Pélisson et d’Olivet
Histoire de l’Académie française, avec une introduction, des éclaircissements et des notes, par Ch.-L. Livet.
I
Ce serait véritablement un beau sujet à traiter que l’histoire hardiment conçue de l’Académie française. Quelle que fût l’opinion à laquelle on appartiendrait, soit qu’on fût pour la règle, l’autorité et la tradition dans les lettres, soit, au contraire, qu’on adoptât le système de l’indépendance sans limites et de l’individualité à tous crins, il y aurait dans l’histoire de l’Académie, de cette institution d’un grand homme qui porta en toutes choses le sentiment d’un ordre impérieux, oui ! il y aurait un grand intérêt à exploiter. Mais il ne faudrait pas en faire un petit… Il y aurait, dans un pareil ouvrage, un regard profond et détaillé à porter sur les travaux d’ensemble de cette corporation littéraire à qui on avait donné la langue à garder, et sur le mérite de chacun des esprits qui à toute époque la composèrent.
Et ce n’est pas tout. Il y aurait de plus encore le jugement à prononcer sur les diverses attitudes de l’Académie, sur ses influences, et aussi, car elle en a eu parfois, sur ses prétentions. Cadre heureux et tout fait d’une histoire officielle de la littérature, l’histoire de l’Académie française serait plus qu’une histoire. Elle devrait être de la critique en dernier ressort, appliquée intrépidement aux œuvres consacrées contre lesquelles l’inscription en faux, quand elle se prouve, peut toujours venir. Et, en effet, il n’est pas plus inviolable que l’autre, le Livre d’or de l’Académie, de cette aristocratie constituée des intelligences d’une époque ! Sur ses feuilles héraldiques il y a place pour la rature, quand on a la main assez juste et assez ferme pour l’y tracer.
Si Livet avait eu quelque généreuse initiative, telle est l’histoire de l’Académie qu’il nous eût donnée. Avant d’ouvrir les deux gros volumes qu’il publie16, nous ne le connaissions pas ; mais c’est une bonne prévention, en faveur d’un homme, qu’une obscurité qui permet de tout supposer à une imagination bienveillante. Malheureusement, la lecture du livre a détruit toutes nos illusions. Le livre de Livet n’est pas de Livet. Livet n’est ni un historien, ni un critique, ni même un annotateur en son propre et privé nom. C’est tout simplement un compilateur, un Trublet quelconque ! L’histoire qu’il publie est la réimpression de deux anciennes histoires qu’on ne lit guères plus, nous dirons pourquoi tout à l’heure : l’histoire de Pélisson et celle de l’abbé d’Olivet, laquelle se ferme en 1700.
Depuis 1700 cependant, l’Académie a continué à vivre, mais Livet, n’ayant pas trouvé d’autres chroniques sur l’Académie qu’il pût réimprimer comme les deux premières, n’a pas osé continuer de son chef et de sa plume l’histoire commencée par ces illustres devanciers qui ont imposé à sa jeune modestie. Pélisson et d’Olivet étaient deux académiciens. Peut-être Livet (c’est presque d’Olivet, par le nom du moins,) attend-il d’être académicien à son tour pour reprendre l’histoire de l’Académie de 1700 jusqu’à nos jours ; mais, s’il attend cela, nous n’aurons qu’une histoire dans le genre et le goût de celles qu’il a rééditées, c’est-à-dire sans vue, sans profondeur et sans vérité.
Il
Rien de plus insignifiant, en effet, que les histoires superstitieusement réimprimées par Livet ; rien qui ressemble moins à ce que nous autres gens du xixe siècle nous sommes accoutumés d’entendre par de la critique et de l’histoire. De ce manque de vif dans leur œuvre, de cette insignifiance qui étonne, est-ce Pélisson, est-ce d’Olivet qu’il faut accuser, ou leur temps, moins apte à creuser que le nôtre dans les œuvres et dans les amours-propres, ou enfin leur position intéressée vis-à-vis de l’Académie ?… Pélisson et d’Olivet étaient, à coup sûr, des hommes de talent, d’un talent relatif et divers, que leur tâche d’historiens de l’Académie n’aurait pas dû décontenancer à ce qu’il semble ; et pourtant, il faut bien l’avouer, ils ne se sont ni l’un ni l’autre montrés de niveau avec elle, Pélisson surtout, Pélisson, que le nouvel éditeur, dans sa préface, met bien au-dessus de d’Olivet, et que nous nous permettrons, nous, de mettre bien au-dessous. Car d’Olivet a pour le moins des velléités d’indépendance ; il a parfois de l’aperçu, de la netteté, de la lumière, tandis que Pélisson a la peur blême de l’amour-propre de sa compagnie, et s’étouffe de circonspection.
