(1853) Propos de ville et propos de théâtre
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(1853) Propos de ville et propos de théâtre

Par Henry Murger

NOUVELLE ÉDITION CONSIDÉRABLEMENT AUGMENTÉE
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1888
Droits de reproduction et de traduction réservés

Propos de ville et propos de théâtre

Propos de ville et propos de théâtre

Mademoiselle X… jouit d’une certaine réputation parmi ces messieurs qui, en parlant de ces dames disent ces créatures. Ladite demoiselle est particulièrement notée sur le Stud-Book des maquignons de Cythère, à cause de sa chevelure qui fait songer au manteau royal de la marchesa de Barcelone. — Mais ce que tout le monde ne sait pas, c’est que cette riche toison est le résultat d’un libre échange contracté entre elle et une de ses amies, qui s’est condamnée à la Titus, à la condition que mademoiselle X… lui abandonnerait ses robes tachées, ses chapeaux bossués, ses vieux souliers et ses vieux Arthurs.

Dernièrement l’amie vint voir Mademoiselle X…, et la supplia de lui abandonner les restes d’un petit jeune homme que celle-ci était en train de mettre en partance pour Clichy.

  • — Comme tu y vas, répondit mademoiselle X…, le petit Octave vient d’hériter d’un oncle qu’il mange avec moi. — Nous venons à peine de nous mettre à table. — Attends au moins que nous soyons au fromage.
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Un étranger venu à Paris depuis peu de temps, et ne connaissant pas encore la topographie de la capitale, avait à visiter un de ses parents détenu pour dettes. Il s’informait, auprès d’un de ses amis, du plus court chemin qu’il fallait prendre pour aller à Clichy.

  • — Prenez par mademoiselle M…, lui répondit-on.
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  • — Quelle est donc, je vous prie, cette dame— qui vient d’entrer dans l’avant-scène ?
  • — C’est mademoiselle M…
  • — Celle qui vient de manger deux cent mille francs au duc de *** ?
  • — La même.
  • — Et quel est ce jeune homme pâle qui l’accompagne ?
  • — C’est son cure-dents.
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Aux gens qui lui plaisent, mademoiselle A… accorde volontiers, par amour de l’art, ce que tant d’autres, qui ne la valent pas, n’accordent que par amour de l’or. Seulement, pour ne pas se tromper, elle a soin d’enregistrer sur le carnet de ses fantaisies ceux qui en doivent être les favorisés. — Mais pour ne point confondre ses poursuivants ou les compromettre, elle les appelle par le nom du jour qui leur est réservé.

Dernièrement, dans un souper où elle avait été fort entourée, et durant lequel elle avait un peu perdu la tête, elle se brouilla dans la date des rendez-vous qu’elle accordait et dans les noms des jours de la semaine distribués aux cavaliers qui avaient obtenu ses promesses.

Il arriva que, faute d’avoir bien tenu ses livres, elle reçut, dans la journée du dimanche, la visite de quatre messieurs, qui lui firent remettre leur carte, où leur nom réel avait été remplacé par celui du quatrième jour de la semaine.

Mademoiselle A…, qui rit encore de l’aventure, appelle cette journée le dimanche des quatre jeudis.

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Avant d’avoir maison à la ville et à la campagne, avant de manger des potages à la purée de perles, mademoiselle A. S… ne savait jamais le matin son adresse du soir ; elle mangeait des pommes et marchait à pied sur les trottoirs. Un grand seigneur qui avait du temps et de l’argent à perdre dit : Fiat lux ! à cette obscurité, et mademoiselle … augmenta d’une nouvelle étoile la constellation des beautés à la mode. Au contraire de ses camarades, elle ne renie pas son origine, et chaque fois qu’elle reçoit la visite du grand seigneur en question, aux menus cadeaux qu’il envoie pour servir d’avant-garde à sa personne, elle lui fait ajouter une pièce de cent sous qu’elle dépose dans une tirelire.

  • — Vous qui nagez dans l’or, à quoi bon ce centime additionnel ? lui demandait-on.
  • — Ça me rappelle… répondit mademoiselle A. S… avec mélancolie.
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L’inconvenance et l’incivilité sont, avec les portraits non ressemblants, la spécialité du peintre B… Dans un café où il va tous les soirs, B… venait de scandaliser la réunion, qui n’a cependant pas la réputation d’être bégueule. — Au lieu de s’excuser, il s’emportait au contraire avec vivacité à propos des reproches qu’il venait de s’attirer.

  • — Mais, sacrebleu ! s’écriait-il, vous dites que je ne sais pas vivre, je suis cependant reçu dans tous les salons.
  • — De cent couverts… répondit un de ses amis.
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M. X… fut appelé dernièrement par le directeur d’une revue dont le style est aussi gris que la couverture. On désirait avoir un roman du spirituel conteur. Les conditions faites, l’ouvrage est promis.

  • — Laissez votre adresse, on vous servira la revue, dit le directeur à l’écrivain.
  • — Volontiers, répliqua celui-ci, mais alors vous m’en payerez l’abonnement en sus.
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Un provincial gras, gros et grossier, véritable muid de sottise et d’écus, entourait de ses hommages une jeune actrice qui est venue au monde avec la prudence du serpent. Aussi crut-elle devoir prendre des renseignements sur son galant départemental, et s’adressa à une amie.

  • — Tu peux y aller, répondit celle-ci, M*** est un homme qui a du foin dans son assiette.
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M. R… habitué des Variétés, prenait des renseignements sur une demoiselle qui a débuté depuis peu dans les avant-scènes des théâtres, les jours de première représentation.

  • — J’en suis très-épris, disait M. R… à son voisin de stalle. Pensez-vous qu’elle soit inflammable ?
  • — Je ne la crois pas assurée contre ce genre d’incendie, répondit le voisin. Du moins, elle ne porte pas la plaque.
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M. D… est un homme du monde qui s’est fait homme de lettres amateur, et se livre particulièrement au pastiche. Il fait du Balzac, comme M. Ponsard fait du Corneille ; — il fait du Musset, comme M. du Terrail fait du Soulié : — il fait du Sand, comme M. Lucas faisait autrefois du Calderon. Chaque fois qu’il a terminé une composition, il va la soumettre à un journaliste de ses amis pour prendre son avis.

Dimanche dernier, il lui apportait un manuscrit à lire.

  • — Encore un pastiche ! dit le journaliste.
  • — Oui, — une imitation de Jérôme Paturot.
  • — Oh ! c’est trop fort ! — interrompit le journaliste, — quand on fait de la fausse monnaie, on ne perd pas son temps à imiter des gros sous.
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Dans un petit théâtre du boulevard, il existe un artiste dont l’avarice est arrivée à un tel point qu’il ferait à coup sûr interdire Harpagon comme prodigue, s’il était son père. C’est lui qui, pour s’épargner la dépense du rouge de théâtre, a inventé de se serrer le cou outre mesure, pour se faire monter le sang à la tête. Quant au blanc, il prend celui du billard, ou gratte les murs de sa loge. C’est encore lui qui, chargé de jouer le rôle d’un prince généreux, et ayant à dire à un personnage : «  Je t’accorde cent louis sur ma cassette, » ajoutait tout haut : « Tu m’en feras un reçu. »

Lisant un jour, dans une gazette du théâtre, que le public de la ville de *** avait l’habitude de jeter des gros sous aux acteurs trouvés mauvais, c’est lui qui écrivait au directeur du théâtre de cette ville, pour lui offrir d’aller y donner des représentations.

Qui dit avare, dit presque toujours usurier. Aussi le cabot en question l’est, et de façon à en remontrer à tout Israël. — Un soir, pendant un entr’acte, un de ses camarades entre dans sa loge à moitié habillé.

