Préface
Tout un volume de critique sur des critiques ! Et dire que les critiques qui me liront critiqueront encore ma critique ! Il existe à Paris une société que des plaisants ont nommée Société d’autopsie mutuelle, sous prétexte que ceux qui en font partie s’engagent à se laisser après leur mort impitoyablement disséquer par les survivants. Est-ce que par hasard il existerait, parmi les écrivains, une association semblable dont le mot d’ordre serait : Mes frères, critiquons-nous les uns les autres ?
Libre aux railleurs de le dire ! Pour moi je crois fermement que Messieurs nos critiques (je parle de ceux qui nous renseignent sur nos contemporains) méritent autant d’être étudiés que ceux mêmes qu’ils étudient.
D’abord, ce sont des bienfaiteurs publics. Je ne plaisante pas. Qui donc, sans leur aide, pourrait se retrouver dans l’effroyable entassement des livres que chaque année jette sur le marché ? Savez-vous bien qu’ils se chiffrent par dizaines de mille ? Vrais cicérones brevetés, les critiques dirigent les pas et les regards hésitants du lecteur à travers ces milliers d’œuvres nouvelles ; ils ont l’office de faire pour lui un premier triage ; ils sont chargés de le mener droit à ce qui vaut la peine d’être tiré du tas. Il ne manque pas d’honnêtes gens qui n’ont pas vu ni lu, qui ne verront ni ne liront la comédie du jour et qui seraient pourtant bien aise d’en parler dans le monde. Or comment juger par procuration et se prononcer sur parole, si les critiques ne se trouvaient là pour fournir des opinions raisonnées et au besoin des mots d’esprit ?
Étant nécessaires, ils sont puissants. Ne sont-ils pas les dispensateurs ordinaires du succès, de la célébrité, et, comme de nos jours la célébrité se monnaie fort bien, de la fortune ? Ils vous diront parfois qu’ils ne peuvent rien, qu’ils constatent et ne font pas le destin d’un livre ou d’une pièce. Est-ce de leur part modestie ou rouerie ? Je l’ignore ; en tout cas, ne les croyez pas. Fussent-ils sincères que les flatteries des auteurs et des éditeurs, des acteurs et des directeurs de théâtre leur ôteraient vite l’illusion de leur impuissance. On n’a pas de cour, quand on n’a pas de pouvoir. Ils ne sauraient sans doute métamorphoser une nullité en chef-d’œuvre ou réciproquement. Mais, s’ils ne sont pas magiciens, ils ont la prérogative royale de pouvoir faire à leur gré du bien ou du mal. Ils peuvent découvrir un talent inconnu ou méconnu et le signaler à la foule moutonnière ; ils peuvent aussi tuer un bon ouvrage à coups de railleries ou, pis encore, l’étouffer dans le silence, comme un oiseau sous une cloche où l’on a fait le vide. Ils le pourraient du moins, s’ils n’étaient tous (oui, tous !) parfaitement consciencieux et bien informés, exempts de haine et d’envie, doués d’un flair et d’un jugement infaillibles.
Puisque les critiques sont ainsi de gros personnages dans ce qu’on appelait jadis la république des lettres, peut-être n’était-il pas inutile d’examiner de près ceux d’entre eux dont l’opinion a le plus d’autorité. Le commun des mortels qui, soit habitude, soit nécessité, voit d’abord par leurs yeux, a quelque intérêt, ce me semble, à savoir la couleur des lunettes que porte chacun d’eux. C’est ce que j’ai essayé de déterminer en esquissant ces portraits.
Je n’ai point voulu parler des morts qui appartiennent à l’histoire ; je n’ai rien voulu dire ni des patriarches de la critique qui sont en possession d’un nom depuis longtemps consacré ni des novices qui ont à peine gagné leurs éperons. J’ai choisi, parmi ceux qui évoluent aux environs de la quarantaine, les heureux que leur talent, la faveur du public, l’endroit même où ils écrivent, ont mis le plus en vue. Il m’eût été facile et doux de grossir cette liste ; j’aurais eu grand plaisir à y adjoindre M. Faguet, mon vieux camarade, dont les études sur les maîtres de la littérature française ont été si justement remarquées ; j’ai songé avec regret à plusieurs autres que je ne nommerai pas, pour ne pas faire de peine à ceux que je pourrais négliger de nommer, et je supplie humblement tout critique influent qui lira ceci de se considérer comme étant du nombre des privilégiés auxquels j’ai souhaité de faire une place. Mais il fallait se borner ! J’ai dû restreindre mon choix aux cinq critiques qui m’ont paru les plus capables de représenter les goûts dominants de ces dix dernières années.
Il me vient à ce propos une appréhension, un peu tardive, hélas ! Les critiques sont des êtres redoutables, fort sensibles, dit-on, à la critique des autres. Il doit leur déplaire d’être à leur tour soumis au scalpel d’un analyste : ils ont coutume de faire et non de subir ces opérations-là. Vainement me suis-je efforcé d’avoir la main légère ; est-ce que la main de l’opérateur l’est jamais assez au gré des patients ? Faute de mieux, je leur demande sincèrement pardon, si la vivisection que j’ai tentée sur eux leur a paru çà et là cruelle, et je les prie de ne pas oublier, le jour où ils auront à travailler sur autrui, l’impression que produit dans la chair le froid de l’acier. Je pourrais leur dire que le fait seul de les avoir pris pour sujets d’étude prouve l’estime où je les tiens ; que ma franchise à leur égard est un hommage à leur caractère, etc., etc. Mais qu’importe au public ! Il aimerait mieux savoir d’après quels principes j’ai jugé ces grands juges de la littérature, et je vais le lui dire en toute simplicité, pour qu’il puisse sans peine, si le cœur lui en dit, réformer et casser mes jugements.
On confond presque toujours deux critiques que l’on devrait distinguer : étant sœurs, elles ont des traits communs, un certain air de famille ; mais elles n’en diffèrent pas moins par le but qu’elles poursuivent et par les procédés qu’elles emploient.
L’une a pour objet le passé. Comme les morts sont de bonnes gens qui ne se mettent pas en colère, elle a ses coudées franches. Comme les morts sont aussi des êtres sur lesquels il est difficile d’exercer une influence quelconque, elle n’a point de conseils à donner, point de souhaits à exprimer. Les regrets mêmes sont superflus. Cette critique-là peut et doit tendre à être de plus en plus précise, scientifique, impartiale, ou, pour prendre un mot qui est presque devenu français, objective. Elle a l’ambition légitime de se rapprocher sans cesse de la vérité définitive. Elle repose tout entière sur ce grand principe qui domine toute science : Il n’y a pas de fait sans cause. Est-elle en face d’une œuvre d’autrefois : elle cherche à en déterminer la nature, à en expliquer la genèse, à en démêler les effets, elle en fait comprendre et goûter l’auteur, en le replaçant dans le milieu où il s’est développé, en le rattachant au grand arbre dont il n’est qu’une fleur. Elle devient ainsi une branche de l’histoire, et son idéal, c’est de s’élever par l’étude des faits particuliers à la connaissance des lois générales qui dominent et résument l’évolution littéraire d’un peuple et la marche de l’esprit humain.
Il peut encore lui arriver parfois d’être militante, parce qu’il y a des morts si vivants▶ qu’on va les chercher pour faire l’éducation ou la satire des générations nouvelles ; on propose les uns à l’imitation des écoliers ; on appelle les autres à la rescousse pour soutenir ou combattre quelque idée neuve qui se trouve être vieille. Mais, de même que l’histoire me semble rabaissée, rapetissée, en danger d’être défigurée, si l’on veut en faire un traité de morale en action ou une série de leçons piquantes à l’adresse des contemporains, de même cette critique me paraît perdre de sa valeur, quand elle étudie le passé en vue d’agir sur le présent ; je la crois plus haute, plus sûre, plus utile, quand elle se contente de rechercher avec la sérénité de la science comment et pourquoi l’art se transforme et se renouvelle incessamment d’âge en âge.
L’autre critique s’applique aux auteurs ◀vivants▶. Elle est nécessairement militante ; elle exerce ou essaie d’exercer une action ; par cela seul qu’elle déclare : Ceci est bon, cela est mauvais, elle pousse dans un certain sens et détourne d’une certaine direction celui dont elle s’occupe ; elle est pour lui excitante et répressive. Elle ne peut, cela s’entend, ni créer ni détruire le talent ; mais elle peut le modifier. Elle a, pour ainsi dire, sa part de collaboration dans les ouvrages que compose plus tard l’homme qu’elle a loué ou blâmé. En vain s’efforcerait-elle de ne pas se prononcer sur la valeur des livres ou des pièces dont elle rend compte. Cette neutralité lui est interdite. Elle a forcément sa place de combat dans la lutte des idées. On réclame d’elle son avis sur les choses du jour, et, dès qu’elle le dit, elle se range avec les uns et partant contre les autres. Comment pourrait-elle arriver à cette indifférence scientifique qui considère toute œuvre d’art comme un produit à analyser et qui borne son ambition à en marquer les caractères et à en découvrir les facteurs ? Une œuvre apparaît tout à coup signée d’un nom nouveau et révèle un écrivain puissant. De quelle façon s’est-il formé ? Pourquoi son talent a-t-il pris cette forme plutôt qu’une autre ? Par quel concours de circonstances s’est-il engagé dans la voie où il est entré ? Autant de problèmes qui sont insolubles, parce que les données sont insuffisantes, quand elles ne manquent pas tout à fait. Supposez que par hasard la critique possédât la plupart des renseignements nécessaires, qu’elle connût à fond la vie privée, les antécédents, les pensées les plus secrètes de l’homme dont elle est appelée à parler ; ce ne serait pas encore assez ; car par raison de convenance, par crainte d’être indiscrète ou blessante, elle serait obligée de garder pour elle la moitié de ce qu’elle saurait. Il lui faut donc examiner l’œuvre en elle-même, détachée de tout ce qui peut l’expliquer ; il lui faut aussi bon gré mal gré rendre un arrêt provisoire. La mettra-t-elle hors de pair ? La laissera-t-elle confondue dans l’amas des productions semblables ? Il lui faut décider, et alors, qu’elle condamne ou approuve, elle prend parti, elle devient un frein ou un aiguillon.
Je résumerais volontiers la principale différence qui sépare ces deux critiques en disant : « La critique est à la fois affaire de science et affaire de goût ; elle se compose toujours de constatations positives et d’appréciations personnelles ; elle est en même temps objective et subjective (pardon encore une fois de ces mots barbares !). Elle contient ainsi deux éléments qui se combinent à doses inégales. La critique du passé et la critique du présent diffèrent en ce que la proportion de ces deux éléments est et doit être dans l’une précisément le contraire de ce qu’elle est dans l’autre. »
Les écrivains que j’ai voulu étudier dans ce volume étant. Dieu merci ! ◀vivants▶ et très ◀vivants▶, il est naturel que je les aie traités comme tels. J’ai commencé sans doute par exposer avec toute la netteté dont j’étais capable leurs procédés, leurs idées dirigeantes, leurs facultés maîtresses. Mais pouvais-je m’en tenir là ? Non, il me fallait bien dire ou laisser voir mon opinion sur chacun d’eux, formuler ou suggérer une espèce de jugement ? Or, juger quelqu’un, c’est, qu’on le veuille ou non, le comparer à un idéal qu’on porte et regarde en soi-même, si bien que pour rendre raison de mes jugements formels ou implicites le plus simple est de tracer le portrait de ce critique idéal avec qui je confrontais malgré moi les critiques existants.
Bon ! dira quelqu’un, de quel droit celui-ci vient-il nous faire le manuel du parfait critique ? — Eh ! mon Dieu ! du droit qu’a le premier venu de conter ses rêveries et d’exprimer ses vœux. Rien de plus, mais rien de moins.
Je voudrais donc avant tout que le critique de mes rêves eût une probité littéraire irréprochable, j’entends par là une volonté ferme de trouver le vrai et de le dire. Je le tiens quitte de l’impartialité, et pour cause ; je la crois chimérique, partant impossible à atteindre et, qui plus est, dangereuse à poursuivre. Une œuvre littéraire, à moins d’être à peu près nulle, contient toujours une certaine conception du monde ; et, quand elle n’étale pas les convictions de l’auteur, elle
laisse du moins percer ses tendances. Le critique, en présence des idées d’autrui, sera-t-il condamné à l’indifférence absolue, au scepticisme obligatoire et universel ? Autant lui demander de n’être ni homme ni citoyen, de se ravaler au rang de ces êtres neutres qui ne pensent pas et qui ne comptent pas dans la vie intellectuelle d’une nation ! Triste besogne que la sienne, s’il est réduit à apprécier la forme d’un écrit, la façon dont les phrases s’enchaînent et se déroulent, sans jamais pénétrer jusqu’aux pensées que ces phrases habillent ! Mais où est-il l’homme sans opinions d’aucune sorte ? Professer qu’on n’en a point, c’est encore en exprimer une ; c’est désapprouver ceux qui affirment ou nient quelque chose. Le fait est que le critique, en qualité d’artiste, de penseur, de membre d’une société ◀vivante▶, ne peut manquer d’avoir ses préférences et qu’il a, aussi bien que personne, le droit, le devoir même, de travailler à les faire prévaloir. Lanfrey voulait qu’il fût
toujours armé en guerre. « La destinée de la critique, écrivait-il, est de rester telle que nos pères l’ont comprise : le grand redresseur de torts du genre humain. C’est une guerrière et non une virtuose. »
J’admettrai, si l’on veut, que, par réaction contre ceux qui voulaient l’endormir dans les molles délices du dilettantisme, il exagérait à son tour, en la transformant en amazone ; il n’en sentait pas moins très justement qu’un critique, en jugeant les œuvres d’une époque ou d’un pays dont il est fils, ne saurait être désintéressé, même et peut-être surtout quand il affecte de l’être.
Arrière donc la fausse impartialité ! Mais s’il est incapable, comme nous le sommes tous, de se défaire de certaines convictions ou de certaines prédilections qui sont le fond même de sa nature, s’ensuit-il qu’il ne doive rien faire pour diminuer les chances d’erreur qui en résultent ? Faut-il laisser agir en toute liberté la prévention qui crève si agréablement les yeux de l’esprit ? C’est ici qu’intervient la probité littéraire. Elle met d’abord en garde contre l’excès d’indulgence ou de sévérité inspiré par la sympathie ou l’antipathie à l’égard des personnes. Elle réagit contre ces illusions du cœur, dont il est si doux d’être dupe et si facile d’être victime. pauvre vérité ! Que de dangers la menacent ! Tantôt, c’est l’éloge trop libéralement accordé à un ami par affection, par bonté d’âme, par pitié quelquefois pour un amour-propre malade. Tantôt, c’est l’échange d’épithètes aimables avec le cher confrère, que l’on qualifie d’éminent pour être traité par lui de spirituel ou de profond. Villemessant conte quelque part qu’il avait ouvert aux bureaux de son journal un livre en partie double, avec doit et avoir, tout comme un négociant de la rue Saint-Denis. Amédée Achard venait-il à dire de Jules Janin : « Voici que le prince de la critique, plus jeune et plus alerte que jamais, vient encore d’écrire de sa plume érudite et fine un roman qui…, un roman dont… etc., etc. » Aussitôt Villemessant inscrivait sur son grand livre : « Doit Jules Janin à Amédée Achard, pour article avec encens triple, un excellent compte rendu de son prochain ouvrage. » Quand Amédée Achard publiait quelque chose de nouveau, Villemessant ne manquait pas de rappeler à Jules Janin sa petite dette et, dès que celui-ci s’était exécuté en couvrant son créancier de fleurs de rhétorique, Villemessant ajoutait sur le gros registre : « Article d’Amédée Achard, remboursé intégralement aujourd’hui par Jules Janin. » Il paraît que ce petit commerce d’admiration mutuelle se faisait avec une régularité parfaite, et qu’il ne fut jamais nécessaire de recourir au ministère de l’huissier pour arracher un paiement arriéré.
Cela se passait il y a quelque quarante ans. Je veux croire que les choses ont beaucoup changé depuis lors et qu’on ne rencontrerait plus un seul critique suspect de tendresse outrée pour les écrivains qui sont de la même Académie, du même salon, de la même coterie, du même journal que lui. Je veux croire qu’on ne trouverait pas davantage des articles inspirés par la rancune contre un compétiteur heureux, par l’envie contre un rival qui réussit trop bien. La moralité publique a tant fait de progrès ! Si je me trompais cependant, songez combien il est difficile de se défendre de cette partialité mauvaise et masquée et calculez la somme d’efforts que doit faire le critique pour éviter les pièges tendus à sa conscience !
Voici qu’à ces causes d’ordre privé qui peuvent déjà si gravement fausser la vérité, s’ajoutent les divisions politiques, religieuses, littéraires, nationales ! Je sais des gens pour qui l’homme d’un parti contraire n’existe pas. Ils semblent se dire naïvement : Un tel ne peut pas avoir de talent, puisqu’il ne pense pas comme moi. Quelques-uns de ces écrivains de combat prennent le titre de critiques ; ils ne le méritent pas ; ils ne sont que des théologiens, des politiciens, des artistes, qui s’imaginent faire de la critique, quand ils font de la polémique. À quoi donc reconnaître le vrai critique en pareille occurrence ? Hélas ! je crains de paraître réclamer de lui des choses inconciliables, et pourtant je voudrais qu’il pût garder des convictions solides en respectant et comprenant celles d’autrui, qu’il sût vivre de la vie de son temps et de son pays sans en adopter les engouements elles haines irréfléchies, qu’il osât louer et admirer un adversaire de mérite, même quand il est obligé de le combattre. Cela suppose en lui, je l’avoue, beaucoup d’empire sur ses passions, une rare pondération de caractère, mieux encore, une grande élévation d’âme ; et ce sont là des vertus plus faciles à recommander qu’à pratiquer. Mais vous ai-je dit qu’il fût facile d’être un excellent critique ? N’importe ! Ce souci constant d’être équitable est la première condition pour conquérir sur les esprits cet ascendant qu’on désigne sous le nom d’autorité et c’est pourquoi j’ai mis cette droiture à toute épreuve en tête des qualités dont je prétends douer mon personnage imaginaire.
Si j’avais le pouvoir des fées, je lui donnerais ensuite beaucoup de courage. Il en faut plus qu’on ne pense pour dire la vérité. Malheur à l’homme indépendant qui ne s’incline pas devant les idoles divinisées par la foule ou qui essaie de réhabiliter des méconnus exécutés par elle ! Il s’expose à la risée ; il compromet son avenir d’écrivain ; il risque de se fermer les grands journaux, humbles serviteurs de l’opinion publique qui la mènent où elle veut aller. Mais c’est peu pour lui de se raidir contre les volontés d’une majorité tyrannique ; bien plus redoutables sont d’autres ennemis qu’il se crée fatalement : je songe aux auteurs qu’il a piqués ou rudoyés. Les anciens disaient que les poètes sont une engeance irritable. Mettez : gens de lettres, au lieu de poètes ; la chose est tout aussi vraie. Mettez : acteurs ; la chose est plus vraie encore. Mettez : actrices ; l’irritabilité pourrait bien être portée au comble. Or quel moyen de ne jamais froisser des vanités si chatouilleuses, et de ne pas provoquer en retour quelque bonne volée de bois vert ? Jadis cela n’était point une métaphore ; le bâton avait son mot à dire dans les querelles littéraires ; c’était l’usage de parler aux épaules des critiques. Boileau, s’il en faut croire un sonnet fameux, Voltaire et bien d’autres en surent quelque chose. De nos jours les coups de canne et les coups de poing n’ont pas tout à fait cessé de servir d’arguments ; mais les coups d’épée et de pistolet, considérés comme plus nobles, sont plus souvent de la partie. Toutefois les coups de langue et les coups de plume sont la vengeance la plus ordinaire et la plus sûre des auteurs exaspérés. Sainte-Beuve avait reproché à Balzac de jeter dans ses romans des descriptions si basses qu’après les avoir lues on sentait le besoin de se laver les mains et de brosser son habit (l’école naturaliste n’avait pas encore régné sur la France). Que fit Balzac ? Il fonda tout exprès une Revue, pour se payer le plaisir de passer, comme il le disait, sa plume au travers du corps du malencontreux critique.
Certes, il est triste et périlleux de s’attirer ainsi l’animosité d’un illustre écrivain. Mais savez-vous la pire tristesse dont soit menacé le critique ? C’est de faire peine à des gens qu’il estime et qu’il aime, c’est de refroidir de vieilles et chères amitiés, c’est de briser ces liens d’affection qui sont comme les fibres mêmes du cœur. L’amour-propre est un monstre insatiable d’éloges : l’ami qu’on loue ne se trouve jamais trop loué ; mais la moindre réserve, la moindre malice sont des crimes impardonnables. Faut-il dire avec je ne sais plus qui que le critique ne doit pas avoir d’amis : cruelle condition, supplice véritablement inhumain ! Faut-il répéter après Saint-Réal que la critique écrite ne convient qu’aux morts ? On serait tenté parfois de lui donner raison, à voir combien il est malaisé de juger ses contemporains en pleine indépendance. Paris, la grand’ville, n’est à certains égards qu’un grand village ; c’est du moins un assemblage de petites villes juxtaposées ; j’entends par là, non pas les quatre-vingts quartiers qui la composent, mais les mondes divers qui s’agitent et se coudoient dans sa vaste enceinte. Le monde littéraire est une de ces petites villes dont tous les habitants voisinent et cousinent entre eux. On s’est rencontré un peu partout, aux premières, dans les salons, aux bureaux des journaux, à table. Comment mettre par écrit des choses affligeantes pour des gens aimables avec qui l’on dînera demain ? On atténue, on émousse, on dénature son opinion, et par une pente insensible on en vient à distinguer deux vérités, celle qu’on livre au public, celle qu’on garde pour soi et quelques intimes. L’écart entre l’une et l’autre ne laisse pas que d’être considérable. Comparez, si vous êtes curieux de le mesurer, les articles que Sainte-Beuve écrivait et signait dans les journaux de Paris avec les jugements anonymes qu’il exportait dans la Revue Suisse. Ai-je besoin après cela de dire plus longuement pourquoi je tiens à doter mon critique idéal de ce courage froid, calme, impassible qui est peut-être le moins commun de tous ?
N’allez pourtant pas vous le représenter replié sur lui-même et toujours hérissé, ayant pour emblème un porc-épic avec la devise du roi Louis XII : Qui s’y frotte s’y pique. Il peut sans doute être forcé d’être sévère. Voltaire reçut un jour d’un perruquier nommé maître André je ne sais quelle horrible élucubration, poème épique ou tragédie ; il lui répondit une grande lettre qui ne contenait que ces mots répétés à satiété : « Maître André, faites des perruques ; faites des perruques, maître André… » Mais, si l’on est contraint parfois de recourir au fer et au feu, comme un chirurgien, ce n’est que dans des cas très graves et presque désespérés,
quand il s’agit d’œuvres malsaines et non viables. On peut dire ce qu’on pense sans avoir la mine renfrognée, pédante, acariâtre. Il en est de la vérité comme de la vertu, telle que la concevait Montaigne : « Elle n’est pas plantée à la teste d’un mont coupé, raboteux, inaccessible… ; si peut-on y arriver, qui en sçait l’adresse, par des routes ombrageuses, gazonnées et doux-fleurantes. »
Qu’elle est facile, mais aussi qu’elle est mesquine et stérile, cette critique qui ne voit dans une œuvre que les défauts, qui n’aperçoit dans le soleil que les taches, qui ne sent dans la rose que les épines ! C’est pourquoi je veux trouver encore dans mon critique la bienveillance ; non pas la bienveillance banale qui n’est qu’une forme polie de l’indifférence et qui laisse couler sur toute chose la tiédeur de ses fades louanges. Non, je ne souhaite pas de le voir transformé en machine à compliments, en marchand de douceurs, en « confiseur déguisé » ; ce que je lui demande, c’est une
sympathie fraternelle pour ses patients, au moment même où il les fait souffrir. Puisse-t-il songer sans cesse qu’il s’attaque à des confrères ! Confrères ! Le mot est beau, bien que le sens en soit trop oublié par ceux qui le prononcent. Il devrait empêcher du moins les entremangeries littéraires. Il commande, non seulement la courtoisie, mais des ménagements délicats. Cet auteur a été autrefois admiré et fêté : il sied de respecter en lui sa gloire passée. Ce débutant est encore gauche ; mais il donne des espérances et il est même modeste par extraordinaire : il convient de respecter en lui son avenir inconnu. Sait-on ce qu’il pourra faire un jour ? Au lieu de glacer les jeunes talents, il faut les stimuler et les soutenir. « Le critique, s’il fait ce qu’il doit, disait Sainte-Beuve, est une sentinelle toujours en éveil, sur le qui-vive et il ne crie pas seulement holà ! Il aide. Loin de ressemblera un pirate et de se réjouir des naufrages, il est quelquefois comme le pilote côtier qui
va au secours de ceux que surprend la tempête à l’entrée ou au sortir du port. »
Continuons la comparaison. Si le critique doit être un guide et au besoin un sauveteur pour ceux qui s’aventurent sur une mer féconde en désastres, ce n’est pas seulement de courage, de bonté, de volonté ferme qu’il doit être armé. Il faut qu’il ait en outre le coup d’œil sûr, le bras solide, la connaissance des écueils et des courants, l’adresse et la science d’un marin consommé ; et voilà comme aux qualités morales dont il ne peut se passer viennent s’ajouter des qualités intellectuelles dont il a un égal besoin.
Je voudrais donc qu’en sus de ces bonnes intentions, dont sont pavés tous les grands chemins de la littérature, il eût un esprit large et souple, fin et pénétrant, prompt et facile, enfin richement meublé, voire même muni d’une philosophie de l’art.
Existe-t-il encore des gens qui prétendent n’apprécier qu’un type de beauté et condamner tout le reste ? On le dit. Mais on dit aussi que leur intolérance surannée obtient assez peu de crédit. On s’accorde généralement à penser qu’une des facultés les plus nécessaires au critique est d’avoir l’intelligence ouverte à toutes les conceptions des choses, même à celles qui sont les plus éloignées de son idéal personnel ou du goût régnant, de son temps et dans son pays. Cette aptitude à se pénétrer de la pensée des autres, à se mettre à leur place, à entrer, pour ainsi dire, dans leur peau, est, à proprement parler, ce qui le distingue de l’artiste.
Il faut s’entendre. Le critique peut et doit être artiste en un certain sens. N’est-il pas écrivain lui-même ? Il lui est permis d’être spirituel, piquant, pittoresque. Il ne lui est pas défendu d’avoir de la grâce, de l’élégance, de l’imprévu. Il lui est imposé de formuler ses remarques en bon style. Il ferait beau voir qu’on pût lui reprocher de critiquer en mauvais français ses confrères et lui jeter à la face cette invitation ironique : médecin, commence par te guérir toi-même. Je ne vois pas de mal à ce qu’il ait essayé du roman, de la poésie, du théâtre, ne fût-ce que pour en connaître par expérience les difficultés. Sainte-Beuve, avant de s’en tenir à la critique, avait fait le tour de bien des choses et ce voyage de circumnavigation parmi les différents genres littéraires l’avait merveilleusement préparé à son rôle futur.
Mais si le critique doit être capable de rêver, d’ébaucher même ce que l’artiste réalise, pas n’est besoin qu’il ait une forte imagination créatrice. Je la redouterais plutôt pour lui. Un grand artiste a sa façon propre de voir et de reproduire le monde. Plus il est original, plus il marque profondément ce qu’il fait de son empreinte personnelle. Par malheur plus il a de peine aussi à se défaire provisoirement de sa personnalité, et par suite plus il est impuissant à comprendre et à accepter des conceptions opposées à celles qu’il incarne dans ses œuvres. Essaie-t-il de juger d’autres écrivains : il écrit des pages brillantes, il a des aperçus lumineux, des clairvoyances singulières, quand il rencontre sur sa route des talents de même nature que le sien ; il pénètre dans leur essence intime plus avant qu’on n’avait fait jusqu’alors, parce que c’est encore lui qu’il retrouve dans de glorieux rivaux ou prédécesseurs. Mais s’agit-il d’hommes ayant de l’art et de la vie une autre idée, doués d’un tempérament contraire au sien : il devient injuste et aveugle ; il ne sait plus, il ne peut plus les apprécier à leur valeur. Il étonne par l’étroitesse et la rigueur de ses jugements. On se rappelle comment Lamartine a traité La Fontaine et s’est chargé de démontrer qu’on peut être un grand poète et un piètre critique.
Une image m’aidera à expliquer ma pensée. Je me figure les grands artistes enfermés dans un kiosque qui est séparé du monde environnant par des vitres de toute couleur et de toute nuance. Chacun d’eux regarde au travers d’un de ces verres diversement teintés : l’un voit rouge, l’autre bleu, l’autre gris ; on sait combien ont vu noir ces années dernières. Le critique, lui, se place tour à tour au point de vue de chacun, mais il n’y reste pas ; il sait que la lumière blanche, celle qui éclaire la masse des hommes et la nature, est un composé de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, de même que l’art humain comprend dans sa complexité toutes les formes de l’art individuel ou national.
On pourrait presque définir le critique un être multiple à plusieurs âmes, véritable Protée capable d’incarnations successives, prêt à se faire tour à tour idéaliste et réaliste, classique et romantique, Français et Anglais, etc. Mais, puisqu’il ne saurait être exclusif, sous peine de n’être plus digne du nom de critique, puisqu’il doit être par suite un esprit équilibré, bilatéral, je veux dire apte et accoutumé à voir les deux faces des œuvres et des doctrines, chacune des facultés qu’il possède appelle un complément et un correctif. C’est ainsi qu’à force de s’élargir le goût il risquerait de goûter indifféremment toute chose (ce qui reviendrait presque à ne plus goûter rien du tout), s’il n’avait des beautés et des défauts littéraires un sentiment naturellement fin et encore affiné par l’exercice. Ce don de discernement est de ceux que l’éducation ne saurait créer, mais qu’elle peut perfectionner dans une mesure indéfinie. De même qu’un dégustateur habile arrive à dire le crû et l’année du vin qu’on lui donne à apprécier, de même le critique doit être en état de démêler à première vue la saveur particulière de l’écrit qu’on lui soumet. Et ce n’est pas assez dire. Il n’est pas seulement le dégustateur au palais exercé : il est le chimiste qui découvre dans le breuvage qu’on lui présente le plâtre, la fuchsine ou toute autre drogue chère aux marchands de vin. Par une analyse savante, il force l’œuvre qu’il examine de trahir tous ses secrets ; il y surprend les éléments étrangers ou de mauvaise qualité qui la gâtent ; il découvre de la sorte ce qui échappe au vulgaire ; il fait dire au lecteur : « Comme c’est vrai ! Et je ne l’avais pourtant pas remarqué ! » Il révèle parfois un auteur à lui-même ; il l’aide du moins à prendre conscience de son talent propre, à dégager son originalité, à trouver sa véritable voie.
Doublez maintenant cette sagacité d’une extrême promptitude de coup d’œil et de plume : car le critique au jour le jour est un improvisateur. À peine a-t-il quelques heures pour former et pour écrire son avis sur un ouvrage qui a coûté des mois et des années de travail. Il est condamné souvent à s’exécuter après une simple lecture, après une seule audition. En vain voudrait-il réfléchir, mûrir sa pensée, surveiller ses paroles. Le public est là qui le presse, affamé, et Sa Majesté le Public ne lui pardonnerait pas d’avoir failli attendre. Il est habitué à recevoir sa pâture à jour fixe. Mal venu qui tromperait son appétit.
Jadis (c’est-à-dire il y a vingt ou trente ans), quand une pièce nouvelle paraissait sur la scène, on patientait, pour avoir l’opinion de la presse, jusqu’au lundi suivant, jour consacré aux feuilletons dramatiques ; à présent, quand les journaux ne la racontent avant qu’elle ne soit jouée, c’est au sortir de la première représentation, vers deux heures du matin, que le journaliste chargé de la soirée théâtrale, le soiriste, jette sur le papier ses impressions. Il faut bien que l’abonné puisse les dévorer toutes chaudes avec son premier déjeuner ! Même pour le lundiste en titre, le sursis n’est pas long. Oh ! qui dira les scrupules douloureux dont est assailli un critique réduit ainsi à lancer ses jugements à la volée, pour peu qu’il ait de conscience et d’amour du bien dire ? N’aura-t-il pas hasardé une expression qui dépasse sa pensée, écrasé au passage quelque pauvre diable d’acteur ou d’auteur qui n’en peut mais ? N’aura-t-il pas, dans un moment d’oubli, laissé échapper quelque bévue qui demain fera rire tout Paris à ses dépens ou bien avancé le contraire de ce qu’il disait la semaine dernière ? Heureusement pour lui qu’il a la ressource de se déjuger tant qu’il voudra ! Ses lecteurs ont encore moins de mémoire que lui. Les feuilles où il écrit sont comme les feuilles des bois : autant en emporte le vent. J’en sais qui pour plus de sûreté n’ont jamais recueilli en volume les articles qu’ils ont ainsi semés à l’aventure.
On l’envie souvent, ce critique à la tâche, on l’imagine de loin redouté, respecté, faisant, comme on dit, la pluie et le beau temps. Mais quand je songe à l’énorme quantité de choses qu’il doit lire ou voir pour en trouver une qui soit seulement médiocre ; à la dose d’opium et d’ennui qu’il est forcé d’absorber sans répit ; aux prodiges d’agilité qu’il fait pour sauter avec grâce de la prose à la poésie, du roman au théâtre, de la tragédie à l’opérette ; au gaspillage incessant où il dépense en menue monnaie le meilleur de lui-même ; alors je suis tenté de le prendre en pitié et je souhaite à mon critique modèle une prodigieuse facilité de travail pour venir à bout d’une besogne pareille sans trop de fatigue et de nausées, comme je lui souhaite un bagage sérieux de connaissances pour n’avoir pas trop vite le cerveau vidé par ce perpétuel monnayage de son savoir et de sa pensée.
Voulez-vous que nous fassions l’inventaire de ce bagage ? Lui suffira-t-il de bien connaître le présent ? C’est quelque chose sans doute d’avoir durant des années suivi pas à pas la production courante, frôlé les cénacles, fréquenté les auteurs en vogue, pris part aux querelles littéraires. On est riche de souvenirs et d’anecdotes qui peuvent à l’occasion tenir lieu d’idées et qui plaisent toujours à notre époque friande de commérages. On a le prestige du soldat qui peut dire : J’étais à telle bataille. On est à même de se dérober au compte rendu de quelque œuvre insignifiante en parlant des grands hommes qu’on a coudoyés, des grandes luttes où l’on a été témoin et acteur. Mais il serait singulièrement au-dessous de sa tâche, le critique qui ne saurait que son temps et son pays. Le voyez-vous s’extasier sur une copie qu’il prendrait pour un original, sur une vieillerie qui lui paraîtrait brillante de fraîcheur ? Il serait capable de découvrir l’Amérique quatre cents ans après Colomb. Non, non, je veux qu’il ait vécu parmi les morts. Les morts expliquent les ◀vivants▶ ; l’histoire se répète à maintes reprises ; un siècle en reproduit un autre ; par une sorte d’atavisme les petits-enfants ressemblent à leurs grands-pères. Que de fois les modernes plagient les anciens sans même s’en douter ! Si le chemin où marche l’humanité n’est pas un cercle, s’il ne part pas d’un point pour revenir à ce même point, il semble du moins se dérouler en spirale, et, tout en se déplaçant incessamment, faire passer ceux qui le suivent par des phases analogues.
Le critique aura donc voyagé dans le passé ; il aura aussi, ne fût-ce que dans son fauteuil, voyagé à l’étranger. Pourrait-il sans cela comprendre les déviations qu’un livre né à trois cents lieues de nos frontières fait parfois subir au génie national ? Comment s’enfermer dans son coin de terre, quand les idées volent d’un bout du monde à l’autre avec la vitesse de l’électricité ? Qui n’a remarqué dans l’art de la France actuelle des idées ou des formes qui viennent du Japon, de la Russie, à plus forte raison des contrées voisines ?
Mais eût-il emmagasiné dans sa tête des échantillons de toutes les variétés du beau, eût-il amassé une provision de faits capables de lui fournir une multitude de rapprochements ingénieux avec la moindre œuvre nouvelle, le critique n’aurait pas encore tout ce qu’il faut pour remplir dignement ses fonctions.
Que fera-t-il, par exemple, quand deux écoles seront aux prises ? Et le cas est des plus ordinaires en notre siècle. Nous sommes loin du temps où les auteurs produisaient leurs œuvres presque aussi inconsciemment qu’un arbre ses fruits. Chacun tient aujourd’hui toute prête une théorie à l’appui de sa façon d’écrire et de peindre l’univers. C’est à qui rendra des oracles sur l’avenir et les destinées de la littérature. C’est à qui lui tracera son programme. Le siècle a vu défiler tour à tour le romantisme, le naturalisme, le symbolisme, l’illusionnisme, que sais-je encore ! Jamais les systèmes en isme n’ont été plus nombreux, et chacun d’eux se complaît à définir l’art à sa manière, non sans traiter de haut quiconque ose l’entendre autrement.
Quelle sera l’attitude du critique entre les différents groupes qui se disputent le public comme une proie ? S’effacera-t-il ? Se taira-t-il ? N’aura-t-il point d’avis sur la direction que tel ou tel écrivain essaie d’imprimer aux intelligences ? N’aura-t-il pas de conseil à donner aux jeunes qui cherchent et tâtonnent ? Trouvera-t-il également bonnes toute œuvre et toute doctrine ?
Le voulût-il, qu’il ne le pourrait pas. Je sais bien que par horreur du pédantisme, par crainte des règles tyranniques et conventionnelles, beaucoup de critiques de nos jours ont affecté de n’avoir aucune idée générale. Je sais qu’avec une modestie apparente et une prudence réelle ils se refusent à rattacher leurs jugements à des principes quelconques. L’un se piquera de nous donner, sans plus, son impression du jour ou du moment, quitte à se contredire le lendemain, si tel est son bon plaisir. L’autre se fera de parti pris le greffier de l’opinion publique ; il jugera du mérite d’un livre par le nombre d’éditions qu’il a obtenues, de la valeur d’une pièce par les recettes qu’elle a fait encaisser. Mais regardez-y de près. Leur effacement voulu n’est qu’un trompe-l’œil. Chacun d’eux a bel et bien sa conception de l’art et de la vie. Considérez celui qui se borne à déclarer qu’une chose lui plaît ou lui déplaît ; il a beau taire et peut-être ignorer le pourquoi de son sentiment ; soyez sûrs qu’il en a un ou plusieurs. Par nonchalance, par crainte de prêter le flanc aux attaques, il a pu s’épargner la peine de coordonner les principes secrets auxquels il obéit ; mais rien de plus facile pour un lecteur attentif que de les découvrir ; il suffit d’examiner les jugements qu’il rend pour surprendre très vite les considérants tacites qui les motivent. Quant au critique anodin, qui réduit trop humblement son rôle à contresigner les arrêts de la foule, s’imagine-t-il que les applaudissements ou les sifflets du public n’aient point de cause ? Ignore-t-il que tous ces anonymes qui composent la foule cèdent à un ensemble de mobiles très complexes, préjugés, conventions, habitudes d’esprit, et qu’ils ont ainsi leur rhétorique et leur poétique, vagues, obscures, instinctives, rudimentaires tant qu’on voudra, suffisantes pourtant pour leur permettre d’exprimer clairement leurs préférences. Il élude inutilement toute discussion de principes. Du moment qu’il adopte et prend à son compte les opinions populaires, on a le droit de réclamer qu’il en rende raison ; et dès lors nous voici ramenés et acculés à cette discussion inévitable.