Quand il parle des académiciens en particulier : « Voilà — dit-il à l’ami auquel il a dédié sa relation — ce que j’avais à vous dire des morts — (il n’en dit pas grand-chose, allez !) — et plût à Dieu que je pusse parler des vivants▶ avec la même liberté !… Mais il y a plusieurs raisons qui m’empêchent… et vous n’aurez pas oublié ce que je vous en disais si souvent en nos longues promenades de Roumens, où il n’y avait que des arbres et des fontaines qui nous écoutassent. »
Après cet aveu dépouillé d’artifice, on comprend quelle doit être l’histoire, écrite pour le public et pour la postérité, de ce courageux historien à l’usage des arbres et des fontaines. C’est, en effet, le vide, que son livre, le vide agité par les coups de chapeau d’un homme qui salue perpétuellement, avec la plus rare politesse, et dont le langage, beaucoup trop vanté par Livet, n’a qu’une gravité monotone. En vérité, il fallait que Pélisson, qui apprivoisait les araignées, écrivît quelquefois pour elles. C’est à elles qu’on devait laisser son Histoire de l’Académie.
Écrite pour le temps où Pélisson avait vécu, elle n’avait pas duré davantage, et c’est inutilement, nous le croyons, que Livet, dans son désir d’être agréable à l’Académie d’aujourd’hui, a tiré cette histoire de l’oubli dans lequel elle était tombée. Elle y retombera. Ce n’est pas au xixe siècle, quand l’analyse des œuvres, des esprits et des caractères, a été poussée aussi loin que l’analyse scientifique, ce n’est pas quand la critique a joué aussi inexorablement du scalpel que la chirurgie elle-même, que les petites notices de Pélisson, gazées par la réserve et entrecoupées de silences, pourront intéresser la curiosité et la satisfaire.
Du temps de Pélisson, dans cette société où l’on vivait sous le despotisme d’une politesse plus absolue que Louis XIV, toute critique franche, directe et à fond de train, ressemblait à une grossièreté, et personne ne se la permettait. La Bruyère, on s’en souvient, niait que ses Caractères fussent des portraits, et Saint-Simon, insolent pour demain, gardait sous clef ses Mémoires. C’était un temps où l’on ne faisait pas quatre pas dans un menuet sans saluer jusqu’à terre, et où Louis XIV tirait son chapeau aux filles de chambre. D’académicien à académicien, l’examen hardi des mérites de chacun et de tous à pareille époque n’était donc pas possible, et, pour rester juste, on doit un peu laver Pélisson de l’innocence de son ouvrage.
Déjà nous l’avons indiqué, l’abbé d’Olivet, qui a plus d’empreinte, n’est pas soumis au même degré à cette grande loi de la politesse, qui fut la règle suprême des mœurs à cette époque du xviie
siècle et qui le caractérise autant que la longue perruque et la longue phrase ; — n’était-ce pas aussi une longueur ?… Voilà probablement la raison pour laquelle l’histoire de d’Olivet vaut mieux que celle de Pélisson. Il faut se reporter aux dates. D’Olivet écrivait après 1700, et Pélisson en 1652. Malgré le fléchissement des mœurs, l’abbé d’Olivet reste toujours, il est vrai, autant que Pélisson, l’homme de sa corporation littéraire, parlant d’elle devant elle, ce qui rappelle le mot si comique de Vernet dans le Père de la Débutante : « Ma fille, dites donc quelque chose de Monsieur à Monsieur ! »
Mais il vient après Pélisson ; le ton dans les relations sociales s’est détendu et s’est modifié.
Évidemment, il y a moins de cérémonies, moins de circonlocutions, moins de révérences en toutes choses, dans l’expression et dans le geste de la pensée, et la politesse, qui force souvent à être fin, quand elle n’est pas un prosternement vulgaire, donne précisément à l’abbé d’Olivet cette finesse qui pince sans avoir l’air d’y toucher, et qui est une grâce dans son hypocrisie transparente. On peut s’attester, contrairement à l’opinion du nouvel éditeur dans sa préface, la supériorité de d’Olivet, en comparant ses biographies à celles de Pélisson.