  • — On va commencer, lui dit-il, ma blanchisseuse ne vient pas ; veux-tu me prêter un faux-col ?
  • — Je veux bien, dit l’avare ; — mais, après la pièce, — tu me rendras une chemise.
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Madame de G… est liée depuis longtemps avec un homme de lettres chauve, — de succès surtout. Mais, depuis quelque temps, la discorde est dans le ménage. — Un divorce est à l’horizon.

Une amie de madame de G… lui demandait des nouvelles de ses amours avec l’écrivain.

  • — Ah ! ma chère, répliqua celle-ci, cela ne tient plus qu’à son cheveu !
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L. L… a inventé un moyen infaillible pour être servi promptement et être bien servi, dans les restaurants, les jours où il y a encombrement et où les garçons, ne pouvant servir tout le monde à la fois, prennent le parti de ne servir personne.

Un dimanche, il était entré avec trois confrères dans un restaurant de la place de la Bourse. — Après vingt minutes d’attente, on n’avait pas même pu obtenir les couverts. Allons-nous-en ! s’écrient les invités de L. L… . Celui-ci apaise par un geste son trio d’affamés. — Attendez seulement que j’obtienne un potage, — vous verrez. — Au même instant, passait un garçon portant une soupière où fumait une bisque appétissante. L. L… s’en empare, à l’aide d’une persuasion mâtinée de menaces, et sert ses convives à la ronde. — Ce devoir d’amphitryon rempli, — il choisit sur sa tête un long fil, noir encore… et, après l’avoir dextrement arraché, le roule en gracieuse arabesque sur le bord de son assiette.

Ses amis le considèrent avec stupeur.

Tout à coup… . L. L… pousse un juron formidable, suivi d’un appel olympien, dont le retentissement sonore se prolonge de salle en salle, pénètre dans les cabinets particuliers, et arrache la dame de comptoir aux mystérieuses combinaisons d’addition par erreur.

Un garçon se présente, et reste médusé par le regard de L. L…, qui lui montre son assiette ornée du cheveu accusateur.

  • — Pas d’ordre dans le service !… et des cheveux dans la soupe ! — Voilà comme on perd une bonne maison ! — Partons, Messieurs ! continue L. L… en se levant et en invitant ses compagnons à l’imiter.

Le patron, apprenant ce qui se passait, — accourut, pâle comme son gilet blanc, — suppliant L. L… de mettre une sourdine à ses reproches, en lui jurant, — sur son argenterie, — qu’à l’avenir il n’aurait plus dans son établissements que des cuisiniers et des garçons chauves, ce qui serait un gage de sécurité pour la calvitie des potages.

L. L… consentit à jeter le voile de l’oubli sur cet incident. Cinq minutes après tout le personnel de l’établissement était mis aux ordres de sa table, et quand on apporta l’addition, L. L… constata une erreur de 60 fr. au préjudice du comptoir. — Le retour de l’Inde ne lui était compté que quinze sous : il fit l’observation à la préposée aux mathématiques ; cette dame lui répondit qu’elle ne pouvait prendre sur elle de changer les prix de la maison.

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Un écrivain, jadis chef d’une école de philosophie, avait porté au directeur d’un grand journal un article intitulé Dieu. Au bout de trois mois, pensant que son article avait été mis dans la boîte aux oublis, le philosophe se rend au journal pour en prendre des nouvelles.

  • — Que diable voulez-vous que j’imprime un article qui a un tel titre ? répondit le directeur. — Cela manque d’actualité.
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A… venait de se battre en duel pour la troisième fois depuis trois mois. Plus brave qu’heureux dans ces sortes de parties, il est toujours blessé— légèrement. — Un de ses amis vint lui rendre visite.

  • — On m’a raconté que tu avais donné un soufflet à X…, est-ce vrai ?
  • — Parfaitement, répondit A…, et, montrant sa blessure nouvelle, il ajoute :
  • — Voilà son reçu.

Deux mois après, A… a une nouvelle affaire, — c’est lui qui est l’offensé ; il demande des excuses, — on lui en accorde trois pouces.

Le soir, on racontait l’affaire devant D… . — Encore touché, dit-il ! Décidément, il veut faire collection.

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Tout le monde a connu P…, un charmant garçon qui fut autrefois employé à la Patrie comme rédacteur des faits divers. Dans ces modestes fonctions, P… apportait un soin, une exactitude, une fidélité de renseignements et une recherche de style qui l’avaient fait surnommer le Tallemant des Réaux de la rue. — Courant dès le matin les quartiers de la ville, il relevait l’éphéméride quotidienne d’un arrondissement avec la rapidité et la sûreté de flair de ces bons chiens anglais qui battent en un quart d’heure une plaine de cent arpents sans laisser échapper une seule pièce de gibier. — Il excellait surtout dans les petits enfants écrasés, et ne connut pas de rival dans les homicides par imprudence. C’est lui qui est l’auteur de la célèbre phrase : « Les secours les plus empressés n’ont pu le rappeler à la vie », appliquée à un suicide de trois jours, et à propos de laquelle les héritiers de Lapalisse voulaient lui intenter un procès.

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Il était fort dangereux de rencontrer P… les jours où il revenait à son journal le carnet vide de faits divers, car il ne reculait devant rien pour se sauver de la bredouille, et vous eût cherché lui-même dispute, avec complication de voies de fait, — pour rapporter au moins— une rixe et querelle.

Un jour que sa battue n’avait pas été heureuse, P… traversait mélancoliquement le Pont-Neuf, à l’heure où le passage des nombreuses diligences lui offrait la chance d’un écrasé. — Malheureusement, le passage s’effectua sans accident. P… allait quitter son affût quand il aperçut un vieux chapeau déposé sur un des bancs circulaires qu’une édilité prévoyante a fait disposer pour la commodité des oasytés nocturnes. P… s’empare du chapeau, le jette dans la rivière sans être aperçu, et se met à pousser des cris qui, en un clin d’œil, attirent un groupe de curieux vers les parapets. Le groupe devient foule, et P… s’en éloigne quand elle est devenue multitude et qu’il a vu dix bateliers courir au sauvetage du chapeau. — Le soir, la Patrie enregistrait— un nouveau suicide, — qui est resté comme un des bons morceaux de son rédacteur.

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Un matin, un de ses amis qui se rendait à son bureau, rencontre P… planté tout droit devant un bâtiment en construction dont les échafauds étaient remplis de maçons, que P… avait surnommés, à cause de leur agilité, les écureuils limousins. L’ami, pressé, échange un bonjour et continue sa route. Le soir, en revenant de son ministère, huit heures après sa première rencontre, il retrouve P… au même endroit, pétrifié dans l’attitude patiente du héron qui guette sa proie.

  • — Encore ici ! — demande-t-il étonné. — Que diable y fais-tu depuis ce matin ?