Puisqu’on ne peut dire qu’une chose est belle ou laide, sans que cette simple affirmation contienne sous-entendue une théorie du beau, le plus franc et le plus sage pour un critique est, me semble-t-il, de se faire cette théorie aussi large et aussi solide que possible.
J’entends ici un chœur de récriminations : « Vous voulez donc ressusciter cette vieille critique qui ne reconnaissait qu’un type immuable de beauté, qui en donnait une définition arbitraire et rigide comme un dogme, qui dès lors, pour apprécier toute œuvre nouvelle, n’avait plus qu’à la comparer à cette unité de mesure ! Allons ! refaisons un code officiel du beau, dont nous appliquerons aveuglément les articles. Comme ce sera commode et rapide ! »
Eh non ! je déteste autant que personne cette critique impérieuse et intolérante qui prétend emprisonner la littérature dans une forme toujours la même. Mais je ne me crois pas obligé pour cela de sauter à l’extrême opposé. Entre le despotisme et l’anarchie, entre une doctrine étroite et l’absence de toute doctrine, il y a des degrés.
Je voudrais seulement que mon critique se fût fait une philosophie de l’art à son usage et qu’il avouât bravement ses principes, si bien qu’en se prononçant sur la valeur d’un homme ou d’un écrit il laissât toujours aux lecteurs, non pas le droit platonique, mais la facilité de contrôler, combattre, amender son appréciation personnelle.
Je voudrais qu’il eût ses idées arrêtées sur les principaux problèmes de l’esthétique aussi bien que sur les rapports de la littérature et de la morale.
Je voudrais qu’il eût assez réfléchi sur les conditions où naît une œuvre de haute valeur pour qu’il pût être de bon conseil et dire, par exemple, à un novice : « Prenez garde ! Tel genre littéraire ne peut guère fleurir dans l’époque actuelle. Tel sujet ne convient pas à votre tempérament. Tels procédés de style sont en contradiction avec le but que vous visez. »
Je voudrais qu’il eût assez approfondi les causes qui produisent les changements du goût littéraire, pour qu’il sût pressentir aujourd’hui ce qui plaira demain et qu’il osât dire aux indécis : « Telle école a fait son temps. Le public sent le besoin d’autre chose. Engagez-vous dans cette voie nouvelle. Le succès vous y attend. »
Je voudrais qu’il fût assez historien-philosophe pour qu’en intervenant dans le présent au nom du passé il pût donner à ses paroles, non plus le faible poids d’une opinion personnelle, mais l’autorité d’une vérité scientifiquement établie sur les faits positifs et sur les lois naturelles de l’esprit humain.
Je voudrais… Je voudrais encore bien des choses ; mais la liste de mes exigences est déjà trop longue ; trop longue aussi cette causerie-préface. Que voulez-vous ? je n’ai pas eu le temps de la faire plus courte. Un indiscret me demandera peut-être quel est celui des critiques étudiés par moi qui me paraît se rapprocher le plus du critique idéal dont je viens d’esquisser le portrait. Je lui répondrai : « Lisez et voyez vous-même. » Je n’ajouterai qu’un mot. Les Anglais appellent un homme de talent : « a man of many parts. » Cela pourrait s’interpréter ainsi : un homme en qui se rencontrent une grande partie des facultés qui formeraient une intelligence complète. On retrouvera sans nul doute réparties entre les critiques dont j’ai parlé la plupart des qualités maîtresses qui constitueraient, selon moi, le critique parfait.
Georges Renard.
Jules Lemaître
Au mois de janvier 1885, paraissait dans la Revue bleue un article littéraire qui fit tapage. M. Renan, qui en était le sujet et la victime, y était si bien analysé, photographié, disséqué, si gaillardement glorifié et turlupiné, égratigné et caressé, que ce fut pour les gourmets de littérature un régal inattendu, relevé, comme il convient, d’une pointe de scandale. L’article était signé Jules Lemaître. Mais qui connaissait Jules Lemaître ? Des gens de goût (pas beaucoup ; est-ce qu’il y en a jamais beaucoup ?) avaient pu remarquer ce nom au bas de quelques articles parus à la même place ; des critiques croyaient bien l’avoir vu sur deux petits volumes de vers et sur une étude du théâtre au xviiie siècle ; les mieux renseignés vous apprenaient que celui qui portait ce nom encore obscur était un ancien élève de l’École normale, actuellement professeur à la Faculté d’Aix. C’était tout et c’était peu. Mais l’attention publique était éveillée par ce coup de pistolet et elle n’eut pas le temps de se rendormir. Il se trouva que le pistolet du nouveau venu était un revolver ; les coups se succédèrent avec une rapidité qui n’épuisait pas les munitions du tireur. Ce fut chose avérée qu’un critique venait de se révéler. Le professeur jeta bientôt la toge aux orties ; le critique fut chargé du feuilleton du lundi au Journal des Débats. Depuis lors, tout Paris est habitué à voir aux premières sa taille légèrement voûtée, son regard aigu, son sourire narquois, son visage fin et maigre qui rappelle le masque de maître François Rabelais et en même temps (ô ironie de la destinée !) celui de M. Georges Ohnet. Depuis lors aussi, il a publié deux volumes d’impressions de théâtre et plusieurs séries de portraits contemporains, parmi lesquels manque malheureusement une figure, la sienne. Pourquoi les peintres à la plume n’ont-ils pas le privilège des rois de la palette qui ont rempli les musées de leurs portraits peints par eux-mêmes ? Mais enfin un écrivain se met nécessairement dans ce qu’il écrit. Vous connaissez ces dessins, amusettes à badauds, où une figure quelconque est cachée dans l’enchevêtrement des lignes. Cherchez le chasseur, ou le garde champêtre, ou le lièvre, dit la légende. Ainsi nous allons faire : chercher dans l’œuvre du critique la figure même du critique.
I.
Seulement un scrupule m’arrête tout d’abord. M. Jules Lemaître est-il un critique ? La question serait impertinente, si c’était moi qui la posais ; mais c’est lui qui la pose et y répond. « Hélas ! dit-il, je suis si peu un critique que, lorsqu’un écrivain me prend, je suis vraiment à lui tout entier, et, comme un autre me prendra peut-être tout autant et au point d’effacer presque en moi les impressions antérieures, comme d’ailleurs ces diverses impressions ne sont jamais de même sorte, je ne saurais les comparer ni assurer que celle-ci est supérieure à celle-là1. »
Et puis, c’est si peu de chose qu’un critique ! Ne
savez-vous pas que tout est vanité, comme dit M. Renan après quelques autres, et que de toutes les vaines occupations des hommes, la plus vaine est celle de critiquer les ouvrages d’autrui ? Je pense à ce prédicateur de la Fronde qui commençait son sermon par ces paroles mémorables : « Foin du pape, foin du roi, foin de la reine, foin de M. le cardinal, foin de vous, mes frères, foin de moi. Omnis caro fœnum. »
Mais, puisque nous en sommes aux citations bibliques, M. Lemaître connaît le verset de l’Évangile : « Celui qui s’abaisse sera relevé »
, et en dépit ou, si vous aimez mieux, à cause de son humilité très chrétienne, nous le tirerons de cet abaissement volontaire ; nous lui dirons, ce qu’il sait d’ailleurs mieux que nous, qu’un critique peut être quelque chose, parfois même quelqu’un, et que lui passe généralement pour être un critique et des meilleurs.
Il est vrai qu’il l’est à sa manière, qui n’est
pas celle de tout le monde. Si vous vous enquérez de ses principes, il n’en avoue qu’un seul, qui consiste à n’en reconnaître aucun. Fi des doctrines, des lois de l’art ou de l’esprit humain ! Tout cela, convention pure ! Constituer jamais une critique scientifique, illusion, chimère, utopie ! Sur ce point M. Lemaître est d’un scepticisme absolu et je dirais presque dogmatique. Il l’étend sans hésiter à l’explication du passé. L’histoire est « une fable convenue »
, comme disait Fontenelle ; toute philosophie de l’art n’est qu’une architecture arbitraire, un jeu de patience où l’on est toujours sur de réussir avec un peu d’adresse : car l’esprit met dans les faits l’ordre et l’enchaînement que la nature a négligé d’y mettre2. Donc à bas les théories et vive l’anarchie ! « On juge bon ce que l’on aime, voilà tout !… La critique ne va jamais qu’à
définir l’impression que fait sur nous à un moment donné telle œuvre d’art où l’écrivain a lui-même noté l’impression qu’il recevait du monde à une certaine heure. »
Impression ! Ce mot révélateur revient à chaque instant sous sa plume, impressions de théâtre, tel est le titre sous lequel il a recueilli ses feuilletons dramatiques. C’est un critique impressionniste. Et il l’est avec une outrance, une intransigeance inexorables. Il entend si bien vous donner telle quelle son impression fugitive qu’il ne veut pas que son jugement d’aujourd’hui engage son opinion de demain. Que dis-je ! Il prétend, s’il lui plaît, changer d’avis d’une heure à l’autre. Ce n’est pas encore assez dire. Il réclame le privilège d’avoir des opinions contraires, non plus successives, mais simultanées. Au cours d’un même article il aime à se contredire, à se réfuter, à plaider le pour et le contre. A-t-il émis une idée ? vite il appelle à la rescousse quelque homme
de paille chargé de soutenir l’idée opposée : ce sera, suivant les cas, M. Homais ou le signor Pococurante. Il vient d’énumérer les avantages de l’érudition : il va symétriquement en aligner les désavantages. S’il vous conte le bonheur d’être prince, soyez certain qu’il vous donnera comme pendant le malheur d’être prince3.
M. Lemaître joue ainsi avec le lecteur comme avec une balle qu’il renvoie sans merci d’un côté à l’autre ; et quand il l’a bien ballotté, troublé, amené à ne savoir que penser, quel adieu croyez-vous qu’il laisse au pauvre homme ? C’est tantôt un point d’interrogation, tantôt l’aveu qu’il a lui-même les idées brouillées. Ou bien c’est une pirouette avec un salut ironique qui peut se traduire ainsi :
Devine, si tu peux, et choisis, si tu l’oses.
Ou encore c’est le conseil, plus facile à
donner qu’à suivre, de dire à la fois blanc et noir. « Si ces explications vous semblent contradictoires, vous êtes libre de choisir entre elles ; ou, si vous êtes philosophe, vous les prendrez toutes à la fois, précisément parce qu’elles sont contradictoires. Enfin, si cela vous va mieux, vous pourrez dire qu’il n’y avait rien à expliquer4. »
On ne saurait se moquer du monde avec une plus charmante désinvolture.
Rien de plus logique que cette absence de conclusion, quand on professe que de toutes les choses sûres la plus sûre est de douter. Vous me direz qu’il arrive pourtant à M. Lemaître de conclure, et même de façon assez vive. Demandez plutôt à M. Georges Ohnet ou à M. Anatole France comment le critique sait asséner le blâme ou distiller l’éloge. Eh bien ! c’est que le jour où il a parlé d’eux il a éprouvé
une impression nette et simple, c’est qu’il n’a point vu ou voulu voir deux faces à la vérité ; c’est que par hasard ou par oubli, par agacement ou par sympathie, il n’a plus songé à son éternel Que sais-je ? En un endroit même5, où il discute avec M. Brunetière, il devient, par contagion sans doute, à demi doctrinaire et il lui fait cette concession énorme : « Il y a des règles nécessaires dont la violation empêche une œuvre de valoir tout son prix. »
Des règles nécessaires ! Est-ce bien un sceptique qui parle ainsi ? Ne lui reprochez pourtant pas d’être par là infidèle à sa théorie. L’inconséquence est un droit et presque un devoir pour lui. Le sceptique qui se contredit, qui trahit son système et la logique, fournit un nouvel argument à l’appui du scepticisme. Il devient une preuve ◀vivante▶ de l’incertitude universelle, du peu de sûreté
de la raison humaine. M. Lemaître peut donc, quand il le veut, aboutir à un jugement précis : mais, le plus souvent, il semble prendre à tache de laisser flotter sa conclusion, quand il consent à en donner une. Il tient si peu à ce qu’il avance ! Il dit d’un ton si nonchalant : « Vous pensez bien que je vous donne cette explication pour ce qu’elle vaut ! »
Il écrit avec une impudeur si sereine et si désarmante : « Que puis-je faire aujourd’hui ? Dire le contraire ? Je ne le pense pas encore6 ! »
Comment se dérober plus prestement en ayant l’air de se livrer ? Un adversaire ne saurait où le prendre. Il apparaît comme un être ondoyant, glissant, insaisissable, pareil aux ombres telles que les anciens se les représentaient : on pouvait les voir, les entendre, mais non pas les toucher.
M. Lemaître ne fut pas toujours un
critique aussi fugace. Si l’on relit ses premiers articles sur le néo-hellénisme, sur M. Sully Prudhomme, on s’aperçoit vite qu’en ce temps-là il avait des convictions, littéraires tout au moins, qu’il ne se piquait pas d’être si détaché de ses idées. Il discutait avec sérieux, presque avec gravité ; il n’osait pas encore se moquer du public et de lui-même avec cette candide effronterie. Que s’est-il donc passé depuis ses débuts ? D’abord, il s’est fixé à Paris où il a voulu prendre et où il a pris l’accent du pays. Or savez-vous ce qu’est l’accent parisien ? « Une certaine tournure dégagée et un peu frivole, l’habitude de la raillerie, un esprit d’ironie, de tolérance et de détachement aimable7. »
La définition est de M. Lemaître, et c’est à croire qu’il l’a écrite en se regardant au miroir, tant il s’est rapproché d’un modèle qui l’a évidemment séduit. Puis le
professeur s’est fait journaliste, et Dieu ou le diable sait avec quel entrain il a fait voler sa toque par-dessus les moulins de Montmartre. Émancipé de l’enseignement, il a fui de toutes ses forces le ton dogmatique et il a couru à l’extrême opposé avec une ardeur qui rappelle malgré lui cet affranchissement de fraîche date. Devenu ensuite aux Débats le successeur de M. J.-J. Weiss, on dirait qu’il a voulu entrer à la fois dans la place et dans les pantoufles de l’absent. Il lui a emprunté son sans-gêne, son allure cavalière et capricieuse, son amour du paradoxe, sa fantaisie brillante. Enfin et surtout il s’est laissé ensorceler par une sirène à la voix enchanteresse et aux grâces enlaçantes (honni soit qui mal y pense !) : je veux parler de M. Renan. Chose bizarre ! M. Lemaître a commencé sa réputation en médisant agréablement de ce grand prêtre laïque du dilettantisme. Mais que M. Renan s’est bien vengé ! À peine a-t-il daigné
répondre à son critique ; il a fait mieux ; il l’a conquis, absorbé, renanisé. Les mauvaises langues résument la philosophie de cet exquis assembleur de contradictions dans ces quelques mots où respire toute son ironie souriante : « Oui, Monsieur, vous avez raison ; je ne suis pas de votre avis, mais vous avez raison. » N’est-ce pas à peu près ce que M. Lemaître dit souvent aux auteurs qu’il juge ? N’est-ce pas ce qu’il pourrait se dire à lui-même, à supposer qu’il s’appelle Monsieur quand il s’adresse la parole ?
Faut-il donner notre avis sur cette façon de concevoir la critique ? Quel beau parallèle je placerais ici, si j’étais M. Jules Lemaître ! Comme j’aimerais à mettre en regard les mérites et les défauts de cette méthode, ou, si vous préférez, de cette absence de méthode !
Je dirais d’une part : « Sentez-vous comme elle est commode et d’une adorable simplicité ? Un critique, qui a des idées arrêtées, est lié par son passé. Il est obligé d’être d’accord avec lui-même. Le critique impressionniste est libre comme l’air et il peut sans péril jeter sur le papier tout ce qui lui passe par la tête. Il est installé dans son scepticisme comme dans un fort inexpugnable. Surgit-il quelque œuvre nouvelle, sur laquelle l’opinion se partage ? Tout autre serait embarrassé. Lui, il ne se prononce pas. Il dit comme son maître Montaigne : Peut-être oui, peut-être non. Chef-d’œuvre, à moins que ce ne soit une niaiserie. Il ménage tout le monde et sa réputation. A-t-il hasardé quelque jugement imprudent ? Eh bien ! il en sera quitte pour se déjuger. Il a condamné telle pièce la semaine dernière, il l’approuve aujourd’hui. C’est que son impression a changé ; voilà tout. Félicitez-le de sa sincérité et n’essayez pas de discuter avec lui. Pour motiver ses arrêts, il n’a besoin que d’un mot : « Moi, dis-je, et c’est assez. » Vous pouvez, si vous y tenez, opposer votre impression à la sienne : mais entre son moi et le vôtre, ni décision ni conciliation possibles, puisque vous n’avez pas de principes communs. C’est le cas de répéter l’adage fameux : « Des goûts et des couleurs on ne dispute pas. »
Je dirais d’autre part : « Oui, mais il y a de par le monde des grincheux qui n’aiment pas cette critique en partie double ; qui lui reprochent d’être sans franchise et partant sans autorité ; qui prétendent que dans les choses de l’esprit netteté est la moitié d’honnêteté ; qui osent dire : De deux choses l’une ; ou le critique sait ce qu’il pense, et alors pourquoi ne le dit-il pas ? ou le critique ne sait que penser, et alors pourquoi ne se tait-il pas ? Croiriez-vous que certaines natures grossières ne sentent pas le charme de l’ironie perpétuelle, du jugement qui reste en suspens, de la pensée qui se masque, de la phrase qui affirme et nie ? »
Après quoi je conclurais : « Si vous me demandez qui a raison du Philinte qui loue ou de l’Alceste qui blâme cette façon de procéder, je vous répondrai : Ni l’un ni l’autre, ou tous les deux, comme il vous plaira. »
Mais je ne suis pas M. J. Lemaître, malheureusement pour le lecteur et pour moi. Je ne puis qu’esquisser un développement qui sous sa plume aurait été brillant. Quant à discuter pour mon compte cette méthode, je le ferais volontiers, n’était un souvenir qui me gêne.
Un jour, il y a longtemps, je discutais avec un camarade qui allait bientôt entrer dans une vie nouvelle. La discussion roulait sur la philosophie, la politique, la littérature, que sais-je encore ? Nous étions fort échauffés, quand tout à coup mon adversaire s’interrompit ; puis, à mon grand étonnement (j’étais jeune alors), il me dit du ton le plus calme : « Au fait, je ne sais pourquoi je discute. J’aurai d’autres opinions dans trois semaines. »
II.
J’ai tâché de mettre en relief le trait le plus saillant de M. J. Lemaître : je voudrais maintenant tourner autour de lui pour mieux le définir. Je voudrais être très indiscret et l’interroger sur les grands problèmes de la vie, lui demander tour à tour ses idées religieuses, politiques et morales, pour finir par ses idées littéraires. Vous penserez que je pourrais commencer par la fin et m’en tenir là. Est-il besoin de soumettre un critique à une pareille inquisition pour le bien apprécier ? J’en suis persuadé. Imaginez-vous qu’un bon catholique puisse juger Voltaire comme un incroyant ? Supposez-vous que les Châtiments de Victor Hugo inspirent les mêmes sentiments à un bonapartiste qu’à un républicain ? Je commence donc mon enquête, en priant M. Lemaître de me pardonner cette invasion nécessaire dans les mystères de sa conscience.
Il est sceptique, nous le savons, et il veut le paraître encore plus qu’il ne l’est. On ne saurait guère être en même temps un chrétien très fervent, et je crois bien en effet qu’il a des croyances plus que chancelantes. Je ne serais pas étonné de l’entendre répéter après Musset :
Vous me demanderez si je suis catholique ?Oui, j’aime fort aussi les dieux Lath et Nésu.
Mais hâtons-nous de dire que s’il est loin d’être un croyant, il est plus loin encore d’être un incrédule militant, ce qu’il appelle un anti-déiste des Batignolles. Disons mieux. M. Lemaître, comme M. Renan, est un dilettante religieux. Il parle du prêtre avec une sympathie tendre. Il estime que c’est un grand
avantage pour un homme d’avoir passé son enfance dans une école ecclésiastique ; il est convaincu qu’on en garde l’âme plus douce et l’esprit plus équitable8. Je le soupçonnerais volontiers d’avoir lui-même fait une partie de son éducation dans une maison de ce genre ; je crois en voir la marque dans l’onction de son impiété, dans la complaisance avec laquelle il parle du « péché et des souillures de la chair »
en style de confesseur, dans les ressouvenirs théologiques qui se glissent sous sa plume aux moments les plus imprévus9. Qui s’attendrait à rencontrer l’apôtre saint Paul dans une tirade sur la voluptueuse Taïti, ou bien la Bible à l’Éden-Théâtre, qui, malgré son nom, n’est point le séjour de l’innocence ? Il découvre pourtant là certaine ballerine qui lui semble un ange du Paradis
et le fait penser au roi David dansant devant l’arche. La théologie, qu’il mène en si singulière compagnie, s’aventure avec lui dans bien d’autres endroits où elle pourrait passer pour dépaysée. La voici au Cirque : il s’agit d’une acrobate qui marche au plafond et semble se mouvoir en l’air sans aucun effort : « C’est déjà presque, dira-t-il, le corps glorieux dont parlent les théologiens. »
Et les théologiens ne s’en tiennent pas à cette unique et bizarre apparition ; ce sont encore eux qui viennent aider l’auteur à définir une variété de la sensualité et, pour se montrer encore plus hommes d’église, ils parlent latin cette fois. « C’est, nous dit-il, la delectatio morosa des théologiens. »
En cherchant bien, je retrouverais peut-être aussi l’ancien élève de séminaire dans certaines habitudes d’esprit, dans le goût des demi-mots et des réticences, dans l’art d’embrouiller la vérité à force de discussions subtiles. Il semble que pour être bon
renaniste (et c’est un titre que M. Lemaître se flatte de mériter) il faille, comme M. Renan lui-même, avoir pénétré et vécu tout près du sanctuaire. « Si le choix m’en avait été laissé, écrit M. J. Lemaître, j’aurais choisi d’abord d’être un grand saint10. »
J’ignore s’il est en train de réaliser son idéal et je ne vois pas bien quel saint il pourrait faire, à moins que ce ne soit un nouveau saint Thomas. Mais cet amour platonique pour la sainteté n’est-il point significatif ?
M. Lemaître, en veine de souhaits et d’aveux, nous confesse encore qu’il aurait aimé à être un grand politique, un Napoléon par exemple. N’allez pas en conclure, je vous prie, qu’il aimerait à en voir revenir un. Je sais bien qu’il considère le second Empire « comme une époque fort insouciante par malheur, mais aussi comme l’une des plus
tranquilles, des plus gaies, des plus amusantes et des plus brillantes de notre histoire »
, et je constate que cette appréciation n’est pas d’un farouche républicain ; je ne sais pas cependant ce qu’il pense de nos différents partis et de nos innombrables ministères, et je serais tenté de croire que ces sujets de méditation le préoccupent assez peu. — Quelqu’un me souffle à l’oreille : Avez-vous remarqué ? Ceux qui n’ont point d’opinions politiques ont toujours des opinions réactionnaires. — C’est possible : mais il ne faut faire à personne de procès de tendance et je me contenterai de dire qu’en bon sceptique, M. Lemaître semble avoir une foi médiocre dans les progrès de l’humanité ; qu’en bon renaniste, il n’aime guère la démocratie ; qu’en bon rédacteur des Débats il professe vaguement une sage modération. Et pourtant, sous l’influence de Tolstoï, ce sceptique retrouve un reste d’espérance, cet indifférent
se sent pris de pitié devant les misères de la foule ignorante. Il veut croire que l’univers existe, pour que la justice y règne un jour, et il écrit : « Nous avons besoin que l’univers ait un sens et qu’il ait celui-là11. »
On voit qu’à l’occasion le critique ne manque pas d’élévation morale. Mais, s’il monte jusqu’à ces hautes régions, il n’y habite pas. L’austérité n’est point son fait. Philinte est son homme plus qu’Alceste. Disciple de Montaigne, il ne saurait avoir l’héroïque âpreté d’un stoïcien ; il incline bien plutôt vers l’accommodante mollesse d’un épicurien. Il est d’humeur tolérante et débonnaire. Il a des trésors d’indulgence pour les faiblesses humaines et, comme il se soucie plus d’art que de morale, s’il lui arrive de se mettre en colère, ce sera contre un livre mal fait et non point contre un écrivain
artistement corrupteur. Il semble même (est-ce goût naturel ? est-ce désir de paraître un vrai Parisien ?) que M. Lemaître respire avec un plaisir « délicieusement pervers »
le parfum capiteux des fleurs du mal, j’entends quand ces fleurs sont rares, étranges de forme, ou riches de couleur comme une collection d’orchidées.
Vous vous doutez bien que les fleurs qui l’attirent et le grisent sont les femmes plus encore que les livres ? Être don Juan ! Quel rêve ! C’est aussi l’un de ceux qui ont hanté la cervelle de M. Lemaître, et quoi qu’il en dise, je ne puis me défendre de penser qu’il aurait mieux aimé être ce briseur de cœurs qu’un grand saint ou un grand capitaine. J’ignore s’il a eu la joie de mettre sur la liste de ses conquêtes mille et trois noms ; mais je sais du moins qu’il se plaît à papillonner sur les livres qui parlent d’amour. Il philosophe volontiers avec les docteurs ès voluptés. Il se hasarde de gaîté de cœur dans les sujets les plus scabreux et l’on sent qu’il y a dans le péril et les sujets mêmes quelque chose qui l’affriole et le chatouille. Ses articles sur l’Abbesse de Jouarre et M. Catulle Mendès sont à la fois des chefs-d’œuvre d’adresse et des preuves de ce penchant pour un badinage égrillard et délicat. J’imagine qu’il a dû plus d’une fois faire trembler la pudeur des graves abonnés du Journal des Débats, et je ne jurerais pas qu’il s’est toujours borné à lui faire peur.
Ce n’est pourtant pas un amateur de franches gauloiseries, un petit-fils de Rabelais ; il fait plutôt l’effet d’un fin gourmet dont le palais exercé savoure avec art des mets compliqués, aux épices recherchées, à la savante cuisson. M. Lemaître, comme il l’a écrit d’un autre, donne l’idée d’un dilettante du xviiie
siècle, d’un contemporain de Crébillon fils, fin connaisseur en faiblesses, roueries et
grâces féminines. Il est si bien l’ami des femmes que, lorsqu’il les rencontre en faute (j’entends dans l’histoire ou dans une œuvre littéraire), il prend toujours parti pour elles et les aime doublement pour leur faute même. Il préfère mille fois les Phèdre ou les Roxane, victimes de leur fureur amoureuse, aux héroïnes impeccables de Corneille ; parmi celles-ci il ne fait grâce qu’à Chimène, parce qu’elle lui paraît plus amante que fille, plus passionnée que vertueuse. Il lui plaît que Molière ait été ce que vous savez, et qu’il ait accepté ses malheurs de ménage avec une tranquille philosophie. Il défend Célimène contre Alceste et ses soupirants éconduits qu’il va jusqu’à traiter de faquins et de goujats. Il ne dit pas au mari de la femme adultère : Tue-la, mais : Plains-la. Il lui dirait presque : Console-la. En parlant de Mme Favart, qui fut enlevée par Maurice de Saxe et ne fut rendue à son légitime possesseur
qu’après la mort du maréchal, il imagine une scène d’une candeur ou d’une charité vraiment évangélique : « La pauvre petite femme, écrit-il, dut bien pleurer sur l’épaule de son mari. »
Mais c’est pénétrer assez avant dans les replis du cœur tendre et compatissant de M. J. Lemaître. Il est temps de chercher les goûts et les préférences de son esprit.
La tâche n’est point facile en apparence et même en réalité. « J’aime tout selon les heures »
, nous dit-il. Ne va-t-il pas jusqu’à se vanter quelque part d’avoir défendu M. Ohnet, son martyr ordinaire ? Comment tracer les limites entre lesquelles voltige la fantaisie ailée de ce don Juan littéraire ? Comment trouver dans ces amours multiples une logique, une harmonie secrètes ?
Une chose me rassure pourtant. Si changeant que soit un homme et un critique, si libre qu’il se soit fait de préjugés et de
doctrines, son esprit a toujours une pente naturelle qui l’entraîne vers tel ou tel genre de beauté. « C’est toujours soi qu’on aime, même dans ceux qu’on admire »
, disait Sainte-Beuve, et notre constitution intime, l’essence même de notre être, se trahit dans nos sympathies et nos répugnances involontaires. Bien plus ! quand un critique vous dit : Je n’ai aucune théorie, aucune règle autre que mon impression du moment, ne le croyez qu’à demi. Il se trompe ; il a encore des principes ; il peut les ignorer, se les cacher avec soin ; mais il les révèle en les appliquant. Il ne peut écrire : Ceci est beau, cela est laid, sans sous-entendre par là qu’il a en lui un certain idéal qui lui sert de mesure. Tout jugement implique l’existence d’un code qui, pour n’être pas formulé avec rigueur, n’en est pas moins consulté par le juge. Un arrêt littéraire, aussi bien que tout autre, repose sur des considérants qui le motivent ; il ne vaut même que
par là. L’expression d’une simple préférence est encore un acte de foi, inconscient, si l’on veut, dans une certaine conception de l’art et de la vie.
M. J. Lemaître a donc beau dire modestement : « Je vous donne mon opinion, non comme bonne, mais comme mienne. » Il a beau se figurer qu’il aborde une œuvre nouvelle sans parti pris, sans idée préconçue. Par cela seul qu’il juge quelquefois, qu’il admire ou raille certaines choses, qu’il a des prédilections et des antipathies marquées, on peut extraire de ses articles le pourquoi de ses sentiments, les causes qui les déterminent, autrement dit sa poétique et sa rhétorique. Et l’on peut arriver de la sorte, non seulement à le mieux connaître, mais à savoir sur quels points il faut se défier de ses jugements, les compléter ou les redresser, atténuer soit l’ardeur de certains enthousiasmes, soit la férocité de certaines critiques.
Je n’aurai pas la prétention de le classer d’un mot. Il n’est certes ni classique ni romantique, ni réaliste ni idéaliste, ni naturaliste ni symboliste. Il n’est rien de tout cela ou, ce qui revient au même, il est tout cela tour à tour. Il ne se laisse pas enrégimenter dans une école, ce dont je le félicite grandement, attendu qu’un critique exclusif n’est plus qu’un polémiste. Mais, s’il échappe ainsi à l’esprit de système, il n’échappe point aux lois de la nature humaine qui veulent qu’un homme, au lieu d’être une table rase, ait de naissance ou par éducation son caractère propre, ses qualités et ses défauts personnels, partant une prédisposition à aimer ou à haïr certaines choses.
Or, ou je me trompe fort, ou M. Lemaître aime par-dessus tout ce qui est fin, délicat, voire même subtil ; il ne hait point ce qui est spirituel, élégant, joli. C’est un féminin. Il est plus sensible à la grâce qu’à la force, à l’harmonie des nuances qu’à l’éclat des couleurs. Il préfère Racine à Corneille, Musset à Victor Hugo ; ne le prenez pourtant pas pour un de ces dégoûtés dont la bégueulerie recule devant ce qui est robuste, pour peu que ce soit en même temps grossier. Cet adorateur de Racine est un de ceux qui ont le mieux compris la puissance de M. Zola : mais peut-être le comprend-il plus qu’il ne l’aime.
Puis c’est un moderne et presque un moderniste. Il n’a point la superstition de l’antiquité, oh non ! Il a peiné M. Sarcey en osant trouver des longueurs dans Œdipe roi. Il avoue bien haut que les plus belles pages d’un ancien ne le prennent pas aux entrailles comme un bon livre d’aujourd’hui. Il fait une vraie déclaration d’amour à « cette littérature de la seconde moitié du xixe
siècle, si intelligente, si inquiète, si folle, si morose, si détraquée, si subtile »
. Il dit d’elle, comme Lucile Desmoulins de son bien-aimé Camille :
« Je vois ses défauts et je les aime. »
Ne lui opposez pas le grand siècle, cher à Nisard et à M. Brunetière. Bossuet lui fait faire la grimace. Parlez-lui de M. Renan, à la bonne heure ! Et ne le poussez pas : il sacrifierait sans hésiter Molière même à MM. Meilhac et Halévy. Non, non, ce n’est pas par hasard que ses études sont intitulées : les Contemporains. Il est de son temps avec passion. Un boulevardier dirait qu’il est dans le train. Ce qui est nouveau a si bien le don de l’enchanter qu’il étend sa sympathie aux nouveautés les plus étranges et les plus audacieuses de la jeune génération littéraire ; même quand il est choqué et effarouché par les poètes de l’école décadente ou du Théâtre-Libre, il ne se résigne pas à les décourager ; il s’efforce visiblement d’élargir son goût ou tout au moins sa tête, jusqu’à y faire entrer ce que ces derniers venus appellent la littérature de demain.
Et pourtant ce moderne fut nourri de la moelle de l’antiquité. C’est un normalien, un agrégé de l’Université, un mandarin, et, qu’il le veuille ou non, il y paraît. Ce n’est pas seulement parce qu’il sait au besoin chercher des points de comparaison à Rome ou en Grèce, citer Homère à propos de M. Zola ou Anacréon à propos d’une opérette : c’est aussi et surtout parce qu’il a gardé dans ce qu’il a d’essentiel le goût classique. S’il réclame de l’écrivain des sentiments rares, des idées neuves, un style à lui, il veut qu’ils soient exprimés dans la langue de tout le monde. Il a horreur du banal, du commun, du bourgeois, des phrases et des situations qui ont traîné partout (pauvre M. Soulary !). En vain se pique-t-il de raffoler de la littérature actuelle « jusque dans ses outrances et ses affectations »
. Le seul fait
qu’il sent et constate ces affectations et ces outrances démontrerait qu’il y a en lui une prédilection tenace pour la mesure et le naturel. Et vraiment il a grand’peine à goûter les cris de M. Richepin ou le lyrisme débordé de Victor Hugo. Il n’entend pas que l’image étouffe l’idée ; il entend encore moins que les mots forgés, la syntaxe bouleversée, les termes impropres assombrissent la clarté si vantée de notre langue. Il se penche avec curiosité sur les maladies littéraires de notre époque ; il les étudie même avec sympathie ; mais il n’en est pas atteint ; son intelligence demeure saine et amie de ce qui est sain. Il est séduit, quoi qu’il fasse, par la simplicité du plan, par la correction du dessin, par le développement régulier des idées, surtout par la netteté du trait. S’il admet l’indécision de la pensée, il réclame la précision du style. Il fait en un endroit un aveu d’autant plus curieux qu’il est involontaire : c’est quand
il démontre que M. de Maupassant est un classique et qu’il conclut en l’appelant « un écrivain à peu près irréprochable »
. Ailleurs il adopte une opinion chère à M. J.-J. Weiss et il écrit : « Je suis persuadé que, depuis quelque soixante ans, nous nous faisons une idée trop étroite de la poésie. »
Il croit que nous avons tort de ne plus la concevoir « en dehors du pittoresque de l’expression, ou des descriptions de la nature végétative, ou des sentiments violents ou mystérieux »
. Et il insinue que le xviie
siècle et même le xviiie
pourraient bien avoir été tout aussi poétiques, quoique autrement, que celui où nous vivons. C’est une réaction très nette en faveur de l’art sobre, élégant et délicat de nos pères. Quand je vous disais que M. Lemaître reste ou rentre, comme vous voudrez, dans le grand courant de la tradition française !
Ai-je réussi à démêler les principaux éléments de cet esprit si complexe ? Je voudrais le croire, mais je crains que les résultats de l’analyse à laquelle je le soumets ne paraissent faux d’un côté, précisément parce qu’ils seront justes d’un autre. La faute en est à moi sans doute : mais il se peut qu’elle ne soit pas toute à moi. En tout cas, il est encore un point capital que je ne saurais oublier. C’est que M. Lemaître, qui vaut beaucoup par les idées qu’il exprime, vaut plus encore par la forme qu’il leur donne. Le critique est en lui doublé d’un artiste, et c’est l’artiste que je voudrais maintenant définir.
III.
De temps à autre quelque jeune grand homme incompris éprouve le besoin de rappeler au monde que les critiques sont les eunuques ou les parasites de la littérature : c’est alors une grêle de railleries aussi neuves que justes sur ces frelons, qui mangent le miel et ne savent point le faire. Ainsi parlait déjà Alexandre Hardy, poète parisien, au temps du roi Louis XIII. Il faudrait pourtant convenir une bonne fois que la critique est un genre littéraire ; qu’à ce titre elle a sa beauté propre et ses difficultés spéciales ; qu’elle exige, non seulement une largeur d’esprit et une sagacité peu communes, mais encore un talent d’écrivain qui ne court point les rues. Ce n’est pas tout de rendre des arrêts ou d’opérer de fines analyses : il faut les faire lire, et cela sans avoir les ressources du romancier ou du poète dramatique. Ceux-ci excitent la curiosité du lecteur, pour se donner le mérite de la satisfaire ; ils le prennent par l’attrait puissant d’un récit ou d’une action ; ils l’entraînent ainsi sans grand’peine jusqu’à un dénouement qui leur a servi d’amorce. Mais le critique ? Il parle souvent de choses que le lecteur connaît ; il ne peut couper une scène ou un chapitre au moment le plus intéressant ; il est forcé d’analyser, de discuter, de classer, de définir, toutes choses éminemment grosses d’ennui. Aussi que de tours d’adresse pour éveiller et soutenir l’attention ! Que d’efforts d’invention pour prêter aux idées une tournure piquante ! Quelle perpétuelle création de procédés pour varier sa tâche uniforme ! Et que de choses je dirais encore pour rehausser le métier de critique, si je ne l’exerçais moi-même en ce moment ! En vérité, quand on songe qu’un feuilletoniste du lundi est condamné chaque semaine à remplir ses dix ou douze colonnes, dût-il écrire à vide sur quelque œuvre mort-née, on ne peut s’empêcher de trouver que ce galérien du feuilleton dépense au jour le jour plus d’art et d’imagination que bien des écrivains réputés pour leur verve inventive.
