemps le jugement de l’Histoire. Il n’est pas si profond que cela, et j’aurais voulu que l’historien l’eût dit.
J’aurais voulu qu’il nous eût simplifié ce prince sans étoffe, même pour le crime, que je ne comparerai pas à son père, — quoiqu’il le trouvât (chose significative !) le plus honnête homme qu’il eût connu, — mais qui, à part le sang, dans lequel il ne tomba point, avait la même ambition que son père, cette ambition qui se remuait tortueusement et toujours, mais qui ne savait pas frapper le coup décisif et suprême ; car Louis-Philippe ne le sut jamais, ni avant d’être roi, ni après qu’il fut roi, ni depuis qu’il fut roi.
Nous n’avons point, certes ! la prétention, dans un seul chapitre, de suivre un auteur qui a devant lui l’espace de deux longs volumes pour dérouler les faits d’un règne de dix-huit ans. Mais, si nous le pouvions, il nous serait facile de faire voir partout, dans le livre de Crétineau, cette ambition qui semblait, chez Louis-Philippe, avoir peur d’elle-même, et qui fut la cause de tant de désaveux, d’empêchements et de reculades sous ce roi quasi-roi, quasi-conscience, quasi-caractère, quasi-tout, puisqu’on avait inventé ce mot bouffon : quasi, pour sa fausse légitimité.
Malheureusement, il faut nous arrêter. Cette Histoire de Louis-Philippe, autour de laquelle nous aurions voulu troubler le silence prudent des Conrarts politiques qui n’en ont point parlé, est trop renseignée et trop considérable pour que nous puissions faire autre chose que de la signaler. Mais j’aimerais assez, je l’avoue, qu’on pût la discuter… C’est une œuvre qui a son importance, — et on le sait bien, puisqu’on s’en est tu ! Sauf les détails, qu’il faudrait contrôler pour s’assurer de leur exactitude, j’adhère pleinement à la tendance du livre en tout ce qui concerne personnellement Louis-Philippe et son gouvernement.
Quoique l’auteur soit vivement hostile à l’un et à l’autre, et qu’il ne leur épargne ni ses indignations, ni ses mépris, cependant, il est, comme je l’ai dit, très occupé de l’obligation d’être juste. Si ceux-là qui l’accusent d’être un partisan dans l’Histoire avaient raison, il n’y introduirait pas, comme il l’a fait, beaucoup de choses à la décharge de Louis-Philippe, qui, malgré cela, restera assez chargé aux yeux de la postérité et de l’Histoire. (Voir, entre autres, la page 229 du IIe vol.) La seule indulgence inexplicable et que je reproche nettement à l’auteur, si vaillant de franc parler, est l’étrange silence qu’il a gardé sur Guizot, si longtemps ministre et président du Conseil sous le gouvernement de Juillet. Guizot, comme on sait, n’eut jamais aucune personnalité au pouvoir mais l’historien l’identifie-t-il tellement avec son maître qu’il ne croie pas avoir besoin d’en dire un seul mot ?
Quant à la valeur littéraire du livre de Crétineau-Joly, disons que c’est essentiellement un livre ◀vivant. Il est plein d’un talent impétueux, sanguin, souvent incorrect et confus, quelquefois grossier, mais toujours passionné et chaudement pittoresque. Il y a même sous cette plume de paysan, qui vous donne, d’ordinaire, dans cette histoire, la sensation d’une hache de bûcheron pour le coupant et la force du coup, des mots spirituels et jolis qui sentent leur Beaumarchais fruste, mais enfin leur Beaumarchais ! Et c’est tout cela, probablement, qui fait venir à l’esprit, à propos de ce livre véhément, il est vrai, mais loyal, cette idée de pamphlet contre laquelle nous l’avons d’abord défendu.