P… élève sa main en l’air, et, désignant un limousin juché périlleusement au sommet d’une perche d’un équilibre douteux :

  • — J’attends qu’il tombe, répondit-il.
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M… habite ordinairement la campagne. Chasseur comme d’Houdetot et Blaze, qui resteront les classiques de la chasse au chien d’arrêt, il vit au milieu d’une petite meute qui ferait l’orgueil d’un chenil princier. Sévère, mais juste à l’égard de ses élèves, qu’il admet à l’honneur de l’intimité domestique, M… s’est efforcé de leur inculquer les maximes les plus élémentaires de l’art de se bien conduire en société. À cet effet, il leur a acheté un traducteur de la Civilité puérile et honnête, dont les triples lanières et la mèche aiguë mettent la correction à côté de la leçon, quand celle-ci n’a pas été bien comprise. Un des chapitres auxquelles l’intelligence et la nature canine se montrent plus volontiers rétives, est celui qui concerne l’observation de certaines convenances qu’on pourrait appeler digestives. Quelquefois la meute de M…, plantureusement nourrie, exprime sa satisfaction par des interjections qui sont parfaitement accueillies, chez ses convives, par un amphitryon arabe, mais qui blessent nos mœurs. Quand l’un des chiens de M… s’oublie en sa présence, le maître, ne pouvant deviner quel est celui qui a la digestion incivile, administre une volée d’énergiques représentations à toute la meute, qui s’échappe alors par toutes les issues. Les animaux savent tellement ce qui les menace en pareil cas, qu’entre eux-mêmes, au moindre bruit, ils se dispersent en hurlant. Dernièrement, M… attendait un de ses amis pour chasser. L’ami vint au rendez-vous. — On déjeûne copieusement ; M… laisse un moment, au dessert, son ami seul avec les chiens qui léchaient les plats. — L’ami, qui avait des raisons pour désirer une seconde de solitude, en profite… et même en abuse… . Aussitôt toute la meute est sur pied, et se sauve par les fenêtres, l’oreille basse et la queue entre les jambes.

Cinq minutes après, M… rentrait dans la salle avec sa femme, et trouvant son ami tout seul au coin de la cheminée :

  • — Où sont donc les chiens ? demande-t-il.
  • — Je ne sais pas ce qui leur a pris, répondit l’ami, qui saluait la dame de la maison. — Et il raconte naïvement leur fuite précipitée— dont il ne comprend pas le motif.

Madame sourit dans son mouchoir, — tandis que son mari s’approche de son hôte très-intrigué, et lui dit tout bas à l’oreille deux mots qui lui mettent un pied de rouge sur la figure.

  • — Mais non, je t’assure, balbutie-t-il, en souhaitant de voir une trappe s’entr’ouvrir sous ses pieds.
  • — Bah ! fit M… en riant, ne te désole pas ; avant la chasse, ça porte bonheur.
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Un Atlas et un Hercule de carrefour se disputaient au coin d’une rue. Le dictionnaire d’injures épuisé, les adversaires, excités par la galerie, allaient en venir aux mains. L’un d’eux, montrant à l’autre son poing formidable, lui dit :

  • — Vois-tu ça ? ça tue les bœufs.
  • — Vois-tu celui-là ? dit l’autre, faisant le même mouvement offensif, ça tue les bouchers.
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M. L… arrive de Londres. Une dame qui ne connaît pas l’Angleterre, lui demandait des renseignements sur ce pays.

  • — Comme ville, voici ce qu’est Londres : une gigantesque cheminée ; quand on se promène dans les rues et qu’on se frotte le long des murs, on les ramone. Comme mœurs, la première personne que j’ai rencontrée à Londres était un pauvre honteux qui n’osait pas demander l’aumône, parce qu’il n’avait pas de gants.
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M. R…, riche propriétaire aux colonies, venu à Paris pour y passer quelque temps, dînait aux Provençaux en compagnie d’artistes de tous les arts. Parmi les conviés se trouvait mademoiselle E…, de l’Opéra, dont les naïvetés font les délices du foyer de la danse. Entre autres choses, on parlait de l’esclavage des nègres, et M. R… était appelé à donner son avis sur cette importante question.

  • — Les philanthropes trouvent excellentes des choses que nous, colons, ne pouvons trouver telles, disait-il. Si moi, par exemple, j’affranchissais mes nègres, je pourrais me considérer comme ruiné, et je n’ai pourtant que deux cent esclaves.
  • — Comment, ruiné ! interrompit mademoiselle E… avec conviction ; mais pour quarante francs vous auriez deux cents timbres.
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La même demoiselle fit un jour une chute pendant la répétition d’un ballet. Le chorégraphe P… se montrait assez inquiet.

  • — Je crains, disait-il au médecin, que mademoiselle ne se soit luxé la rotule.
  • — Monsieur P…, s’écria mademoiselle E…, dont le visage devint aussi rouge que les mains de madame Pl… la mère, si vous me dites encore des choses indécentes, je me plaindrai au directeur.
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Hyacinthe posait pour sa charge chez Nadar, et il avait déjà donné deux séances sans que la besogne fût achevée. En excuse à la longueur du temps, l’artiste alléguait plaisamment la longueur du nez de son modèle.

  • — Ça ne vous ennuie donc pas de poser ? demandait un visiteur au joyeux comique.
  • — Ce n’est pas que cela m’ennuie, répondit-il ; mais si j’avais 800, 000 fr. de rente, je ne les dépenserais pas uniquement à ce plaisir-là.
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Deux vaudevillistes qui sont parrains d’ouvrages charmants cent fois applaudis, E. L… et M. M…, se promenaient sur le boulevard, le soir d’une première représentation qui leur inspirait des inquiétudes que le public ne devait pas réaliser. Tout à coup, M. M… quitte le bras de son collaborateur et se dispose à entrer dans une boutique.

  • — Où vas-tu ? demande L…
  • — J’entre là pour acheter un parapluie, dit M. M… ; attends-moi.
  • — Pendant que tu y seras, ajoute L…, achète aussi un parachute.
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*** est un de ces hommes de lettres qui tiennent dans la littérature le même rang que l’ablette dans l’ichthyologie. Comme romancier, il a eu six colonnes de feuilleton et dix bouts d’articles imprimés dans les journaux, les jours où l’on manquait de faits divers. Comme auteur dramatique, il a fait représenter des fractions d’à peu près de vaudevilles dans des simulacres de théâtres. Aussi, quand le marchand de billets refuse de lui avancer mille écus sur le quart d’une pièce en un acte qui, depuis huit ans, doit passer lundi prochain, il se fâche tout rouge et le menace de lui retirer sa griffe. Lorsqu’il se trouve dans un théâtre, et qu’il y a des dames auprès de lui, si l’ouvreuse vient lui proposer un journal, il répond tout haut : « Je n’en ai pas besoin ; c’est moi qui le fais. » Dans les foyers, les jours de première représentation, il marche à côté des critiques célèbres qui ne le connaissent pas, et remue les lèvres pour faire croire au public qu’il est en conversation réglée avec eux. Si, dans la rue, il rencontre une actrice, il la tutoie d’un salut familier que l’actrice lui rend, si elle n’est pas pressée.

Néanmoins, à force d’agiter partout sa nullité sonore, *** est connu de beaucoup de monde, et, dans sa famille, il a fait croire que c’était lui qui écrivait des pièces de théâtre sous le pseudonyme de Scribe. À défaut d’autre, il a du moins l’esprit de se trouver là où on a besoin de lui… pour quelque service qui ne demande pas une autre activité que celle des jambes.

  • — Mais ce petit *** fait son chemin, disait-on à un personnage important dans les jambes duquel *** est toujours fourré.
  • — Oui, répondit le protecteur, je vois cela à mes souliers.
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Entre autres cadeaux du dernier jours de l’an, mademoiselle M…, qui a ruiné tant de jeunes gens de famille, a reçu un magnifique bracelet en or massif formant une chaîne et se fermant par un cadenas également en or, sur lequel était gravée cette inscription :

« À mademoiselle M…, les gardes du commerce reconnaissants. »

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Dans une conversation d’après boire, à ce moment du souper où la médisance devient le meilleur pousse-café, — quatre messieurs, jouissant d’une grande réputation d’entraîneurs— sur les deux turfs du Champ-de-Mars et de la galanterie, — causaient tour à tour écuries et boudoirs. — En vidant sur la table les indiscrétions de leur double stud-book, ils laissaient tomber le nom d’une beauté qui avait obtenu le triomphe de la lithographie.