Ce n’est donc pas faire un mince éloge à M. Lemaître que de le reconnaître pour un artiste consommé en son genre.
J’admire avant tout sa souplesse infinie. Il ne se borne pas à critiquer les livres et les pièces de théâtre. Il se plie à toute espèce de sujets ; il saute sans effort d’un sermon du Père Monsabré à une chanson de café-concert, d’un cours du Collège de France à une soirée du Chat-Noir. Il philosophe aussi volontiers sur un poème de M. Leconte de Lisle que sur les jambes des danseuses de l’Éden. La vie littéraire est un domaine dans lequel il vagabonde en tous sens : il en recule même les frontières. Qu’est devenu le temps où Villemain s’excusait de faire à un roman, qui s’appelait la Nouvelle Héloïse, les honneurs d’une critique en règle ? Il est vrai que c’était en Sorbonne. M. Lemaître nous entretient sans scrupule des sauvages du Jardin d’acclimatation ou d’une dompteuse de puces de la foire de Neuilly. Sa virtuosité ne recule devant rien. Tout ce qui est spectacle relève de lui. C’est tout au plus si, une fois ou deux, il a l’air embarrassé de parler sans avoir rien à dire. Mais voyez-le aux prises avec une œuvre qui vaille la peine d’une étude sérieuse. Les idées lui viennent en foule ; les points de vue les plus variés se succèdent devant ses yeux et les rapprochements curieux se présentent, pour ainsi dire, d’eux-mêmes à son esprit qui vole en un instant du plus haut au plus bas du monde de la pensée.
Dirai-je pourtant que cet esprit me paraît plus agile qu’étendu ? N’attendez pas de lui des vues d’ensemble, une formule qui embrasse ou résume une époque ou une école, une tentative sérieuse pour déterminer la marche et la loi d’un mouvement littéraire. Les faits particuliers lui dérobent les faits généraux. Les arbres lui cachent la forêt. Il a essayé une fois d’expliquer à sa façon pourquoi la tragédie s’est éteinte en France, et il a découvert qu’elle est morte tout simplement faute de génies tragiques. Je doute que son explication satisfasse ceux qui ont le moindre sentiment de la liaison nécessaire des faits historiques. Il s’avise une autre fois de reprocher au pauvre Scarron de n’avoir pas le rire de Voltaire ou de Heine12. Autant lui reprocher de n’être pas né un siècle ou deux plus tard ! À coup sûr, M. Lemaître comprend mieux le présent que le passé. Il n’a toute sa valeur qu’en parlant des contemporains. Mais, dans ce domaine, qui est le sien, qu’il sait bien saisir le détail, camper en pleine lumière un individu ou une œuvre isolée, les tourner et les retourner sous toutes leurs faces !
Il emprunte rarement la méthode de M. Taine. Trouver la faculté maîtresse d’un homme ou le caractère dominant de ses
écrits, puis faire converger vers ce centre unique les qualités et les défauts, aboutir ainsi à une définition semblable à un tout organique où les différentes parties sont liées et subordonnées les unes aux autres, c’est un procédé qui doit lui sembler trop scientifique, c’est-à-dire trop sec et trop raide, incapable d’expliquer les inconséquences et l’ondoyante complexité de la vie. Il dédaigne ce qu’il appelle « la critique à fresque »
. Il ne s’y est guère exercé qu’une fois. C’est pour peindre M. Zola, qu’il nomme à cette occasion « un monstre puissant, simple et clair ». Il a du reste réussi dans cet essai de peinture à larges touches ; il a soutenu copieusement cette thèse intéressante que l’histoire naturelle et sociale des Rougon-Macquart est une épopée pessimiste de l’animalité humaine13.
Plus souvent, surtout à ses débuts, M. Lemaître a fait comme le professeur qui, pour être mieux suivi de ses auditeurs, ne craint pas d’accuser fortement les lignes de son plan et les points de repère de sa leçon. Marchant à pas comptés, grave et méthodique à ravir d’aise M. Brunetière, tantôt il analyse un sermon, paragraphe à paragraphe ; tantôt il numérote les principes de M. Sarcey et s’impose ainsi pour les discuter un ordre quasi géométrique.
Mais, d’ordinaire, il préfère une allure plus vive, plus libre, plus capricieuse ; il va, vient et revient ; il court de-ci et de-là, en zigzag, comme au hasard ; il s’arrête pour lancer un mot ; il s’écarte pour cueillir une fleurette ; il s’attarde à faire une gambade ou un saut périlleux ; ainsi faisant, il vous dérobe le but où il vous mène, et, quand on arrive au bout du voyage, on a cheminé par tant de jolis sentiers qu’on ne saurait dire par où l’on a passé. Aimez-vous mieux une autre
comparaison, celle qui assimile le critique au peintre ? M. Lemaître est de l’école de Sainte-Beuve ; il fait un portrait à petits coups de pinceau ; il hasarde un ton ou une ligne, se repent et se reprend, retouche un trait ou une nuance et arrive à la vérité par une série d’à peu près qui se complètent et se corrigent. Voulez-vous des exemples de cette approximation patiemment poursuivie ? Il s’applique à déterminer nettement la physionomie de M. de Maupassant et il dit : « C’est un Zola sobre et gai, un Flaubert facile et détendu, un Paul de Kock artiste et misanthrope. »
Il veut préciser l’impression que lui laissent les romans de M. Ohnet et, par un procédé semblable et contraire, il écrit : « C’est du Feuillet sans grâce ni délicatesse, du Cherbuliez sans esprit ni philosophie, du Theuriet sans poésie ni franchise. »
Dans le premier cas il a opéré une addition, dans le second une soustraction.
Quelquefois le peintre, à force de menues touches, arrive, je ne dis pas sans le savoir, à faire grimacer ses modèles. Transportez-vous au cours de M. Renan ; notez une à une les exclamations qui ponctuent son débit, les Comme ça et les Pour ça non, les boutades et les familiarités qui lui échappent ; puis supprimez les phrases qui relient, enchaînent et estompent tout cela ; vous faites aisément de ces fragments décousus un amalgame étrange et comique. Écoutez une conférence de M. Sarcey : reproduisez ses mots les plus « bon enfant », ses jugements les plus sans-gêne, ses élans de verve les plus bouffons ; laissez tout le reste de côté ; il est probable que vous ferez rire. Grâce à cette photographie grossissante, le portrait se déforme et se transforme en charge. Le procédé est sûr, mais un peu traître. M. Lemaître n’a pas toujours résisté à la tentation d’y recourir. Relisez son article sur Toute la Lyre de Victor Hugo, je veux dire son premier article, le second étant naturellement consacré à détruire l’effet du précédent14.
Un autre procédé qui lui est familier consiste à chercher de combien de façons différentes l’œuvre d’un auteur pourrait être refaite. L’une de ses plus spirituelles fantaisies est celle qu’il voulait intituler : « Des principales manières d’écrire des pensées sans en avoir. »
On ne saurait plus joliment pasticher et parodier les faiseurs de maximes. M. Lemaître use fréquemment de pareils stratagèmes pour intéresser à ce qu’il écrit. Il serait curieux de comparer sa manière comme critique dramatique à celle de M. Sarcey. Chacun connaît la simple et franche allure du vieux lundiste : il va droit son chemin, analyse avec une conscience infatigable la pièce qu’il a vue ou revue, puis, à la bonne
franquette, il dit rondement son avis sur l’œuvre et les interprètes. M. Lemaître y met plus de cérémonies. La pièce (quand il en parle) n’est pour lui bien souvent qu’un prétexte à causerie ; il s’échappe en dissertations subtiles sur un cas de morale, en discussions sur un dénouement qui ne le satisfait point, en plaidoyers pour et contre l’idée-mère du drame et de la comédie. Pour varier ses propres sensations et celles du lecteur, il pose de curieux problèmes : Que deviendraient la Claudie de George Sand et ses paysans idéalisés entre les mains de M. de Maupassant ? Comment Racine aurait-il compris et mis en œuvre la légende d’Hamlet, s’il l’avait connue ? Glissant sur cette pente, il refait Andromaque à la Corneille ; il refait des ballets à la mode de demain ; il refait à la Marivaux, à la Musset, à la Jules Lemaître la bluette qui a pour titre : Souvent homme varie. Peut-être laisse-t-il percer ainsi le poète, le conteur
et l’auteur dramatique en espérance qui sont en lui. Je crois plutôt qu’il voit là un ingénieux moyen de mieux jouir et de mieux faire jouir les autres de tout ce que peut suggérer une pièce.
Ai-je dit tous ses procédés ? Il s’en faut de beaucoup. Aussi bien, si je les avais énumérés tous, s’empresserait-il d’en inventer d’autres. Mieux vaut en oublier, surtout en parlant d’un dilettante qui excelle à ne cueillir que la fleur des choses.
Puis j’ai encore à parler de son talent d’écrivain et j’aurais tant de plaisir à en dire le bien que j’en pense. C’est que son style est si français, si alerte, si fringant ! Point de grands mots ni de périodes ronflantes. Il se moque de la rhétorique avec la compétence d’un homme qui l’a enseignée. Point même de ces phrases trop bien faites et savamment déroulées qui font dire aux bonnes gens en extase : Comme c’est filé ! Écrire comme on
parle (quand on parle bien), voilà l’idéal qu’il vise et qu’il atteint presque toujours. Pourquoi du reste me fatiguer à définir son style ? Son ami Montaigne l’a fait pour moi d’avance : « Le parler que j’ayme, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche ; non tant délicat et peigné comme véhément et brusque ; esloingné d’affection ; déréglé, décousu et hardy… »
N’est-ce pas cela ou peu s’en faut ? Je sais bien que dans ses premiers articles le style était encore d’une correction timide, d’une gravité professorale ; mais c’est merveille comme il s’est allégé, comme il a pris des ailes. Ô la confiance allègre que donne le succès ! Ô la limpidité aisée qu’impose la nécessité d’écrire vite ! Le professeur devenu journaliste a compris qu’il lui fallait avant tout la verve, le mouvement, la vie. Et il a laissé sa plume aller la bride sur le cou. Jusqu’à la construction des phrases qui s’en est ressentie ! Elles se sont, pour ainsi
dire, désarticulées. Adieu les transitions inutiles, les conjonctions pareilles à des jointures qui craquent ! Adieu tout le bagage qui les empêchait de courir et de prendre leur vol !
En même temps, le provincial devenu Parisien a risqué des mots qui n’appartiennent pas au langage académique. Montaigne, jaloux de rendre toute sa pensée, n’a-t-il pas écrit : « Que le gascon y arrive, si le français n’y peut aller ! »
Le gascon, c’est ici l’argot du boulevard, le jargon des ateliers. Et voilà comme le critique ne craint pas de répéter, après les railleurs, que Lamartine fait gnan gnan et Victor Hugo boum boum. Voilà comme il s’amuse à chercher une rime à Polyeucte et commet ces deux vers funambulesques :
Arrête un moment, je ne veux qu’teDire un mot, mon cher Polyeucte.
Le gamin, qui dort en chacun de nous, sauf peut-être en M. Brunetière, s’est éveillé et fait des siennes. Voile-toi la face, ô Muse du bon goût et de la solennité universitaires !
Arrière aussi ceux qui ne peuvent souffrir qu’on soit spirituel ! Vous souvient-il qu’il y a quelques années le mot d’ordre était parmi les jeunes : « Guerre à l’esprit ! » Un maître avait dit : « Que l’esprit soit anathème ! » et les disciples foudroyaient l’esprit du haut de leur génie futur. À ce compte, M. Lemaître aurait mérité plus que personne d’être excommunié. Oui, l’on ne saurait l’en défendre, il a de l’esprit, beaucoup d’esprit, et du plus fin et du plus malicieux. Je vous le souhaite pour ami plutôt que pour ennemi. Heureusement qu’il se pique d’être d’humeur douce et pacifique, sans quoi… Mais ne vous y fiez pas trop. Il en a cuit à ceux qui ont eu le tort de lui déplaire. L’éreintement d’un ouvrage ou d’un auteur est, vous le savez, un passe-temps des plus agréables pour celui qui s’y livre : c’est là jeu de critique, moyen de se délasser et de se faire la main. Or je crains que M. Lemaître n’ait sur la conscience au moins deux ou trois exécutions de ce genre. Je crains même qu’il ne les porte fort légèrement et qu’il ne soit enclin à allonger, en se jouant, de bons coups de griffe. Tout être est porté à se servir des armes qu’il a reçues de la nature et M. Lemaître, qui a quelque chose de félin, égratigne souvent sans en avoir l’air et presque sans penser à mal. Il est vrai qu’il se croit obligé après cela de faire patte de velours et même de finir par une caresse. Est-ce une revanche du cœur pris de compassion, ou bien une innocente rouerie pour que la dernière impression efface les autres ? Je ne sais, mais comptez combien de fois un article, où il a lardé un pauvre auteur de mots piquants, se termine par un gros éloge à l’adresse du patient.
Ce serait une misérable chose que l’esprit s’il ne servait qu’à être méchant avec adresse.
Mais à quoi ne sert-il pas ? Faut-il laisser entendre une vérité qu’on ne peut pas dire crûment ? Voyez comment le sage oriental Valmiki vient au secours du critique pour expliquer le cas de M. Renan détaillant sur le tard les amours de l’Abbesse de Jouarre. Faut-il marquer un écrivain d’un mot drôle et qui reste ? C’est Ponsard défini « Corneille garde national »
; c’est le Richepin des Blasphèmes, l’horrifique tombeur de dieux, qualifié d’« Arpin de l’athéisme »
. Il faut quelque imagination pour trouver de cet esprit-là. Rappellerai-je tant de pages délicatement ironiques qu’on lit, comme elles ont été écrites, avec un demi-sourire au coin des lèvres ? Mais pourquoi faut-il qu’entre assez et trop la limite ressemble toujours au pont qui mène au paradis des musulmans et qui est plus mince qu’un cheveu, plus étroit que le fil d’un rasoir ? Pourquoi ne peut-on avoir beaucoup d’esprit sans vouloir en montrer plus
encore qu’on n’en a ? M. Lemaître a-t-il souvenance qu’il était jadis légèrement scandalisé « des admirations paradoxales et des rapprochements imprévus »
de son prédécesseur, M. J.-J. Weiss ? qu’il y voyait « un défi à la sécurité des bonnes gens »
? Eh mais ! ce n’est pas M. J.-J. Weiss qui a découvert derrière les bouffonneries de la Belle Hélène
« un fond rigoriste et chrétien »
. Ce n’est pas lui qui voit dans cette opérette fameuse « une œuvre d’inspiration austère, une protestation contre le naturalisme hellénique »
. Non, c’est bien M. Jules Lemaître, et c’est bien lui aussi qui sent « des impressions darwinistes se dégager de cette œuvre éminemment chrétienne »
qui est la Phèdre de Racine. — Ironie encore ! Ironie toujours ! me crie-t-on. Vous ne voyez donc pas que le critique s’amuse ! — Je m’en doutais ; c’est égal, ce n’est pas la peine d’avoir l’esprit si fin pour se complaire à des paradoxes si gros.
Ces fantaisies du critique ne me rendront pas ingrat envers lui, ne m’empêcheront pas de rendre justice à tant de qualités et de défauts aimables. Ne possède-t-il pas en effet la clef d’or qui ouvre les cœurs ? Il a la grâce, il a le charme, ce don indéfinissable qui permettrait presque de se passer des autres. Souhaitons qu’il nous donne encore longtemps le régal de cette prose claire et piquante, légère et savoureuse, pareille aux vins de la Touraine, s’il existe encore des vins en Touraine.
IV.
Et maintenant, pour finir, laissez-moi vous conter une histoire.
Du temps qu’il y avait des dieux, quelques philosophes, irrévérencieux comme des philosophes, se permettaient un jour de critiquer le monde. « Par Hercule, disait l’un, il faut avouer que Neptune n’a pas été très habile, quand d’un coup de son trident il a créé le cheval. Moi qui vous parle, si j’avais été le dieu de la mer, je n’aurais pas exclu le pauvre animal de mon empire. J’aurais voulu lui donner au moins des nageoires. » — « Comprenez-vous, reprenait un autre, que le cygne soit réduit à faire si piteuse mine, quand il s’aventure sur le sol ? Que n’a-t-il les jambes agiles du cerf ? Il serait chez lui sur terre comme dans l’air et dans l’eau. » Et c’était à qui rirait de ces êtres manqués, à qui décréterait quelque réforme.
Jupiter les entendit et ne se fâcha pas ; il était, par hasard, de bonne humeur. En ce temps-là, il n’y avait pas loin du ciel à la terre ; il descendit parmi les mortels et dit à nos philosophes : « C’est fort bien à vous de refaire mon œuvre et je veux vous aider. Je vais donner la vie aux conceptions de votre esprit. »
On vit aussitôt le cygne perché sur quatre grandes pattes minces comme des échasses ; il essaya de nager, mais au bout de cinq minutes, il n’en pouvait plus. Le cheval fut muni de magnifiques nageoires ; mais ses poumons ne lui permettaient pas de respirer dans l’eau ; cet appendice inutile ne fit que l’enlaidir. Les philosophes imaginèrent mille perfectionnements du même genre : ils prêtèrent des ailes au serpent, qui ne put pas les faire mouvoir ; ils dotèrent le lion d’une peau épaisse comme celle de l’éléphant ; elle le rendit incapable de bondir sur sa proie. C’était Jupiter qui riait à son tour. Les collaborateurs de rencontre commençaient à soupçonner qu’il y a des qualités qui s’excluent ; ils ne se plaignirent pas, quand le dieu replongea dans le néant tous ces monstres non viables. On dit même qu’ils le remercièrent et se promirent d’être à l’avenir moins prompts à corriger la nature.
Je ne veux pas faire comme ces philosophes. Je ne veux pas être de ceux qui reprochent à Voltaire de n’avoir pas eu l’éloquence de Bossuet ou à Michel-Ange la grâce de Raphaël.
Je ne demanderai pas à M. J. Lemaître d’avoir la logique serrée, la profondeur philosophique, les vastes généralisations ou la puissance d’analyse d’un Taine ou d’un Bourget. Il ne pourrait gagner d’un côté sans perdre d’un autre. Il me suffit qu’il soit lui-même, c’est-à-dire un causeur très délié et très séduisant, un critique très fin et très suggestif qui me fait penser à un Sainte-Beuve moins savant et moins pénétrant, mais plus familier et plus vif, à un J.-J. Weiss moins aventureux et plus solide, à un Renan plus frivole et plus moderne.
Ferdinand Brunetière
J’ai pour ami un jeune étranger abonné à la Revue des Deux Mondes. Il entre hier chez moi : « Connaissez-vous personnellement M. Brunetière, le critique ? me dit-il. — Je n’ai pas cet honneur. — C’est que j’ai fait un pari. J’ai gagé qu’il a de soixante à quatre-vingts ans. — Et vos raisons de supposer cela ? — J’en ai mille. Rappelez-vous votre Horace : “Le vieillard a peur de l’avenir ; il est d’humeur difficile et chagrine ; il vante le bon vieux temps où il était enfant, il aime à gronder et à censurer la jeunesse.”
N’est-ce pas le signalement même de M. Brunetière ? Je vous le dis, il a dû débuter vers 1840 ; c’est un survivant du règne de Louis-Philippe, un doctrinaire attardé. Il est respectable, solennel et cassant, comme Royer-Collard en personne ; il se prosterne devant le grand roi et devant le grand siècle comme Nisard ou Cousin ; les livres de Guizot et du duc de Broglie lui semblent les chefs-d’œuvre de l’histoire à notre époque ; il déteste et méprise la vile multitude ; il a le style tendu, abstrait, doctoral ; il érige toutes ses opinions en principes. En vérité, je ne puis me le représenter autrement que guindé, gourmé, haut sur cravate, emprisonné dans une large redingote. — Prenez garde ! je me suis laissé dire qu’il s’habille comme vous et moi, et je ne sache pas qu’il ait la barbe blanche. Je crois même qu’il devient jeune de jour en jour ; ses derniers articles sont plus modernes que les premiers. Il avait peut-être la
soixantaine voici dix ans ; il ne doit plus guère avoir que la cinquantaine aujourd’hui. — Alors j’ai perdu mon pari ? — Je le crains. »
Informations prises, M. Brunetière est né vers 1850, et, à moins qu’il ne soit venu au monde à l’âge de quarante ans, il faut bien croire que mon ami se trompait. Mais se trompait-il tout à fait ? C’est ce que nous allons chercher en essayant de tracer le portrait du critique attitré de la Revue des Deux Mondes.
I.
Homme de tradition, savant, critique de combat, tels me semblent être les trois traits essentiels de M. Brunetière.
Rien de plus précieux pour surprendre les prédilections d’un écrivain que les aveux qui lui échappent à son insu. Or, dans un étrange
parallèle qu’il esquisse entre Bossuet et Voltaire, je lis ceci : « Bossuet n’a combattu que pour les choses qui donnent du prix à la société des hommes : religion, autorité, respect. »
Nous voilà dûment avertis. Nous avons devant nous un homme qui a le sentiment de l’ordre et de la hiérarchie, qui prend la vie par son côté grave et triste : nous ne nous étonnerons pas s’il a le ton et l’allure austères, s’il aime les pensées élevées et les matières qui prêtent à la méditation ; nous comprendrons même qu’il pousse le sérieux jusqu’à la sévérité, la piété pour le passé jusqu’au mépris du présent. Est-il croyant ? Je ne saurais l’assurer ; mais je suis bien sûr que, s’il n’a pas la foi, son incrédulité est respectueuse et toute trempée de sympathie pour des doctrines qu’il regrette de ne pas professer. Sur la morale il a des opinions presque jansénistes. Ne dit-il pas quelque part : « Toute passion de sa nature est mauvaise. »
Une belle passion, c’est pour lui comme qui dirait une belle maladie. S’il veut qu’on n’oppose à l’artiste d’autres lois que celles de son art, il veut aussi que dans son œuvre brille un rayon d’idéal. S’il se moque des romans-sermons, c’est parce qu’ils rendent la morale ennuyeuse en l’assénant hors de saison. Mais ses articles sont d’une décence irréprochable. Il a trouvé moyen de faire un volume entier sur le roman naturaliste sans y glisser un mot hasardé : il a le souci des convenances autant qu’une institutrice anglaise. Qu’on ne lui parle pas de ce qu’on est convenu d’appeler le vieil esprit gaulois ! Il a horreur de tout ce qui est grivois, libertin, simplement égrillard. En vain reconnaît-il que l’habitude de prendre en riant certaines choses est inhérente au caractère français ; en vain va-t-il jusqu’à écrire : « La gaudriole est le fond de la race. »
Sur ce point il se sépare hautement de cette race légère. « Les Français, écrit-il,
sont, pour la plupart, de l’école de leur Béranger. »
— Leur Béranger, entendez-vous bien ! Ce n’est point celui de M. Brunetière, assurément, et le pauvre chansonnier est atteint et convaincu de n’avoir été poète qu’une seule fois, dans une seule chanson ; il est renvoyé avec mépris aux cafés-concerts ; et M. Brunetière se donne à ce propos la joie de recueillir leurs refrains les plus ineptes. Il traite moins rudement maître François Rabelais ; mais ce n’est pas sans flétrir au passage l’« ignoble Panurge »
et sans regretter que le curé de Meudon n’ait pas fait de son génie un meilleur usage.
Peut-être, aux yeux du critique, le plus grave tort de cet esprit gaulois est-il d’être, suivant son expression, « foncièrement démocratique »
. M. Brunetière en effet n’est pas tendre pour la démocratie, et ce que j’en dis n’est pas pour lui déplaire : c’est un grand mérite dans un certain monde. Il fait bon
avec lui d’avoir des titres de noblesse et des traditions de famille. Le duc de Broglie vient-il à publier ses travaux sur Marie-Thérèse et Frédéric II ; non seulement on le proclame inimitable, mais on nous apprend qu’il sait l’histoire du xviiie
siècle « par intuition et droit d’hérédité »
, on nous déclare que « la vérité des portraits qu’il trace n’a pas besoin de confirmation »
; il peint de race et il peint ressemblant sans y tâcher ; il est né grand historien. M. Brunetière daigne encore s’intéresser aux bourgeois ; il les défend contre les railleries de Flaubert ; il reproche aux « petits naturalistes »
, comme il les appelle, leurs duretés envers les négociants ; il a même çà et là quelques mots de compassion pour
les humbles, sans doute à la condition qu’ils resteront dans leur humilité native ! Mais ceux qui ont eu la sottise de vouloir relever la condition du peuple, ô mes amis, comme il les accommode ! Il rencontre un jour sur sa route les hommes qui ont fait la Révolution, et savez-vous ce qu’ils ont été : « Tous nos futurs constituants ou conventionnels ne songeaient qu’à se faire protéger ; car, ainsi que chacun sait, tous ces gens-là… cherchent le bien général dans leur bien particulier. »
L’un d’eux, au dire d’une personne qui l’a connu, était plein d’envie contre quiconque avait des talents ou des richesses ; ce serait peu de le répéter sur parole ; il faut encore ajouter que « le trait est commun à tous les démocrates15 »
. Malheur à ceux qui sont soupçonnés d’avoir été peu ou prou pour les idées nouvelles ! Les Encyclopédistes ne méritent pas plus de sympathie que les conventionnels de pitié. Paul-Louis Courier, sans qu’on prenne la peine de nous expliquer pourquoi, attrape au passage l’épithète de « triste sire »
. Il la partage d’ailleurs avec Voltaire et
Rousseau. Quant à la Révolution, n’allez pas croire qu’elle ait fait quelque bien aux paysans ; elle n’est pour rien ou presque rien dans leur aisance ; peut-être étaient-ils plus heureux avant 1789 ; bien mieux ! il paraît que le tiers-état comptait alors sept millions sept cent mille privilégiés !
Je sais bien que plus tard M. Brunetière a quelque peu changé d’avis sur tout cela. Car, s’il a toujours des convictions inébranlables, ce ne sont pas toujours les mêmes. Il semble avoir été agacé des intempérances de langue de M. Taine ; il lui reproche de traiter à tout propos les hommes de la Révolution de cuistres, de niais, d’énergumènes ; il veut bien reconnaître que la Déclaration des droits de l’homme n’a pas été uniquement inspirée par l’envie. Mais mettez-le aux prises avec un révolutionnaire, non plus d’autrefois, mais d’hier ; le vieil homme reparaît ; il fonce en avant comme un taureau qui a vu du rouge. Il a fait à sa façon l’oraison funèbre de Jules Vallès, et voici quelques-unes des aménités dont il a gratifié le mort : vilain homme, malade d’une hypertrophie de vanité ; vidé de tout, sauf de son fiel ; mélange d’impuissance, de convoitise et de paresse ; saltimbanque, aboyeur en plein vent, tartufe de jacobinisme, menteur, forban, bon à mettre au musée national des horreurs. C’est à peu près tout, si j’ai mémoire. Mais c’est assez pour montrer que M. Brunetière n’a rien à envier à M. Taine, quand il s’agit de transformer en monstres à face humaine ceux qui pensent que l’aristocratie et la bourgeoisie ont fait leur temps et leur œuvre.
Il dirait volontiers avec un poète de la Renaissance :
Arrière, arrière, ô meschant populaire !
Le populaire n’invente que des moyens de détruire la langue ; Malherbe pensait que les
crocheteurs du Port-au-Foin avaient du bon pour la défendre contre les entreprises des pédants ; Malherbe avait tort. — Le populaire ne doit occuper dans l’histoire qu’une toute petite place ; tel n’était pas l’avis d’Augustin Thierry ni de Michelet ; ils étaient dans l’erreur. — Le populaire admire tout ce qui est bas, grossier, médiocre ; pour déterminer la valeur d’une œuvre, il suffirait ainsi d’appliquer le suffrage universel à rebours. Et, non content de charger le peuple de tous ces méfaits, M. Brunetière souhaiterait qu’il en commît davantage ; témoin cette phrase curieuse : « Il ne nous déplairait pas qu’une fois de plus le peuple eût prouvé le merveilleux instinct qu’il a pour méconnaître les siens… et qu’il eût outragé le cercueil de Molière… mais
(on s’attendait à lire malheureusement) il y a un texte précis. »
On peut deviner après cela les sentiments de M. Brunetière pour une époque « où la démocratie coule à pleins bords »
,
comme disait un de ses ancêtres. Il a tout l’air d’ignorer ou d’oublier que le vrai principe démocratique est ce principe aristocratique : Place au mérite personnel ! Il ne sait pas ou ne veut pas savoir que le but avoué des promoteurs de la démocratie est, non pas de niveler les intelligences, mais de mettre les moyens de s’instruire et de s’affiner à la portée de toutes celles qui en sont capables. Il est assailli des prévisions les plus sinistres, quand il pense au lendemain de notre littérature ; il se demande si « la postérité qu’on nous prépare se souciera encore d’art et de poésie »
. Il se plaint qu’en attendant, s’il faut choisir entre deux hommes ayant mêmes droits à une place, on préfère, non plus le mieux né, comme autrefois, mais le plus mal élevé. Ah ! Monsieur Brunetière, vous qui avez été nommé maître de conférences à l’École normale ! M. Brunetière attache tant de prix à la
tradition qu’il voudrait qu’on n’arrivât au maniement des affaires qu’après une longue préparation… héréditaire. Il regrette que dans les lycées et collèges on n’ait pas égard à la diversité de condition des élèves ; il y trouve l’éducation trop égalitaire et, s’il défend l’enseignement du grec et du latin contre ceux qui l’attaquent, son argument suprême, celui de son cœur, c’est qu’à ses yeux cet enseignement est forcément aristocratique : « L’esprit d’aristocratie tend, dit-il, à continuer, perpétuer, consacrer d’âge en âge les inégalités naturelles ou acquises. »
Aussi, vive la tradition ! Quand il attaque la Révolution, c’est parce qu’elle a essayé de briser cette tradition sacro-sainte ; quand il lui pardonne, c’est en songeant qu’un peuple ne peut, quoi qu’il fasse, ni interrompre ni recommencer le cours de son existence et que la tradition continue quand même.
Étant donné ce respect forcené de la
tradition, il est bien aisé de comprendre les préférences littéraires de M. Brunetière. Les époques qui lui sourient sont les époques calmes et conservatrices qui apparaissent comme des haltes dans la marche perpétuelle des nations. Le xviie
siècle a eu le bonheur d’être en France un siècle aristocratique qui s’est reposé sous la multiple autorité de la royauté, de l’Église, des règles d’Aristote, de l’Académie et des bienséances. Ce sera donc le grand siècle, le siècle modèle, idéal. Honneur à Louis XIV, qui fut un grand roi, voire même à Mme de Maintenon, qui fut décidément une bonne femme ! Honneur à Boileau qui fut un grand critique et que M. Brunetière voudrait bien faire revivre en sa personne, s’il n’était présomptueux de penser qu’un homme de nos jours pût jamais égaler un homme de ce temps-là ! Honneur surtout à Bossuet ! (De Bonald disait M. Bossuet. M. Brunetière doit avoir aussi quelque peine
à se figurer que M. de Meaux est mort.) Quand M. Brunetière veut écraser Voltaire, il le compare à Bossuet. Quand il veut louer Montesquieu, il écrit : « Bossuet n’a pas mieux parlé. »
La gloire de Bossuet est comme la propriété de M. Brunetière. Il ne permet pas qu’on y touche, qu’on l’effleure. Les ennemis de Bossuet sont les siens. Fénelon a cruellement pâti de cette haine rétrospective. Pourquoi aussi Fénelon a-t-il résisté à l’autorité souveraine de son grand adversaire ? Non seulement il n’y a rien dans notre langue qui puisse être mis en regard des Oraisons funèbres, mais encore comment Fléchier a-t-il osé dire que les panégyriques des saints sont d’ordinaire insipides ? — Insipides, ô Bossuet ! s’écrie le critique indigné. — Et puis qui donc pourrait reprocher au Discours sur l’Histoire universelle de réduire l’univers au bassin de la Méditerranée ? M. Brunetière, dans le besoin qu’il a de
justifier Bossuet, ira jusqu’à soutenir que l’Inde, la Chine, l’Amérique n’ont pas eu d’action sur l’Occident et que par conséquent elles n’ont presque aucun droit à figurer dans l’histoire du monde.
Heureux les écrivains de cet âge d’or de la littérature française ! Le critique est pour eux tout miel. Il se plaint des historiens qui prennent à tâche de dédorer ces idoles et il travaille de toutes ses forces à leur rendre leur prestige. On les accuse de flatterie : bagatelle ! Les héros de Racine passent pour ressembler aux courtisans de Louis XIV : calomnie pure ! Pour comprendre Racine, il faut commencer par oublier Versailles. Sur des talents ordinaires on peut chercher l’influence du milieu où ils ont vécu et qu’ils reflètent ; mais des hommes de génie comme ceux-là, ils sont eux-mêmes et c’est tout dire. En vain essaierez-vous de prétendre que le génie n’est pas un sommet qui se dresse
majestueux et solitaire au milieu d’une plaine, que c’est bien plutôt le point culminant d’un massif de montagnes ; que, pour le mettre à sa vraie place, il faut ainsi, sans le rapetisser, rehausser la foule obscure et médiocre qui l’environne. M. Brunetière ne peut admettre qu’avec difficulté que ces hommes exceptionnels aient eu rien de commun avec leurs contemporains : « Lire Fléchier, c’est lire ce qu’applaudissait la société précieuse ; lire Bossuet, c’est lire Bossuet. »
Inclinez-vous, mais n’essayez pas d’expliquer. Le génie échappe aux lois de la nature ; il est tout individuel. Ainsi M. Brunetière isole et grandit démesurément les écrivains qui lui sont chers. Racine devient avec lui « le plus Français de nos poètes »
. Pourquoi plus Français que Molière, par exemple ? Oh ! mon Dieu ! c’est bien simple. C’est que celui-ci aura été trop gaulois, trop peuple, tandis que Racine est la fleur exquise de cette génération unique
qui s’épanouit autour de la jeunesse du grand roi, comme un parterre aristocratique à l’entour d’un grand chêne !
On pardonnerait aisément à M. Brunetière de masquer les défauts et d’exagérer les qualités de ses auteurs favoris, si cette admiration exubérante n’avait pour envers une sévérité excessive pour les autres. Il se plaint en un endroit, comme d’une infirmité de la nature humaine, que l’on ne puisse louer convenablement personne qu’aux dépens d’autrui. — On, c’est-à-dire lui. Il pourrait dire en cette occurrence : L’humanité c’est moi. Le fait est qu’il égorge trop volontiers des victimes sur l’autel où il fait fumer l’encens en l’honneur de ses dieux. Déjà Corneille et Fénelon portent la peine d’être nés, l’un avant, l’autre après cet âge éphémère de perfection où Louis XIV donnait le ton à la France et à l’Europe. S’éloigne-t-on de cette période fortunée ? La sévérité du critique paraît croître en raison directe du carré des distances. Le moyen âge, il faut l’effacer d’un trait. Période barbare, où la langue n’était qu’un jargon rude et informe ! La poésie française ne date que de Ronsard. Boileau citait avec estime Villon et Marot : M. Brunetière, plus intransigeant, les supprime. Si nous descendons le cours du temps au lieu de le remonter, le xviiie siècle mérite encore un peu d’indulgence, parce qu’il tient du xviie par ses goûts et ses mœurs, et déjà beaucoup de reproches, parce qu’il prépare le xixe . Mais, à partir de la Révolution, rares sont les œuvres qui trouvent grâce devant le critique. Les poésies de Lamartine et les premiers romans de George Sand ont, à la vérité, le don de lui plaire, et je conjecture qu’un de leurs titres à cette faveur est qu’ils déplaisent à l’école naturaliste. En revanche la Marseillaise n’a pas droit de cité dans l’histoire de la littérature ; Balzac pourrait être supportable, s’il écrivait dans une langue plus voisine du français ; l’idée seule qu’on puisse prendre Stendhal pour un psychologue fait rire, n’est-il pas vrai ? Est-il bien sur que Madame Bovary soit une œuvre d’art ? Connaissez-vous quelqu’un qui puisse voir ou lire jusqu’au bout Ruy Blas ou Quatre-vingt-treize ? Un jour qu’il est en veine d’être aimable pour Victor Hugo, le critique se fait fort de trouver chez le poète maintes pièces de vers admirablement belles…, bien qu’elles ne signifient rien.
S’il traite de la sorte les noms qui ne sont encore consacrés que par un demi-siècle de gloire, c’est bien autre chose, quand il en vient aux contemporains. Oh ! ce n’est pas lui qui se piquera d’être un « découvreur » de jeunes talents ! Sainte-Beuve disait : « Un critique est un homme dont la montre avance de cinq minutes sur les autres montres. »
Celle de M. Brunetière retarde de trente ans, quand ce n’est pas de deux siècles ! Tant pis pour ceux
qui n’ont pas le bonheur d’être morts ! Leur juge a deux poids et deux mesures. Aux écrivains endormis depuis deux cents ans dans la paix du tombeau, ses sourires, ses tendresses, ses génuflexions. S’ils ont commis quelques fautes, on ne saurait trop plaider les circonstances atténuantes. Mais pour les ◀vivants▶, rien que rigueurs et duretés. C’est par leurs mauvais côtés qu’il faut les regarder. Il écrit à leur adresse : « La critique des beautés est stérile, quand elle n’est pas dangereuse. »
Principe cruel, que M. Brunetière oublie avec les uns, applique avec les autres ; car, ainsi qu’on l’a dit de je ne sais plus qui, s’il maxime toujours ses pratiques, il ne pratique pas toujours ses maximes. J’ai cherché consciencieusement quels sont ceux des hommes d’aujourd’hui qu’il a consenti à louer autrement que du bout des lèvres. J’ai trouvé le duc d’Aumale (bien lui prend d’être de bonne famille) : le duc de Broglie, qui a publié ses
ouvrages à la Revue des Deux Mondes ; Pierre Loti, dont il vante par-dessus tout Mon frère Yves, le seul roman de l’écrivain qui ait vu le jour dans la Revue des Deux Mondes ; MM. de Bonnières, Rabusson, Faguet, qui écrivent à la Revue des Deux Mondes. M. Brunetière est courtois pour ceux qui paraissent sous la même couverture que lui. Après cela, lui plaisent-ils parce qu’ils sont de la Revue des Deux Mondes, ou en sont-ils parce qu’ils lui plaisent ? Je ne sais. Il semble en tout cas que M. Brunetière, à ses débuts du moins, ait cru que tout le talent de la France contemporaine était réfugié dans la docte Revue dont il est un des piliers. Je me plais à reconnaître que, depuis lors, il a élargi ce cercle par trop restreint ; que Daudet a eu parfois part à ses louanges ; voire même que Bourget et Guy de Maupassant ont forcé l’entrée de ses bonnes grâces. Les élus ne sont pas encore nombreux. Mais quoi ! M. Brunetière a des principes, des
théories, qui lui imposent ses jugements. Il nous faut donc pénétrer jusqu’à ces articles fondamentaux de son code littéraire.