L’homme du xviiie siècle a moins de brassières, comme dit Saint-Simon, que l’homme du xviie siècle, mais cependant il en a encore. Il a l’empêchement dirimant, le vice rédhibitoire de sa condition d’académicien quand il s’agit d’une histoire de l’Académie. Il a la petite camisole de force de son habit, il la sent sur lui, et il en est gêné… Lorsque les notices qu’il s’est permises sur ses confrères morts doivent être suivies de notices sur ses confrères ◀vivants, quand il a épuisé la liste des extraits mortuaires, il s’arrête… Il voudrait peut-être aussi, lui, comme Pélisson, pour continuer, des arbres et des fontaines, et peut-être va-t-il les chercher ; car il termine brusquement son histoire, si l’on peut nommer du nom d’histoire ces anecdotes et ces commérages, choses trop petites pour n’avoir pas passé à travers les trous de ce crible qu’on appelle la mémoire des hommes, et qu’il était si peu nécessaire de ramasser !
III
Qu’importe, en effet, toute cette poudre de bibliothèque que Livet nous donne grain à grain, après d’Olivet et Pélisson, et à laquelle il ajoute la poudre de ses petites annotations ! Il y a des noms qui survivent à leurs œuvres, mais qu’il est impossible d’y rattacher, tant ces œuvres sont oubliées. Et tels sont, il faut bien en convenir, la plupart des noms académiques dont Pélisson et d’Olivet ont, dans leurs notices, voulu conserver la mémoire. Malheureusement, ces compotes de sucre n’ont pas réussi. Nous avons sous les yeux les catalogues des académiciens jusqu’à 1700, et ces catalogues ressemblent aux restes noirs d’un papier brûlé et consumé, sur lequel brillent encore çà et là deux ou trois étincelles. Tout cela flamba une heure, mais cela ne flambe plus ! Les étincelles qui durent toujours, dans ce néant et dans cette cendre, c’est Corneille, La Fontaine, Racine, quatre à cinq noms, et le reste est destiné aux vents…
Ludibria ventis !
Laissez-les donc faire, et qu’ils soufflent ! Avons-nous besoin de savoir exactement, par pieds, pouces et lignes, la mesure de ces esprits médiocres, relativement meilleurs que les autres dans leur temps parce qu’ils furent cultivés, et à qui leur temps paya leur culture en les faisant d’une académie ? Certes ! nous ne les méprisons pas ; ils aimèrent les lettres et travaillèrent chacun comme il put et par son bout à cette trame de la langue française, plus avancée par un homme de génie, dans son inspiration solitaire et puissante, que par tous les travaux de fourmi et collectifs des académies. La vie est trop courte pour rechercher quelle fut la besogne de ces tisserands obscurs, d’Amable de Bourzeis, de Bois-Robert, de Gombauld, de Gérard, de Laugier, de Giry, de Hébert, de Servien et de tant d’autres, enterrés et ensevelis sous leur fauteuil et n’ayant plus que dans les cahiers de l’Académie leur épitaphe. La gloire est une abréviatrice. Elle écarte tout le menu fretin en histoire, et, par pitié pour les races futures, la suspend tout entière à quelques grands noms !
Hors ces noms, qui importent vraiment, il n’y a, dans l’histoire littéraire comme dans l’autre histoire, que des babioles de talent et de renommées, à la mode aujourd’hui, au rebut demain ! et dont on peut justement dire : pour la postérité indifférente, que cela ait vécu ou n’ait pas existé, c’est tout un ! Les patients, les pécheurs à la ligne de l’érudition maniaque, les curieux qui préfèrent les petites choses aux grandes, probablement parce qu’on les voit moins bien, s’acharnent quelquefois à tirer de l’oubli dans lequel ils gisent pour l’éternité tous ces morts littéraires ensevelis, et les histoires publiées par Livet sont particulièrement adressées à ces déterreurs. Seulement, ne nous y méprenons pas ! ce n’est pas, comme on pourrait le croire, pour les beaux yeux, fermés depuis longtemps, de ces cadavres intellectuels, que l’éditeur de Pélisson et de d’Olivet s’est livré à l’exhumation présente.
Catalogués et numérotés par leur date d’admission à l’Académie française, tous ces esprits, qui, dans les lettres, expriment ce que Napoléon appelait de la chair à canon dans la guerre, et forment, pour ainsi parler, l’humus d’une littérature, comme la masse des soldats tués forme celui des champs de bataille, tous ces esprits n’auraient pas l’honneur de la place qu’ils occupent au petit soleil du livre de Livet s’il s’agissait individuellement d’eux, au lieu du corps dont ils ont fait partie. Sans l’Académie, même pour Livet, le sieur de Gomberville, Parisien, comme dit le catalogue, ne serait que le sieur de Gomberville, Parisien, et le sieur Cureau de la Chambre, du Mans.