  • — Parbleu ! demanda tout à coup l’un des convives au comte de B…, comment se fait-il que vous, dont le caprice jette toutes les semaines une douzaine de mouchoirs aux sultanes d’outre-rampe, vous ne puissiez pas nous dire si la descente de lit de mademoiselle M… est une peau de lion ou une peau de tigre ?
  • — Vous savez bien, dit l’un des convives, que le comte est un original qui ne veut jamais faire comme tout le monde.
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M. Michel Carré et son ami Jules Barbier ont entrepris avec succès le rajeunissement de ce vieil Eson dramatique qu’on appelle un poëme d’opéra-comique. Grâce à eux, les musiciens en réputation commencent à croire que la poésie bien faite n’empoisonne pas la musique, comme les marchands de paroles au boisseau en font courir le bruit ; et tous les compositeurs jeunes vont demander des libretti aux jeunes écrivains, comme les élégants vont chez les meilleurs faiseurs. Mais de cette spécialité dramatique à laquelle ils semblent s’attacher exclusivement, il est résulté pour les deux amis et collaborateurs, une singulière habitude. À force d’écrire des récitatifs, des duos et des quatuors, cette forme lyrique est dans leur langage ordinaire. Ils ne parlent plus qu’en vers. Quand M. J. Barbier, qui passe sa vie à courir après M. Carré qui passe sa vie à l’attendre, s’informe à propos de lui chez son portier, c’est en ces termes qu’il s’exprime :

Mon ami Michel Carré
Est-il dehors ou rentré ? 
Vous, que le propriétaire
De ce logis fait cerbère,
Dites-lui bien de ma part,
Qu’à l’estaminet des Var-
riétés — je vais l’attendre,
Afin de bien nous entendre,
Sur un opéra nouveau, (bis)
Musique de Duprato. (ter)

Quant à Michel Carré, voici ordinairement en quels termes il demande un cigare :

Au prix d’un triple décime, 
Et pour chasser l’ennui noir
Dont mon esprit est victime,
De vos mains je veux avoir
Un régalia dont l’arome
Flatte mon nerf olfactif,
Et me fasse trouver l’homme
Un peu plus récréatif.

Le garçon, interrogé ainsi, — hésite quelques secondes, — puis, ayant compris soudainement, il apporte un verre d’absinthe.

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Certaines maîtresses de maison ont adopté la coutume d’introduire dans leurs soirées des intermèdes de philanthropie. Entre deux contredanses, elles arrivent négligemment auprès des cavaliers, et, avec toutes les séductions familières aux sirènes de la bienfaisance, leur bourrent les poches de billets de loterie. — L’intention est louable, sans doute, mais quand le fait se reproduit trop souvent, cette tyrannique charité avoisine l’indiscrétion. — C’est pour en avoir fait abus cet hiver, que madame R. L… a vu son salon dépeuplé de danseurs à ses derniers bals. Mardi dernier, un critique, qui a chez cette dame ses entières franchises de tout impôt de ce genre, voulait y emmener un de ses amis.

  • — Ma foi, non, répondit celui-ci, je ne vais pas dans une maison où l’on sucre le café avec des orphelins.
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Demi-artiste, demi-millionnaire, mais double fat et totalité d’imbécile, un individu, qui n’a sur ses amis que la supériorité de pouvoir faire à lui seul autant de sottises que tous ses amis réunis, le jeune L… couronne, dit-on, l’œuvre de ses folies en conduisant sa maîtresse à la mairie.

  • — Savez-vous, lui demandait-on à ce propos, ce que dit Montaigne des gens qui épousent leurs maîtresses ?
  • — Ma foi, non, répondit l’autre, beaucoup plus fort sur le baccarat que sur ses classiques.
  • — Le vieux Michel est un peu cru pour la chasteté des oreilles modernes, mais je vous traduirai son opinion en termes honnêtes : « Ce sont des gens, dit-il, qui crachent dans leur verre avant que de boire. »
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La marquise de G…, restée veuve avec des biens considérables, se plaignait d’avoir du chagrin à son oncle, le vieux et spirituel chevalier de M…

  • — Quel chagrin pouvez-vous avoir ? vous êtes veuve, belle et riche, une trinité de faveurs qui ferait la félicité de trois femmes.
  • — Ah ! mon oncle, répondit la marquise avec mélancolie, vous me parlez de ma fortune, est-ce que cela fait le bonheur ?
  • — Ma nièce, répliqua le chevalier, cet aphorisme ressemble au mal que les gourmands disent des truffes devant les gens qui n’ont pas dîné.
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Le coupé de mademoiselle D… stationnait devant les Villes de France. Le cocher, qui s’était endormi sur son siége, ne s’apercevait pas des efforts que faisait sa maîtresse pour ouvrir la portière. Passe un jeune homme qui s’aperçoit des embarras de la dame ; il ouvre la portière et offre la main à la jeune femme en lui disant :

« Le commissionnaire se recommande aux bontés de madame. »

Mademoiselle D…, avec un malin sourire, lui remet une pièce de deux sous.

« Ce n’est sans doute qu’un à-compte, insiste le cavalier, — j’aurai, si vous le permettez, l’honneur d’aller réclamer le reste chez vous. »

Mademoiselle D… regarda avec plus d’attention le Sigisbé improvisé qui mettait gravement la pièce de deux sous dans sa poche, et elle reconnut un des fervents habitués de son théâtre.

Après une courte hésitation, — elle offrit au jeune homme une place dans sa voiture, — et elle l’emmena chez elle, où elle lui offrit de partager son dîner qui l’attendait.

Il y a eu du dessert.

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À l’un de ses duels, H… ., réveillé le matin par ses témoins qui venaient le prendre, ne se rappelait plus le motif de cette visite matinale.

La pluie tombait à flots, — le vent faisait rage, et H… était furieux.

  • — Comme c’est gai de se lever par ce temps-là, disait-il, — en se retournant dans son lit. — Pas de feu dans la cheminée, de l’eau froide. — Le diable vous emporte !

Un témoin déclare qu’il y a, honneur sauf de part et d’autre, possibilité d’arranger l’affaire.

  • — Une querelle de table, — ajoute l’autre, — des bêtises. — Autorise-nous à une rétractation amicale, — et tu pourras te recoucher.
  • — Voyons, expliquez-moi l’affaire, dit H… — en se levant néanmoins et en procédant à sa toilette. — De quel vin buvait-on ? — Si c’était du bordeaux, je l’ai raisonnable.
  • — C’était du bourgogne, — et tu l’as agaçant.
  • — C’est vrai, fit H… en mettant ses bottes. — Ai-je bu beaucoup ?
  • — Comme à un repas de noces.
  • — Diable ! continua H… en mettant sa cravate, — j’ai dû être stupide.
  • — Complétement.
  • — Ainsi, ajouta H… en faisant avec soin sa raie devant la glace, je suis convaincu que tous les torts sont de mon côté.
  • — Alors, laisse-nous arranger l’affaire, dirent les témoins.
  • — Ah ! maintenant que je suis habillé, fit H… en mettant son chapeau, allons-y.
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Dialogue entre deux demi-boursiers.