Il ne les a pas inventés : M. Brunetière tient à honneur de ne rien inventer et il en veut à ceux qui inventent. Suivant lui, il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et cette idée renouvelée de Salomon ne devait pas même être fort nouvelle au temps du roi-prophète. Quelle folie donc de se mettre l’imagination à la torture pour trouver du neuf ! L’homme est le même dans tous les siècles et sous toutes les latitudes : il existe un fonds de sentiments et de pensées qui ne change pas, qui appartient à tout le monde, qui est le magasin commun où doivent puiser tous les écrivains. Qu’importe de savoir qui a eu la première idée d’un conte, d’un roman, d’un drame ? Le vrai créateur, c’est celui qui a su tirer de cette idée tout ce qu’elle renfermait. « L’invention réside uniquement dans la forme. »
Il suit de là qu’une œuvre l’intéresse par ce qu’elle contient, comme il dit, d’universellement humain, par ce qu’elle révèle sur cet homme abstrait et éternel qui est, pour ainsi dire, hors du temps et de l’espace, et qui ne se modifie jamais qu’en apparence. Ne lui parlez pas de peindre ce qui passe, ces changements extérieurs, cette incessante mobilité d’aspect de l’immuable humanité. La peinture des caractères est humaine : celle des conditions l’est fort peu. Le pli, la déformation, que le métier peut imprimer à l’individu, lui paraissent peu dignes d’être notés ; à la rigueur il admet qu’un roi, un médecin, puissent avoir une façon particulière de concevoir la vie ; mais un quincaillier ou un cordonnier, est-ce que de pareilles espèces ont le loisir ou le besoin de penser ?
Si mon but était de combattre M. Brunetière, et non de le définir, je pourrais lui demander s’il est bien certain que depuis les
temps préhistoriques le cœur humain ne se soit pas enrichi de quelque sentiment nouveau. Serait-il absurde de supposer que dix-huit siècles de christianisme n’ont pas vainement passé sur les âmes ? Je me suis laissé dire autrefois que les modernes avaient en fait d’honneur des raffinements inconnus aux anciens. Je pourrais lui rappeler ensuite qu’il est également facile et banal de soutenir ces deux thèses opposées : ou que l’homme est toujours et partout le même, ou que l’homme est partout et toujours ondoyant et divers, et j’oserais insinuer que la vérité se rencontre peut-être dans la conciliation de ces deux extrêmes. Je pourrais encore l’assurer que bien des gens trouvent autant de plaisir à voir l’art reproduire ces variations de surface, qu’il en peut trouver, lui, à constater, dessous, l’identité du fonds primitif. Je pourrais le mettre aux prises avec d’autres critiques qui ne sont pas les premiers venus et
qui n’affichent pas pour la peinture des conditions ce dédain transcendant. N’était-ce pas hier que je lisais les lignes suivantes : « Les romanciers modernes se sont découvert un riche, un inépuisable domaine d’observation, lorsqu’ils se sont avisés qu’il existe une sensibilité particulière à chaque métier. Ils ont ainsi reconnu que l’homme de lettres, par exemple, aime ou désire, hait ou regrette autrement que le commerçant, qui se distingue lui-même du diplomate, du savant et du soldat par la nuance de ses passions16. »
Mais encore un coup, je ne discute pas les opinions de M. Brunetière ; j’aime mieux chercher d’où elles viennent, et la source ne m’en semble pas difficile à découvrir. Sa philosophie de l’art est tirée tout entière des œuvres du xviie
siècle. On a pu nommer Bossuet le sublime orateur des idées communes,
et voilà pourquoi M. Brunetière défend le lieu commun avec tant d’énergie. Nos classiques n’ont pas dédaigné d’emprunter des sujets et des idées aux Grecs, aux Romains, aux Italiens, aux Espagnols, et voilà pourquoi M. Brunetière soutient que l’invention du sujet est un si mince mérite. Molière n’a-t-il pas pu dire : « Je prends (ou je reprends) mon bien partout où je le trouve. »
Sainte-Beuve n’a-t-il pas résumé son avis sur La Fontaine en ces termes : « Son originalité est toute dans la manière et non dans la matière. »
La Bruyère n’a-t-il pas écrit : « Tout est dit, depuis six mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. »
C’est d’après les écrits et les principes des hommes de ce temps-là que M. Brunetière a construit sa théorie du beau. C’est leur œuvre qu’il a choisie comme type de perfection. C’est leur goût qu’il a pris comme unité de mesure.
Nous tenons ici la clef des opinions de
M. Brunetière et nous pouvons désormais pénétrer le mystère de ses jugements les plus surprenants. C’est un homme du xviie
siècle si fort entiché de son temps qu’il se dit avec une foi sereine : Hors de là, point de salut ! Les hommes d’alors avaient les yeux presque fermés sur la nature ; donc la littérature qui essaie de peindre le monde visible n’a qu’une valeur secondaire. Ils concentraient toute leur attention sur les pensées et les sentiments de l’homme ; donc n’essayez pas de rendre ses sensations et croyez fermement que la psychologie est le tout d’un romancier ou d’un poète dramatique, à condition que cette psychologie soit conforme à la formule de Descartes, Racine et Cie. En ce temps-là, de même que la société était séparée en castes, les genres littéraires se divisaient en nobles et en roturiers ; l’épopée et la tragédie marchaient en tête comme des princes du sang ; l’oraison funèbre avait rang de cardinal ; l’ode
et l’élégie suivaient fières et parées comme des ducs et pairs ; le sonnet était bon gentilhomme ; la comédie, quoique bourgeoise, avait par faveur ses entrées à la cour. Mais le roman sentait sa province et, quant à la chanson, c’était une gueuse, une fille du peuple, presque une fille de joie. N’imaginez pas que cette hiérarchie savante ait disparu balayée par le vent d’égalité qui a soufflé sur la France. M. Brunetière en conserve pieusement la tradition. Imperturbable maître des cérémonies, il classe avec une tranquille audace les genres et les œuvres. Il met au sommet les œuvres les plus impersonnelles : le moi est haïssable, a dit Pascal. Il place encore très haut la méditation religieuse (façon Lamartine), qui lui semble même trop noble et trop élevée pour des Français. Mais il ne permet pas au roman, si excellent qu’il puisse être, d’atteindre ces régions supérieures : il rejette au-dessous du niveau moyen l’ironie
et ce qu’il appelle le réalisme sentimental à la Dickens : il plonge tout à fait dans les bas-fonds le roman naturaliste à la Zola. Il a une effrayante précision, quand il s’agit d’assigner sa place à un ouvrage ; il sait, à un degré près, le point qu’il peut lui accorder sur cette échelle des valeurs littéraires. Ainsi il fait descendre d’un degré les Rois en exil de Daudet, parce que l’invention et la copie du réel s’y mêlent. « L’œuvre, avec les qualités dont elle porte le ◀vivant▶ témoignage, pouvait être d’un certain ordre ; elle n’est déjà plus que de l’ordre immédiatement inférieur17. »
Ainsi encore « la grande histoire » est pour lui celle des rois, des traités et des batailles : celle des peuples, des mœurs, des idées, n’est, paraît-il, que la petite histoire.
Il va de soi que le grand style est aussi
celui du grand siècle, et il est naturel que M. Brunetière ait tâché de le reproduire. Il aime la phrase ample qui se déroule avec une lenteur majestueuse. Il lui plaît de rajeunir les formes vieillies de ce temps-là. « Tant s’en faut, dira-t-il, que le secret de la vie soit dans la simplicité qu’au contraire il est dans la complexité. »
Il écrit avec une lourdeur voulue tout de même que, là où le commun des mortels se borne à dire de même que. Pourquoi n’a-t-il pas osé pousser jusqu’à la fameuse formule : « Ne plus ne moins que la fleur nommée héliotrope… ? »
Il reprend du moins cette tournure tombée en désuétude : « Que trouvera-t-on que de logique à voir ériger le réalisme en principe suprême de l’art ? »
Les gens d’aujourd’hui disent d’un homme : Tout habile qu’il est. Il préfère hasarder : Tout habile qu’il soit. Il lui suffit que quelques écrivains du xviie
siècle aient employé dans ce cas-là le verbe au subjonctif. En
revanche il a souvent peur des mots nouveaux qui sentent encore l’argot natal ; et, s’il veut parler de Delobelle, le cabotin raté, il le travestit noblement en « vieil histrion dédaigné »
.
On le voit, la façon d’écrire de M. Brunetière, tout de même que sa façon de juger, respire l’amour passionné du grand siècle, les saintes colères que lui ont inspirées certains dédains injustes, et, comme il dit, coupables, dont nos classiques ont été victimes ! Comme il a pris plaisir à pousser dans le sens opposé ! Comme il a fait effort pour opérer une réaction violente ! Est-ce à dire que ce soit une raison suffisante de condamner son style et ses théories ? Évidemment non. Il est vraisemblable que le critique a raison sur plus d’un point. Mais une chose m’inquiète : cet accord parfait avec le xviie siècle. Prendre en bloc les principes littéraires d’une époque et les accepter comme des lois absolues de l’esprit humain, comme des règles immuables du beau, c’est un procédé qui me semble aussi périlleux que commode. Quoi donc ! La critique en reviendrait-elle au temps où elle n’appréciait qu’un genre de beauté ? Faudrait-il que notre goût se rétrécît de nouveau jusqu’à ne pouvoir plus jouir des formes diverses que l’art prend nécessairement suivant les temps, les pays, les écoles ?
Quelques personnes, frappées de l’habitude qu’a M. Brunetière de se complaire dans les idées générales, lui ont reproché un penchant trop grand à philosopher. Je ne lui ferai point ce reproche flatteur. Il me paraît par sa méthode plus théologien que philosophe. Je crois voir en lui le pontife d’une étroite orthodoxie littéraire. Quand il discute avec M. Zola, chacun d’eux me semble prêcher pour une petite chapelle ; l’un nie le talent de ceux qui ont vu l’homme et la société par leurs beaux côtés ; l’autre refuse
estime et sympathie aux romantiques, sous prétexte qu’ils ont manqué de bon sens ; aux réalistes, parce qu’ils ont manqué de noblesse ; il lui faut des caractères à la fois nobles et moyens, selon la formule d’Aristote et de Boileau. Comment choisir ? Suivant un mot de M. Brunetière, « quand je pense à l’un, je préfère toujours l’autre »
. Je pardonne pourtant plus volontiers à l’artiste d’être exclusif : un artiste vaut encore par sa façon originale de concevoir les choses, fût-elle exagérée et partant à demi fausse. Mais un critique ! J’ai peine à le voir admettre implicitement que l’art est à jamais pétrifié dans certaines formes et promulguer des dogmes qui reposent sur les bases les plus fragiles. Vous me direz qu’il entend les démontrer et non pas les recevoir ni les imposer comme articles de foi ; qu’il invoque la raison plus que l’autorité. N’importe ! Je crains qu’il ne soit dupe d’une illusion ; que ses croyances ne soient
antérieures aux raisonnements destinés à les étayer ; qu’entre ses conceptions et celles du xviie
siècle il n’existe, pour ainsi dire, une harmonie préétablie qui le rend incapable d’apprécier tout ce qui ne s’y trouve pas conforme. Or, s’il ne me coûte pas d’admirer avec M. Brunetière nos grands classiques, j’ai beau faire, je ne saurais croire avec lui que leur façon de comprendre la littérature soit la seule bonne. Je me souviens que l’art, comme la société, évolue sous l’influence de deux forces, l’une qui le tire en arrière (c’est la tradition), l’autre qui le pousse en avant (c’est l’esprit d’innovation). L’histoire m’apprend encore que l’art est ballotté par un mouvement incessant de va-et-vient entre le réalisme et l’idéalisme qui en sont les deux pôles. Je me dis alors que le critique, en ne voulant admettre qu’une de ces deux forces ou qu’un de ces deux pôles, se condamne à ne voir que la moitié de la vérité : je le
regrette pour nous comme pour lui, et ceux qui aiment la vérité tout entière le regretteront avec moi.
II.
Si M. Brunetière ne montre et ne goûte qu’une face des choses, serait-ce faute de les bien connaître ? Il n’en est rien. Non seulement il a lu les livres dont il parle, ce qui n’est pas si commun qu’on pourrait croire, mais il est des mieux informés. Il sait la bonne édition, les travaux faits de première main, les points désormais acquis à la science, les anecdotes renvoyées au domaine de la légende. C’est un savant.
Je ne dis pas un érudit. Il a protesté maintes fois contre la manie de l’érudition. Il est de ceux, et je l’en félicite, qui estiment à sa valeur la découverte d’une niaiserie inédite. Il pense que, s’il est méritoire de tailler des pierres avec soin, mieux vaut encore savoir en user pour bâtir l’édifice avec art. Il rappelle aux amateurs d’infiniment petits que, la synthèse étant le but, l’analyse n’est qu’un moyen. Il convie les chercheurs infatigables de documents à mettre d’abord en œuvre ceux qui dès à présent sont à la portée de tout le monde. S’est-il assez moqué des notes et des chiffres apocalyptiques qui tirent l’œil au bas des pages et renvoient le lecteur à des manuscrits mystérieux ! A-t-il assez maudit le fatras de l’histoire tatillonne, ennuyeuse et pédante ! Et pourtant il la préfère encore mille fois à l’histoire soi-disant piquante et légère. Sérieux comme il l’est, il ne pardonne pas à ceux qui prétendent l’amuser, surtout s’ils ne réussissent pas. Peu s’en faut qu’il ne voie dans cette tentative manquée un manque de respect à son égard. En ce genre comme en tout autre il est pour la beauté austère. Lors donc qu’il croit devoir exposer les résultats de ses recherches personnelles, ce n’est pas en vue de jeter de la poudre aux yeux ; il ne veut pas séduire, mais instruire. On sent un esprit laborieux, consciencieux, tenace, qui, à force de retourner un coin du passé, fait sortir d’un sol épuisé en apparence des moissons d’une abondance inattendue.
Par ses investigations profondes, M. Brunetière a apporté une large contribution à l’histoire de la littérature française. Je ne sache personne aujourd’hui qui soit mieux renseigné que lui sur notre période classique. Il ne s’est pas borné à en étudier les chefs-d’œuvre : sa robuste patience a triomphé des énormes volumes de controverse suscités par les querelles religieuses. Il a été le premier, si je ne trompe, à débrouiller les origines du roman du xviiie siècle. Il a arrêté plus d’une erreur qui courait sur les débuts de la critique d’art. Sa connaissance des langues étrangères lui a permis de jeter des coups d’œil en Angleterre, en Espagne, en Italie, et de saisir au vol le perpétuel échange des idées entre pays voisins.
Oserai-je dire pourtant que ce savoir étendu et solide a ses lacunes et ses défaillances ? M. Brunetière est peut-être aussi sûr de lui, mais il n’est pas aussi maître de son sujet, quand il s’aventure dans le moyen âge. Il émet des affirmations qu’on pourrait taxer de téméraires. Quoi ! la femme en ce temps-là, au temps des cours d’amour et de la chevalerie, « a courbé la tête aussi bas qu’en aucun temps et qu’en aucun lieu du monde »
? Même qu’en Orient, même qu’en Afrique, même que chez les sauvages d’Australie ? Quoi encore ! Le vieux français était une langue horrible à entendre, cette langue que des Italiens du xiiie
siècle proclamaient « plus délitable à ouïr que nule autre »
! Et les modernes l’ont
adoucie sur tous les points ? Apparemment quand ils ont dit strict au lieu d’étroit, quand ils ont multiplié, au début ou dans l’intérieur des mots, des combinaisons de consonnes que nos ancêtres ne pouvaient pas seulement prononcer ! En vérité, malgré mon respect pour la science de M. Brunetière, je ne saurais être ici de son avis. Si nous passons aux modernes, M. Brunetière eût bien fait, j’imagine, de douter un peu de la fameuse anecdote qui nous montre Boissy d’Anglas saluant la tête coupée du représentant Féraud18. Serait-ce, par hasard, qu’il désirait la trouver vraie ? Vétilles, j’y consens, mais vétilles qui suffiraient à prouver que, lorsqu’il se trompe sur des faits, c’est par prévention, non par ignorance.
Ce qui est plus grave, c’est qu’il manque, à mon sens, de certaines qualités essentielles à l’historien. Il est de bonne foi ; il est exact ; il distingue les dates avec un soin méticuleux ; mais ne fait-il pas trop bon marché des liens qui rattachent une œuvre à son auteur et l’auteur à son milieu ? Par réaction contre Sainte-Beuve et Taine, il isole trop la fleur du rameau et de l’arbre qui l’ont produite ; il brise, non sans imprudence, l’enchaînement des effets et des causes et la mutuelle dépendance qui existe entre les diverses parties d’une société donnée. Aussi les rapports secrets, qui unissent les choses les plus disparates, lui échappent-ils souvent. En faut-il un exemple ? Dans un article, d’ailleurs plein de suc, il remarque avec raison que la passion est vraiment reine dans les romans de l’abbé Prévost. Mais il n’indique pas que ce triomphe de la sensibilité se produit alors dans tous les domaines : dans la philosophie, où l’on définirait volontiers l’homme un être qui sent, et non plus un être qui pense, où Fontenelle réhabilite les passions en les comparant aux vents qui font seuls mouvoir les ailes du moulin ; au théâtre, où l’on voit réussir La Chaussée à côté de Marivaux, la comédie qui fait pleurer avec celle qui fait seulement sourire, où Voltaire encore se flatte de faire des tragédies tragiques, comme il dit, et qui arrachent le cœur au lieu de l’effleurer ; enfin dans la vie de tous les jours, où c’est à qui se vantera d’être sensible et d’obéir à la voix de la nature. M. Brunetière pénètre fort avant dans l’ouvrage qu’il étudie ; mais il ne regarde pas assez à l’entour. Il voit ainsi les faits particuliers : les grands courants d’idées qui entraînent les esprits ne lui apparaissent pas avec la même netteté. Ne lui demandez pas la formule qui résume une époque, les raisons qui ont fait passer la littérature et la société d’une phase à une autre ; ne lui proposez pas de travailler à déterminer les lois qui président à la multiple évolution d’un peuple. Il vous considérerait avec surprise, avec dédain peut-être, et je ne répondrais pas qu’il voulût vous comprendre.
Savant donc plus que philosophe, M. Brunetière est peut-être aussi plus savant qu’artiste. Je ne veux pas dire que selon lui la critique doive être de la science : il entend au contraire la réduire à n’être que de l’art. Mais, en dépit de ses intentions, il se laisse aller trop souvent à sacrifier la forme au fond, l’élégance à la solidité.
Il annonce volontiers son plan d’avance et il ne craint pas de souligner et de numéroter les vérités qu’il va démontrer point par point. C’est un critique raisonnable, grave, méthodique, qui ne cède pas aux caprices de la folle du logis. Je ne vois guère que le début de son article sur Diderot où sa fantaisie se soit donné carrière. D’ordinaire il s’avance avec ordre, lenteur, solennité ; il s’espace, il prend du champ ; il se plaint de n’avoir jamais assez de place. C’est qu’en
effet il étale copieusement ce qu’il sait ; il a parfois une mémoire implacable, une abondance diluvienne. À propos du Gil Blas de Le Sage ou de la Marianne de Marivaux, il a tant d’œuvres peu connues à rappeler, à rapprocher, à citer, qu’il finit par avoir raison de l’attention du lecteur. Étourdi sous cette avalanche de noms, frappé d’admiration stupéfiante par le savoir du critique, le pauvre homme (je parle du lecteur) aimerait bien quelque arrêt dans ce défilé monotone de paragraphes compacts ; il souhaiterait qu’un rayon de soleil, un sourire, un éclair de gaîté vînt de temps en temps illuminer ces phrases grises qui se suivent interminablement. Il pense malgré lui à la Pucelle de Chapelain, à ce malheureux poème dont Mlle de Bourbon disait en bâillant « qu’il était parfaitement beau »
. Il entend murmurer dans sa mémoire les vers connus de Saint-Pavin et il ne sait plus trop s’ils s’appliquent à la
Pucelle ou à la critique de M. Brunetière :
Elle s’explique fortement,Ne dit jamais de bagatelleEt toute sa conduite est telle,Qu’il faut la louer hautement.…………………………………Mais enfin, quoiqu’elle soit telle,Rarement on ira chez elle,Quand on voudra se divertir.
Et il faut bien avouer que ces articles si substantiels ne sont pas toujours d’une digestion facile. Sans doute qui veut instruire les gens a de temps immémorial le droit reconnu de les ennuyer. Mais encore faudrait-il n’en pas abuser. C’est aussi une tradition française de rendre la science aimable et avenante. Quel dommage que M. Brunetière, si grand ami des traditions, ait négligé celle-là et qu’il fasse penser plus d’une fois au mot de Montaigne : « Beaucoup d’étoffe, mais un peu faute de façon ! »
Il lui arrive de trop montrer qu’il se sait bon gré de savoir tant de choses. Il laisse entendre qu’il est seul ou presque seul à posséder certains secrets. Il écrit par exemple : « Pour le dire au passage, on l’ignore, mais Bossuet est un maître dans le maniement de l’ironie grave. »
Ou bien encore il commence une étude sur la librairie au temps de Malesherbes en annonçant qu’il va révéler la nature des rapports que les écrivains du xviiie
siècle soutinrent avec le pouvoir ; car, ajoute-t-il, « voilà ce qu’on ne connaît guère ou plutôt ce qu’on ne connaît pas »
. Je veux qu’il ait raison ; mais on le féliciterait plus cordialement de ses découvertes, s’il n’était le premier à s’en féliciter de si bon cœur. Il lui arrive encore d’émailler ses articles de citations dont il a la malice de ne pas indiquer la source : ce sont souvent des trouvailles qu’il a faites en lisant Malebranche, Fénelon, ou quelque autre classique. Il me
rappelle un de nos professeurs qui se plaisait ainsi à nous jeter du haut de sa chaire quelque passage d’un auteur. Il nous fallait deviner d’où il était pris. Et quelle était la joie triomphante du brave homme, quand nous faisions cadeau à Musset d’un vers de La Fontaine, ou à Chateaubriand d’une phrase de Bossuet !
Ce sont là jeux de savant. M. Brunetière ne dédaigne pas ce genre d’amusement ; il a d’innocentes plaisanteries de régent de collège ; il s’égaie sur la synecdoque et la catachrèse. Puis son latin lui remonte à chaque instant. Il retrouve au bout de sa plume des termes qui sentent l’école d’une lieue. Il blâme « la scurrilité »
de Voltaire. Il reproche à tel de ses adversaires de faire un paralogisme. Il accuse M. Frary de commettre le sophisme :
causa pro non causa
. Il relève des solécismes chez les frères de Goncourt. Il nous prie ailleurs de ne pas confondre l’éthique et
l’esthétique. On dirait qu’il revient d’Allemagne. On le dirait même à l’allure de sa prose qui ne pèche pas par excès de légèreté. Eh ! mon Dieu ! je comprends qu’il ait le souci d’exprimer sa pensée dans toute sa plénitude. Mais faut-il que sa phrase soit bourrée à en craquer ? J’admets que la période, avec ses différents membres habilement rattachés au tronc, ait un air d’organisme ◀vivant▶ qui peut séduire19. Mais que dire, hélas ! quand les diverses parties s’enchevêtrent au point que la pensée finit pas se perdre dans un fouillis touffu d’incidentes et de parenthèses ! Il faut citer et je cite : « Je crois qu’ordinairement on pose mal cette question de l’immoralité dans l’art ; mais il me suffit ici que ce que l’on craint, ce n’est évidemment pas que les œuvres tombent dans l’indifférence, puisque c’est au contraire qu’elles ne risquent, en
égarant les sympathies, de nous faire perdre, avec les vrais noms, les justes notions des choses20. »
Ouf ! je doute que Bossuet eût signé cette phrase-là. Ne semble-t-il pas qu’elle soit traduite de l’allemand et mal traduite ? Si encore elle n’était que pesante ! Mais, ô clarté tant vantée de la langue française, qu’es-tu donc devenue !
Je n’aurais pas la cruauté de signaler cet échantillon de style amphigourique, s’il était unique de son espèce ; j’aimerais mieux supposer que M. Brunetière a sommeillé une fois comme le bon Homère. Mais c’est par dizaines qu’on peut cueillir dans son œuvre des phrases semblables, encombrées d’adverbes et de mots abstraits, surchargées de qui et de que, hachées de virgules sans nombre21. Système ou
maladresse, je ne sais. En tout cas l’oreille n’est guère plus satisfaite que l’esprit. Lisez tout haut ceci : « Les contemporains ni n’en discernaient clairement le sens ni n’en soupçonnaient la portée. »
Et encore ceci (il s’agit de l’argot) : « Évidemment ces formations sont l’œuvre d’imaginations toutes remplies de sales pensées et dont la circonvolution ne ramène jamais à la surface que des locutions grossières, et grossières même avant que de naître, parce qu’on parle comme on pense, et que, pas plus on ne parle clair quand on pense obscur, pas plus on ne peut parler honnête, s’il est permis de s’exprimer ainsi, quand on pense canaille22. »
Cet homme assurément n’aime pas la musique.
J’hésite à dire (mais il le faut bien) que cet écrivain couronné par l’Académie française,
ce critique si dur pour le style de Balzac, de Flaubert, de Zola, de tant d’autres, néglige çà et là d’être correct. C’est bien lui qui écrit : « La plupart prennent pour l’amour ce qui n’est que le désir d’aimer, à moins que ce ne soit la vanité de l’être
23. »
Pour le coup je suis sûr que Noël et Chapsal, auxquels M. Brunetière fait maintes fois appel, eussent décidément refusé d’approuver.
Je suis heureux de pouvoir ajouter que dans les derniers articles de M. Brunetière on est moins exposé à rencontrer de ces phrases rocailleuses, baroques ou boiteuses. A-t-il tenu compte des critiques qui lui ont été adressées ? A-t-il acquis, à force d’exercice, l’aisance qui lui manquait ? S’est-il avisé sur le tard qu’il y a quelque puérilité à vouloir écrire aujourd’hui comme on écrivait il y a deux cents ans ? Je crois pour ma part que le savant, qui est en lui, a été corrigé, stimulé, ramené à un style plus alerte et plus simple par l’orateur et le polémiste que nous allons trouver dans son œuvre côte à côte avec ce savant.
III.
On aura remarqué, dans ce qui précède, deux traits saillants du caractère de M. Brunetière. C’est un convaincu ; c’est un passionné.
De toutes ses convictions, qui sont fortes, la plus forte est peut-être que la raison, sa raison ne saurait l’égarer. Il a en elle, c’est-à-dire en lui-même, une foi intrépide. Il affirme avec une énergie qui impose. Il se contredit au besoin avec une assurance qui fait illusion. En même temps, il est porté à la colère, enclin aux haines vigoureuses, aux violences de l’esprit de parti. Il ne se pique pas de plaire à tout le monde, oh ! non. Il aime mieux être bourru que complaisant. Il y a de l’Alceste en lui (d’autres l’ont dit avant moi). Or appliquez cette double disposition au jugement des livres : vous avez un critique de combat.
M. Brunetière a presque toutes les qualités d’un bon batailleur. Il est brave ; il a même une crânerie qui commande l’estime, il dit hardiment ce qu’il croit vrai, il heurte de front les opinions convenues. Ce n’est pas à lui qu’on reprochera d’être le courtisan du public ; il est son censeur ordinaire. Il a eu le courage de faire l’apologie de la casuistique, si mal famée qu’elle fût. Il a pris corps à corps, pour les renverser, les réputations qui lui ont semblé surfaites. Il est parti en guerre contre les petites coteries d’admiration mutuelle. Avec une sorte d’allégresse belliqueuse il a frappé sur les réalistes, sur les
japonistes, sur les décadents, sur les parnassiens, etc. Vous pensez quel essaim de guêpes bourdonnantes et piquantes il a fait lever sous ses coups. Mais rien n’a pu l’arrêter ; car il est tenace autant que prompt à l’attaque. Il défend mordicus ce qu’il a une fois avancé. Sa devise pourrait être celle de Guillaume d’Orange : « Je maintiendrai. »
Ce qu’il s’est fait ainsi d’ennemis littéraires, le calculera qui pourra. Mais il ne s’en soucie guère ; disons mieux : il en est fier et content ; un bon contingent d’ennemis lui paraît nécessaire pour achever et consacrer la valeur d’un homme de lettres.
Vous dire après cela que M. Brunetière n’ait pas les défauts correspondant à ses qualités, je ne saurais. La passion dans son âme austère se tourne en âpreté. Son dédain de la foule, de la mode, des renommées mal acquises, dégénère en arrogance. Il peut convaincre ; il ne sait pas persuader. Il a parfois
raison d’une façon si désobligeante que le cœur proteste, quand l’esprit est forcé de s’avouer satisfait. Il aime à provoquer, à blesser. Il a une peine extrême à retenir au bout de sa plume le mot de blâme qui aspire à prendre son vol. Sentez-vous cet effort impuissant dans la phrase suivante : « Il y a dans l’esprit français un fonds naturel, je ne veux pas dire de grossièreté (je le pourrais, je ne le dis pas, je le dirai plus loin)… »
J’ai nommé Alceste tout à l’heure : Célimène lui reproche de faire éclater en tous lieux
L’esprit contrariant qu’il a reçu des cieux.
Mais on serait presque tenté de croire qu’elle a pressenti M. Brunetière, quand elle ajoute :
L’honneur de contredire a pour lui tant de charmes,Qu’il prend contre lui-même assez souvent les armes,Et ses vrais sentiments sont combattus par lui,Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.
C’est à la lettre ; M. Brunetière n’a commencé à penser un peu de bien de la Révolution que le jour où M. Taine en a dit tant de mal, et je le soupçonne, quand il se trouve en présence d’une thèse quelconque, de soutenir toujours en lui-même la thèse opposée. C’est le rôle qu’il joue à l’égard de l’opinion courante ; il en prend le contre-pied. Quel contraste piquant de se faire le champion de l’aristocratie en pleine époque démocratique, et comme il est doux de se distinguer du vulgaire en pensant le contraire de ce qu’il pense ! À chaque instant M. Brunetière déclare qu’il va renverser ce que l’on croit généralement. Fallût-il, pour y parvenir, s’engager sur la pente glissante du paradoxe, ce n’est pas ce danger qui le fera hésiter. « Il ne faut pas tant redouter d’être extrême »
, écrit-il avec sa franchise accoutumée.
Et en effet, voyez-le à l’œuvre ! Vous admettez avec tout le monde que les Français
du xviiie
siècle ont eu beaucoup d’esprit ; M. Brunetière vous apprend que c’est une erreur, et la preuve c’est que Galiani, qui fut Napolitain, s’émancipait souvent en plaisanteries de mauvais aloi. M. Brunetière excelle à pousser une idée juste jusqu’au point où elle devient fausse. Chacun sait que les héros de Corneille sont au-dessus de la moyenne de l’humanité, que ce sont des héros héroïques. Que devient entre les mains du critique cette vérité banale ? Il fait un crime à Corneille d’avoir grandi ses personnages et il s’écrie : « Ce n’est ni humain, ni ◀vivant▶, ni réel. »
Voilà de bien gros mots ! Ailleurs M. Brunetière, rendant compte du livre de M. Deschanel sur Racine, nous avertit qu’il en supprime les nuances qui atténuent la pensée de l’auteur ! Il n’y paraît que trop ! Faute de ces nuances nécessaires, ses jugements deviennent aussi outrés que tranchants. Il vous dit par exemple sans hésiter que
l’apparition de l’amour dans la littérature moderne date de Racine. Vous songez aussitôt aux chansons des troubadours, aux aventures de Tristan et d’Yseult, à la première partie du Roman de la Rose, à Roméo et Juliette, à l’Astrée, que sais-je encore ? Mais, bah ! qu’est-ce que tout cela, puisqu’il plaît à M. Brunetière de ne pas le voir ?
Singulière contradiction ! Aimer d’un amour presque exclusif nos classiques, qui ont eu au suprême degré le sentiment de la mesure et l’équilibre des facultés ; et être soi-même un outrancier, un violent ! Tel est le cas de M. Brunetière. C’est qu’il a beau habiter en idée un siècle passé ; il est quand même de son temps. En vain s’efforce-t-il de s’évader de la France actuelle et de s’en éloigner autant que faire se peut par sa façon de penser ; il lui appartient encore par sa façon de sentir. Je veux dire qu’il est, en dépit de tout, fils d’une époque ardente, nerveuse, exaltée, portée aux extrêmes, et c’est pourquoi, paradoxe ◀vivant▶, il parle de nos écrivains classiques avec des éclats d’admiration et des excès de langage qui le sont si peu.
Un homme passionné, d’humeur grave et de tempérament militant est par là même prédisposé à être orateur. M. Brunetière ne fait pas exception à la règle. C’est, dit-on, un conférencier éloquent. Ceux qui l’ont entendu vantent l’art avec lequel il sait s’emparer de son auditoire, le tenir captif dans les mailles d’une argumentation serrée et lui imposer sa conviction par l’énergie et l’abondance de sa parole. Ils disent qu’il sait à merveille dérouler la période à longs plis qui est le vêtement naturel de la pensée oratoire. Je le crois sans peine aucune. M. Brunetière adore l’éloquence des autres ; il ne voit rien dans notre littérature qui soit au-dessus des oraisons funèbres de Bossuet ; il se délecte des sermons de Bourdaloue et de Massillon. Rien d’étonnant qu’il soit aussi orateur, même la plume à la main. Seulement, la critique étant œuvre laïque, il est avocat plus que sermonnaire. Ses articles prennent d’eux-mêmes la forme du plaidoyer et surtout du réquisitoire. Il commence très souvent par poser la question en litige et finit par des conclusions en bonne et due forme, parmi lesquelles on ne serait pas trop surpris de rencontrer des phrases comme celle-ci :
« Plaise au tribunal,
« Attendu que le prévenu a calomnié la nature humaine ; qu’il a méchamment inventé des mœurs et des idées inconnues à nos grands ancêtres du xviie siècle ; qu’il a diffamé Bossuet et Racine ; qu’il a fait l’apologie du romantisme, du réalisme et autres insurrections qualifiées crimes par la loi ;
« Par ces motifs, et en vertu de l’article 99 du code Boileau révisé par Nisard ;
« Ordonner que ledit prévenu sera publiquement blâmé et censuré et que son livre descendra du second rang au cinquième. »
Si M. Brunetière ne requiert pas tout à fait en ces termes, il pousse du moins jusqu’à la plus amusante naïveté la confiance en la force de ses raisonnements. Il écrira par exemple : « Ce livre
(il s’agit de la Question du latin par M. Frary), ce livre est d’un barbare et je vais essayer d’en faire convenir l’auteur. »
Et en effet il va de l’avant, entassant les arguments pour arriver à cet invraisemblable résultat. Ou bien il lui plaît de prouver que les romanciers naturalistes ne sont pas autre chose que des vaudevillistes dévoyés, et pendant vingt pages il fait la démonstration de cet étrange théorème. Je l’appelais avocat tout à l’heure ; il fait penser aussi à ces clercs du moyen âge qui étaient nourris de scolastique et de logique, bien approvisionnés de syllogismes et toujours prêts à débattre n’importe quel sujet.
On croit l’entendre s’écrier comme eux : argumentabor. Comptez combien de fois les mots
chicaner
,
disputer
reviennent dans son œuvre ! Voyez les
que si
et les
car enfin
qui ponctuent ses phrases ! Il s’irrite quelque part d’être contraint de réfuter un impertinent paradoxe qui aura peut-être été lancé dans la circulation par un mauvais plaisant ou un aimable étourdi. Mais l’ardeur qu’il porte dans la réfutation trahit le secret plaisir qu’il y trouve. Il se plaît, suivant les préceptes de l’antique rhétorique, à prévoir les objections afin de les réduire en poudre par avance.
Mais dira quelqu’un
, s’écrie-t-il à chaque instant, et le voilà développant longuement ce qui va lui être un prétexte à longue réponse. Quand il a bien plaidé, il termine en rendant lui-même l’arrêt : l’avocat se transforme en juge. Il déclare de sa propre autorité que « la cause est entendue »
. Il fait le départ de ce qu’il peut accorder et de ce qu’il doit refuser à la partie adverse.
Il la proclame vaincue, terrassée, et, ma foi !
Comme il sonna la charge il sonne la victoire.
Quel est donc l’orateur ancien dont un de ses adversaires disait : « Quand je l’ai jeté à bas, il crie qu’il est vainqueur, et il le crie si fort qu’il se fait croire. » M. Brunetière est déjà un athlète redoutable par le ton de certitude dont il affirme qu’il a raison ; mais ce n’est pas sa seule force. C’est encore un terrible raisonneur, très délié, très subtil, très retors. Il analyse, définit, épluche le sens des mots, parfois même le dénature, sait déplacer la discussion en remontant aux principes, file avec dextérité des déductions compliquées, jongle avec les faits et les idées de la façon du monde la plus aisée. Il fait parfois l’effet d’un casuiste de la critique. Sa solennité dogmatique est doublée d’une finesse dialectique d’autant plus dangereuse qu’on ne la soupçonnerait pas sous une pareille enveloppe. Je gagerais que plus d’un parmi ceux qu’il a pris à ses pièges de logicien s’en est vengé en le traitant in petto d’ergoteur, et quant à moi, je dis du fond du cœur avec crainte et tremblement :
Préservez-moi, Seigneur, préservez ceux que j’aime
des filets inextricables où M. Brunetière enveloppe ceux avec lesquels il discute. Ce n’est pas que tous ses arguments soient également solides, mais ils sont innombrables ; il en a toujours de rechange et des plus imprévus. On dirait souvent qu’il a commencé par être convaincu et qu’il a cherché ensuite les raisons de sa conviction. Dans ce cas-là, on en trouve toujours. Il semble qu’il ait alors mis en tas tous les arguments qui lui sont venus à l’esprit et qu’il les ait lancés pêle-mêle dans la bataille, pensant que les forts soutiendraient les faibles. L’article où l’on peut le mieux saisir sur le fait ce procédé est peut-être celui où il essaie de réfuter M. Frary. M. Brunetière ne veut pas qu’on touche à l’enseignement du latin ; son siège est fait ; mais son motif de derrière la tête, il ne veut le dire que tout à la fin ; en attendant, il tire de son sac vingt raisons plus médiocres les unes que les autres. Le latin a été jadis la langue universelle ; Bossuet et Fénelon ont écrit en latin ; le latin est indispensable pour quiconque veut étudier à la source l’histoire du moyen âge ; les écrivains latins n’ont pas voulu briller aux dépens du bon sens (et M. Nisard qui fit de si belles charges contre ces Latins nommés Lucain et Juvénal !) ; les écrivains latins ont encore le mérite de pouvoir être expurgés facilement, parce que la femme tient une petite place dans leur œuvre (témoin sans doute la deuxième églogue de Virgile). Et M. Brunetière continue, infatigable. Sa tête est comme une merveilleuse machine à disputer, qui, une fois montée, tourne sans relâche, fût-ce même à vide.