Monsieur, ils sont du Maine !
rien de plus que le sieur Cureau de la Chambre, du Mans, c’est-à-dire, tous les deux, des combinaisons plus ou moins drôlatiques d’alphabet. Mais ils sont de l’Académie, et, à l’instant, reliés ou non en veau :
Les voici dans l’État d’importantes personnes,
et faits pour l’immortalité !
IV
Eh bien, réellement, osons le dire ! c’est trop de respect pour l’Académie. Respectons-la. C’est bien. Elle représente le niveau le plus élevé de la culture intellectuelle de chaque époque. Mais elle n’est ni un entrepôt ni une fabrique de grands hommes, et les esprits supérieurs, les transcendances, y sont autant que partout ailleurs une exception. Lorsque le cardinal de Richelieu l’organisa, il ne s’exagéra pas les conditions de son existence. Il savait bien, le grand ministre, qu’elle ne serait jamais, dans l’avenir comme dans le présent, autre chose qu’une moyenne d’intelligences distinguées de différent degré, avec, de temps en temps, l’aérolithe de quelque homme de génie qui lui tomberait du ciel, quand elle aurait l’esprit de le ramasser.
Pélisson lui-même et l’abbé d’Olivet, les historiens et les biographes de leur compagnie, en écrivant fraternellement de leurs confrères obéissaient au règlement, remplissaient un devoir d’étiquette, et probablement ce qu’ils ont écrit n’avait pas à leurs yeux plus de poids que des discours de réception ou des oraisons funèbres. C’était de la formule et du formulaire. Mais Livet ! En rééditant leurs histoires avec un impayable sérieux, en les accompagnant d’une introduction animée, d’un enthousiasme presque tendre, en devenant mélancolique lorsque son livre finit et qu’il est obligé de renoncer à cette douce familiarité avec des hommes l’orgueil, à juste titre, de la littérature, Livet, qui a quêté partout des annotations pour la plus grande gloire de l’Académie, a cru évidemment que cette assemblée discoureuse, fondée pour discourir et ouvrir ou fermer la porte aux mots nouveaux qui se risqueraient dans la langue, enfin que cet hôtel de Rambouillet sans femmes avait le privilège de créer véritablement des grands hommes, parce qu’il pouvait, pour le récompenser de son zèle, le faire un jour académicien, lui, Livet !
V
Qu’on nous permette une dernière réflexion.
Il est pourtant un homme que cette histoire, qui ne changera rien à l’opinion et ne rallumera pas une renommée, a grandi infiniment sans le vouloir et sans y penser, quoiqu’il n’eût pas besoin d’être grandi pour être grand. Le croira-t-on ? C’est notre vieux Boileau Despréaux. À toute page du livre que voici le souvenir de Boileau s’élève, et la lecture de cette longue fadeur rappelle, par le contraste, la sévérité de ces satires dans lesquelles il a buriné la plupart de ces noms d’académiciens, qui pour la première fois frapperaient nos regards s’il ne nous les avait appris et s’il n’avait versé sur quelques-uns la gloire d’un ridicule ineffaçable. Boileau Despréaux ! voilà le véritable historien de ces anonymes, qui eurent un nom quelques jours, le temps que l’engouement de la société de leur époque mit à le répéter, et qui n’en ont plus depuis qu’elle est morte.
Lui, Boileau, le rare jugeur, l’énergique bon sens, qui ne cherchait pas des arbres et des fontaines pour dire la vérité sur ses confrères, a dit la seule qui restera ; et les compilations de Livet, qui ne sont pas les portes de l’enfer, mais les portes de l’ennui, ne prévaudront pas contre elle. Conrart, Colletet, Cotin, Chapelain et tous les autres, car ils sont tous dans les satires, avec un numéro d’ordre plus exact que celui du catalogue de l’Académie, ne gagneront rien aux petites réactions qu’on veut tenter en leur faveur. Les lettres de Chapelain communiquées à Livet par Sainte-Beuve renversent les prétentions de ceux qui les montrent. Elles attestent la vulgarité profonde et la platitude de Chapelain. On continuera donc d’apprendre correctement et suffisamment l’histoire de l’Académie en son premier âge en lisant cet homme qu’on a appelé méchant et qui l’est comme la vérité ; car la vérité parfois est féroce, mais ce n’est pas sa faute, à elle ! Jusqu’ici, sans Boileau que saurions-nous, malgré l’histoire de Pélisson, de d’Olivet et de Livet par-dessus le marché ?…
Et qui saurait, sans moi, que Cotin a prêché !
Il avait bien raison ! personne ! Je me trompe : Livet l’aurait su ; il l’aurait dit. Mais nous ne le saurions pas davantage…