  • — Oui, mon cher, je suis furieux contre V…
  • — À quel propos ?
  • — C’était aujourd’hui mon jour d’avoir le petit groom, et il l’a prêté à Stéphanie qui a du monde à dîner. — Je me vengerai.
  • — C’est ça, dit l’ami, la première fois que ce sera ton jour d’avoir Stéphanie, tu la lui prêteras.
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Autant M. P. F, est myope, — autant M… est sourd, mais d’une surdité tellement authentique, qu’elle ne lui permet pas même d’entendre le bien qu’on dit de lui, ou le mal qu’on dit de ses amis. — Dans un repas de chasseurs, où il se trouvait, — l’amphitryon qui avait déjà demandé, en lui criant dans l’oreille et en lui montrant son assiette et le plat qu’il découpait, s’il devait lui en servir. — M… qui n’entendait pas, continuait à causer avec son voisin. Son ami, impatienté, prend un fusil et le décharge par la fenêtre de la salle à manger.

  • — Qu’y a-t-il ? fit M… en se retournant.
  • — C’est moi, répondit son ami, qui te demande si tu veux du pâté de foie gras.
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Une célèbre crinoline, revenant de Mabille, rencontre une de ses amies.

  • — Eh bien ! lui demande celle-ci, es-tu contente ? Était-ce bien composé ce soir ?
  • — Ne m’en parle pas, ma chère, — une société d’économistes.
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J. T… ne vise pas au dandysme. — Non, ce n’est pas sa spécialité. Malgré sa tenue négligée, il n’essaye pas moins de faire croire à tous ses amis qu’il fréquente la plus haute société parisienne et qu’il y est admis libre de toute étiquette…

Ces jours passés, un ami de T… le rencontre, comme celui-ci mirait avec satisfaction, dans les glaces extérieures des boutiques, un costume d’été, tout battant neuf, et qui lui allait comme un gant, — à un manchot.

  • — Comme te voilà beau ! dit l’ami. Et, flattant la manie de T…, il ajoute : — Tu es allé dans le monde ?
  • — Mais oui, répondit T…, je sors en ce moment de chez le prince…
  • — De chez le prince Eugène.
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Les domestiques qui sont au service des artistes ou des gens dont la publicité s’occupe fréquemment, se montrent tous fort enclins à se mettre à la remorque de la réputation de leurs maîtres. Quelques-uns sont même parvenus à se créer une sorte de personnalité, entre autres la servante-modèle de M. Dumas fils, que les amis de celui-ci ont surnommée le verrou. Plus d’une fois, les chroniqueurs ont vanté les vertus domestiques de Mlle Verrou, qui recueille très-soigneusement tous les articles où il est question d’elle, pour en faire une collection de certificats. Les fréquentes mentions dont elle a été l’objet ont éveillé la jalousie de la maîtresse Jacques de M. Dantan, une brave femme qui est depuis longtemps au service du spirituel sculpteur.

  • — Comment ! Monsieur, disait-elle à son maître, vous recevez chez vous tous les journalistes de Paris, et vous n’êtes pas honteux qu’aucun de ces messieurs n’ait encore parlé de moi ! Il me semble que je vaux bien Verrou, et ces messieurs, que vous recevez depuis si longtemps, me devraient bien une politesse.
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Si les familiers de l’atelier Dantan se montrent un peu négligents à tresser des couronnes pour l’ambitieuse Victoire, ils n’oublient pas ses bons services et son affabilité ordinaire lorsque vient le Jour de l’An. — Au premier janvier dernier, M. Édouard Thierry, qui est un des intimes de la maison, prenait Victoire à part pour lui faire son compliment. — Mais Victoire n’est pas une femme de son temps : elle dédaigne l’argent et préfère la gloire.

  • — Ah ! Monsieur, dit-elle au critique, j’aurais mieux aimé un article dans le Moniteur.
  • — Mais, ma chère Victoire, vous savez bien que je ne m’occupe que des livres dans mon feuilleton. Vous n’en faites pas.
  • — Comment ! répliqua Victoire, et mon livre de dépenses ?

À cette collection de l’amour-propre de l’office ou de l’antichambre, il faut ajouter la grande figure d’Adolphe, — le domestique de Lafontaine. — Depuis le jour où on a raconté une anecdote dans laquelle son nom se trouvait mêlé à celui de son maître, — Adolphe a grandi de vingt coudées dans sa propre estime ; — ce ne sont plus des talons qu’il a à ses chaussures, ce sont des piédestaux, — et il retire son chapeau quand il passe sous l’arc de l’Étoile… Quelques jours après la publication de cette anecdote, Adolphe, initié subitement aux lois du bien-vivre, prenait un coupé et venait, vêtu comme un parfait notaire, déposer sa carte dans les bureaux du journal qui l’avait publiée.

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Un des amis de Lafontaine fit un jour à Adolphe la politesse de lui apporter le roman de Benjamin Constant :

  • — Lisez cela, lui dit-il, je crois qu’il est question de vous.

Quelques jours après, l’ami, étant revenu, lui demande ce qu’il pense de l’ouvrage qu’il lui a donné, — et si c’est réellement lui que l’auteur a voulu mettre en scène.

  • — Il y a quelque chose de vrai, répliqua gravement Adolphe ; — mais tout n’est pas absolument exact. — Ce M. Benjamin Constant aurait pu me demander un rendez-vous : je lui aurais fourni des renseignements. Cependant, une politesse en vaut une autre, — et quand je saurai son adresse, j’irai lui porter ma carte.
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Lafontaine avait dernièrement à déjeuner chez lui un personnage officiel qui approche souvent S. M. l’Empereur. — Adolphe, qui est d’ailleurs un excellent serviteur et un garçon intelligent, s’était distingué. — Il avait même daigné composer lui-même une certaine omelette aux rognons dont il possède seul le secret, et qui est un chef-d’œuvre culinaire. — Le convive de Lafontaine, félicitant Adolphe sur son talent, lui disait en riant qu’on n’eût fait mieux, si on eût fait aussi bien, dans les cuisines impériales. — Depuis ce temps, Adolphe demeure convaincu qu’il a été question de lui en haut lieu, et s’attend à recevoir d’un jour à l’autre un message dans lequel il sera convoqué à travailler sur les fourneaux de Sa Majesté. — Pour ne pas faire attendre un seul moment, — il passe sa vie en habit noir, en jabot et en gants blancs.

  • — Seulement, si pareil honneur m’arrive, disait-il à un de ses camarades, mon parti est pris, — je tutoierai M. Lafontaine.
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L’influence du printemps commence à se faire sentir. — On se marie beaucoup à Paris depuis quelque temps. — Il est impossible d’entrer dans un restaurant sans tomber au milieu d’un repas nuptial. — Les voitures publiques deviennent insuffisantes, et, dans certains quartiers populeux, on a été obligé de mettre en réquisition les tapissières pour le transport des époux et de leurs familles. — M. Foy et tous ses confrères les gaudissarts de l’hymen, qui servent de trait-d’union entre les âmes qui se cherchent, ont fait poser une sonnette de nuit à la porte de leurs cabinets d’affaires.

Les mairies sont assiégées du matin au soir, et se trouvent dans l’obligation de prendre des employés supplémentaires. On en cite une, dans un arrondissement central, où un registre de l’état civil ne dure pas plus longtemps qu’une galette du Gymnase. De même que les médecins, pendant une épidémie, les officiers publics sont sur les dents. Tous les tabellions parisiens sont occupés à rédiger ces testaments anticipés de l’amour, qu’on appelle des contrats de mariage. — Une véritable fureur de légalité règne dans les relations entre les deux sexes, et, si cela continue, l’herbe poussera bientôt dans la cour de la mairie du 13e arrondissement.