Chemin faisant, M. Brunetière assène à ses adversaires de bons coups. Je ne dirai pas « coups de massue, vu le style de l’orateur »
, comme a dit je ne sais où cette mauvaise langue de Paul-Louis. Mais, sans épigramme, il est certain que le critique assomme et écrase plus qu’il ne pique ou n’égratigne. C’est en frappant de haut, avec une vigueur et une conscience exemplaires, qu’il fait sentir aux gens le poids de son bras. Du reste les éreintements lui portent bonheur : je demande pardon à M. Brunetière d’employer à propos de lui ce mot peu académique ; mais il aime la chose, sinon le mot, et il porte dans les exécutions de ce genre une verve copieuse et un entrain féroce. Relisez plutôt ses railleries contre les moliéristes ou les cafés-concerts, et surtout son article sur un manuel de géographie allemand. Dans le feu de la lutte il devient presque léger ; il a du moins du
mouvement, de l’éclat, d’heureuses trouvailles de style. N’est-ce pas lui qui a imaginé le joli mot de « mirage philologique »
pour désigner l’illusion des érudits qui découvrent dans un texte mille qualités qu’ils y mettent eux-mêmes ? N’a-t-il pas dit spirituellement d’un historien trop sévère pour les hommes gras ; « Il ne juge pas les hommes, il les jauge. »
M. Brunetière a de l’esprit en effet ; il passerait même en Allemagne pour en avoir beaucoup. Et je ne dis pas cela pour le désobliger : j’entends par là qu’il a plus d’humour à l’allemande ou à l’anglaise que d’esprit à la française ; qu’on rencontre chez lui l’ironie âpre et la plaisanterie qui appuie plus encore que ces saillies de gaieté, qui piquent, pétillent et moussent comme le champagne. Il est en France un des maîtres du sarcasme altier et de l’éloquence méprisante, et, pour finir à peu près comme j’ai commencé, ce dernier trait rappelle encore les doctrinaires et Royer-Collard.
IV.
M’excuserai-je en terminant d’avoir dit nettement ma pensée sur M. Brunetière ? Non, j’estime que, dédaignant de ménager les autres, il doit dédaigner aussi d’être ménagé par eux. J’ai cherché d’ailleurs à l’expliquer plus qu’à le combattre ; j’ai tâché surtout de mettre en lumière les qualités maîtresses d’une œuvre aussi considérable par sa masse que par le nombre des idées qu’elle contient. Je ne dis pas qu’en la relisant je n’aie pas fait malgré moi quelques souhaits. Je crois bien avoir souhaité pour le plaisir des lecteurs et dans l’intérêt de l’auteur qu’il voulût devenir plus doux pour les jeunes, plus large dans ses sympathies, plus aimable et plus moderne
dans sa façon de penser et d’écrire. « Je voudrais apprendre que Royer-Collard fait des madrigaux »
, écrivait à son fils Mme de Rémusat. Je n’en demande pas tant. Il est peu probable que la critique puisse modifier la nature intime d’un homme ; mais il n’est pas prouvé non plus qu’elle soit impuissante à redresser certains travers, à aplanir certaines rugosités de surface. M. Brunetière me semble déjà, du premier au dernier de ses volumes, s’être quelque peu adouci, tempéré, élargi, allégé. Ma conviction est qu’il peut gagner encore, sans cesser d’être lui-même. Mon espoir est qu’il le voudra. Si c’est une illusion, il me pardonnera, j’en suis sûr, aisément de l’avoir conçue ; car pourquoi parlerait-il en critique plaideur et jugeur, pourquoi se serait-il institué, comme autrefois Boileau et La Harpe,
Le grand Perrin-Dandin de la littérature ;
pourquoi se donnerait-il la peine de louer, de blâmer, d’attaquer ou d’établir certaines théories, s’il ne croyait à l’efficacité de la critique pour empêcher un peu de mal et pour faire par là même un peu de bien ?
Anatole France
Que va dire M. Anatole France, si par hasard il lit cet article ? Il professe qu’un critique a pour fonction de parler de soi à propos des autres ; que, ne pouvant regarder l’univers avec les yeux d’une mouche ou d’un orang-outang ni même d’une femme, il en est réduit à étaler discrètement sa manière d’être personnelle, et qu’en ce faisant il donne une preuve d’extrême modestie. Il ne dit pas, mais il prouve que le moi peut être aimable ; je ne crois pourtant que sous réserves à la confession publique obligatoire, et je voudrais
justement (ne m’accusez pas de malice) esquisser le portrait du critique sans me mettre dans un coin de la toile ; il me plairait de m’effacer autant qu’il lui est doux de se montrer. Aussi ne lui reprocherai-je même pas de se confesser avec une modestie exubérante. Il y prend tant de plaisir ! Sans compter que ce serait manquer à mon dessein, et, qui pis est, pécher par ingratitude. Que de peine n’épargne-t-il pas ainsi à quiconque veut le bien connaître ! Rien que dans ses articles du Temps (je ne veux pas parler d’autre chose), il avoue à tout venant ses goûts, ses opinions, ses sympathies ; et de plus il nous conte par le menu ses souvenirs d’enfance ; il nous dit ses promenades sur les pentes jadis fleuries du Trocadéro, ses flâneries sur les quais de Paris, ses rencontres avec d’honnêtes fous, ses passe-temps de vacances, ses relations avec les illustres qu’il connaît, que sais-je encore ? Il n’irait sans doute pas jusqu’à écrire comme
Jérôme Paturot, devenu critique par occasion : « J’ai à vous parler d’un mélodrame en dix-huit tableaux ; mais auparavant je vous demanderai la permission de vous entretenir de mon serin. — Quoi ! dira-t-on, le critique a un serin ? — Oui, belles marquises, incomparables duchesses, le critique a un serin. Et pourquoi n’aurait-il pas un serin, le critique ? Sommes-nous des parias pour qu’on nous refuse le droit d’avoir un serin ? Un serin qui chante quand nous pleurons, qui lisse avec son bec ses plumes d’or quand nous déchirons le papier avec notre plume de fer… J’ai donc un serin… Il s’agit d’une jeune fille nommée Claire, etc. »
Non, M. Anatole France ne nous fait pas pénétrer aussi avant dans son intimité ; mais il nous parle du moins avec une bonhomie imperturbable de sa cuisinière qui est Bretonne, de sa petite fille et de l’intérêt qu’elle prend à Peau d’Âne, de l’invalide à jambes de bois dont il associa longtemps
l’image à celle de Barbey d’Aurevilly, de ce coquin de hasard qui est son intendant et tantôt le vole, tantôt l’amuse. En vérité, il n’y a guère qu’à relier par un fil léger ces confidences à bâtons rompus pour reconstruire l’âme et la physionomie de l’écrivain. C’est à quoi je borne mon ambition et, cela dit, comme faisaient les poètes dramatiques de l’ancienne Rome en terminant le prologue de leur pièce, je tire ma révérence au public et je disparais, laissant la parole aux faits et à mon personnage.
I.
M. Anatole France fait partie du gros bataillon des aimables sceptiques qui, sous le commandement de M. Renan et sous le drapeau du dilettantisme, ont depuis une vingtaine d’années sapé, miné, ruiné presque toutes les doctrines, littéraires ou autres, et ont ainsi réussi à créer une des plus belles anarchies d’idées et de volontés qui se soient jamais vues au bon pays de France. Mais il y a sceptiques et sceptiques. Il en est d’absolus ; il en est de mitigés ; il en est qui nient toute possibilité de connaître la vérité, répondent bravement à toute question oui et non, soutiennent en même temps le pour et le contre à la façon des sophistes ; il en est qui font au scepticisme sa part, qui sont en théorie rebelles à toute affirmation, en pratique très dociles à l’opinion commune, qui, faute du vrai, se contentent du vraisemblable et remplacent la certitude par la probabilité.
M. France est de ces derniers. Ce n’est pas qu’il manque d’audace dans ses négations. Il se demande si la matière est autre chose qu’une illusion et il n’est pas loin de la reléguer au rang « des grossières apparences »
.
Il est arrivé au scepticisme par le chemin de l’idéalisme. Il ne croit pas à la réalité des êtres qui semblent l’environner, mais il croit à la réalité des idées qu’il s’en forme. Au fond, c’est un Grec, un disciple de Platon qui s’est laissé dériver insensiblement jusqu’au pyrrhonisme. Il est de l’Académie (je n’entends pas l’Académie française ; sinon, je dirais seulement qu’il en sera sans doute un jour) ; je veux dire la vieille école de philosophie qui sous ce nom eut en Grèce trois ou quatre incarnations successives. Chose curieuse ! ce platonicien a passé par la discipline d’Épicure ; cet homme qui ne sait pas si le monde existe a pris la peine d’en étudier avec soin les lois ; il parle avec enthousiasme des grands savants de notre époque ; il a eu quelque temps pour Bible les ouvrages de Darwin ; il est un admirateur de la science, un adorateur de la nature ; et comme ce philosophe est aussi un poète, tout comme Platon son maître,
il aime à enclore des théories nées d’hier dans des mythes de forme antique ; lisez par exemple pourquoi il se représente l’Amour sous la forme d’un taureau sans tête (par amour du grec, M. France écrit un
taureau acéphale
).
Mais, au retour de ces envolées hardies dans le lointain des âges, ce même penseur, qui ne craint pas de traduire en mythologie l’origine des espèces, revient à ses doutes ordinaires. Il abonde en formules pyrrhoniennes. — Les esprits sont des miroirs concaves ou convexes qui déforment les choses en les reproduisant, ou, pour mieux dire, les choses n’ont de formes que dans les miroirs qui les reflètent. Un historien est un chercheur qui apporte des incertitudes nouvelles. « Juger c’est comparer, et nous n’avons qu’une mesure qui est nous. »
La sagesse humaine passe son temps à être déconcertée. Il n’y a pas de fous, ou tout le monde l’est, selon qu’il vous plaira. — Ainsi parle en maint
endroit M. Anatole France ; seulement, comme il ne suffit pas de douter, comme il faut vivre aussi, il a dû se faire tant bien que mal une règle de conduite. À l’exemple de Montaigne, il la trouve dans la coutume et l’usage. Elle risquerait d’être un peu vague ; il y ajoute un autre principe directeur. Véritable Grec par métempsycose, il prend pour guide dans la vie l’amour de la beauté ! Il a un idéal d’élégance morale qui lui sert de fanal pour éclairer sa route « sur l’océan du monde »
. Il conçoit comme désirable une sorte de vertu moyenne, souriante et paterne, faite surtout de tolérance, de respect pour soi-même, de pitié attendrie pour ceux qui souffrent ; il ne veut aller ni trop haut ni trop bas ; il entend rester à mi-côte entre le vice qui est laid et l’austérité qui est rébarbative. La sainteté n’est point du tout son affaire ; il dit résolument des scrupules de conscience de saint Augustin : « Rien de plus moral, mais rien
de moins élégant. »
En revanche, Rabelais ne lui fait pas peur ; il le goûte à ses heures ; il lui demanderait volontiers une place dans son abbaye de Thélème ; il regrette seulement que ses plaisanteries d’homme d’église soient par trop grosses et innocentes : « Elles offensent la volupté et c’est leur plus grand tort. »
Toujours l’homme de goût qui ne sera ni bourreau ni martyr, ni héros du bien ni virtuose du mal, qui ne fera jamais ni l’ange ni la bête !
Il n’est point mystique malgré la mode nouvelle ; il s’en tient à une incrédulité de bonne compagnie. Ne l’interrogez pas sur ce qu’il pense de l’autre monde ; il vous dirait qu’il a de bonnes raisons pour n’en point parler. Il lui arrive même d’être familier avec le Dieu de la Bible, témoin ce commentaire du péché originel dont le ton n’aurait pas déplu à Voltaire : « Ce bon vieillard amateur de jardins se disait sans doute : La science ne
fait pas le bonheur, et quand les hommes sauront beaucoup d’histoire et de géographie, ils deviendront tristes. Si d’aventure il vit encore, il doit se féliciter de sa longue perspicacité. »
Cela n’empêche pas le moqueur de parfumer ses articles d’une vague odeur d’encens, d’y citer souvent le livre de messe, voire même en latin, d’y encadrer de longs passages de l’Imitation de Jésus-Christ pris à la page « où elle s’ouvre toute seule »
. Quelqu’un l’a nommé un bénédictin narquois et il accepte cette définition ; moine si l’on veut, mais, comme il le dit lui-même, moine qui trouve moyen d’être très pieux sans un atome de foi. Ce mélange eût étonné jadis ; il est commun aujourd’hui : c’est l’état d’âme qui est de règle dans le couvent laïque dont M. Renan est l’abbé.
Il est élégant d’être incrédule et de parler en croyant, de combiner à dose égale l’ironie et le respect des choses saintes. Mais on pense
bien qu’il n’est pas élégant du tout de s’intéresser à la politique de son pays. Ainsi le veut la mode : l’art plane au-dessus des misérables intérêts de la terre. Aussi, M. Anatole France voit-il avec un détachement presque absolu se dérouler les affaires publiques dans la région inférieure où elles sont confinées. Pourtant, il incline par une pente naturelle vers certaines opinions. En sa qualité de sceptique, il est conservateur, et d’instinct il penche vers l’aristocratie ; mais c’est un résigné ; il pardonne à la République ; il ne se révolte pas contre les lois ; « car il n’a pas espéré qu’on pût en faire de bonnes »
. S’il a par hasard à dire son mot sur l’enseignement du latin qui lui semble menacé de mort, il le défend avec la mollesse d’un avocat convaincu qu’on ne peut sauver son client. Son plaidoyer se termine en oraison funèbre, et sa conclusion est qu’après tout il ne serait pas philosophique de s’affliger outre
mesure d’une disparition nécessaire. Ce n’est pas lui qui suivra d’une sympathie ardente les efforts désespérés des peuples vers la justice éternelle. Il ne l’a jamais vue qu’en peinture ! Il sera content, si un président du conseil des ministres a du goût. Vous avez bien lu. Un homme qui sache gouverner élégamment est le ministre de ses rêves, pour autant qu’il rêve à ces choses-là.
Et toutefois (arrangez comme vous pourrez la contradiction, si c’en est une) cet indifférent de parti pris est un patriote zélé et un enthousiaste de l’action. Il dit quelque part : « La France est en Europe ce que la pêche est dans une corbeille de fruits, ce qu’il y a de plus fin, de plus suave, de plus exquis. »
Quel dommage que la phrase ne soit pas signée d’un nom étranger ! On comprend du moins que celui qui l’a écrite ait une dévotion fervente pour Jeanne d’Arc ! Nonchalant par tempérament, casanier par habitude, confiné
par métier dans une bibliothèque, cet ermite parisien, ermite mondain, vous l’entendez de reste, ressent aussi pour ceux qui se jettent dans la mêlée humaine une sorte d’envie admirative. On dirait qu’il les regarde comme des êtres d’une nature étrange et meilleure. Honneur avant tout à ceux dont le cœur et la fortune se dépensent en bonnes œuvres ! « L’homme qui a fait de sa vie un poème de charité vaut mieux qu’Homère. »
Honneur aussi à ceux qui s’efforcent de faire passer dans les faits leur idéal ! « J’admire, s’écrie-t-il, les hommes violents qui travaillent d’un cœur simple à fonder la justice sur la terre. »
Il a vraiment l’air ébahi qu’il existe des gens ayant assez de foi et d’énergie pour entreprendre quelque chose, et c’est le plus sincèrement du monde qu’il s’extasie sur les âmes passionnées qui ont vécu une vie militante. Savez-vous quel est le plus grand des Dumas ? Ce n’est pas le père, ce n’est pas le
fils, c’est le grand-père, celui qui fut un soldat héroïque. L’armée est pour lui chose sacrée ; il ne permet pas qu’on y touche, qu’on s’en moque ; il veut qu’on en respecte même les petitesses et il approuve ce colonel qui fit brûler sur le fumier certain roman qui lui paraissait de nature à compromettre aux yeux du régiment le prestige des officiers. Il pousse si loin la vénération pour la discipline militaire qu’il déclare Armand Carrel sans excuse pour avoir servi en Espagne contre les troupes de Louis XVIII ; il fait passer le sentiment de la discipline, la religion de la patrie avant le dévouement à une cause, si bonne et si grande qu’elle puisse être. Est-ce chez lui instinct antérieur et supérieur au raisonnement ? Est-ce conscience vague qu’une société, si elle se composait tout entière de dilettantes voués à la pensée, à la rêverie et au doute, risquerait fort de ne pas être longtemps viable ? Toujours est-il que M. Anatole France
oublie tout à fait dans ces cas-là d’être sceptique.
II.
Que va devenir, appliqué à la critique, ce scepticisme fondamental, quoique inconséquent ? Tout d’abord, il le déclare bien haut, pas de critique objective. Aucun principe qui puisse servir de base à un jugement. Rien que des impressions personnelles. Tel est mon goût : voilà le fort dans lequel se retranche habilement M. Anatole France. Qui pourrait l’en déloger ? J’essaierais bien de lui prouver que la critique peut et doit être à la fois science et art, objective et subjective, comme on dit en jargon philosophique ; que la question de goût, matière à controverse, se complique d’une question de fait, matière à constatations scientifiques ; que, si l’appréciation d’un ouvrage varie nécessairement avec les individus, l’analyse bien faite du même ouvrage et des conditions où il est né aboutit à des résultats constants et vérifiables sur lesquels tout le monde peut et doit tomber d’accord : que les procédés d’un auteur, les qualités distinctives de sa langue et de son style, certains facteurs de son talent peuvent être déterminés d’une façon aussi nette et aussi précise que la structure d’une plante ou les propriétés d’un métal. Mais ce n’est pas là un sujet à traiter en passant et j’ai promis d’ailleurs de paraître le moins possible ; je me tais donc et je passe.
Si M. France ne prétend consulter que son goût, il s’est du moins efforcé de l’élargir. Il sait comprendre des genres de beauté différents ; il se félicite d’admirer à la fois des choses très diverses, presque contraires ; dans le Panthéon littéraire qu’il se crée, comme chacun de nous, pour y loger ses écrivains
de prédilection, il fait fraterniser Racine et Shakespeare, Lamartine et M. Leconte de Lisle ; il estime l’écriture raffinée des frères de Goncourt comme l’éloquence abrupte de M. de Bismarck. Croyez-vous pourtant qu’il va aimer toutes choses d’un amour égal ou que, fidèle pyrrhonien, il va suspendre son jugement sur ce qui pourra lui déplaire ? Que vous seriez loin de compte ! M. France loue et blâme avec énergie. Il a des mots qui ne sont pas des modèles d’indulgence pour les ouvrages qui lui répugnent. N’a-t-il pas appelé la Terre de M. Zola « les Géorgiques de la crapule »
? On serait tenté de lui dire : « Vous qui n’êtes sûr de rien, pas même de l’existence de l’univers, comment faites-vous pour être si sûr de la valeur d’un livre ? Par quel tour de passe-passe un sceptique peut-il devenir si affirmatif ? »
C’est que là encore le sceptique recule devant la conséquence logique de sa doctrine
qui serait : Abstiens-toi. « Il professe que les qualités des choses sont des apparences ; mais il ne doute pas que telle rime ne soit bonne d’une bonté absolue. »
Devinez un peu qui a dit cela. C’est M. Anatole France lui-même. Il constate avec une joie malicieuse cette contradiction très humaine chez son illustre confrère. M. Leconte de Lisle. Mais est-il certain d’y échapper à son tour ? Serait-ce une œuvre très difficile que de grouper en corps de doctrines ses principes esthétiques, son Credo littéraire ?
Le platonicien que nous connaissons déjà reparaît ici tout à coup. Il n’hésite pas à trancher la querelle éternellement pendante entre le réalisme et l’idéalisme. Il supprime tout simplement l’un des termes. « On oppose, écrit-il, la réalité à l’idéal, comme si l’idéal n’était pas la seule réalité qu’il nous soit permis de saisir. »
Conclusion : l’idéalisme est la seule forme légitime de l’art.
L’homme s’épuise à la poursuite de la vérité, fantôme qui se dissipe en fumée, quand on croit le saisir ; mais la beauté est à la portée de ses mains, car c’est lui qui la fait ; elle est la parure dont il revêt les choses qu’il aime. Aussi, vivent les écrivains qui embellissent la vie, qui en voilent les tristesses, qui en cachent les laideurs ! Ils travaillent au bonheur de l’humanité en poétisant tous les êtres. Quant aux autres, qui ont la prétention d’être exacts, de montrer les dessous de la société, les cruautés de la nature ; anathème sur ces barbares ! Le roman naturaliste est une monstruosité ; il est inhumain, il ramène à la sauvagerie. Bien plus ! il est menteur. « En art, tout est faux qui n’est pas beau. »
Qu’est devenue cette large tolérance pyrrhonienne dont se vante M. Anatole France dans la préface de son livre : la Vie littéraire ? Impossible d’être plus tranchant, plus intransigeant. C’est qu’au fond il est plus artiste que critique, et, par là même, exclusif. Il s’est mis sur le tard à juger les autres : voici trois ans seulement qu’il dit au jour le jour son avis sur les œuvres nouvelles : et comme il a trouvé commode de prendre son sentiment pour unité de mesure, comme il ne conçoit pas même qu’on puisse adopter une autre méthode, il se borne, avec la naïveté la plus désarmante, à comparer les autres à lui-même, et déclare excellente ou exécrable une conception de l’art et de la vie, suivant qu’elle se rapproche ou s’éloigne de la sienne propre. Or c’est un poète idéaliste, un adorateur de la beauté grecque, un parnassien. Il suffit de s’en souvenir pour comprendre tous ses jugements.
Il aime ceux qui peignent le monde en rose ; il lui plaît qu’un roman finisse bien ; que les événements en soient romanesques, sortent du train banal de tous les jours ; que les personnages y soient par leur générosité,
leur grandeur d’âme, tout au moins leur élégance, au-dessus du niveau moyen. La Nouvelle Héloïse est en conséquence proclamée le plus beau roman d’amour du monde. Gloire au plus haut des cieux à George Sand, qui fut un si grand artisan d’idéal ! Mettons de même au rang des élus MM. Octave Feuillet et Caro et affirmons que les choses humaines ne peuvent inspirer que deux sentiments aux esprits bien faits : l’admiration ou la pitié. De la gaieté moqueuse et du mépris amer, le critique ne parle pas, et pour cause. — Ce qu’il préfère encore, c’est une œuvre bien équilibrée, de lignes nettes, de proportions harmonieuses. Il écrit : « J’éprouve comme une pitié reconnaissante pour les talents ordonnés et lumineux, dont les œuvres portent en elles cette vertu suprême, la mesure. »
Et il adore Racine, le plus mesuré de nos classiques, comme il salue, partout où il les rencontre, la grâce légère, l’inspiration facile, la
langue pure, la pensée limpide. Reconnaissez-vous à tous ces traits l’ami de la beauté sobre, telle que la Grèce ancienne l’a conçue et réalisée ? Mais c’est un Grec deux fois Grec. Le beau ne lui suffit pas ; il lui faut l’exquis, l’achevé ! Les livres les meilleurs sont les plus petits. Aimer bien les vers, c’est en aimer peu. Qui ne sent là le ciseleur délicat qui a passé par l’école parnassienne ?
Voulez-vous faire, pour ainsi dire, la contre-épreuve ? M. Anatole France est impitoyable pour ce qui est commun, bourgeois, banal ; il a, sur les romans de M. Georges Ohnet, des pages cruelles qui pourraient être signées Jules Lemaître. Il n’est pas moins sévère pour ce qui est grossier, brutal, fût-ce même puissant ; il a prodigué à M. Zola des duretés que M. Brunetière lui envierait. Bien qu’il ait poussé de toutes ses forces à la renaissance de l’idéalisme qui s’est produite depuis quatre ou cinq ans dans la littérature française, il crie halte-là ! aux derniers venus qui outrent cette réaction naturelle. Il n’arrive pas avoir clair dans les formules des symbolistes et cela le gêne. Il s’obstine à réclamer de la lumière et encore de la lumière. Il se moque de l’art suprême et divinement suggestif qu’on lui promet en style d’oracle. Il ne peut souffrir l’idiome étrange, franco-belge et franco-germanique, dont s’enveloppent les prophètes de la nouvelle apocalypse littéraire. Il dirait volontiers de leurs idées si bien dissimulées dans des phrases obscures :
Je soupçonne, entre nous, qu’elles n’existent pas.
Comme on le voit, antipathies et sympathies se complètent à merveille. Elles prouvent à n’en pas douter que M. Anatole France, ainsi que tous les artistes, s’est fait sa théorie du beau d’après son propre tempérament, et c’est ce qu’il fallait démontrer, comme dirait un professeur de géométrie.
III.
Il se pourrait que sa critique, réduite ainsi à l’expression d’une opinion individuelle, n’eût pas une solidité à toute épreuve et qu’elle portât avant longtemps la peine de reposer sur une base trop étroite. Mais M. Anatole France (il l’avoue hautement) se soucie comme d’une guigne de la postérité et il n’a pas la moindre prétention d’édifier rien de définitif. Il se pourrait encore que sa méthode s’appliquât mieux aux ◀vivants▶ qu’aux morts ; mais il n’a guère à parler que des contemporains, et si l’artiste, en tenant la plume du critique, ne peut satisfaire ceux qui souhaiteraient une sérieuse et profonde étude des hommes et des œuvres, en revanche il est assez habile pour charmer ceux qui aiment à se promener sans effort à la surface des choses.
Ses articles ne sont pas tous d’un intérêt égal, et comment pourraient-ils l’être ? Forcé d’assujettir sa nonchalance naturelle à une besogne régulière, il a des défaillances de courage et des intermittences de verve ; lui qui se plaisait à lire peu et à relire, il est tenu de dévorer une énorme quantité de volumes, et tous (que mes contemporains me pardonnent !) ne sont pas des chefs-d’œuvre. Croiriez-vous qu’il n’en paraît pas même un par semaine ! Tel livre, dont le critique doit rendre compte parce qu’il est signé d’un écrivain connu ou d’un camarade, n’a pas toujours autant de mérite qu’il faudrait ; et alors le critique, ennuyé, a le droit de devenir quelque peu ennuyeux. Que de fois ne s’est-il pas plaint de la nécessité de noircir du papier à jour fixe ! Forçat du journalisme, il a formulé cet axiome, qu’il vaut mieux planter des choux que d’écrire. Et cependant il écrit par devoir, semblable à cet homme à la cervelle d’or que la vie oblige à dépenser en menue monnaie le trésor dont sa tête est pleine. Il écrit, et, en dépit de tout, son caractère, sa conception particulière du monde, son talent de poète-philosophe donnent aux pages qu’il abandonne au gré du veut une forme attrayante et originale.
Pyrrhonien comme il l’est, il se laisse rarement emporter à un mouvement de passion, à un accès de violence ; il parle d’ordinaire d’un ton de détachement aimable.
Glissez, mortels, n’appuyez pas !
Ce serait sa devise, s’il daignait en avoir une. Il est malséant de paraître tenir à ce qu’on avance et même à quoi que ce soit. Fi donc ! on pourrait être pris pour un homme à convictions. C’est bon pour un professeur ou un charbonnier ! Mieux vaut papillonner
autour des livres, jouer avec les idées, deviser à la Montaigne de tout et d’autre chose encore, voire même de l’ouvrage qu’on est censé juger. On le perd quelquefois de vue, cet ouvrage ; on l’oublie de longs moments ; mais on finit toujours par le retrouver. Qu’importe en somme que la route soit longue et sinueuse, si elle offre au voyageur de l’ombre, des fleurs, des ruisseaux babillards, de jolies échappées, d’agréables reposoirs ! Or, rien de tout cela n’y manque. À l’instant où l’on y pense le moins, l’écrivain (faut-il l’appeler chroniqueur ou critique ?) sent se réveiller dans son cœur un vieux souvenir et il vous en fait part généreusement. Ou bien, c’est une petite histoire qu’il éprouve le besoin de conter. Ou encore, il a rencontré sur son chemin un bel acacia fleuri et il faut bien qu’il le décrive, n’est-ce pas ! Cette libre allure a de la grâce ; ce sans-façon est loin d’être sans charme. La malice n’y perd rien d’ailleurs.
Pour être dilettante, on n’en est pas moins enclin à l’ironie ; il se pourrait même qu’on le fût plus que le commun des mortels. Demandez plutôt à M. Jules Lemaître auquel on ne peut s’empêcher de penser, quand on pense à M. Anatole France. Ce sont en effet deux esprits proches parents. Est-ce pour cette raison que l’admiration sympathique de M. J. Lemaître pour M. Anatole France n’a d’égale que la sympathique admiration de M. Anatole France pour M. J. Lemaître ? En tout cas, tous deux ont l’humeur narquoise ; mais l’un a le trait plus vif, plus ailé, plus acéré surtout ; l’autre (c’est celui qui nous occupe) a la malice enveloppée et comme ouatée de bonhomie ; elle est à la fois plus émoussée et plus inattendue ; c’est comme si un chat bien fourré (la comparaison ne saurait déplaire à M. Anatole France ; il aime tant les chats qu’il en a mis partout dans ses romans !) ; c’est comme si, dis-je, un saint homme de
chat assoupi dans un voluptueux farniente tirait négligemment de leur fourreau de velours des griffes qu’il ne veut faire sentir qu’à demi. Il dira par exemple avec un air de sainte nitouche : « M. Alexandre Dumas fils voit la prostitution partout : il n’y a que chez quelques courtisanes qu’il ne la voit pas. »
À l’adresse des historiens qui ont fait du passé un moyen de battre en brèche le présent et qui ont attaqué Napoléon III en la personne de Jules César, il écrit ces lignes : « Ils ont reproché en termes couverts au fils auguste de Vénus d’avoir fait le Deux Décembre. »
A-t-il à parler de cet honnête et surprenant Gabriel de Chénier qui voulait à toute force qu’André Chénier eût été un modèle d’innocence virginale, il se contentera de dire avec un fin sourire : « M. de Chénier déclara que c’était un bien bon jeune homme que l’oncle dont il était le neveu. »
On ne saurait plus discrètement insinuer la critique. Raillerie
douce ou douceur railleuse, comme on voudra, c’est bien le ton qui convient à la sagesse désabusée du sceptique.
Mais ce sceptique est aussi un poète. Il n’est pas le premier nourrisson des Muses qui soit, comme disait Théophile Gautier, condamné à tourner la meule du feuilleton. Suivant un mot de Sainte-Beuve, pour ces poètes déclassés la critique est comme une lucarne à travers laquelle ils se montrent. Autrement dit, le livre dont ils parlent ne leur est souvent qu’un prétexte à faire briller leur talent, à tirer des feux d’artifice, à donner une fête à leur esprit et à celui des autres. Figurez-vous encore un habile ouvrier qui brode des fleurs de soie et d’or sur un canevas terne ou usé ; tel est maintes fois le cas d’un critique-poète, tel est celui de M. Anatole France. Il n’est pas rare que ses broderies aient plus de valeur que l’étoffe qu’elles recouvrent. Voyez par exemple comment, sous couleur de
signaler au public une anthologie nouvelle24, il fait tourner en festons autour de son étude une guirlande de feuillage entremêlée d’épis de blé. Il est à la campagne ; il aperçoit de sa fenêtre des batteurs qui arrachent le grain aux gerbes blondes ; il n’a garde de manquer l’occasion de dérouler en passant quelques scènes de la vie au village. Une autre fois, bien qu’il préfère le spectacle dans un fauteuil, il aura poussé jusqu’au Théâtre-Français, afin d’y voir Hamlet ; au retour une phrase murmure dans sa mémoire : « Bonsoir, aimable prince, et que des essaims d’anges bercent par leurs chants ton sommeil. »
Il se la répète avec une étrange volupté, et il en fait le thème de variations fantaisistes, le refrain d’une espèce de ballade en prose toute à l’honneur du prince de Danemark. Quelle joie aussi de pouvoir conter de temps en
temps une fable sur l’inutilité de l’histoire, supposer un ange qui vient instruire et consoler les hommes, imaginer un autre monde où chacun retrouvera ses occupations favorites, les érudits des bibliothèques à fouiller, les faiseurs d’éditions des textes à publier ! S’il existe encore des gens qui s’obstinent à ne voir dans la critique qu’un passe-temps de pédant s’amusant à relever des fautes de grammaire, qu’ils lisent des passages comme celui-ci25 : « Cherchez par le monde les bois mystérieux, les rivières qui chantent dans la vapeur blanche du matin autour de leurs îles fleuries ; voyez du haut des montagnes neigeuses bondir de cime en cime la rose aurore ; attendez dans un vallon ombreux la paix du soir ; contemplez la terre et le ciel ; partout, torride ou glacée, la nature ne vous montrera rien que l’amour et la mort. C’est pour cela
qu’elle sourit aux hommes et que son sourire est parfois si triste. »
Il y a beaucoup de vers, hélas ! qui ne contiennent pas autant de poésie que cette prose-là, et notez qu’elle ne renferme pas moins de philosophie. À chaque instant M. Anatole France jette un coup d’œil rapide et perçant dans le mystère qui nous environne : il nous emporte d’un bond dans l’infini du ciel, ou bien il plonge hardiment au plus profond des temps passés ; derrière un problème de morale ou d’art, il laisse entrevoir tout à coup de lointains arrière-plans où le regard se perd. Il fait rêver, il fait penser, et ce n’est pas un mince mérite de faire tant de choses dans un simple article de journal.
D’autant que l’article est en général de peu d’étendue. M. Anatole France est trop parnassien pour qu’on ait à craindre avec lui les diarrhées oratoires. (On peut me passer l’expression ; elle est d’origine royale ; elle se rencontre souvent sous la plume du grand Frédéric.) Non, M. France ne pèche pas par surabondance. La traite qu’il parcourt n’est jamais bien longue, et elle le paraîtrait moins encore, s’il n’avait coutume de muser en route ; il semble même que ce soit chez lui un parti pris de flâner pour ne pas arriver trop vite au bout de la carrière qu’il doit fournir. Il chemine à tout petits pas. Son style trotte-menu a l’haleine courte. Il est plus près d’être saccadé que périodique. C’est que l’écrivain, maître en orfèvrerie fine, semble se dire de chaque morceau qu’il écrit : Il faut le faire petit pour le faire joli. Et il tient non seulement à la pureté de la langue ; mais il la veut élégante, choisie, relevée par une pointe d’archaïsme, telle que peut la parler un Athénien de Paris. On l’aborde ainsi avec l’idée de savoir ce qu’il pense et dit d’un ouvrage, et il se trouve qu’on remarque surtout sa façon de le dire. Vous est-il arrivé d’aller voir une personne à qui vous aviez un renseignement à demander ? Vous lui touchez un mot de ce qui vous amène ; mais vous rencontrez un causeur aimable, disert, spirituel, un peu bavard, vous vous laissez gagner au charme ondoyant de sa conversation, vous suivez le causeur dans les méandres où il vous entraîne, et, quand vous le quittez, vous n’avez oublié qu’une chose : celle que vous étiez venu chercher.
IV.
Un homme, et surtout un homme de nos jours, fils d’une vieille civilisation, est un être si complexe qu’il faut beaucoup tourner autour de lui pour se faire de lui une idée à peu près exacte. Aussi n’est-ce pas assez d’avoir démêlé en M. Anatole France les grandes lignes de sa constitution intellectuelle et morale. Il faudrait encore entrecroiser tout un réseau de lignes secondaires pour le représenter tel qu’il est.
Ce fidèle de Pallas Athéné a fait son éducation dans une maison ecclésiastique, et, s’il a depuis lors égrené sur les chemins de la vie les croyances de son enfance, s’il maintient bravement26 contre M. Brunetière et ses pareils le droit des penseurs à chercher et à dire librement la vérité, il a gardé de ses premières années certaines expressions du langage dévot. Il vous dira que tel pays est pour lui une terre de dilection. S’il parle des humbles et des simples parmi lesquels il a été élevé (et il parle souvent d’eux}, il vous apprendra que son âme est pleine de « leurs reliques »
et qu’elle en est encore « sanctifiée »
. Son passé lui revient en comparaisons pieuses, en phrases de missel. Les frères de Goncourt
se trouvent transformés, par la grâce de ces retours mystiques, en prêtres qui se sont offerts en holocauste sur l’autel de l’art. Ils en ont été « l’hostie et la victime. Ils ont pris la plume et le papier comme on prend le voile et le scapulaire »
. Étonnez-vous ensuite si tel article, destiné à expliquer pourquoi la jeune génération est triste, n’est que le commentaire d’un verset liturgique (
Cur tristis es, anima mea
), ou bien si l’Imitation de Jésus-Christ lui paraît le livre le plus propre à consoler le sceptique qu’il est et même le doux athée qu’il pourrait bien être.
Ce poète néo-grec a grandi aussi parmi les livres ; il est venu au monde dans la maison d’un libraire ; il a travaillé chez un éditeur, puis chez un autre encore ; il a passé, je ne dis pas perdu, bien des heures à l’étalage des bouquinistes, et maintenant il est un des quatre poètes qui veillent sur la bibliothèque du Sénat. Que de livres, que de livres dans
son existence ! Il n’eût tenu qu’à lui d’être savant « jusques aux dents »
. Rien ne l’empêchait de devenir pédant tout comme un autre. Il a mieux aimé rester un amateur, un curieux. Il est capable, comme Silvestre Bonnard, membre de l’Institut, qui est son meilleur ami, de se passionner pour un livre rare ; il sait apprécier la reliure d’un volume avec la compétence d’un connaisseur ; il trouve que les quais de Paris avec leurs parapets revêtus de bouquins sont la patrie adoptive de tous les hommes de goût et de pensée ; il cite volontiers de vieux ouvrages qui ne sont connus que des initiés ; à propos de Macbeth, il relate ce qui est dit dans la Vie de saint Pacôme qui n’est pas précisément un ouvrage de lecture courante ; les Contes de Guy de Maupassant lui servent de prétexte à passer en revue les fabliaux du moyen âge. On dirait un érudit. Illusion permise, mais illusion quand même ! Ce n’est qu’un homme
du monde teinté d’érudition. Le goût, qui est son dieu, le préserve de l’envie d’approfondir et surtout d’étaler ses connaissances. Il laisse percer son savoir avec un certain dédain ironique, comme s’il pensait que la vanité du savant est de tous les néants le plus néant. Il se plaît à esquisser plaisamment un bouquiniste qu’il met en scène, ou à conter une bonne histoire pour rire sur quelque bibliothécaire de ses confrères. Il s’amuse souvent à contempler et à décrire telle gravure qu’il aura vue accrochée à un mur ou exposée dans une montre, et il découvre dans une vieille estampe les mille choses qu’un commentateur trouve toujours dans un texte. Mais, encore un coup, ne vous y trompez pas ! Ce n’est pas une âme livresque, pour lui emprunter une expression renouvelée de Montaigne. Il est plus près d’être bibliophobe que bibliomane ou bibliographe. Il a une sorte de rancœur contre le papier imprimé, contre les
paperasses, comme il dit d’un ton méprisant. Il traite les pauvres livres avec la colère d’un homme trompé par une maîtresse longtemps adorée. Il les accuse de nous mener grand train à la mort de l’imagination et même à la paralysie générale. Le Grec qui est en lui se révolte contre l’abus de l’écriture ; il plaint l’humanité future écrasée sous le poids des documents ; il réagit de tout son pouvoir contre la vie artificielle des gens de cabinet ; il prédit la fin de tout, le jour où tout le monde sera bibliothécaire : on ne lui reprochera pas de surfaire son métier !
Cet ancien est encore un moderne très moderne par la nuance particulière de sa philosophie. On sait que la philosophie peut prendre toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; elle peut être noire comme un corbillard, rose et verte comme l’aurore, le printemps et l’espérance ; on l’a vue vêtue de blanc comme une communiante, de violet comme
un évêque ; quelques-uns se sont plaints de la trouver changeante comme une étoffe gorge-de-pigeon ou grise comme un brouillard d’hiver. Celle de M. France semble d’abord de couleur claire et gaie. Idéaliste par tempérament et système, implacable pour qui veut lui montrer le vilain côté des choses, il paraît incliner vers l’optimisme. Et en effet il n’est pas mécontent de l’époque où il vit ; en voici la preuve : « Il est, dit-il, intéressant de vivre en un temps où la science et la poésie trouvent chacune son compte. »
Il va même jusqu’à déclarer que la troisième République est en somme plus habitable que ne le fut la Restauration. Il n’est pas moins satisfait de la Patrie que lui a donnée le hasard de la naissance ; car non seulement il en fait le pays favori des Muses, mais il y place aussi la résidence ordinaire de la Vertu. Oui, vraiment, la Vertu habite en France, à l’en croire. « Il y a beau temps, écrit-il, qu’elle est de chez
nous… Elle tenait nos pères par la main et aujourd’hui nous la suivons encore. »
Enfin, il n’a pas lieu de se plaindre de son lot personnel. Il a publié des livres qui ont réussi auprès des lettrés ; il peut débiter à l’aise ses opinions, ses souvenirs, ses paradoxes dans un journal grave qui a beaucoup d’abonnés ; il mène une vie calme, aisée, conforme à ses goûts ; il n’est mêlé au monde que juste autant que cela est nécessaire pour le bien voir du fond d’une loge confortable. Il sourit donc à la vie qui lui sourit et il a le bon sens de ne s’en point cacher. Il se rappelle son enfance comme un âge d’or qu’il a traversé trop vite et il écrit joliment : « Nous recommençons tous à notre tour l’aventure d’Adam. Nous nous éveillons à la vie dans le Paradis terrestre. »
Il n’a pas moins de plaisir à faire un retour sur sa jeunesse, preuve en soit cet aveu significatif qu’il laisse tomber dans une réponse aux décadents, qui lui paraissent des
fanfarons de tristesse et de perversité artistique : « Ces vingt dernières années, je les ai vécues avec délices… Je puis me dire heureux. »
Il ose s’avouer heureux, ce qui, par le temps qui court, témoigne d’un certain courage.
Mais hâtons-nous d’ajouter, afin qu’il ne soit pas tout à fait perdu de réputation auprès de nos jeunes Trompe-la-Mort, qu’il a l’optimisme triste. Il n’a point échappé à la contagion de cette petite vérole noire qui a sévi avec tant d’intensité sur la France contemporaine. Il porte les marques de la maladie à la mode qui suffirait, comme chacun sait, à donner un brevet de distinction d’esprit. Il ne dit pas sans doute : Tout est mal. Mais il dit encore moins : Tout est bien. Il est à la fois Jean qui pleure et Jean qui rit. Sa philosophie fait l’effet d’une jeune veuve qui porte un demi-deuil coquet, agrémenté de rubans mauves. Il est, comme il dit, un peu
manichéen. Il croit à l’éternelle coexistence de deux principes contraires qui se disputent le monde ; la nature est mauvaise, mais l’homme peut être bon. L’une enseigne le crime par les entremangeries dont les espèces animales ou végétales se rendent coupables ; l’autre, qui dans son immuable essence est « âpre, égoïste, jaloux, sensuel, féroce »
, arrive parfois à voiler ce fond, qui n’est pas beau. N’allez pas, du reste, médire du mal ! Il est la condition du bien. Que deviendraient la vertu, l’héroïsme, si l’on supprimait la douleur ? Où serait la grandeur de l’humanité si on lui ôtait l’esprit de sacrifice ? Quel sens aurait la vie, s’il n’y avait pas à lutter ? Et dans un véritable hymne au Mal27 M. Anatole France se représente les nobles choses qu’emporterait avec lui, s’il disparaissait jamais de la terre, cet hôte incommode, mais
heureusement immortel. « Il en arracherait l’amour inquiet des mères et la piété des fils ; il en bannirait la science avec l’étude et éteindrait toutes les lumières de l’esprit. Il tuerait l’honneur du monde. On ne verrait plus couler ni le sang des héros ni les larmes des amants plus douces que leurs baisers. »
Adieu du même coup la poésie, la pitié, tout ce qui a été inventé pour consoler du mal de vivre ! « L’homme est bon, parce qu’il souffre. Il a tout tiré de sa douleur, même son génie. »
Cette variété de l’optimisme, qui a une ressemblance fraternelle avec le pessimisme, est-elle parfaitement neuve ? On peut lui trouver un arrière-goût romantique. Et, en effet, n’est-ce pas Musset qui a dit :
L’homme est un apprenti : la douleur est son maître.………………………………………………………Les moissons pour mûrir ont besoin de rosée ;Pour vivre et pour sentir l’homme a besoin de pleurs.La joie a pour symbole une plante brisée,Humide encor de pluie et couverte de fleurs !
Le poète a dit dans le même sens :
Rien n’est bon que d’aimer, n’est vrai que de souffrir.
M. France commente abondamment ce vers connu en prose élégante : « Au milieu de l’éternelle illusion qui nous enveloppe, une seule chose est certaine, c’est la souffrance… Elle est l’unique témoignage d’une réalité qui nous échappe. »
— Ah ! si je n’avais promis de tenir mes lèvres closes, faute de pouvoir questionner Musset, je demanderais à M. France, qui est entré comme chez lui dans la pensée de son devancier, en quoi un éclair de plaisir est moins vrai qu’un élancement de douleur. Je serais curieux de savoir pourquoi la jouissance que me cause le parfum d’une rose est moins certaine que la souffrance dont ses épines me font sentir l’aiguillon. Faut-il donc croire après Molière que la volée de coups de bâton administrée au pyrrhonien Marfurius est le seul moyen de lui
prouver la réalité des choses ? — N’importe ! M. Anatole France tire de ce culte de la souffrance d’heureux effets littéraires. Sa voix se mouille, son humour s’attendrit ; une douce tristesse, semblable à une vapeur bleuâtre ; flotte sur sa pensée dont elle estompe les contours. « Une femme voilée, écrit-il, est en chemin depuis la naissance du monde : elle se nomme la Mélancolie. »
Cette forme mystérieuse et indécise se montre souvent en compagnie du critique ; mais c’est une compagne agréable qui lui enseigne l’art de jouir de la douleur. « Heureux ceux qui souffrent ! »
s’écrie-t-il quelque part ! Oui certes, heureux ceux qui souffrent comme lui, d’une souffrance élégante et distinguée dont ils seraient désolés de guérir ! Il n’est pas bien sûr que la mère, réduite à pleurer son fils mort, que le père de famille sans feu et sans pain, apprécient de même le bonheur de souffrir. Mais quoi ! c’est là philosophie poétique, qui n’est
pas tenue d’être très précise. M. Anatole France serait-il bien étonné et fâché, si quelqu’un lui disait qu’après tout il est plus poète que philosophe ?
V.
L’auteur de cet article reprend ici la parole. Il est pris d’un doute et d’une inquiétude. « Nous sommes tous les jouets des mobiles apparences »
, ainsi que disent les sages. — Or s’il n’était qu’une ombre de peintre qui de l’ombre d’un pinceau a cru esquisser le portrait d’une ombre ! Ô lecteurs, qui êtes vous-mêmes des ombres, pardonnez-lui son illusion, en vous rappelant que tout est illusion. Mais puissiez-vous reconnaître que M. Anatole France, s’il existe, est à peu près tel qu’on vient de vous le montrer ! Vous prouverez ainsi au peintre et au modèle qu’il y a sous l’apparence quelque réalité.
Louis Ganderax
J’aurais grande envie de dire que M. Ganderax est un homme heureux ; mais je pourrais lui nuire en le dénonçant comme tel ; c’est si mal porté, dans cette fin de siècle en deuil, de ne pas être ou paraître mécontent de la vie. Et puis il en a toujours été du bonheur comme du paradis terrestre ou céleste : on n’en parle guère qu’au passé et au futur. Je dirai donc seulement que M. Ganderax est un écrivain qui a eu du bonheur. Il était encore à l’École normale qu’il composait une comédie en collaboration avec un camarade, ce qui n’est pas très rare : mais, ce qui l’est infiniment davantage, il réussissait bientôt à la faire jouer au Gymnase (1881) et Miss Fanfare, cette esquisse de deux débutants, allait avoir l’honneur d’inspirer un maître et de fournir plus d’un trait à la Francillon de M. Alexandre Dumas. Après avoir tâté des planches, le normalien émancipé allait-il être repris et dévoré par le professorat ? Point. Il échappait à la dure nécessité de faire du métier ; il pouvait se vouer tout entier à ses goûts littéraires. La Revue des Deux Mondes, cette maison close et quasi mystérieuse, dont la porte, au dire d’un académicien, s’entrebâille à peine de loin en loin pour se refermer aussitôt et sans bruit, la sévère Revue de M. Buloz se faisait accueillante pour ce favori de la fortune ; à vingt-six ans il en devenait le critique dramatique attitré et, pendant huit ans, juge de bien des œuvres, témoin de nombreux succès et de chutes plus nombreuses encore, il achevait de s’initier aux secrets de son art ; comme un attaché militaire qui suit les manœuvres des armées étrangères, il prenait de l’expérience aux dépens des autres, et, à la fin de l’an dernier, il pouvait reparaître au théâtre, plus maître de son talent, plus sûr de ses mouvements et du terrain. Cette fois il entrait à la Comédie-Française au bras de M. Meilhac, devenu son collaborateur, et le demi-auteur de Pepa, dans cette époque où les limites de la jeunesse ont reculé pour les gens de lettres jusqu’à la soixantaine au moins, pouvait se féliciter d’être un des plus jeunes fournisseurs de la maison de Molière. En vérité il faut que je le dise bon gré mal gré, M. Ganderax est né sous une heureuse étoile. Sa pièce a eu la chance de réussir juste assez pour l’encourager sans lui faire trop de jaloux ; sa personne a eu le don d’attirer de tous les points les plus opposés de l’horizon les sympathies les moins habituées à se rencontrer. N’est-ce pas à lui que M. Bourget a dédié l’un de ses romans, tandis que M. Georges Ohnet l’a célébré quelque part sous le nom de Jean Dax comme un homme d’où l’esprit jaillit aussi vite et aussi aisément que l’étincelle d’une machine électrique ? Et, j’en préviens loyalement ceux que cet excès de bonheur pourrait agacer, qu’ils ne comptent pas sur moi pour lui faire expier ce tort impardonnable par une critique acerbe ! Je crains fort (pour eux) d’avoir beaucoup plus de bien que de mal à dire du critique, à qui je commencerai pourtant par adresser un reproche : c’est de n’avoir pas réuni en volume ses articles ; ils me paraissent mériter autant et plus que bien d’autres qu’on prenne la peine de les recueillir.
I.
Un critique qui a fait et compte faire encore des pièces ne peut pas suivre d’un œil désintéressé le mouvement de l’art dramatique. Il pousse nécessairement dans un certain sens qui est le sien, il prépare le public à goûter ses propres conceptions, il savonne, pour ainsi dire, les planches où doivent glisser sans encombre ses œuvres futures. Pour cela sa tâche est double : défendre ardemment ce qui se rapproche de son idéal, mais avec plus d’ardeur encore combattre ce qui s’en écarte ; car au théâtre on hérite surtout de ceux qu’on assassine. Non pas qu’on assassine avec préméditation et en vertu d’un calcul savant ceux qu’on aspire à remplacer. Non, on les exécute sans songer à mal, en toute simplicité de
cœur, en pleine sécurité de conscience, avec l’intime conviction qu’on remplit un devoir en travaillant à faire disparaître ceux qu’on n’aime pas. L’artiste est de sa nature exclusif : « Son œil est construit et exercé de telle sorte qu’il n’aperçoit qu’une partie de la réalité. »
Ainsi parle M. Ganderax lui-même, et, suivant la règle qu’il constate, il marque des préférences et des antipathies qui révèlent et reflètent les caractères et les lacunes de son talent.
Si l’on ne saurait demander à un critique qui est en même temps artiste d’apprécier toutes les formes de l’art avec une impartialité absolue, on peut du moins réclamer de lui assez de largeur d’esprit pour qu’il comprenne et goûte plusieurs genres de beauté On peut aussi exiger qu’il ne laisse pas fausser son jugement sur la valeur littéraire d’une œuvre par des préoccupations étrangères à la littérature. Libre à lui d’avoir des opinions politiques et religieuses, des amitiés et des haines personnelles, pourvu que rien de tout cela ne le détermine à rabaisser ou à outrer le mérite artistique d’un homme ou de ses écrits. Dirai-je après cela que M. Ganderax est l’incarnation du parfait critique ? qu’il n’a point écouté d’autre voix que celle de la raison pure ? qu’il n’a jamais été coupable de faiblesse à l’égard d’un ami ou d’un écrivain coudoyé dans un salon ? que par exemple il aurait aussi facilement passé à M. Octave Feuillet l’étrange idée de faire mourir en scène un athée, au moment précis où cet athée porte un toast à la matière28, si par aventure M. Octave Feuillet n’eût pas été du même monde et de la même maison que lui ? M. Ganderax serait le premier à sourire, si j’osais affirmer qu’il a toujours résisté aux tentations d’adoucir ou de taire la vérité. Il me permettra de croire qu’à tout autre que M. Feuillet il eût vertement reproché l’enfantine conception de cette Providence-Croquemitaine. Mais que le malheureux qui n’a jamais péché par excès d’indulgence lui jette la première pierre ! Je pense, pour ma part, qu’il doit lui être beaucoup pardonné, parce que lui-même a beaucoup pardonné aux autres ! La Revue des Deux Mondes a eu ces temps derniers deux critiques ordinaires ; comme l’un s’est fait de la férocité un système, il n’était pas mauvais que l’autre exagérât parfois la clémence. Amant alterna Camœnæ, ce qui veut dire, Mesdames, que la bienveillance courtoise et large de M. Ganderax reposait agréablement lecteurs et lectrices de l’étroitesse et de la dureté voulues de M. Brunetière.
On n’arrive pas du premier coup à jouir des plaisirs très divers que peut offrir une série de pièces de théâtre ; il y faut une
véritable éducation du goût. M. Ganderax a fait les efforts les plus méritoires pour élargir le cercle de ses admirations. Je soupçonne qu’il est fort loin d’être un adepte des théories religieuses et sociales de Diderot, ce qui ne l’a pas empêché de rendre justice aux qualités morales et même dramatiques du philosophe. Il ne s’est pas cru obligé de faire le dégoûté et de cracher sur la farce « qui est bonne Française »
, parce qu’il est de bon ton dans certains salons de ne rire que du bout des dents. Il a osé défendre contre les effarouchements d’une pudibonderie plus ou moins sincère les hardiesses d’écrivains chercheurs comme MM. Becque et Daudet, et il a écrit avec une crânerie plaisante : « Je l’avoue, dussé-je perdre quelques chances d’un beau mariage, Sapho ne me choque pas. »
Il a su prendre intérêt au vaudeville comme à la tragédie ; il a tâché de faire sentir aux raffinés les mérites solides des drames bourgeois de
M. Ohnet, et au gros public le charme léger des fantaisies ailées de Musset. Il s’est à plus d’une reprise extasié sur l’étonnante variété de ce Paris où, dans l’espace d’une quinzaine, les amateurs de spectacles peuvent passer de l’enfer de la vie réelle et cruelle au paradis du rêve bleu et rose.
« Dieu sait, dit-il quelque part, que je ne suis pas suspect d’une dévotion exagérée aux règles »
, et il faut avouer que le fait d’applaudir des œuvres si diverses n’est point l’indice d’un fanatique. Est-ce à dire que ce soit un pur dilettante, sans doctrines et sans boussole, qui se laisse ballotter au hasard de l’impression du moment ? Pas le moins du monde. Il sait fort bien ce qu’il aime et pourquoi il l’aime. Il n’hésite pas plus à rendre des arrêts qu’à les motiver, et, pour que nul ne s’y puisse méprendre, il s’est plu à confesser maintes fois les principes qui servent de base à ses jugements.
« La vieille dramaturgie, en ce qu’elle a d’essentiel, demeure notre préférée »
, écrit-il. Mais qu’entend-il par là ? Qu’il faut refaire des pièces à l’imitation de nos classiques ? qu’il faut se remettre à l’école de Corneille, Molière et Racine ? Oui et non. Il ne songe pas certes à assujettir derechef les poètes aux antiques entraves, à les remettre sous la loi d’Aristote aggravée par Boileau ! Il a le bon sens de comprendre que, dans le domaine des lettres, la Bastille a été définitivement démolie. Il n’a garde de protester contre « les franchises nouvelles dont l’esprit français est doté pour jamais »
. Il n’entend pas non plus tirer du tombeau les Grecs et les Romains. Mais s’il laisse aux auteurs pleine liberté de choisir le sujet et la forme qu’il leur plaira, il estime que pour le fond ils n’ont rien de mieux à faire que de s’en tenir à la tradition nationale. Cela revient à dire qu’à ses yeux une pièce vaut surtout « par l’étude féconde
des caractères et des mœurs »
. Arrière ces imbroglios,
Où l’intrigue enlacée et roulée en festonTourne comme un rébus autour d’un mirliton !
Vive, en revanche, la « solide et subtile psychologie des classiques » ! Fi du montreur de marionnettes, si habile qu’il soit à entrecroiser et à entrechoquer ses personnages sans âme ! Honneur au véritable artiste qui sait créer et mettre aux prises des êtres de chair et de sang ! « La vie et l’expression de la vie, dit encore M. Ganderax, je ne connais pas au théâtre d’autres chances de durée. »
Il est revenu vingt fois sur ces idées qui lui sont chères et il a comme dressé une hiérarchie des œuvres d’après le genre de mérite qui les distingue. Il ne dédaigne pas ce qui parle aux yeux : il ne voit aucun avantage à replacer les acteurs d’un drame dans ce milieu
abstrait où le xviie
siècle les faisait mouvoir ; il reconnaît qu’il existe un lien mystérieux entre les personnes et les choses qui les environnent, que les objets sans cesse présents à notre vue décèlent et modifient à la fois nos habitudes d’esprit ; il s’accommode donc des splendeurs et des complications de la mise en scène ; il considère même comme un progrès les scrupules d’exactitude dont les directeurs sont devenus coutumiers. Lettré comme il l’est, il attache aussi un grand prix au style ; il est séduit par une phrase bien faite, par un couplet mélodieux, par une tirade joliment filée ; il a travaillé de toutes ses forces à empêcher le divorce qui menaçait de se produire entre le théâtre et la littérature. Et pourtant la mise en scène la plus merveilleuse, le style le plus riche ou le plus châtié lui semblent encore des qualités secondaires qui ne suffisent point à faire vivre une œuvre dramatique. De même il a quelque estime
pour la virtuosité qui consiste à savoir inventer ou arranger les faits, ménager les entrées et les sorties, mener à bien un dénouement. Mais que cette habileté de main lui paraît peu de chose, si elle est réduite à elle-même ! Je ne sais plus quel directeur disait : « Pour que le public s’intéresse à une scène, il faut qu’il s’attende toujours à voir sortir quelqu’un de dessous une table. » M. Ganderax trouve, j’en suis sûr, inférieur et grossier ce moyen de piquer l’attention. Il n’est encore qu’à demi satisfait par un tableau curieux de quelque coin du monde, par une peinture exacte de telle ou telle partie de la société. Il veut plus et mieux que cela ; pour noyau du drame, il lui faut une crise d’âme ; pour personnages, il lui faut des personnes, de vrais hommes et de vraies femmes qui, par la vertu du souffle mis en eux, soient aussi réels, aussi ◀vivants▶ que les héros de l’histoire ou les passants de la rue. « Élever une comédie sur des
situations, c’est prétendre bâtir sur des figures géométriques sans aucune réalité ; la fonder sur des mœurs, c’est l’établir sur un sol qui n’a point de consistance ; à celui-là seulement qui par-delà les mœurs atteint le caractère, c’est-à-dire un exemplaire de l’humanité, il appartient de compter sur le respect du temps. »
— Inutile de rien ajouter à cette profession de foi esthétique.
Une fois qu’on la connaît, il n’est pas difficile de comprendre des jugements qui n’en sont que l’application. M. Ganderax va-t-il témoigner pour Shakespeare cet enthousiasme délirant qui a été de règle en France depuis la fièvre romantique ? Se mettra-t-il à genoux, le front dans la poussière, pour adorer le dieu ? Immolera-t-il sur ses autels les antiques gloires de la patrie ? Demandera-t-il que son culte soit célébré régulièrement dans nos théâtres ? Oh ! que non pas ! Il est prêt sans doute à lui élever toutes les statues qu’on voudra, mais il aime mieux le voir sur une place publique que sur la scène. Il croit que la France et Shakespeare ont à gagner l’une et l’autre à ne pas se connaître de trop près, et il nous déduit ses raisons avec la compétence d’un homme qui sait bien l’anglais, avec la logique d’un critique qui a coutume de réfléchir. Elles se résument en ceci que Shakespeare est un Anglais du xvie siècle et que nous sommes des Français du xixe . Présentez-nous le monstre dans sa grandeur et sa sauvagerie natives : les soubresauts des âmes effrénées qu’il fait agir, les bizarreries de leur langage choquent infailliblement notre raison raisonneuse. Adaptez-le au goût de notre temps et de notre pays ; vous faites de son œuvre je ne sais quoi d’hybride et d’équivoque qui reste tiraillé entre deux façons opposées de concevoir la vie. Essayez de le traduire en prose : vous mettez ses héros en pantoufles. Prêtez-leur des alexandrins : vous les affublez d’une perruque Louis XIV. Conclusion à l’adresse des Français : Lisez Shakespeare ; ne le jouez pas, et surtout ne l’imitez pas ; demeurez ou redevenez vous-mêmes !
Qui renvoie ainsi en Angleterre le grand dramaturge anglais ne saurait approuver chaudement ceux qui en France se sont faits ses élèves, ou, comme M. Ganderax dirait plus volontiers, ses contrefacteurs. Aussi n’est-il point doux pour les romantiques et en particulier pour celui qui fut leur porte-drapeau ! Il n’était déjà pas loin de croire avec M. Montégut que Shakespeare a été plus poète qu’auteur dramatique : Victor Hugo ne lui semble pas autre chose qu’un transfuge de la poésie lyrique (épique serait peut-être plus juste) égaré dans les parages du théâtre. Il reconnaît en lui un voyant et un peintre du monde extérieur ; il lui sait gré d’avoir poussé jusqu’à la minutie le souci du décor et du costume ; il vante son talent de graver à l’eau-forte le relief des choses et les dehors des gens ; mais il lui interdit le domaine invisible ; il lui refuse la connaissance de l’homme moral ; il lui dénie le titre de créateur d’âmes. Il accuse ses personnages de n’être que des pantins dont on voit les ficelles, des abstractions parlantes, des antithèses habillées ; il considère ses drames comme des compositions en partie double où le grotesque et le terrible alternent avec une symétrie qui prétend vainement reproduire la complexité de l’existence humaine. Je ne veux ni ne puis discuter ici les sévérités de M. Ganderax. Il est d’usage que la mémoire d’un grand homme, surtout quand il a commis la faute de vivre trop longtemps, ait à subir dans les années qui suivent sa mort l’attaque des générations nouvelles ; c’est la première épreuve de la solidité de son œuvre et de sa renommée. Victor Hugo aujourd’hui, comme Lamartine il y a vingt ans, pâtit de cette réaction aussi excessive qu’inévitable. Je me borne à constater que le critique de la Revue des Deux Mondes n’a pas été des derniers à venger sur lui les classiques des dédains injustes qui ne leur furent pas épargnés par les vainqueurs de 1830.
Si M. Ganderax est rude au patriarche du romantisme, ce n’est pas du moins qu’il le sacrifie à des adversaires indignes du vieux maître. À ses peintures flamboyantes et mouvementées il ne préfère pas les tours d’adresse et les manèges savants d’un Scribe. Écoutez comme il parle de Bertrand et Raton, un chef-d’œuvre de cet art industriel. « Je vois bien, dit-il, la perfection de cet art ; mais la perfection m’en irrite ; car elle m’en paraît l’extrême bassesse. »
Voilà Scribe dûment accommodé, et du même coup sont atteints tous ceux qui continuent trop heureusement le commerce de l’heureux fabricant. Il se pourrait que M. Sardou (je parle de l’auteur
des Pattes de mouche et de Théodora) fût touché aussi par ce coup droit. Pas plus que ces joueurs de passe-passe, M. Ganderax n’oppose à Victor Hugo les demi-poètes que le hasard mit un jour ou l’autre en travers de sa route. Casimir Delavigne, cet honnête homme de talent honnête, lui paraît jouir dans sa tombe d’un sommeil si tranquille et si bien mérité qu’on est presque inexcusable de troubler ce repos. Ponsard expie à son tour l’honneur qu’il eut un instant d’être travesti en chef de l’école du bon sens : ce qu’il a fait de mieux n’est encore que « du grand ordinaire »
. On pourrait croire, à entendre M. Ganderax traiter l’art romantique et échevelé aussi mal que l’art bourgeois et terre à terre, qu’il est un fougueux réaliste, adepte des théories de M. Zola et du soi-disant théâtre de demain. On se tromperait grandement. L’art brutal n’est point son fait, témoin la façon dont il raille les crudités de style ou les
violences de situation que se sont permises M. Richepin dans la Glu ou M. Sardou dans la Tosca. Et, quant au Théâtre-Libre, il lui sait gré de chercher du nouveau ; mais il est peu satisfait de l’innovation qui consiste à faire de la tragédie sans pitié et de la comédie sans gaîté ; il est convaincu qu’une pièce peut être fausse, quoique féroce, ennuyeuse, quoique nauséabonde ; qu’il ne suffit pas de mettre uniquement en scène des gredins et des lâches pour créer un chef-d’œuvre ni même pour apporter du neuf dans la littérature ; et, si vous voulez son avis définitif sur cet art dramatique prétendu réformé, il ne lui semble propre qu’à faire aimer l’ancien, celui qui mettait le bien à côté du mal, mêlait les honnêtes gens aux coquins, reproduisait ainsi la vie tout entière. « Il n’est pas besoin, conclut-il, d’un nouvel art dramatique ; celui-là suffit. »
Entendons bien cette déclaration de
principes. André Chénier écrivait un jour : « Il faut refaire des comédies à l’antique. Plusieurs s’imagineraient que je veux dire par là qu’il faut y peindre les mœurs antiques. Je veux dire précisément le contraire. »
On pourrait coudre un commentaire semblable à la pensée de M. Ganderax. Quand il recommande aux auteurs la méthode classique, il les invite à observer directement le monde et les hommes, et à représenter au naturel les mouvements de l’âme les plus déliés. Il les convie donc à plonger au plus profond de la vie moderne ; et il approuve en eux tout ce qui jette quelque lumière sur les mystères du cœur, sur les replis de la conscience, sur la façon dont se comportent aujourd’hui les passions, qui sont le fond éternel de la nature humaine. Il citera volontiers les théories de Racine et surtout la préface de Bérénice ; mais ce sera pour constater que telle pièce d’hier s’y est spontanément conformée.
M. Dumas fils est loué d’avoir pratiqué (qui l’eût cru ?) la pure doctrine d’Aristote, le jour où il composa Denise. D’autres écrivains, dont le nom seul fait grincer les dents aux fanatiques de la tradition, se trouvent élevés sans s’y attendre à la dignité de disciples des classiques. Veut-il faire accepter du public récalcitrant ce qu’il appelle ironiquement « la scandaleuse sincérité »
de M. Becque ; il le rapproche de Molière qui ne laisse pas d’avoir parfois la dent dure. Seulement le maître (je parle de celui qui est mort) avait l’esprit gai et l’humeur accommodante ; M. Becque, lui, préfère la manière noire. Les Goncourt, ces champions du modernisme à outrance, ne sont pas non plus pour l’épouvanter ; ils ont eu beau, dans Henriette Maréchal, lancer à la face d’un personnage le fameux quolibet : « Abonné de la Revue des Deux Mondes ! »
ils trouvent grâce auprès du critique de la docte Revue. Et pourquoi ? C’est
qu’Henriette Maréchal est quelqu’un. Qu’importe à M. Ganderax qu’une pièce soit ou non faite selon la formule ? C’est d’après son essence intime qu’il en détermine la valeur. Il se peut que l’Arlésienne de M. Daudet soit mal taillée ; que l’intrigue en soit d’une étoffe trop mince. Petit malheur, si la vie y palpite, si l’humanité y frissonne ! Il se peut que les Caprices de Marianne ne soient pas une pièce forte et qu’on puisse aisément le démontrer. Mais quoi ! « Un homme qui d’un coup de marteau écraserait sur une enclume une buire en verre de Venise aurait prouvé que le verre de Venise n’a pas les qualités du fer forgé. »
S’ensuit-il que le poète n’ait pas mis son cœur en deux personnes dans les héros de cette fantaisie sanglante ? Il se peut encore que les drames de M. Ohnet n’aient pas ce qu’il faut pour plaire aux raffinés, que le style et l’exécution soient entachés de vulgarité. M. Ganderax le regrette ; mais il ne
s’associe pas au déchaînement de ses confrères en critique ; il a trouvé dans le Maître de forges la lutte de deux âmes habilement développée ; il n’en demande pas davantage pour lui pardonner ses cinq cents représentations ; il ose le qualifier de « drame d’ordre supérieur »
, et il se fait bravement l’avocat du malheureux triomphateur. Antony à son tour, malgré ses grands cris et ses grands gestes, obtient une indulgence relative, parce que sous ses oripeaux voyants et ses phrases retentissantes on sent la chaleur d’une passion vraie et probablement vécue par l’auteur.
On le voit, le théâtre est avant tout pour M. Ganderax de la psychologie mise en dialogue et en action. Mais il doit avoir, tout comme un autre, des prédilections pour telle ou telle espèce de psychologie. Et, en effet, pas n’est besoin de le pratiquer longtemps pour remarquer que ce Parisien de Paris est un délicat, ami des nuances fines, des analyses
ténues, des études ingénieuses curieusement fouillées. N’a-t-il pas fait cet aveu qui est clair : « S’il faut choisir entre les grossiers et les précieux, je confesse que je me range avec ceux-ci… »
Il aime Corneille, mais il préfère Racine ; il aime Molière, mais il préfère Marivaux. Quel enthousiasme pour cet observateur des infiniment petits du cœur humain, et surtout du cœur féminin ! Il ne tarit pas d’éloges sur « ce délicieux, spirituel, original Marivaux »
. D’un seul mot, qui dit tout, il l’appelle son Marivaux. Il l’aime jusque dans ses défauts qui lui paraissent sans doute des qualités. Mieux vaut, à son avis, être mièvre comme lui, que brutal comme tant de nos contemporains. Il est piquant d’allier, comme lui, le bouffon à l’exquis, la fantaisie subtile au sens le plus net de la réalité. Pepa, marivaudage en trois actes signé Meilhac et Ganderax, contient ainsi côte à côte du comique d’opérette et des scènes d’un tissu
frêle qui brille comme une dentelle de soie. Cette affinité avec Marivaux se traduit dans les préférences aussi bien que dans l’œuvre du critique. Ne serait-ce pas la clef de sa bienveillance pour les frères de Goncourt, ces abstracteurs de quintessence littéraire ? Cela n’explique-t-il pas son goût passionné pour le théâtre de Musset, ce Marivaux romantique, et son indulgence extrême pour les élégances mondaines et les inventions romanesques de M. Octave Feuillet, ce Musset de salon et ce Marivaux sentimental ? Cherchez, parmi les contemporains, son auteur favori. Ce n’est point M. Émile Augier, bien qu’il estime comme il convient la franchise et la probité vigoureuse de cet esprit si français. Ce n’est pas M. Alexandre Dumas, bien qu’il apprécie l’habile tour de main par lequel ce sermonnaire voluptueux insinue ou impose au public sa prédication morale. Son préféré, c’est M. Meilhac, celui qui lui paraît, non sans
raison, ressembler le plus à son Marivaux. Ô les bluettes légères où sautillent, frétillent et babillent des femmes oiseaux-mouches qui savent si bien penser et parler parisien ! Ô l’harmonieux mariage du sentiment et de l’ironie, qui fait penser à cette sérénade du Don Juan de Mozart, où, comme dit Musset, l’accompagnement se moque des paroles ! Ô la jolie variété dramatique qui ne pouvait naître et fleurir qu’à Paris ! Le critique en est éperdument amoureux, et, quand les amateurs de nouveautés lui crient : « Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Où donc est la comédie qui doit rajeunir la scène française ? » Il répond : « Je la vois poindre à l’horizon. C’est la comédie ironique et psychologique. Elle se montre à demi déjà. Un peu de patience ! Avec l’aide du temps et de M. Meilhac, elle se dégagera tout à fait de la brume qui l’enveloppe encore. » Dans son désir de la voir plus tôt briller en pleine lumière, M. Ganderax a voulu
travailler avec M. Meilhac à l’avènement de cette comédie de l’avenir et de leurs efforts unis est née Pepa, qui ne sera sans doute pas le seul fruit de cette collaboration.
Je sais bien, et M. Ganderax le sait comme moi, que son idéal n’est pas et ne peut pas être celui de tout le monde. Il est des gens qui rêvent au théâtre (et c’est leur droit) quelque chose de plus simple et de plus mâle. Mais à quoi bon opposer leurs opinions aux siennes ? On doit être satisfait d’un critique (j’entends un critique qui est artiste et par là même militant), s’il est sincère et s’il pousse l’art dans la direction momentanée que l’art a besoin de prendre. Or M. Ganderax prouve sa bonne foi en appliquant dans ses pièces les théories qu’il professe ; de plus il a, autant qu’il l’a pu, engagé les auteurs dramatiques dans la voie de cette analyse psychologique, qui répondait, il faut le croire, à un besoin réel des esprits, si l’on en juge par le succès qu’elle a obtenu ces dix dernières années dans le roman et dans la critique. Il a ainsi agi dans le sens du mouvement littéraire contemporain. Nous ne pouvons plus lui demander après cela qu’une chose : c’est d’avoir fait de sa critique même une œuvre d’art, et l’on pense bien que M. Ganderax n’a eu garde d’y manquer.
II.
Ses articles ont d’abord un mérite plus rare qu’il ne faudrait : s’ils donnent bonne idée de son esprit, ils inspirent encore meilleure opinion de son caractère. M. Ganderax a écrit quelque part : « Toutes les espèces de tact nous sont chères. »
Rien d’étonnant qu’il ait le tact d’être modeste, de ne pas étaler sa personne, de parler très rarement de lui-même. Il paraît se douter que les confidences intimes
n’ont pas le même intérêt pour ceux qui les écoutent que pour celui qui les fait, et il est sobre de révélations sur sa vie privée autant par habileté que par habitude de bonne compagnie. Au reste, impossible de ne pas être frappé, quand on le lit, du ton excellent dont il ne se départ jamais. Il lui arrive (c’est parfois un devoir pénible de la critique) d’avoir à dire aux gens des vérités désagréables ; non seulement il les exprime avec une mesure et une courtoisie qui ne sont pas communes, voire même à la Revue des Deux Mondes, en ce temps de langage cru et violent ; mais encore il plaide souvent les circonstances atténuantes pour ceux qu’il condamne ; on sent en lui une bienveillance naturelle ou acquise, qui n’est pas tout à fait de tradition dans le monde littéraire. N’est-ce pas Voltaire qui disait au siècle dernier :
Les Muses ont bien fait de n’avoir qu’un cheval ;S’ils eussent été deux, ils se mordraient sans doute.