Si la morale y gagne, la fantaisie y perd beaucoup. Cette matrimoniomanie s’est tellement répandue, qu’après avoir causé pendant une demi-heure avec une femme qu’on n’a jamais vue, si elle est fille ou veuve, — on n’est pas sûr de ne point l’épouser à la fin de la journée. Dernièrement, un de nos amis, qui se promenait aux Tuileries, s’aperçut qu’une jeune personne, cheminant devant lui dans la compagnie d’une dame âgée, venait de laisser tomber son gant derrière eux. Notre ami s’empresse de le ramasser et le remet galamment à la jeune personne, qui lui répond, en s’inclinant et en rougissant :

  • — Monsieur, votre démarche m’honore, et dès l’instant que vos intentions sont pures, je vous autorise à demander ma main à ma mère.

Huit jours après, on publiait les bans.

L’autre soir, un monsieur, en compagnie d’une dame, entrait dans l’un des cabinets de la Maison d’Or. Ils y étaient à peine installés que nous entendîmes un des garçon crier à son confrère :

  • — On demande une écrevisse bordelaise et un notaire au numéro 8.
  • — Le notaire est en main au 6, et retenu par le 2, répondit le garçon.

C’est particulièrement dans les coulisses que l’hymen sévit avec le plus de violence. — Sur une de nos grandes scènes, on parle de trois mariages qui se préparent, et les préparatifs ne laissent pas que d’entraver le travail des répétitions, à chaque instant interrompues par les fournisseurs des futurs, qui viennent jusqu’au théâtre pour essayer les trousseaux et étaler les merveilles des corbeilles de noces.

Un auteur dramatique, qui a un ouvrage en cinq actes à l’étude dans ce théâtre, n’a pu arriver encore à faire mettre entièrement en scène le troisième acte de sa comédie. L’actrice, qui doit y jouer le rôle principal, étant toujours dérangée par le fleuriste, qui vient pour lui essayer une couronne de fleurs d’oranger qui ne veut pas se décider à lui aller.

Dans un autre théâtre, une jeune ingénue, qui épouse un homme du monde (également ingénu), discutait avec son futur le choix du notaire qui dresserait le contrat. — L’actrice désirait que ce fût celui qui est ordinairement chargé de ses intérêts. — Le futur souhaitait que ce fût un de ses amis nouvellement pourvu d’une charge et auquel il avait promis sa clientèle. Au milieu de la discussion qui commençait à s’échauffer survint un ami commun des deux conjoints :

  • — Bonjour, mes enfants, leur dit-il, vous vous disputez avant le mariage, c’est manger le dessert avant le potage ; — faites-vous des concessions mutuelles ; — toi, Monsieur, tu choisiras le notaire qui dressera le contrat ; — vous, Madame, réservez-vous le droit de choisir d’avance l’avoué qui fera la séparation de corps.

Ainsi fut dit, — ainsi sera fait, — prétendent les méchantes langues, devant même que les dragées du premier baptême aient été croquées.

En apprenant tous ces mariages, une comédienne, qui persiste dans les anciens us dramatiques, a fait afficher dans son salon et dans sa loge une pancarte sur laquelle on lit :

ici, — on ne se marie pas.

Une de ces récente épouses, — pour laquelle la lune de miel n’avait eu qu’un quartier, — rencontrant une de ses amies, déposait dans son sein le bilan de ses illusions matrimoniales :

  • — Viens me voir souvent ; — je te consolerai.
  • — Mais c’est que je ne puis pas sortir quand je veux.
  • — Ton mari est donc jaloux ? demanda l’amie.
  • — Oh ! ma chère, répondit la jeune épouse, — il a employé ma dot à acheter le fonds d’Othello…
*
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Dans le cabinet d’un restaurant, deux amants s’expliquaient. Chacun d’eux ayant épuisé la somme d’arguments que lui fournissait son droit, après un bruyant échange de propos, les gestes remplacèrent le discours, et les parties commencèrent un échange de projectiles :

  • — Si tu ne te tais pas, disait une voix d’homme, je te lance le flambeau à la figure.
  • — Alors, répondit une voix de femme, retire au moins la bougie, sans cela je ne verrai pas clair pour te jeter la soupière à la tête.

Un double éclat de rire se fit entendre, et la querelle eut un baiser pour finale.

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Le chef de cabinet d’un ministère racontait l’autre jour, dans un salon, qu’il avait eu le matin sous les yeux une demande signée d’un nom très-connu dans l’industrie, et qui était ainsi conçue :

« Monsieur le ministre,

 » J’ai un mot à dire à Votre Excellence : je la prie de vouloir bien m’accorder, pour samedi prochain, une audience de deux heures. »

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Dans une maison où elle avait été invitée, et où on l’avait reçue avec toutes les attentions que l’on doit à une femme et à une artiste de talent, mademoiselle *** oublie un soir qu’elle était dans le monde, elle prend le lustre pour la rampe, le parquet pour les planches, et, se croyant en scène, elle commença une conversation où se trouvaient des réflexions dignes de figurer dans le dialogue d’une Lisette avec un Scapin. La maîtresse de la maison, voulant mettre un terme à ce petit scandale, prit l’actrice à part :

  • — C’est sans doute une erreur qui nous procure l’avantage de vous avoir parmi nous ? lui dit-elle.
  • — Comment cela ? demanda l’actrice étonnée de l’apostrophe.
  • — Mais probablement, fit la dame, j’avais eu l’honneur d’inviter mademoiselle *** et elle m’envoie sa cuisinière.
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Sur le boulevard, où il se promenait pour la première fois après dix ans d’absence, l’avocat S…, autrefois journaliste, rencontra, parmi ses anciennes connaissances, M. M…, avec lequel il avait été très-lié autrefois.

  • — Eh ! cher ami, que je suis content de vous voir, — vous allez me donner un renseignement, — qu’est-ce qu’on me dit là-bas que vous avez fait une grosse fortune ?
  • — Eh ! cher ami, répondit modestement M. M…, il faut bien faire quelque chose.
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Les personnes qui s’occupent des choses du théâtre se rappellent sans doute qu’il y a quelques années une scène de vaudeville était dirigée par un Asiatique bizarre, — qui a laissé dans sa carrière administrative un recueil de souvenirs à faire passer la mémoire d’Harpagon et du père Grandet.

Dans un ouvrage que l’on montait sur son théâtre, on avait engagé un chien, dont tout le rôle consistait à aboyer deux ou trois fois dans la coulisse, au milieu d’une scène dramatique.

Mais la veille de la représentation, à la répétition générale, — le chien manque son entrée.

L’Asiatique en question, qui parlait le français des nègres, se mit alors dans une de ces colères qui l’ont rendu à tout jamais mémorable :

  • — Chien ! ou est chien ? s’écrie-t-il en fureur.
  • — Moi pas trouver, dit le régisseur, obligé, pour se faire comprendre, de parler l’idiome de son directeur.
  • — Vous alors marquer chien à l’amende, — quand il sera trouvé.

Tout le monde se met à la poursuite du chien. — On fouille le théâtre des cintres au troisième dessous. — Recherches inutiles.

  • — La pièce passe demain, dit l’un des auteurs, — on n’aura pas le temps de faire répéter une nouvelle bête. Il faut en louer une tout instruite, qui puisse jouer demain. — On peut se procurer cela au théâtre des Chiens savants.

À cette proposition, dans laquelle sa lésinerie flaire de nouveaux frais, — l’Asiatique refuse net.

  • — Vous, couper scène du chien, dit-il aux auteurs.
  • — Nous, pas couper, — répondent ceux-ci, — vous, recevoir pièce avec chien, — vous, fournir chien pour jouer pièce, ou bien nous, envoyer à vous petit papier timbré.