On pourrait regretter cette amabilité du critique, si elle faisait tort à l’indépendance et à la fermeté de ses convictions ; mais il a trouvé moyen de concilier la franchise et la bonne grâce, d’être en même temps droit et adroit. Qu’un autre prenne à tâche de se dérober, de louvoyer, de se contredire, de rendre sa pensée vraie insaisissable ; lui, au contraire, il tient à honneur de dire clairement son avis sur les choses et sur les hommes ; il peut se tromper, il ne veut tromper personne. Il est d’une extrême probité littéraire. On dirait qu’il se répète à lui-même : Encore plus de netteté ! Toujours plus de précision ! Il n’est pas content, tant qu’il n’a pas trouvé pour définir la pièce dont il parle une formule originale et courte où son opinion soit condensée et comme pétrifiée. Voulez-vous savoir ce qu’il pense de la Théodora de M. Sardou : c’est « un mélodrame romantique encadré dans une féerie historique »
. Il voit dans la Denise de
M. Dumas une tragédie bourgeoise, dans la Princesse Georges du même une tragédie-express. La Parisienne de M. Becque pourrait être appelée, selon lui, une étude de vice ou une leçon de pathologie. Les Jacobites de M. Coppée lui semblent une épopée qui se relève en drame, le Flibustier de M. Richepin une idylle héroïque, son Nana-Sahib une pièce du Cirque fleurie de métaphores, son Monsieur Scapin une parade bien versifiée. Il vous dira que la Grande-Marnière de M. Ohnet est à la fois une comédie romanesque et un drame judiciaire. Parfois, pour mieux caractériser l’œuvre qu’il apprécie, le critique lui prête un sous-titre de son invention. Ainsi, rencontre-t-il la Georgette de M. Sardou, où se trouve agitée, mais non résolue, cette question délicate : Un honnête homme peut-il épouser la fille irréprochable d’une courtisane ? Il soutient qu’on aurait le droit de l’intituler aussi : l’Impasse ou le Pour et le Contre,
ou bien encore : l’Individu et la Famille. Vous pouvez être en désaccord avec lui : mais vous savez du moins où le prendre, s’il vous plaît de discuter. Ce n’est pas un adversaire qui fuit pour mieux combattre.
Je crois bien que, de tous nos critiques dramatiques actuels, il est celui qui met le mieux en relief l’idée-mère d’une œuvre. Si l’on me demandait quel est le plus expert à débrouiller les fils d’une action compliquée et à donner la moyenne de l’opinion générale, je répondrais sans hésiter : Sarcey. S’il me fallait désigner le plus habile à jouer, sur le thème de la pièce du jour, les variations les plus brillantes et les plus séduisantes, je nommerais Jules Lemaître. Mais M. Ganderax ne procède ni comme l’un ni comme l’autre. N’écrivant guère qu’une fois par mois, il arrive trop tard pour conter par le menu les premières impressions du public ou une intrigue déjà connue ; d’autre part, il n’a pas le
goût de la critique gamine et légère qui n’a pas scrupule de se faire paradoxale pour rester amusante. Il va droit à l’âme même de la pièce. Il s’efforce de dégager quelque question nouvelle ; il étudie la place qu’y occupe et la forme qu’y affecte la passion ; il se demande par exemple en quoi ont été modifiés les rôles respectifs de la femme, du mari et de l’amant, dans ce trio qui défraie depuis si longtemps le théâtre de notre pays ; ou bien il cherche les causes d’un succès ou d’un échec qui a été une surprise. Il ne se croit pas d’ailleurs obligé d’être le greffier de la foule payante ou non payante ; il se permet de la tancer à l’occasion ; il plaide pour ou contre elle, suivant les cas. Prenant la plume après la plupart de ses confrères, il aime à répondre aux reproches que ceux-ci ont formulés. Quand on représenta Denise, des plaisants s’amusèrent à dire : « Oh ! mon Dieu ! la thèse de M. Dumas est bien simple. Il veut
que dans le mariage le jeune homme apporte une innocence immaculée et la jeune fille au moins un enfant. » Mais M. Ganderax n’est pas de ceux qui sacrifient la vérité à un bon mot. Il a le courage, toujours rare à Paris, de prendre le parti du bon sens contre l’esprit. Il réduit la thèse de l’écrivain à ceci : « Il se peut qu’un honnête homme épouse une femme séduite. »
Et, ramenée à ces termes, elle est d’une modération qui ne saurait plus guère effaroucher personne. S’agit-il d’une pièce ancienne ? M. Ganderax excelle aussi à en maintenir le vrai caractère. Il la défend impitoyablement contre les fantaisies des commentateurs ou des interprètes. Il ne permet pas qu’on la défigure en essayant de la rajeunir. Il plaît à M. Coquelin de transformer le sémillant barbier de Séville en Figaro de la Triste figure, pesamment philosophe et citoyen : vite une dissertation en règle pour lui rappeler, preuves en mains, que
Beaumarchais fut d’humeur gaie comme son siècle et mena gaiement, quand il y songea, l’assaut de l’ancien régime. Des dévots de Molière, « le grand homme sous lequel régna Louis XIV »
, font reprendre les Fâcheux et s’indignent que les spectateurs aient bâillé à cette comédie-ballet ; M. Ganderax, l’ami des classiques, donne raison aux spectateurs, ose affirmer que Molière fut un homme et que certaines de ses pièces, ayant eu le malheur d’être forcément improvisées, ont avantage à rester aujourd’hui enfermées et comme embaumées dans les feuillets d’un livre.
Que conclure de tout cela ? Que M. Ganderax prend au sérieux ses fonctions de critique ; qu’il se montre, en les exerçant, judicieux, sensé, savant, raisonnable. Tout cela est vrai ; mais nous sommes ainsi faits en France qu’on peut tuer quelqu’un à coups d’éloges pareils. La raison, le jugement, le savoir, belle affaire ! Ce n’est que le nécessaire et nous aimons bien mieux le superflu. Dites d’un écrivain : « C’est un esprit solide », on fait une moue dédaigneuse. Dites de lui : « C’est un talent frivole et brillant. » À la bonne heure ! voilà qui attire ! Heureusement pour lui, M. Ganderax est trop de Paris pour ignorer que la raison ne doit s’y présenter que parée, en toilette, presque déguisée. Aussi, bien qu’il soit atteint et convaincu d’avoir du bon sens et de la conscience, puis-je le réhabiliter en ajoutant qu’il a de l’esprit, et beaucoup, et du meilleur. Je n’irai pas jusqu’à dire que cet esprit est toujours aisé, primesautier, coulant et jaillissant de source. Il est parfois industrieux, sinon laborieux. Il est trouvé presque toujours ; mais on sent çà et là qu’il a été cherché. Ses articles sont composés avec un soin et un art auxquels il n’y aurait rien à redire, s’ils se laissaient un peu moins voir. Il se préoccupe, comme il convient, de bien commencer et de bien finir. Il aime les débuts singuliers qui sont des amorces à lecteurs ; il en a de vifs, il en a de pittoresques ; il leur donne souvent la forme d’un dialogue plaisant où se trahit l’auteur comique qui se fait la main ; il ne craint pas, le cas échéant, de les tirer de fort loin ; je me rappelle un article sur l’Affaire Clémenceau, en tête duquel s’étale un long ressouvenir de l’Odyssée :
On ne s’attendait guèreÀ voir Ulysse en cette affaire !
Peut-être n’est-on pas moins surpris d’entendre conter l’histoire d’Esther et d’Assuérus à propos de la reprise d’une pièce de M. Sardou. Ceux qui aiment avant tout le naturel et la simplicité sont tentés de voir là quelque chose d’alambiqué.
En revanche, il a des mots de la fin heureux et piquants. Il conclura par exemple avec une ironie souriante en parlant du temps où
les comédiens seront cotés à leur juste valeur, ni trop haut ni trop bas : « Alors l’ordre idéal sera établi ; mais ceci ne se verra pas, sans doute, avant quelques années. »
Ou bien il terminera ainsi l’examen d’une bluette, dont l’auteur, pour mieux fêter l’anniversaire du grand Corneille, a inséré parmi les siens des vers de Cinna : « J’ose prédire que ces vers au moins resteront. »
Il abonde en tournures ingénieuses du même genre. Tantôt il arrange les proverbes comme Basile en personne. Est-il d’avis que le théâtre moderne choisit trop volontiers pour héroïnes des filles repentantes ou militantes, il dira : « Il n’est si mauvaise compagnie dont à la fin on ne se lasse. »
Remarque-t-il que les passionnés ont le beau rôle dans les œuvres de Dumas père et le vilain dans celles de Dumas fils, il écrira : « À père prodigue fils avare de passion. »
Doit-il rendre compte d’une pièce où le vice est puni et le traître supprimé
au dénouement, il s’écrie : « Tout est bien qui finit mal. »
Tantôt il marque de quelque expression curieuse et ineffaçable le personnage ou la chose qu’il veut caractériser. Il a baptisé Théodora « l’impératrice Cocotte »
. Il parle de don Juan, cet être énigmatique transfiguré par les siècles et idéalisé par les poètes, et il le définit en le nommant
Monsieur Psyché
. Le Conservatoire, dont il n’est pas satisfait, non plus que de « l’éminent directeur qui ne le dirige pas »
, devient sous sa plume « un édifice où l’on tolère quelques professeurs de déclamation »
. La débauche, qui jette les jeunes gens riches en proie aux gourgandines de haut vol, lui paraît être l’« Assommoir de la bourgeoisie »
.
M. Ganderax émaille ses articles d’une quantité de paillettes semblables. Beaucoup sont de métal précieux : quelques-unes sont seulement presque en or. Il a pour les jeux de mots un amour qu’on peut taxer parfois
d’immodéré. Qu’à propos d’un archiviste paléographe, qui se dédommage sur le tard d’une jeunesse trop virginale, l’École des chartes soit transformée en École des chastes
; que M. Richepin, accusé d’être un sauvage très civilisé, un bohème très bourgeois, soit appelé railleusement « un Touranien de Touraine »
; que les jeunes imitateurs de M. Becque s’entendent dire : « Vous n’êtes que des blancs-becs »
; on le pardonne et l’on rit même à la rigueur ; le trait est drôle et inattendu. Mais quand le critique nous montre les comédiens, au temps où ils étaient excommuniés, « liés à la gueule des canons de l’Église »
; quand il exécute une pièce d’Honoré Bonhomme, en disant qu’elle est « honorable et bonhomme »
; quand il fait de M. Aicard un nouvel Icare ; quand il assimile M. Alexandre Dumas fils à un diamant noir, sous prétexte qu’un de ses arrière-grands-pères a été nègre ; on se demande si M. Ganderax ne pourrait
pas se passer de faire de l’esprit et se contenter d’en avoir. Il ne manque pas de dire en ces cas-là : « Qu’on me passe la turlupinade ! »
C’est fort bien de s’excuser ; mais ne serait-il pas plus simple de s’épargner la turlupinade et l’excuse ?
Ce n’est pas qu’il faille s’étonner de cet abus du style à facettes. On ne peut guère adorer Marivaux sans lui ressembler quelque peu. Marivaux est un écrivain contagieux, si l’on peut ainsi parler. Il communique à ceux qui le fréquentent le goût de l’élégance poussée jusqu’à la recherche et une passion pour les façons de dire spirituelles qui confine à la manière. M. Ganderax n’a pas échappé à la contagion. En faut-il encore des preuves ? Il veut féliciter M. Sardou d’avoir uni dans Fédora le mérite d’un habile constructeur d’intrigues à celui d’un peintre de caractères, et il écrit : « L’artifice est au service de l’art qui n’a garde de le congédier. »
Or cette façon de
personnifier des choses abstraites et de faire ensuite agir et parler ces êtres de raison, c’est là du Marivaux tout pur. Et voici le même procédé à l’œuvre ! Il est question d’un amoureux à qui la jalousie révèle la puissance du sentiment qui l’a conquis tout entier : « L’amour blessé s’est réveillé ; il s’agite et chacun de ses mouvements le faisant souffrir davantage le fait se mieux connaître. »
Ainsi marivaude M. Ganderax, et il laisse en définitive l’impression d’un écrivain raffiné, compliqué, curieux, naturellement et volontairement ingénieux, qui a fini par écrire comme on écrivait et causait au début du xviiie
siècle. Or je ne connais pas d’époque où le français ait été plus français qu’alors, et M. Ganderax, qui a plus de dessin que de coloris, plus de vivacité que d’ampleur, plus de grâce que de force, pourrait bien par là être en plein dans le courant de la tradition nationale. Il a en tout cas renouvelé un genre
de style qui naquit spontanément chez nous dans une époque d’analyse, et qui avait ainsi tous les droits possibles pour revivre dans la nôtre.
III.
Au moment où j’achève cet article sur les articles de M. Ganderax, je ne saurais trop dire si le critique dont je parle est encore un critique. Depuis un an à peu près, son nom ne figure plus au bas du feuilleton dramatique de la Revue des Deux Mondes. En revanche, on l’a vu sur des affiches de spectacles. Qu’est devenu le temps où la critique passait pour être le refuge des impuissants, l’hôtel des invalides de la littérature ? Voici qu’elle est un séminaire de romanciers et d’auteurs dramatiques. Et Bourget, et Lemaître, et Ganderax, et d’autres encore, ont fait à son école leur apprentissage d’écrivains, et il ne semble pas qu’ils aient laissé s’atrophier leur imagination à force d’exercer leur jugement. Seulement l’art, pratiqué par eux, doit prendre un caractère particulier. Musset disait déjà de notre siècle savant :
Chacun sait aujourd’hui quand il fait de la prose.
La part d’inconscience qui existe toujours dans le talent de l’artiste va être encore réduite. On peut attendre de gens qui ont débuté par disséquer durant plusieurs années l’esprit d’autrui, des œuvres plus réfléchies, plus calculées, partant plus complexes et plus profondes. Les succès de M. Bourget dans le roman prouvent, à n’en pas douter, que des œuvres de cette espèce sont loin de déplaire au public : reste à voir ce qu’il adviendra au théâtre. L’épreuve est commencée à l’Odéon comme à la Comédie-Française et elle paraît y bien réussir ; à tous ceux qu’intéresse le mouvement littéraire nous osons recommander de suivre avec l’attention et la sympathie qu’elle mérite cette conquête de la scène entreprise par des échappés de la critique.
Paul Bourget
Je ne sais plus quel artiste de la Renaissance donnait ce conseil à un apprenti peintre ou sculpteur : « Tu dessineras ce muscle, et, quand tu l’auras dessiné, tu le dessineras encore, car il est beau. » On pourrait croire que M. Paul Bourget s’est inspiré de la doctrine du vieux maître : il a démonté et disséqué bien des hommes avant d’en reconstruire ; il a étudié pièce à pièce sur des êtres réels le mécanisme de l’âme humaine avant de se risquer à le reproduire sur des êtres imaginaires. Cela revient à dire qu’avant d’être le romancier à la mode (j’entends par là celui dont l’œuvre est, sinon la plus lue, du moins la plus passionnément discutée), il a débuté par réussir dans la critique. Ceux qui aiment les exercices de rhétorique peuvent s’amuser à discuter s’il est plus critique que romancier ou réciproquement. Mais la discussion pourrait bien être superflue, s’il est vrai qu’on ne saurait méconnaître sous la diversité de ses écrits une parfaite unité d’esprit. Le titre d’Essais de psychologie que portent ses deux premiers recueils d’articles conviendrait à tous ses romans. Son développement témoigne à la fois d’une logique et d’une décision qui ont à bon droit fait de lui un chef d’école, autant qu’une école littéraire peut se former dans notre époque d’éparpillement. En réunissant sous le titre d’Études et Portraits des morceaux d’apparence et de date très diverses, publiés dans des journaux ou dans la Nouvelle Revue, il les présente encore comme des applications différentes de la méthode d’analyse psychologique. Soyez sûrs, quand il nous donnera le Balzac qu’il nous promet depuis longtemps, que M. Bourget sera fidèle à lui-même et à ses procédés. Aussi faut-il commencer, quand on veut parler de lui, par résumer et discuter sa méthode. Après cela seulement, l’on peut tenter de définir la constitution de son esprit et les caractères de son style.
I.
Il y a bien des façons de concevoir la critique. On peut, au nom d’un code ou d’un idéal traditionnel, rendre des arrêts, imposer ou essayer d’imposer des jugements. La critique est alors dogmatique et impérative. Pendant longtemps elle ne fut pas autre chose. Mais M. Bourget n’est pas tendre pour cette vieille critique ; il ne la combat pas, il fait pis ; il la considère comme morte, il en prononce gaillardement l’oraison funèbre29, au risque de s’entendre dire par M. Brunetière :
Les gens que vous tuez se portent assez bien.
À ses yeux, la qualité la plus nécessaire à quiconque prend pour sujet d’études les œuvres de littérature, c’est « la compréhension des qualités opposées à ses qualités et d’un idéal opposé à son idéal »
. Et lui-même, prêchant d’exemple, étudie côte à côte Jules Vallès le réfractaire oratoire, et Barbey d’Aurevilly le catholique flamboyant, avec une véritable coquetterie d’impartialité.
En pleine opposition avec la critique autoritaire, à l’autre pôle, pour ainsi dire, se trouve celle qui fait profession de dilettantisme, qui n’entend exprimer que des opinions individuelles et passagères, qui se plaît aux épigrammes et aux anecdotes, qui est avant tout légère, pittoresque, impressionniste. M. Bourget par haine et mépris de la première va-t-il se jeter dans la seconde ? Non, il choisit sa place entre les deux. Il croit avec l’une qu’il y a des lois de l’esprit et que l’esthétique n’est pas un grand mot vide de sens : il emprunte à l’autre sa largeur de goût, son dédain du commun, son intelligence des genres de beauté les plus divers. Mais d’une part il regarde un livre comme le produit naturel et nécessaire de certains états d’âme, comme un ensemble de qualités et de défauts invinciblement liés, et il estime que, l’auteur n’ayant pu faire autrement, il n’y a guère lieu de l’approuver ou de le blâmer ; d’autre part, il voit aussi dans le livre, non pas seulement une source de jouissances artistiques, mais un foyer qui rayonne des idées et des sentiments et qui produit à son tour chez les lecteurs certains états d’âme, préludes de certaines actions ; il ne peut donc traiter légèrement ce ferment de vie intellectuelle et morale, cet initiateur de la jeunesse, cet éducateur des cœurs et des esprits à venir. Il le prend au sérieux, au tragique même, et voilà comme sa critique va être surtout explicative et philosophique.
Mais ce n’est pas assez pour la définir. Quand on est pénétré de cette idée que la littérature est un organisme ◀vivant▶, où tout s’enchaîne et a sa raison d’être, on peut et l’on doit, à propos de chaque ouvrage ou de chaque auteur, se poser deux questions : De quelles causes est-il l’effet ? De quels effets est-il la cause ? M. Taine, pour ne citer que lui, s’est surtout préoccupé de la première. Il a recherché l’action de la société, du climat, des événements sur l’individu. Il est parti de cette hypothèse que le milieu, la race, le moment sont les facteurs de toute œuvre d’art, et il a démontré cette vérité avec une abondance et une vigueur infatigables. Faire tenir un homme ou une époque dans une formule a été le but toujours poursuivi et souvent atteint par le robuste penseur. M. Bourget, lui, a fait surtout porter ses recherches sur la seconde question. Il a pris l’individu pour point de départ et il s’est donné pour tâche de mettre en lumière l’influence d’un auteur sur ses lecteurs. Il n’a point prétendu déterminer et classer tous les éléments formateurs de son talent ; sans s’interdire d’en indiquer quelques-uns à l’occasion, il a mieux aimé travailler à montrer quelles façons de sentir et de penser cet écrivain a propagées dans le monde. Lui aussi, il a eu pour guide une hypothèse : c’est que les états d’âme particuliers à une génération sont enveloppés en germe dans les théories et les rêves de la génération précédente ; les uns acceptent, les autres répudient cet héritage psychologique ; mais ceux-là mêmes qui le repoussent ne s’y peuvent soustraire ; réagir contre un courant, c’est encore le subir. M. Bourget a concentré ainsi son attention sur la filiation des époques, sur le passage d’hier à aujourd’hui.
On ne peut pas dire que ce fût chose nouvelle de suivre ainsi dans le temps la transmission des sentiments et des idées. Les historiens qui ont cherché dans les satires et les utopies des philosophes du xviiie siècle les origines de la Révolution française ont eu nettement conscience de cette répercussion des âmes sur les autres âmes. Les moralistes aussi, quand ils recommandent ou attaquent un ouvrage pour le motif qu’il leur paraît susceptible d’améliorer ou de corrompre les mœurs, savent bien qu’un livre est un grimoire magique capable de communiquer par les yeux la santé ou la maladie. Mais ce qui était nouveau, c’était le mode de procéder de M. Bourget. D’abord, tout au contraire des moralistes, il se souciait fort peu de savoir si les forces mystérieuses contenues dans le livre, objet de ses études, étaient bienfaisantes ou malfaisantes ; il lui suffisait d’en constater l’existence, d’en démêler la genèse, d’en mesurer la puissance. Ensuite, à la différence des historiens, il n’opérait pas sur le passé qui est d’ordinaire plus facile à étudier que le présent, parce qu’il a pris l’immobilité de la mort et qu’il permet à l’observateur le recul nécessaire à toute vue d’ensemble. Non, il entendait analyser la réalité ◀vivante▶ dans sa perpétuelle fluidité ; il s’enfermait presque exclusivement dans l’époque contemporaine. Enfin (et c’était là la plus grande originalité, mais peut-être aussi la plus grande difficulté de la méthode), il ne s’attachait pas aux caractères extérieurs d’une œuvre, il n’y voyait que des signes à interpréter ; la forme n’était pour lui qu’un moyen d’arriver à la pensée et à la passion, dont elle est le vêtement ; il voulait pénétrer jusqu’à ce qu’il y a de plus intime dans un écrivain, jusqu’à la conception du monde et de la vie qui est le fond même de toute personnalité. Bien plus ! comme si cette analyse n’eût pas été assez malaisée, il ne craignait pas, par une sorte de bravade, de soumettre à ses investigations des hommes qui, par la nature scientifique de leurs écrits, comme M. Renan, ou par esprit de système, comme M. Leconte de Lisle, ont dû ou prétendu être aussi impersonnels que possible.
Si M. Bourget avait voulu mener à bien une enquête complète sur les tendances de sa génération et sur leur origine, il aurait dû distinguer dans notre société les différents groupes qui évoluent côte à côte ; après quoi il aurait eu à rechercher quels écrivains ont le
plus contribué à façonner l’ensemble de sentiments et d’idées qui sert de lien à chacun de ces groupes. La tâche eût été longue et malaisée. Il l’a abrégée et simplifiée en n’opérant que sur lui-même. Il s’est considéré comme un exemplaire de la jeunesse contemporaine ; il a supposé que les influences subies par lui devaient avoir agi sur beaucoup d’autres et il a pris pour sujets d’études les écrivains qui l’avaient marqué de la plus forte empreinte. Mais pouvait-il, avec la curiosité froide de la science, enfoncer le scalpel au cœur de ces hommes qui, dans les années fécondes de l’adolescence, lui ont conté à l’oreille le secret de la vie, comme des amis et des frères aînés. Il ne l’a pas même essayé. Bien loin de là ! Il a voulu que son analyse fût tendre, tout en restant lucide. Augustin Thierry disait : « La sympathie est l’âme de l’histoire »
, et l’on sait à quelles résurrections miraculeuses l’a conduit ce don de faire amitié avec
les morts. M. Bourget est du même avis : « En toute chose, écrit-il30, poésie ou histoire, la sympathie est la grande méthode. »
S’il est vrai que différence engendre haine, il n’est pas moins vrai que ressemblance engendre amour, et ainsi aimer quelqu’un, c’est avoir avec lui de mystérieuses affinités. Il s’ensuit que notre sympathie pour des écrivains préférés suffit à nous révéler en eux des choses qui peuvent échapper aux autres, mais qui sont pour nous claires et tangibles, parce que nous les retrouvons en nous-mêmes. On comprend ainsi que M. Bourget ait pu se servir des ressemblances qu’il avait avec ses auteurs favoris pour explorer les profondeurs de leur âme, et qu’à force de fraterniser passionnément avec eux, il soit arrivé à mieux connaître certains côtés de leur nature.
Je mets en fait, par exemple, que personne avant lui n’avait aussi bien su extraire de l’œuvre de M. Alexandre Dumas fils la quintessence amère qu’elle renferme. D’autres avaient peut-être remarqué comme lui que cet auteur dramatique, qui par une bizarre combinaison se trouve être en même temps un moraliste mystique, a représenté sous les formes les plus variées le mal moderne qui s’appelle l’impuissance d’aimer. Seulement M. Bourget vit avec plus de netteté ce que d’autres avaient pu entrevoir, et pourquoi cela ? C’est qu’il était lui-même préoccupé du même problème ; c’est qu’il portait déjà en lui son futur roman de Crime d’amour. Il put de la même façon mettre en lumière certains caractères de la sensibilité contemporaine qu’il étudia, si l’on peut ainsi parler, réfléchis en lui-même.
Faut-il résumer les principaux résultats auxquels il aboutit ? Il expliqua comment le vagabondage à travers le temps et l’espace, devenu une habitude et un besoin de notre civilisation, a multiplié parmi nous la race des dilettantes ; il s’attacha à prouver que l’esprit d’analyse et le raffinement du goût ont perverti l’amour, quand ils ne l’ont pas rendu impossible ; il montra l’usure que l’abus de la pensée et le surmenage du cerveau produisent sur le corps, le sentiment et la volonté ; il constata des conflits entre la spéculation et l’action, entre la science et la poésie, entre la démocratie et la haute culture ; il conclut qu’il se dégageait de tout cela comme une vapeur de tristesse qui enveloppait le monde d’un nuage chaque jour plus épais, et il donna pour le dernier mot de la philosophie du jour un pessimisme très sombre teinté d’un vague mysticisme.
Il y aurait beaucoup à dire sur ces résultats, si on voulait les passer au crible de la discussion. Mais nous ne voulons discuter que la méthode par laquelle M. Bourget y est arrivé.
Qu’elle permette de découvrir des fragments de vérité, nul ne saurait le contester. À quiconque essaierait de mettre en doute l’effet produit par tel ou tel écrivain, le critique peut répondre : J’ai pour garantie mon expérience personnelle, j’ai dit ce que j’ai ressenti : il y a pour le moins un homme dont j’ai rendu l’impression vraie. — C’est peu et c’est beaucoup. Ce qui est individuel est déjà général en une certaine mesure. Un homme de bon sens qui exprime franchement ce qu’il a éprouvé conte du même coup l’histoire de beaucoup de ceux qui l’entourent. Mais c’est bien autre chose, quand celui qui parle est à la fois un être très sensible et un analyste de premier ordre : il sent plus que le commun des mortels et il sait mieux aussi débrouiller ce qu’il a senti. En somme, une méthode qui consiste à étudier d’après soi-même les tendances intellectuelles et morales de toute une génération vaut exactement ce que vaut celui qui l’emploie. Dans le cas particulier elle a valu beaucoup. Elle a ouvert de larges échappées sur certaines faces de l’époque contemporaine ; M. Bourget a vu et bien vu plusieurs des maladies dont souffre cette fin de siècle ; il a indiqué d’une façon précise quelques-unes des principales sources du pessimisme qui a jeté sur la France et sur l’Europe actuelle son voile de crêpe noir. J’ose même dire que le tableau tracé par lui s’est trouvé plus vrai le lendemain de ses articles que la veille. En constatant l’action exercée sur lui par ses livres préférés, il exerça sur ses lecteurs une action dans le même sens. Il fut pour beaucoup d’entre eux à la fois un révélateur et un propagateur de certains états d’âme.
Il y a et il y aura toujours des gens, nés disciples, qui ne peuvent se passer d’un chef de file et qui aiment à penser, à sentir, à souffrir même d’après autrui. Aussi, dès qu’un homme de talent, osant être lui-même,
confesse au public avec énergie et netteté sa façon propre de goûter la vie, l’on peut être certain que ces « moutonnières créatures »
adoptent aveuglément des idées et des sentiments qui ont l’avantage inappréciable d’être nouveaux et tout faits ; ces « esprits à la suite »
(le mot est de M. Bourget) se savent gré d’avoir un mal distingué, une opinion rare ; ils se figurent volontiers qu’ils les avaient auparavant et sont prêts à jurer qu’ils auraient été les premiers à les annoncer au monde, n’était que l’occasion leur a manqué. De la sorte, quand M. Bourget eut fait voir les ravages produits sur une élite de penseurs par l’abus de la pensée, quand il eut présenté la désespérance et le découragement comme les termes naturels où aboutit la civilisation moderne, ce fut un étrange pullulement d’analystes d’occasion occupés à se disséquer et à se ronger eux-mêmes, de petits pessimistes criant du haut de leurs vingt ans anathème à
l’amour et à la vie. La maladie morale, signalée par le critique, s’étendit comme une tache d’huile ; elle devint une épidémie heureusement plus apparente et plus littéraire que profonde et sérieuse. En même temps, comme l’analyse psychologique avait été l’instrument de ses recherches, quantité de psychologues de seconde main s’armèrent à l’envi de la loupe et firent grand étalage de leur habileté à sonder les cœurs et les cerveaux. À coup sûr les dispositions qu’il avait indiquées dans la jeunesse n’étaient point imaginaires ; mais en prenant, grâce à lui. pleine conscience d’elles-mêmes, elles prirent une force nouvelle ; et par suite, au sein de la jeune génération, les uns (ceux qui lisent), acceptant comme paroles d’Évangile des assertions à demi fondées, les autres (ceux qui écrivent), se mettant à son école pour apprendre à faire de l’anatomie morale, rendirent par cette docilité un double et légitime hommage à la
puissance de son originalité plus encore qu’à celle de ses facultés d’observation.
Ceux mêmes qui gardaient leur indépendance de jugement, qui regimbaient contre certaines de ses conclusions, ne pouvaient s’empêcher de rendre justice à la maestria avec laquelle il déroulait les replis des âmes les plus complexes. Tout le monde s’accordait à reconnaître que la critique ainsi pratiquée était singulièrement féconde et suggestive ; qu’elle forçait à réfléchir et renouvelait la connaissance des ouvrages étudiés en enseignant à pénétrer sous leur surface ; que non seulement elle fournissait des documents d’une haute valeur aux futurs historiens de la fin du xixe siècle, mais encore qu’elle apportait des vérités précieuses à la science qui cherche les lois des phénomènes historiques. J’en pourrais citer dix exemples : je me borne à renvoyer ceux qui réclament des preuves au passage où l’auteur explique la persistance et les renaissances imprévues du mysticisme au sein de notre société31.
Est-il besoin après cela d’insister sur le mérite d’une méthode qui mène si avant au cœur des choses ? Mieux vaut, ce me semble, en marquer les limites et les dangers.
D’abord elle aboutit à une vision forcément incomplète. Il aurait une étrange idée de la France contemporaine, celui qui s’imaginerait que les écrivains choisis pour sujets d’études par M. Bourget sont les seuls guides de la génération actuelle. Rien de plus aisé que de trouver, parmi ceux que le critique a laissés de côté, des hommes qui ont autant et plus de droits à figurer parmi les initiateurs de la jeunesse de notre temps et de notre pays. Qui oserait affirmer, par exemple, que Michelet a inspiré des sympathies et des admirations moins véhémentes, moins nombreuses et moins fécondes que Stendhal ou Tourguenieff ? Qui pourrait dire que l’influence exercée par l’auteur de l’Histoire de France est moindre que celle de M. Renan, l’historien d’Israël ?
M. Bourget (c’est un vice inhérent à sa méthode), en mesurant sur lui-même l’action d’une œuvre littéraire, obtient des résultats qui ne sont justes que pour lui et un groupe d’esprits et de tempéraments semblables. Encore, par une illusion d’optique que j’ai déjà expliquée, le groupe paraît-il plus considérable qu’il ne l’est en réalité ; grossi par le troupeau des imitateurs, il a fait boule de neige. Mais en vain ceux-ci prétendraient-ils, croiraient-ils même qu’ils ont à la lecture des mêmes ouvrages éprouvé les mêmes sentiments que M. Bourget : je me permettrais d’en douter, et, quant à ceux qui sont en dehors du groupe, je ne crains pas d’affirmer qu’ils ont souvent, en lisant ces mêmes ouvrages, ressenti des émotions contraires. Baudelaire, qui enchante M. Bourget et les siens, a le privilège d’exaspérer d’autres personnes. Les hésitations, fluctuations et contradictions de M. Renan paraissent à nos psychologues une preuve de sa supériorité ; mais je sais des gens qui l’aimeraient et l’estimeraient davantage, si, au lieu de louvoyer entre des opinions successives et opposées, il savait ou voulait dégager de chacune la part de vérité qu’elle peut contenir et offrir ainsi au lecteur un coin de terre ferme. Il est donc trop évident que les effets signalés par l’observateur ne se produisent que dans un certain cercle. La ligne de démarcation est difficile à tracer ; mais elle existe et enferme même un espace assez restreint. Or on peut répéter : Vérité en deçà, erreur au-delà ! Il est certain que la masse de la nation n’est pas atteinte par cette propagande de sentiments et d’idées dont M. Bourget cherche le point de départ dans les auteurs qu’il étudie ; et il est probable que beaucoup d’hommes cultivés puisent aux mêmes sources des suggestions toutes différentes de celles qu’il en a tirées. On le voit, nous sommes bien loin d’avoir une vue d’ensemble des idées dirigeantes qui dans le présent préparent l’avenir de la France.
Cette vision incomplète est du même coup exagérée, et elle l’est aussi inévitablement. Par cela seul que la sympathie est, pour ainsi parler, la lampe qui lui sert de guide dans ses recherches, M. Bourget se condamne à ne voir dans les hommes qu’il a choisis pour types que leurs beaux côtés. Il admire, par exemple, Stendhal comme un de ses précurseurs, comme un docteur en psychologie. Qu’importe dès lors que Stendhal ait été un assez vilain monsieur, à la fois très chatouilleux d’épiderme et très sec de cœur, d’un égoïsme profond et raffiné ? Tout cela n’existe plus aux yeux de son admirateur. Ainsi encore Baudelaire le charme par la subtilité avec laquelle ce voluptueux mystique a su analyser ses sensations ; ne dites pas à M. Bourget que ce mélange de dévotion et de libertinage, d’encens et de patchouli, est écœurant et malsain ; il est trop heureux d’avoir mis la main sur un cas si curieux de sensibilité ; il est aveugle (volontairement sans doute) sur tout le reste ; il ignore et les airs prétentieux, et les affectations bizarres, et les mauvais vers du poète. Il procède, avec ceux qui ont été ses pères spirituels, comme firent les bons fils de Noé, quand le patriarche vint à être pris de vin ; il couvre leur nudité d’un voile respectueux ; il laisse dans l’ombre leurs imperfections. Ceux qui sont l’objet de sa prédilection paraissent ainsi plus grands que nature, si bien que le lecteur finit par se dire de ce faiseur d’idoles : — Psychologue tant qu’on voudra, mais critique, je ne sais. Où est cette faculté de voir les deux faces des choses, qui est indispensable à quiconque se mêle d’apprécier les hommes et les livres ? M. Bourget a pris la peine d’avertir les gens, dans une de ses préfaces, qu’il n’a jamais fait ce qu’on peut appeler proprement de la critique. Faut-il donc le prendre au mot ?
Et pourtant, le tort de cacher les défauts des gens n’est pas le plus grave qu’on puisse reprocher à sa méthode. À force d’étudier uniquement à travers soi-même les œuvres littéraires, on s’expose à leur prêter de fausses couleurs. Regardez par une vitre enfumée : tout vous paraîtra sombre. Or, supposez par hasard que la loupe de M. Bourget soit faite de verre noirci : les hommes vus au travers seront teintés de noir. Je crains fort que la supposition ne soit pas une hypothèse en l’air. Ainsi, quand on me présente M. Renan comme un artisan de pessimisme, je me rappelle malgré moi quantité de ses phrases empreintes d’une ironie sereine et d’un optimisme hautement avoué. Je me demande alors si, toujours par sympathie, M. Bourget n’aurait pas tiré à lui M. Renan ; s’il n’aurait pas, de la meilleure foi du monde, projeté dans autrui sa propre conception de la vie. J’entre en défiance des conclusions qu’il m’apporte ; je suis tenté de croire que les effets produits sur lui par certaines doctrines sont dus à une prédisposition particulière ; je songe à cette vieille comparaison renouvelée des Grecs : un tonneau qui contient quelques gouttes de vinaigre transforme en vinaigre le vin qu’on y verse ; et, bien que je ne mette nullement en doute l’espèce d’action chimique exercée sur M. Bourget par tel ou tel livre, j’incline à penser que cette action révèle plus encore la nature de son esprit à lui que les véritables caractères de l’ouvrage.
Voilà de sérieuses réserves sur la méthode dont il a usé ! Mais, qu’est-ce à dire ? Ai-je la
prétention de lui apprendre qu’il a tracé un tableau incomplet des états d’âme de la génération dont il fait partie ? Que son analyse est trop subjective pour être scientifique ? M. Bourget pourrait répondre avec raison qu’il le sait mieux que moi, qu’il n’a pas songé à rassembler en un faisceau toutes les tendances de son époque, qu’il a seulement entendu contribuer par des notes personnelles à l’histoire de la vie morale en France durant ces vingt dernières années. Le fait est qu’il a dit et répété à tout venant, en parlant de ses Essais
32 : « Tous les noms célèbres n’y sont pas, il s’en faut de beaucoup, ni toutes les idées. »
Aussi ne viens-je pas moi-même, ce qui serait parfaitement injuste, réclamer de lui autre chose que ce qu’il a voulu donner. La discussion, à laquelle j’ai soumis sa méthode, est un simple avis à l’adresse de ceux
qui voudraient la lui emprunter. Le fameux Scanderbeg possédait, dit la légende, un sabre qui, d’un seul coup, abattait la tête d’un taureau. Le sultan, qui l’apprit, lui demanda cette arme merveilleuse. Il l’obtint, l’essaya, n’en tira que des effets médiocres et s’en plaignit. Scanderbeg répondit en souriant : « J’ai envoyé le sabre, mais j’ai gardé le bras. »
II.
Si je me suis bien fait comprendre, il est possible autant qu’important de dégager la personne même de M. Bourget de ses Essais critiques où il a tant mis de son âme. Ses autres ouvrages nous aideront seulement à compléter sa physionomie.
Au premier abord on est embarrassé : on a devant soi un être multiple, et, semble-t-il,
contradictoire ; un philosophe qui est un poète, un savant qui est un mondain, un penseur qui fait rêver les femmes, un rêveur qui fait penser les hommes. Qui sait pourtant si cette complexité ne se résout pas en une dualité fondamentale ? « Un talent, a dit quelque part33 M. Bourget, est une créature ◀vivante▶. Peut-être sa naissance suppose-t-elle un élément mâle et un élément femelle. »
N’aurions-nous pas ici l’alliance heureuse d’un esprit viril et d’un tempérament très féminin ?
Par instinct comme par éducation, M. Bourget est un homme de science. Il a au plus haut degré l’imagination scientifique, j’entends celle qui se représente la liaison des effets et des causes. Il ne voit pas les phénomènes à l’état isolé ! Il perçoit d’un coup d’œil les rapports qui les unissent. S’il
considère des faits littéraires, il remonte aussitôt aux facteurs dont ils sont le produit. Il passe du particulier au général, et il travaille, en étudiant un livre, à découvrir ou à prouver quelque loi de l’intelligence ou de la sensibilité. Ce n’est pas un mathématicien qui déduit : c’est un naturaliste qui procède par induction. Arrête-t-il sa pensée sur la politique ? Il y a deux façons principales de la considérer. L’une consiste à chercher la raison d’être des choses, à suivre dans leur genèse et leur développement les institutions d’un peuple ; elle demande au passé l’explication du présent ; elle est historique et positiviste ; elle a été pratiquée par Montesquieu au xviiie
siècle, par M. Taine au nôtre ; comme elle rend compte de tout ce qui est, comme elle fait voir que les mœurs et les lois les plus surannées ont été nécessaires en leur temps, elle porte à maintenir ce qui existe, à n’y toucher du moins qu’avec une prudence extrême ;
elle aboutit à des conclusions conservatrices. L’autre consiste à comparer ce qui est à ce qui devrait être, à chercher, non plus pourquoi telle loi s’est établie, mais si elle est conforme à l’idée que nous nous faisons de la justice ; elle part du présent pour marcher à la conquête de l’avenir ; elle est logique et idéaliste ; elle a été pratiquée par Rousseau au siècle dernier et par tous les novateurs de nos jours ; comme elle fait ressortir les imperfections de l’état social à la lumière d’une conception de l’esprit, comme elle montre un droit idéal en dehors et au-dessus des faits, elle porte à corriger les abus, à modifier les coutumes et les codes ; elle mène à des conclusions réformatrices ou même révolutionnaires. Entre ces deux points de vue, qui dominent tour à tour dans la vie d’une nation, M. Bourget n’hésite pas. En fidèle élève de M. Taine, il condamne le Contrat social et « son influence désastreuse »
, sans se demander
si la force qui pousse en avant n’est pas, à certains moments, aussi utile que celle qui tire en arrière. S’agit-il maintenant de religion ? Élève de M. Renan cette fois, il comprend, explique, respecte toutes les religions sans croire à une seule ; il les regarde à la fois comme vraies et fausses ; il les met au rang des illusions nécessaires. Il aborde la morale dans le même esprit ; il est bien près d’accepter avec Spinoza et bien d’autres la doctrine du déterminisme universel, et, outrant même les conséquences de la théorie, il va jusqu’à admettre que « du royaume de la nécessité absolue, toute appréciation du Bien et du Mal est bannie »
.
Cette imagination scientifique, M. Bourget ne l’applique guère au monde extérieur. Il préfère regarder en dedans. C’est un voyant du monde invisible ; un naturaliste, si l’on veut, mais un naturaliste qui étudie des âmes, autrement dit un psychologue. Il se dit lui-
même atteint de « manie philosophante »
; il ne peut rencontrer des figures nouvelles, fût-ce à table d’hôte, sans essayer de décomposer ces êtres que le hasard lui donne pour voisins d’un moment. Il a de naissance, autant qu’on peut le présumer, ce goût et cette aptitude pour l’observation interne ; toutefois il n’a pas négligé de les fortifier par l’étude ; il a suivi la pente de sa nature. Il a lu avec passion tous ceux qui enseignent l’art de fouiller les replis des consciences ; il a pris des leçons de psychologie dans les livres des meilleurs maîtres, surtout dans ceux des philosophes anglais contemporains. Venant après ces grands moissonneurs, il était en danger de ne trouver qu’à glaner : il a réussi pourtant à faire bonne récolte. D’abord il a fait porter ses investigations sur la littérature, un champ qu’ils avaient peu exploré ; ensuite il a curieusement composé sa gerbe de cas notables et rares. « Le psychologue
, dit-il, — et c’est
un aveu précieux dans sa bouche34 — se complaît à la description des états dangereux de l’âme qui révoltent le moraliste ; il se délecte à comprendre les actions scélérates, si ces actions révèlent une nature énergique et si le travail profond qu’elles manifestent lui paraît singulier. »
C’est sans doute pour cette raison qu’il s’intitule quelque part « moraliste de décadence »
, en donnant cette fois au mot de moraliste le sens de peintre de mœurs. Ne serait-ce pas aussi le secret de sa prédilection pour ce faisandé qui fut Baudelaire ou pour ce malade qui fut Amiel ? M. Bourget a quelquefois les naïves extases du médecin qui se prend d’admiration et d’affection pour un patient atteint d’un mal unique en son genre. Il dirait volontiers : Quel magnifique cancer ! quelle superbe fluxion de poitrine ! Ses Essais de psychologie
font penser çà et là à un traité de pathologie morale, illustré de belles planches anatomiques.
On le voit, M. Bourget est bien un penseur épris de vérité, attaché d’une étreinte solide aux faits positifs. C’est un adepte de la science telle qu’elle est dans un temps de réalisme, c’est-à-dire prudente jusqu’à la timidité, plus soucieuse de voir juste que de voir loin, aimant mieux rétrécir son domaine que de s’aventurer dans les hypothèses et les systèmes, marchant à pas comptés de peur de s’égarer dans l’inconnu ! Mais à ce cerveau nourri de fortes pensées et de connaissances précises il joint une sensibilité féminine, et je dirai presque plus que féminine. Je n’entends point par là qu’il est enclin aux vifs et brusques élans de la passion ; non, il est sensible plutôt que passionné, mais il l’est à l’extrême. Ce penseur, ce philosophe, est une vraie sensitive, un être délicat, gourmet de sensations fines comme de sentiments rares et subtils.
Voyez plutôt ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas dans la vie et dans l’art. Il est loin de dédaigner les recherches élégantes ; il se plaît dans les savantes inventions du confort et du luxe contemporains ; il est amateur de meubles de prix, connaisseur en bibelots ; il n’a pas son pareil pour composer aux héroïnes de ses romans un intérieur moelleux, coquet, aristocratique ; il a souci de leur toilette comme de la sienne ; il se plaît à garder dans sa tenue une correction raffinée. Qui donc l’a défini, un dandy psychologue ? C’est un habitué des salons de Paris et des stations où la société cosmopolite de nos jours promène sa paresse ennuyée. Il adore, suivant la mode de ces dernières années, les tons effacés, le vieux-rose, le gris-perle, le vert attendri, le bleu passé. Il raffole des fleurs, surtout de celles qui par leurs nuances pâles, leur arôme
discret, leur apparence frêle, ont je ne sais quelle grâce anémique. Il préfère les paysages voilés que la brume revêt d’une douceur mystérieuse en tempérant l’éclat du ciel et en estompant les contours des choses. Oh ! quel plaisir de causer à demi-voix, pendant que coule goutte à goutte « l’heure taciturne et lente du crépuscule »
, dans la tiédeur d’un boudoir tendu de soie, où des violettes de Parme qui se fanent dans un vase en vieux sèvres exhalent le suave parfum de leur agonie ! Quel plaisir d’y rêver surtout ! Car qu’y a-t-il de meilleur que le Rêve ?
C’est une âme songeuse. Il éprouve une exquise jouissance à sentir la longueur du temps qui pour les autres serait synonyme d’ennui. Il lui arrive de se laisser envahir par la vie de la nature environnante, au point qu’il lui semble vibrer avec le rayon de soleil, frémir avec la feuille du tremble, courir avec l’eau de la rivière. Peu fait pour l’action,
on pourrait dire qu’il trouve ses bonheurs les plus vrais à rêver le bonheur. Il est homme à s’absorber dans la contemplation d’une antique image de femme. « Qui n’a goûté, s’écrie-t-il35, des minutes d’une émotion délicieuse devant le portrait d’une des princesses du temps jadis ? »
Il a dû avoir ainsi bien des amoureuses en peinture. Il a dû aussi bien souvent suivre d’un long et vague désir une belle inconnue devinée d’un regard au fond d’un coupé. N’a-t-il pas donné à l’une de ses œuvres le titre significatif de Profils perdus ? C’est pour lui une bonne fortune, presque une aventure, de rencontrer dans un musée de province un buste de cire dont on ne connaît ni l’auteur ni l’original, mais qui le séduit par son air ancien et fané et plus encore par l’attrait d’une énigme indéchiffrable. Cette tête féminine un instant entrevue le
poursuit, le hante, l’obsède. Que ne peut-il lui donner la vie ? La vie seulement, non la parole. Car son idéal, ce serait une femme aimante et caressante, qui incarnerait en elle la Tendresse et la Beauté, mais qui ne parlerait pas, qui sentirait beaucoup et qui penserait à peine. Singulier idéal sans doute, où se combinent à dose égale l’amour et le dédain ! Médire des femmes comme une femme, les aimer comme un homme, n’est-ce pas après tout ce qui convient à sa double nature d’homme à cœur de femme !
Quiconque a les nerfs délicats est froissé par ce qui est violent et brutal. M. Bourget est de pâte trop tendre pour rechercher les âpres émotions du combat. On ne s’étonnera donc pas qu’il ne se soit guère exposé aux coups d’épingle de la polémique littéraire. On s’étonnera moins encore qu’il n’ait jamais pris une part active à la lutte, je devrais peut-être dire au pugilat politique. Ce n’est pas
indifférence, ne vous y trompez pas. Bien au contraire ! La démocratie est pour lui « la haïssable démocratie »
. Elle le choque, parce qu’elle accorde mêmes droits aux sots qu’aux habiles, aux ignorants qu’aux gens instruits ; parce qu’elle manque d’élégance, en obligeant à crier et à frapper fort ; parce qu’elle lui paraît étendre sur le monde une lèpre de vulgarité. Il est fermement convaincu que le suffrage universel, ayant eu le tort de laisser M. Renan à ses livres, est hostile aux hommes supérieurs ; il ne lui pardonne pas d’avoir refusé sa confiance à un homme si savant en beaux mots ; il ne semble pas se douter que l’art de conduire un État puisse exiger d’autres qualités que celles qui sont nécessaires pour composer un ouvrage en style exquis. En vain la République s’est-elle montrée bonne fille pour le même M. Renan et pour bien d’autres qui l’ont malmenée ; il épouse les rancunes du maître, ses dédains et ses
rêves aristocratiques. Il est effrayé de ce qu’ont d’énorme, d’inconscient, d’indomptable les masses populaires ; il est, comme la plupart des hommes de salon et de cabinet, dépaysé et déconcerté en face de ces forces qui ne se laissent pas gouverner par des raisonnements scientifiques ni par des phrases académiques. Aussi ceux qu’il regarde comme des hommes d’État supérieurs sont-ils les plus insolents ou les plus adroits dompteurs de ce monstre à mille têtes qui s’appelle la foule. Il s’incline avec admiration devant César et Alcibiade, ces corrompus d’esprit très ouvert et très délié, mais de caractère ondoyant et équivoque, qui ne sont pas précisément des modèles de vertu républicaine. M. Bourget n’est point sans doute possédé du regret de l’ancien régime : il est bien trop moderne pour cela ; mais il s’effarouche des innovations qui changent trop vite à son gré la face de la France ; il s’extasie sur les vieilles
choses, les vieux usages et les vieilles lois, qui jettent comme un antique manteau de lierre sur les assises vermoulues de la société anglaise. Je ne serais pas fort surpris que son idéal social fût une sorte d’aristocratie bourgeoise et savante, aux mains de qui seraient remises la direction des affaires politiques et les destinées des classes inférieures.
Mais arrière la politique, que M. Bourget abandonne à la médiocrité ! Vive l’art pur, auquel il se voue tout entier ! Il a le culte de la beauté et il répète avec dévotion cet hymne en son honneur :
La mort peut disperser les univers tremblants,Mais la beauté sourit et tout renaît en elle,Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs.
Il l’admire, cette beauté, dans les œuvres de la nature comme dans celles de l’homme, dans les vers des poètes comme dans les tableaux des peintres ; en véritable dilettante, il la goûte sous bien des formes ; il a pourtant des prédilections aisées à découvrir. Il est charmé surtout, quand elle est troublante, maladive, gracieusement languide, quelque peu énigmatique. Aux femmes qu’il crée et dans lesquelles il incarne son rêve de bonheur, il prête des yeux changeants, des doigts fuselés, une taille souple et fluette, un teint pâle, une suprême élégance de manières, et ce sourire étrange et inquiétant qui relève le coin des lèvres dans les figures de Léonard de Vinci. Les héros des histoires qu’il nous conte ont aussi d’ordinaire des candeurs, des défaillances et des nervosités de jeunes filles ; ils sont timides, presque éthérés ; ce sont des âmes à peine vêtues d’un corps ; amoureux, ils sont plus souvent conquis que conquérants (voyez Hubert Liauran ou René Vincy) ; et même, quand ils ont l’air d’être forts, quand ils accomplissent un acte qui exige de l’énergie, comme André Cornélis ou le Disciple, ils apparaissent hésitants, inquiets, douloureusement ballottés au vent des circonstances, roseaux pensants bien plus que volontés vigoureuses et décidées. Le romancier donne à ces enfants de son imagination une morbidesse qui décèle les plus profonds instincts de leur père, et si, par hasard, il esquisse au passage un homme robuste et sain, à la solide carrure, au caractère fermement équilibré, il semble qu’il ait tantôt une nuance de mépris, tantôt une sorte de jalousie inavouée à l’égard de ce bel animal trop bien portant.
Le même goût d’élégance mièvre et décadente perce dans ses préférences littéraires et artistiques. Le philosophe qui est en lui trouve son compte à se nourrir de Goethe et de M. Taine. Mais ces graves auteurs satisfont plus son esprit que son cœur, et c’est à des maîtres moins austères qu’il réserve ses tendresses les plus vives. Mettez en face de lui deux hommes de talent égal : l’un qui
vaille surtout par la vigueur, la netteté, la franchise ; l’autre qui ait du je ne sais quoi, comme on disait jadis, qui ait quelque chose de plus capiteux et de plus pimenté, de plus compliqué et de plus fuyant : il n’hésitera pas, il aimera mieux le dernier. Il sacrifiera Émile Augier à M. Alexandre Dumas fils ; il aura pour Baudelaire ou Barbey d’Aurevilly des faiblesses d’amoureux ; il savourera avec délices les onctueuses ironies de M. Renan. Dans la poésie il ne goûte que médiocrement les contours arrêtés, le dessin net, la pensée qui rayonne en pleine lumière : il tient pour le clair-obscur, pour la pénombre vaporeuse. Il ne veut pas qu’on lui impose, pour ainsi dire, des idées précises ; il demande qu’on fournisse à sa rêverie une occasion d’ouvrir ses ailes et de s’envoler à l’aventure. Sa sympathie court, non pas au poète qui exprime le mieux ce qu’il veut dire, mais à celui qui laisse deviner les plus vastes espaces au-delà
de son horizon. Il préfère donc Alfred de Vigny à Victor Hugo, Shelley à Byron, Baudelaire à Musset. Il réduit au minimum la part de la pensée dans une œuvre poétique. La perfection même de la forme n’est qu’un mérite secondaire. L’essentiel est ce que l’œuvre suggère. À la science, le monde réel ; à la poésie, le monde du rêve ! Voilà, selon M. Bourget, une séparation qui existe déjà et qui deviendra un divorce complet ! Il est vrai que Lamartine disait de la poésie à venir : « Elle sera de la raison chantée »
, ce qui est précisément le contraire. On peut donc se demander lequel des deux a tort. Tous deux peut-être. Il est permis d’attacher assez peu d’importance aux prophéties de ce genre. L’avenir est long et la vue de l’homme est courte ; l’art dans son incessante métamorphose traverse bien des incarnations et se rit des formules qui prétendent déterminer ce qu’il sera dans les siècles futurs. Seulement
ces prédictions, pour hasardeuses qu’elles sont, ont un double mérite : elles jettent du jour, et sur les tendances de ceux qui les risquent, et sur les phases prochaines du mouvement littéraire. De la poésie suggestive à la poésie symbolique il n’y a qu’un pas, et les jeunes adeptes du symbolisme, qui vont jusqu’à dénier à M. Sully Prudhomme le titre de poète, saluent au contraire en M. Bourget un précurseur et presque un prophète.
Vous plaît-il maintenant de connaître les peintres favoris de ce contemplateur, qui cherche dans l’œuvre d’art ce que d’autres demandent à l’opium, des songes vagues, mélancoliques et voluptueux ? Ce seront ces maîtres de la Renaissance, tourmentés et chercheurs, qui se sont efforcés, comme l’auteur de la Joconde ou Botticelli, de fixer sur la toile des visions fuyant devant leur regard, des figures mystérieuses capables d’éveiller dans l’esprit un essaim de conjectures. Ou bien, en sa qualité de raffiné, il s’éprendra des primitifs, de ces artistes naïfs en qui l’intensité de l’expression est avivée par la gaucherie même de l’exécution ; il les aimera jusqu’en la personne de leurs imitateurs, ces préraphaélites anglais qui, eux aussi, semblent avoir mis toute leur âme à peindre des âmes. Il a donné le titre de Pastels à toute une série d’études féminines. Comment ne goûterait-il pas en effet ce genre de peinture qui a le velouté ◀vivant▶ et le frêle coloris de l’aile du papillon ? Rien qui s’harmonise mieux avec sa nature, si ce n’est peut-être la musique ; à condition sans doute qu’elle soit suave, langoureuse et, suivant ses propres termes,
Triste comme la voix d’une amante qui pleure.
En vérité l’on rencontrerait chez une femme tous les goûts que nous venons de passer en revue, qu’on n’aurait pas lieu d’être étonné un
seul instant. Est-ce tout ? Pas encore. Quel est le problème qui a le plus obsédé le cerveau de M. Bourget ? Il cite quelque part ces paroles de M. Alexandre Dumas fils : « Je cherchai le point sur lequel la faculté d’observation dont je me sentais ou me croyais doué pouvait se porter avec le plus de fruit, non seulement pour moi, mais pour les autres. Je le trouvai tout de suite. Ce point, c’était l’amour. »
M. Bourget semble faire ici par la bouche d’autrui sa propre confession. Chacun sait de quel œil pénétrant et de quelle main légère il a fouillé ce sujet délicat et cher aux femmes. On dirait d’un Stendhal attendri qui aurait été femme dans une autre vie et qui s’en souviendrait.
Combien d’autres actions cette sensibilité affinée n’exerce-t-elle pas sur l’intelligence qui cohabite avec elle ! La philosophie amène le penseur à reconnaître que le savoir humain se brise contre une barrière
infranchissable. Sera-t-il de ceux qui disent avec une glaciale sérénité : Ici est la limite de ce que l’homme peut connaître ; au-delà est un abîme noir où son regard se perd. Non, il ne se résigne pas à ignorer l’origine et la fin des êtres ; il se révolte contre « ce point d’interrogation pour toujours posé sur l’horizon »
, et alors, devant ce mystère éternel, il est pris, comme une âme endolorie de femme, d’une poignante nostalgie de la foi religieuse ; il ne sait que croire, mais il voudrait croire ; il adorerait volontiers une figure voilée ; il est près de plier les genoux devant un Dieu inconnu ; parfois même il revoit dans les souvenirs de sa pieuse enfance « la pâle figure du Crucifié »
; peu s’en faut qu’il ne dise pour son compte la prière qu’à la fin de son dernier roman il met sur les lèvres du vieux philosophe Adrien Sixte : « Notre Père, qui êtes aux cieux. »
Comme ce mysticisme intermittent, la pitié
est chez M. Bourget une efflorescence de son tempérament féminin. Il ne peut s’empêcher de songer que le loisir des heureux du monde est fait de la sueur et du sang des pauvres ; il plaint la misérable destinée des déshérités, des travailleurs, « forçats de la matière »
. Vienne le roman russe, il sera des premiers à en subir l’influence, à proclamer après Tolstoï la religion de la souffrance humaine ; et, s’il ne sent pas encore que l’énergie de ceux qui luttent pour les droits et le bien-être des humbles, autrement dit pour le développement de la démocratie, n’est que la forme virile de la compassion pour cette même souffrance, il laisse du moins passer dans son œuvre un filet de ce grand courant de fraternité que la France de jadis épandait si largement sur le monde.
Étant donné qu’il y a ainsi en M. Bourget deux facultés également puissantes et tyranniques : celle de penser en homme, celle de
sentir en femme, on devine le bien et le mal qui peuvent en résulter, suivant qu’elles sont d’accord on en conflit. Supposez qu’elles agissent dans le même sens : l’intelligence aidée par la sensibilité arrive à ces analyses sympathiques qui permettent au critique de pénétrer par intuition au fond d’un cœur et d’une œuvre, à ces créations de personnages ◀vivants▶ et logiques en qui le romancier suit d’une façon si heureuse l’éclosion et la lente évolution des sentiments et des idées. Supposez en revanche que les deux forces se contrarient : le pessimisme est le résultat naturel de leur lutte intime. Sans doute l’humeur triste de M. Bourget s’explique en partie par des causes accidentelles. Il n’a pas joui de la douce chaleur des caresses maternelles ; il a fait trop tôt l’apprentissage de la vie sérieuse ; il a souffert d’être emprisonné dans ces cloîtres laïques qu’on nomme lycées. Puis il est arrivé à l’âge viril au lendemain des
désastres de la guerre étrangère et des atrocités de la guerre civile ; trop jeune pour figurer comme acteur dans l’une ou dans l’autre, réduit au rôle inerte de témoin, accablé par les faits avant de pouvoir les comprendre, il a gardé des spectacles qui ont frappé son âme adolescente une impression d’horreur et d’abattement. Qui dira combien de Français ont été ainsi atteints en plein cœur par les événements de l’Année terrible ? Qui mesurera la déviation que cette crise sanglante a fait subir à leur caractère ou à leurs opinions ? Certes M. Bourget a pu puiser dans les circonstances environnantes bien des motifs de mélancolie. Mais j’ose dire que le pessimisme est la philosophie de son tempérament, le contrecoup nécessaire du choc qui heurte l’une contre l’autre ses deux natures. Il est fanatique de la science et il la voit aboutir à l’inconnaissable, c’est-à-dire à une banqueroute. Il est ennemi de la démocratie et il
estime qu’on ne peut pas plus l’arrêter que la marée montante. Il est altéré d’amour éternel, passionné, poétique, et son expérience de la vie parisienne le conduit à considérer l’amour comme un mensonge ou comme un mystère du corps qui dévore la force et la pensée des jeunes hommes36. Il voudrait s’envoler dans le bleu du ciel, et son âme atteinte par le doute retombe sur terre, comme un oiseau blessé. Il a pitié du malheur des pauvres, mais il est convaincu (c’est lui qui le dit37) « de la vanité des utopies réparatrices »
. Que de contradictions entre ses rêves et la réalité ! Vous me direz peut-être que M. Bourget est trop prompt à accepter comme définitives les solutions provisoires de la science. Je ne dis pas non ; mais qu’importe ici ? Qu’il soit ou se croie en possession de la vérité, le résultat est le même pour
son état mental. Voyez-vous comme son cœur est mécontent des conclusions où s’est arrêté son esprit, comme sa sensibilité réclame contre des choses que son intelligence lui montre inévitables ? Ajoutez qu’il est habile à décomposer tous les sentiments, ce qui est souvent les déflorer ; habitué à épier en soi-même les moindres mouvements, ce qui est un moyen sûr de grossir les maux dont on souffre par l’attention qu’on leur prête. Vous comprendrez alors sans peine comment M. Bourget s’est trouvé prédisposé à condenser en lui tous les germes de tristesse qui flottaient dans l’air ; comment il a pu rassembler, organiser en système, formuler et augmenter en les formulant les tendances pessimistes de sa génération.
Avons-nous démêlé ici tous les éléments qui forment sa personnalité complexe ? Il s’en faut sans doute de beaucoup. Il y a tant d’individus différents dans un seul homme que ce ne serait pas trop d’un analyste comme lui pour réussir dans une pareille tâche. Elle est d’autant plus malaisée que M. Bourget, comme tout être ◀vivant▶, change par cela seul qu’il vit. Je puis me tromper, mais il me semble qu’au cours de ces dernières années se produit en lui une lente modification. Le rêveur idéaliste paraît l’emporter peu à peu sur le penseur réaliste. On peut voir le savant se défier de la science. On peut surprendre dans le psychologue un moraliste à demi chrétien. J’entends par là qu’il en est arrivé à s’occuper des conséquences que peut avoir pour la société une doctrine philosophique ou même un simple roman. Écrirait-il encore aujourd’hui que toute considération de moralité doit être bannie de la critique ? Est-il aussi convaincu qu’autrefois que l’épithète de malsaine appliquée à une œuvre d’art n’a point de sens ? Je n’oserais l’affirmer. Qu’il soit donc bien entendu qu’en essayant de saisir et de reproduire M. Bourget tel qu’il apparaît dans ses premiers ouvrages, ce portrait n’a pas la prétention de le représenter tel qu’il est devenu et encore moins tel qu’il pourra devenir dans la perpétuelle transformation de la vie.
III.
Reste à définir le talent de l’écrivain dans ses ouvrages de critique. On y retrouve au premier coup d’œil les deux personnes que nous avons distinguées dans l’homme.
Faut-il noter ce qui trahit le philosophe, le penseur, l’homme de science ? Remarquez d’abord ce ton grave. Pas de saillies, pas de vivacités inattendues ; de rares éclairs de gaîté ; aucune de ces malices enjouées qui sont pour la plupart des ouvrages nés en France comme un certificat d’origine. M. Bourget parle en jeune prêtre de la psychologie. Ses articles sont de la trame la plus serrée du monde. Les paragraphes y sont compacts et bien liés ; les raisonnements s’y enchaînent d’une façon à la fois solide et subtile. Il arrive même que d’un article à l’autre un trait d’union s’établit ; l’auteur reprend et développe telle idée qui lui est chère ; on dirait un professeur qui revient sur une démonstration qu’il veut graver dans l’esprit de ses élèves. Et ce n’est point de sa part négligence : il avertit les gens par une note. Sa pensée ne vagabonde jamais au hasard : elle suit une route sévèrement tracée d’avance. Comme il est naturel, les phrases qui traduisent cette pensée méthodique sont d’allure lente et de structure compliquée. Elles sont du reste minutieusement calculées par un écrivain laborieux et réfléchi qui attache la plus grande importance au choix de l’épithète rare, à la mise en valeur de l’expression frappante.
« Une phrase bien faite, dit M. Bourget38, donne à chaque mot une place telle qu’une simple conjonction ne saurait bouger, sans que l’effet total diminue. Une page bien écrite se tient debout, comme les stèles de marbre, immobile et d’un seul jet. »
On sent que cet idéal est toujours devant les yeux de M. Bourget, quand il écrit.
Savant par l’agencement logique et raisonné de la phrase et des phrases, son style est scientifique par la quantité des termes abstraits qui s’y pressent. La philosophie de nos jours ressemble à une algèbre : elle abonde en formules et en mots véritablement techniques. L’écrivain ne les redoute pas ; il estime apparemment que leur lourdeur est compensée par la précision et la brièveté qu’ils donnent à la notation des idées générales. D’aucuns trouveront sans doute qu’il en est prodigue ; qu’il aurait pu faire jouer un peu plus d’air, sinon de lumière, dans ses longs paragraphes d’une maçonnerie si dense ; qu’il exige de ses lecteurs un effort d’attention trop constant. Ils regretteront de ne pas rencontrer plus de mouvement, de variété, de légèreté, voire même quelques-unes de ces négligences qui plaisent par un certain air de laisser-aller. Mais quoi ! où est-il, l’auteur capable de concilier tous les contraires ?
L’artiste, le rêveur, le poète se charge heureusement de corriger cet excès d’austérité. Il comprend combien il est nécessaire d’égayer d’un rayon de soleil toute cette psychologie, d’animer tant de sèches abstractions. Aussi procède-t-il par comparaisons ou par tableaux qui parlent aux yeux. Veut-il peindre la solitude de l’âme privée de sa croyance en un Dieu consolateur ? Il dira39 : « Comme
le saint Jean de la céleste Cène, elle se penche, cherchant une épaule où reposer le poids de ses pensées et, ne la trouvant pas, ses larmes coulent intarissables. »
Ailleurs il expose le conflit, suivant lui inéluctable, qui existe entre la science et la poésie ; cela devient une discussion entre deux amis, et leur dialogue (qui peut-être a le tort d’être une série de monologues) se déroule dans un cadre de fantaisie curieusement ouvré ; commencé dans la boutique d’une fleuriste de Nice, il continue sous le ciel pâle et pur d’une matinée d’hiver, le long de la côte brodée d’écume et festonnée d’azur par les flots de la Méditerranée. Et c’est pour le lecteur un charme, au milieu des raisonnements arides qui se suivent sans trêve, de pouvoir reposer ses regards sur cette vue rafraîchissante.
Que de fois, au moment où le critique semble plongé et comme absorbé dans une analyse aussi difficile qu’une opération
chimique, le poète féminin qui est son inséparable compagnon se complaît à contempler et à reproduire une apparition gracieuse qui se dessine sur la chambre noire de son cerveau ! L’un est, par exemple, occupé à décomposer l’intelligence de M. Taine, et voici tout à coup que l’autre aperçoit une jolie Parisienne qui feuillette, nonchalamment étendue sur une chaise longue, un de ses poètes favoris. « Une femme délicate et tendre se trouve seule dans son salon intime par une après-midi voilée d’hiver. Au dehors, c’est un ciel de brouillard et de suie qui pèse sur la ville où se déchaîne la foule brutale40… »
Et il s’amuse à évoquer longuement la belle liseuse et ce qui l’entoure, quitte à rendre bientôt la parole au critique pour qu’il tire les conséquences de cette évocation inattendue. Faut-il un second exemple de ces visions
pittoresques que l’homme d’imagination note au vol et dont il éclaire les réflexions de son frère Siamois ? Regardez. « À cette minute précise, et tandis que j’écris cette ligne, un adolescent, que je vois, s’est accoudé sur son pupitre d’étudiant par ce beau soir d’un jour de juin. Les fleurs s’ouvrent sous sa fenêtre, amoureusement ; l’or tendre du soleil couché s’étend sur la ligne de l’horizon avec une délicatesse adorable41. »
Il esquisse ainsi tout un tableautin d’intérieur avec une vaste échappée sur la nature.
La nature l’intéresse toutefois moins que l’humanité, ou, pour mieux dire, c’est encore l’humanité qu’il cherche ou met dans la nature. Il se soucie moins de peindre le monde extérieur que les impressions et les émotions qu’il en reçoit ; et, quand il veut rendre les caractères d’un site, la physionomie d’un
paysage, c’est au monde moral qu’il emprunte le plus souvent ses traits. Il aperçoit un lac bleu et gris, qu’un souffle de vent effleure et moire ; ce lac devient ◀vivant▶ pour lui et fait aussitôt surgir en son esprit des réminiscences de la vie de l’âme : « À peine un frisson, le frisson tendre qu’éveillerait une bouche invisible, court sur cette eau pâmée, dont la félicité mélancolique touche le cœur comme un sentiment humain42. »
À chaque instant le songeur saisit ou imagine ainsi de secrètes correspondances entre les hommes et les choses. Ce sont de perpétuelles associations d’idées où la sensibilité passe à ce qui est insensible. Deux étangs, qui jadis n’en formaient qu’un seul, mais qui sont séparés à jamais par une bande de terre, lui apparaissent comme deux amoureux dont le temps a fait deux étrangers. Souvent aussi (comment
pourrait-il en être autrement ?) l’association des idées s’opère en sens inverse. La gloire d’Alfred de Vigny lui paraît ressembler à une étoile lointaine par son éclat adouci, son mystère, sa hauteur sereine et sa pureté. Une femme éveille en lui l’image d’une fleur. Mme de Beaumont, l’amie et l’inspiratrice de Chateaubriand, devient pour sa pitié un pauvre lis frémissant et si vite fané. Des enfants irlandais, candides et frais sous leurs haillons, lui rappellent « ces frêles églantines qui, le long des routes, ont poussé par la fente d’un mur et qui épanouissent leurs pâles roses que le premier vent disperse43 »
.
À ces rapprochements pleins d’une poésie attendrie se mêlent d’ingénieuses expressions qui sentent le causeur rompu à l’escrime agile de la conversation du monde. Il dira joliment de Rivarol, cet homme d’esprit qui
gaspilla en menue monnaie des trésors d’observation et de finesse, qu’il s’amusait à faire des ricochets avec des louis d’or. Il louera Alfred de Vigny, qui eut l’énergie de rester tendre et mesuré dans un âge de violence et de crudité, d’avoir eu l’intransigeance de la délicatesse. Qu’on me pardonne de répéter sans cesse ces mots tendre et délicat ! Ces mots révélateurs reviennent à chaque page sous la plume de M. Bourget ; ils donnent bien la note dominante de son talent, du moins quand il ne parle pas en philosophe. Il pousse le scrupule jusqu’à amortir de parti pris la vivacité de son esprit ; il ne permet pas aux traits brillants, qui peuvent lui échapper, de se détacher en relief : il les fond, il les cache presque dans le tissu de la phrase. Il a sur ce point une théorie qui fait de lui le disciple de Virgile et de La Fontaine. À les lire, nous dit-il44,
« on reconnaît que tout le talent d’écrire se ramène à l’art du détail, et en même temps que cet art du détail n’est complet que s’il se dissimule, c’est-à-dire s’il n’y a ni saillie trop vive du mot ni soulignement trop marqué de l’expression. De même on découvre que les effets de force sont surtout des effets de nuance »
. M. Bourget s’attache en conséquence à nuancer son style, et comme il se tient toujours dans les tons atténués, il arrive à cette élégance aristocratique et à ce charme discret qu’ont les vieilles tapisseries aux couleurs passées.
Je pourrais presque me dispenser d’indiquer les défauts qu’on peut reprocher à M. Bourget dans les passages où il songe trop aux lectrices et trop peu aux lecteurs. ? N’ai-je pas dit les mérites qui le distinguent ? Pas n’est besoin d’être sorcier pour deviner qu’à force d’être féminin son style est parfois efféminé ; qu’en tenant à honneur d’être délicat
et subtil il risque de devenir çà et là mignard et alambiqué. L’auteur abuse du
délicieux
, de l’
adorable
, du
divin
. Je veux bien qu’on loue la sensibilité
divine
de La Fontaine, qu’on me présente Alfred de Vigny comme un poète
divin
, qu’on me parle d’une femme
divinement
pâle. Mais ce n’est pas tout à fait ma faute si la répétition de ces formules admiratives me fait penser à une femmelette qui se pâme. Pourquoi certaines expressions viennent-elles aussi me rappeler que le raffinement est proche parent de l’afféterie ? Je vois quelque part un jeune homme ressentir « les affres alliciantes »
du mysticisme ou du pessimisme, je ne sais plus lequel. Je lis dans une étude sur Barbey d’Aurevilly : « L’amour de la haute vie n’est pas autre chose que le désir d’imprégner d’âme les vulgarités nécessaires45 »
; et je songe malgré moi au temps où les
précieuses appelaient le dîner les
nécessités méridionales
. Pourquoi faut-il encore qu’à propos d’arbres reflétés dans une rivière, l’auteur, en véritable abstracteur de quintessence, nous oblige à chercher le mot de cette énigme : « Ne paraît-il pas qu’un esprit de tendresse unisse à l’eau qui passe cette image des arbres qui ne passent pas, et que cette image soit reçue comme une caresse en même temps qu’elle est donnée comme un désir46 ? »
Mais autant vaudrait demander pourquoi l’étoffe la plus précieuse a un envers, pourquoi la nature humaine est ainsi faite et imparfaite qu’un défaut correspond nécessairement à une qualité.
IV.
Heureux l’écrivain dont le tempérament se trouve d’accord avec la tendance dominante du temps où il vit ! Il ne court pas risque d’être incompris, raillé ou, qui pis est, étouffé en silence ; il n’a pas, comme Stendhal, un demi-siècle à attendre pour que sa voix vienne du fond de la tombe éveiller dans les âmes un écho tardif ; il est admiré, célébré, porté aux nues ; il est salué et sacré grand homme de son ◀vivant. C’est qu’il est, pour ainsi dire, le porte-parole d’une foule muette. À toute époque il y a au sein d’une société des aspirations vagues qui naissent à la fois dans un grand nombre de cœurs, des désirs à demi inconscients qui demandent à être satisfaits, des pensées indécises et des sentiments confus qui se respirent en quelque sorte dans l’air ambiant. Gloire et succès à celui qui sait le premier ou le mieux dégager ces idées crépusculaires, répondre à ce besoin d’inconnu, exprimer tout haut ce que tant d’autres pensaient tout bas, dire avec éclat le secret de tout le monde !
M. Bourget a eu ce bonheur et ce mérite. Il est venu, au moment où la France commençait à être lasse de la littérature brutale et sale, des couleurs crues, du langage violent, des prétentions à l’impassibilité, des romans voués par système à ce qu’il y a de plus grossier et de plus bestial en l’homme, et sans effort, presque du premier coup, il a été reconnu pour celui qu’on espérait sans le connaître. Il offrait au public des œuvres qui gardaient de la littérature régnante assez de choses pour plaire aux amis des écrivains en vogue, et qui apportaient assez de nouveau pour charmer leurs adversaires : double condition pour être bien accueilli ! Une école procède toujours de celle qu’elle détrône par développement et par réaction. M. Bourget conservait de l’école naturaliste la méthode scientifique, le souci de l’observation exacte, l’emploi de l’analyse, la conception réaliste et pessimiste de l’univers ; mais en même temps il réagissait contre elle en spiritualisant l’art autant qu’elle l’avait matérialisé ; il le ramenait à la délicatesse, aux effets de demi-teinte, à l’étude des mœurs élégantes et des sentiments tendres ou raffinés ; au naturalisme de la chair il opposait, si l’on peut ainsi parler, le naturalisme de l’âme. Autour de lui se groupaient ceux qui avaient mêmes instincts, même idéal, et aussi ces flaireurs de vent qui, faute d’originalité, vont à tout ce qui réussit, disciples de M. Zola hier, de M. Bourget aujourd’hui, de n’importe qui demain. Il devenait ainsi par droit de conquête le chef incontesté de l’école psychologique.
Le jeune maître est pour l’instant dans la plénitude de son talent et de sa fortune littéraire. Est-ce à dire qu’il ait découvert et réalisé l’art suprême, définitif, absolu ? Évidemment non. Le temps n’est plus où l’on se figurait que l’art peut s’arrêter et se pétrifier dans une forme immuable. On sait aujourd’hui qu’il doit marcher et se renouveler sans cesse sous peine de mort. L’école qui triomphe à l’heure qu’il est passera donc comme ses devancières ; la conception de la vie qu’elle a fait prévaloir sera remplacée par une autre. C’est la loi du monde que ce flux perpétuel des choses. Mais qu’importe ? M. Bourget a conquis dans l’histoire de la critique et du roman en notre siècle une place bien à lui, que rien ne saurait lui ôter ; il représente, non pas seul, mais mieux que personne, une phase intéressante et nécessaire des lettres françaises.