Comme la discussion menaçait de ne point prendre fin, l’acteur L…, un des meilleurs comiques de Paris, qui passe avec Brasseur pour savoir le mieux faire les imitations, proposa aux auteurs de se fier à lui pour imiter le chien, et il leur donna sur-le-champ un si complet échantillon de l’organe canin, que l’on crut un instant le pensionnaire fugitif retrouvé.

L’Asiatique, voulant donner à l’artiste qui se montrait si plein de bonne volonté une preuve de sa reconnaissance, vint sur-le-champ lui offrir une prise— sachant qu’il ne prenait pas de tabac.

À la satisfaction du public, qui ne supposa point la supercherie, le comique imita le chien pendant les vingt représentations premières. — Mais, comme les gens qui gasconnent ou grasseyent en voulant imiter le jargon girondin ou marseillais, l’artiste s’aperçut avec inquiétude qu’il commençait à parler chien pour de bon, dans la vie privée.

Quand on lui disait bonjour, il répondait involontairement : ouah-ouah ! Quand le garçon de café lui demandait ce qu’il fallait lui servir, il répondait encore : ouah-ouah ! Mais, histoire extraordinaire, non-seulement il parlait la langue canine, mais encore, il la comprenait ; et, lorsqu’il rencontrait un braque, un caniche, il ne pouvait s’empêcher d’aller se mêler à leur conversation. — Enfin, un soir, en s’habillant dans sa loge, il s’aperçut avec horreur qu’il lui poussait du poil d’épagneul. — Effrayé des dangers de cette identification, ce soir-là même, l’artiste en question refusa positivement de donner de la voix dans la coulisse.

L’Asiatique donne alors à ses administrés un nouveau spectacle de ses fureurs grandioses, qui eussent été si profitables à contempler pour un peintre de tempêtes.

Un machiniste s’offre pour remplacer l’acteur démissionnaire. On lui demande un essai : le machiniste aboie comme une meute. Un cerf en carton, qui était sur le théâtre, en est même tellement effrayé, qu’il prend la fuite. — L’Asiatique, satisfait, ouvre sa tabatière au machiniste pour lui prouver sa reconnaissance. — Le machiniste n’en use pas. — Il demande seulement un petit feu pour sa complaisance.

  • — Vous feu ! Pourquoi ? fit l’Asiatique feignant de ne pas comprendre. — Pas froid, — oranges sur les arbres ; — plus d’hiver : — pas besoin feu.

Le machiniste met les points sur les i, — il demande dix sous par représentation.

L’Asiatique refuse en arabe, — le machiniste en français. — Entr’acte trop long. — Public tape des pieds, — commissaire arrive sur le théâtre. — Directeur veut s’expliquer. — Tout le monde parle nègre, on se croirait dans la case de l’oncle Tom.

À la fin, — comme il fallait lever le rideau, — l’Asiatique prend un parti vif et animé.

  • — Rideau, — commencez acte, — moi faire chien tout seul, et moi pas donner dix sous à moi.

Seulement, pour se prouver sa reconnaissance, — il s’ouvre sa tabatière et s’offre une prise, — qu’il se refuse.

Il fit chien lui-même, et le fit en effet si bien que tout le public se mit à appeler Azor.

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Deux jeunes gens entrent dernièrement dans un restaurant : l’un d’eux demande la carte. — Le garçon l’apporte, et place les couverts. Bien que le menu, dressé par l’amphitryon, fût très-simple, — à chaque chose qu’il demandait, le garçon s’inclinait et répondait d’un air désolé :

  • — Il n’en reste plus. — Que donnerai-je en place à ces messieurs ? ajouta-t-il au quatrième refus qu’il se trouvait dans la nécessité de leur faire.
  • — Donnez-nous l’adresse des Frères provençaux, — répondit l’un des jeunes gens.
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Un jouvenceau, frais émoulu de la lecture de Faublas et des Mémoires de Casanova, s’est épris d’une ingénue de vaudeville. Pour abréger les préliminaires, il a eu le bon esprit de lui adresser son placet dans une enveloppe dont il ne faut que deux pour faire mille francs.

Quelques jours après, il écrivait à sa belle pour lui demander un nouveau rendez-vous. Mais cette fois le poulet était contenu dans un pli à cinq sous la douzaine. Aussi ne reçut-il pas de réponse. Ayant le lendemain rencontré la dame, il s’informait du motif de son silence.

  • — Vous m’avez donc écrit ? lui demanda-t-elle en jouant l’étonnement.
  • — Mais, sans doute.
  • — C’est bien étonnant ; je n’ai pas reconnu l’enveloppe.
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Nous avons lu sur un album ces remarques d’une dame dont le cœur a une grande réputation de cosmopolitisme :

« Le Français sait le mieux faire parler l’amour ; l’Italien le fait le mieux agir ; le Russe le fait agir et parler également bien ; l’Allemand l’endort ; le Polonais le ruine. »

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M. le comte L. de R… qui, à l’âge de trente-six ans, devait plus de deux millions, eut un jour l’idée de mettre un peu d’ordre dans ses affaires, et demanda au préfet de la Seine, qui était alors un de ses amis, l’autorisation de rassembler ses créanciers dans le Champ-de-Mars.

  • — Accordé, — répondit le préfet, — s’il n’y a pas d’autre revue ce jour-là.
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Le calembour par à peu près est en faveur dans les ateliers.

On demandait au peintre G… son opinion sur un de ses confrères qui passe pour avoir des terres dans le royaume des pauvres d’esprit.

  • — Bon garçon, répondit l’auteur du Duel des Pierrots ; mais il est Belge comme une oie.

Du même tonneau.

Un Alsacien, auquel le Code pénal avait ordonné les bains de mer de la Méditerranée, arrive à l’établissement de Toulon et y trouve un de ses compatriotes qui se trouvait attaché depuis plusieurs années.

  • — Est-on bien ici ? demande le nouveau venu à son camarade.
  • — Bah ! répond celui-ci, dans son accent natal et en montrant ses fers, où il y a de la chaîne il n’y a pas de plaisir.
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Dans un des cafés du boulevard, où quelques célébrités littéraires se réunissent chaque soir après minuit, M. *** racontait l’autre jour qu’il était obligé d’intenter un procès à un petit Magazine à bon marché où on lui refusait de lui payer ses bouts de lignes et ses blancs.

  • — Ne pas vous payer les blancs ! s’écria un de ses confrères ! — mais si j’étais votre éditeur, moi, je vous les payerais le double.
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À l’époque où M. Roqueplan dirigeait le théâtre des Variétés, un vaudevilliste, qui le tourmentait depuis longtemps et sans résultat pour obtenir une lecture, usa d’une influence ministérielles pour forcer les préventions directoriales. — Un billet de l’administration lui apprend enfin que lui et son manuscrit seront admis à l’audience et à l’examen du directeur. Il arrive au jour et à l’heure indiqués, s’assied à une table, mouille ses lèvres au verre d’eau traditionnel, ouvre son manuscrit et commence à lire.

« Personnages… . Acte premier… . Scène première… . »

  • — Ah ! pardon, fit M. R… en se levant tout à coup. — Pardon, monsieur, — mais il est inutile de continuer. Ce sujet-là ne peut pas convenir à mon cadre.
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M. R…, qui est, comme on le sait, l’homme paradoxal par excellence, affirmait que pour bien diriger un théâtre il fallait surtout ne pas s’en occuper. — Aussi avait-il pour système de consigner sa porte à tous les auteurs, et ne recevait que ceux qui étaient assez adroits pour pénétrer auprès de lui malgré toutes les précautions dont il s’entourait pour les éviter. L’imagination qu’on avait employée dans cette circonstance devenait alors une sorte de garantie qui le faisait bien augurer de la pièce qu’on venait lui présenter. Siraudin, évincé déjà plusieurs fois par le concierge, rôdait un soir dans la petite cour extérieure du théâtre, pendant que des maçons s’occupaient à faire quelques réparations. L’ingénieux vaudevilliste s’aperçoit qu’une échelle est appuyée contre le corps de bâtiment où se trouve le cabinet directorial dont il voit la fenêtre ouverte. En une seconde son parti est pris. Un servant de maçons se disposait à monter la truellée qu’il venait de gâcher. Siraudin lui propose de le remplacer pendant qu’il ira s’arroser le gosier au cabaret voisin. L’enfant du Limousin accepte, et deux minutes après, le vaudevilliste, gravissant à l’échelle, se présentait à M. R…, une auge remplie de plâtre sur le dos et son manuscrit à la main, demandant une lecture.

  • — Je vous l’accorde, répondit le directeur, mais à la condition qu’elle aura lieu tout de suite, et que vous resterez sur votre échelle. — Siraudin ayant accepté la condition imposée, commence sa lecture ; mais à la troisième scène, M. R… le fit entrer dans son cabinet, pour lui signer la réception de ce chef-d’œuvre de bouffonnerie qui s’appelle la Vendetta.
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À propos de lecture dramatique, celle-ci nous rappelle une aventure qu’on attribue à l’auteur dramatique le plus myope des temps modernes. — M. *** est, parmi ses confrères, un de ceux qui ont le plus de croyance en leurs œuvres. — Aussi, lorsqu’il lit une pièce devant un directeur ou devant un comité, essaye-t-il de tous les moyens que peut lui fournir son éloquence pour faire passer dans l’esprit de son auditoire la conviction dont il est animé lui-même. — Lisant un jour un drame romantique devant les sociétaires du Théâtre-Français, — M. ***, qui animait singulièrement son débit, approchait du dénoûment, dans lequel le personnage principal se brûlait la cervelle. — Arrivé à la péripétie finale, l’auteur, pour mieux en faire comprendre l’impression dramatique, — tire un pistolet de sa poche et fait feu, — et tombe en se roulant aux pieds des sociétaires en s’écriant : «  Adieu ! Mélanie, je meurs, — vis pour mes enfants ! »

Le comité fut tellement attristé par ce dénoûment, que son vote en prit le deuil dans un scrutin tout en boules noires.

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Un rédacteur du Times, voyageant dernièrement en Amérique, se trouva dans un convoi de chemin de fer où un accident venait de se produire par suite de négligence. Mais, aux États-Unis, un accident de ce genre n’est jamais un événement. À peine accorde-t-on, aux voyageurs blessés, quelques minutes d’arrêt pour rendre le dernier soupir ou retrouver leurs membres dispersés.

Le journaliste anglais, gravement contusionné et ayant une épaule démise, engageait vivement les victimes à se joindre à lui pour déposer une plainte contre la Compagnie.

L’un des voyageurs, comptant les blessés, qui étaient au nombre de sept, lui répondit :

  • — La Compagnie ne reçoit de réclamations que lorsqu’elles sont couvertes de dix signatures. — Il nous manque trois voix !
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Un autre étranger, ignorant également les habitudes du pays, se présentait un jour à un bureau de police, à la suite d’un accident de railway, et voulait déposer une plainte à propos de son bras cassé.

  • — Il y a trois jours, répondit le préposé aux malheurs, nous avions trente morts ici, et personne ne s’est plaint.
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La Compagnie concessionnaire d’une des grandes lignes américaines, jalouse d’assurer la sécurité aux voyageurs, vient, dit-on, de prendre la décision suivante :

« À l’avenir chacun des trains contiendra un wagon-chapelle, où plusieurs ministres du culte se tiendront à la disposition des personnes qui, par suite d’accidents, se trouveraient en danger de mort. — Un supplément de quelques dollars donnera le droit aux secours de la religion.

 » Deux hommes de loi feront également partie de chaque convoi, et pourront, s’il y a lieu, recevoir les dispositions testamentaires des voyageurs qui parcourent les chemins de fer du Nouveau-Monde, — avec embranchement sur l’autre. »

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À l’époque où il n’était ni millionnaire, ni commandeur d’ordres étrangers, mais simplement un homme de beaucoup d’esprit, ***, qui a toujours eu le goût de la représentation, invitait souvent des amis à dîner chez lui. On était, au reste, fastueusement servi dans de la vaisselle de Chine. Mais il arrivait souvent qu’il n’y avait guère que des Chinois dans des assiettes.

Un jour, ***, ayant à sa table cinq personnes convoquées pour manger du gibier qu’un ami lui avait expédié, s’aperçoit que les trois grives qui ont été annoncées comme plat de résistance, paraissent inquiéter ses convives, — qui n’avaient pas eu le soin de mettre leur appétit au vestiaire. — L’un d’eux se hasarde même à faire observer que l’on pourrait bien manquer de quelque chose. — *** jette un coup d’œil sur la table et disparaît pour revenir bientôt, tenant à la main un flacon de poivre de Cayenne, dont il saupoudre abondamment l’unique plat du repas.

  • — Tu avais raison, dit-il à son ami, — ça manquait de poivre rouge.
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Un monsieur, passant dans la rue, est abordé par un homme qui lui demande l’aumône. Il a de la famille et n’a pas mangé depuis la veille. — Le monsieur le mène chez un boulanger, achète un pain de huit livres et veut le lui mettre sous le bras.

  • — Allons donc, fit le mendiant en repoussant l’offrande, on me prendrait pour un maçon !
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Un rapin, qui redoublait sa Bohême, — devait, depuis sept ou huit ans, 150 fr. à un tailleur. — Dernièrement, le débiteur se présente chez son créancier et le trouve plus que jamais disposé à conserver le statu quo dans leur situation financière.

  • — Monsieur, dit le tailleur en tirant de sa poche un état de statistique qu’il mit sous les yeux de son client, — j’ai fait un calcul, depuis que j’ai l’honneur d’être en relation avec vous, rien qu’en montant vos escaliers, j’ai gravi la valeur de la plus haute montagne des Cordillières, superposée sur la Jung-Frau, avec le mont Blanc pour base. — Horizontalement, rien que pour venir de chez moi chez vous, j’ai fait l’équivalent de deux voyages du passage des Panoramas à la troisième cataracte.
  • — Monsieur, interrompit le rapin, — rien que ce beau travail de statistique vaut l’argent que je vous dois, et je n’ai jamais senti plus vivement qu’aujourd’hui le regret de ne pouvoir…
  • — Ce n’est pas tout, reprit le tailleur… . J’ai fait un autre calcul. Si vous m’aviez donné seulement un sou chaque fois que je suis venu, à l’heure qu’il est… .
  • — Je ne vous devrais plus rien… .
  • — À l’heure qu’il est, c’est moi qui vous devrais dix-huit cents francs.
  • — Eh bien, comme c’est heureux que je ne vous aie point payé, interrompit le rapin. Si vous étiez mon débiteur aujourd’hui, je serais obligé, par mon état de gêne, de vous traiter avec la plus grande rigueur.
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Un de nos amis se trouvait pas hasard à dîner chez un monsieur dont l’état de sganarellisme n’est un mystère pour personne, — pas même pour lui. Au dessert, on se mit à dire un peu de mal du prochain et de la prochaine. Notre ami, invité à faire sa partie, raconta une mésaventure conjugale d’un avoué de Paris, que l’on surnommait au Palais le dix cors de la basoche. Ce solo de médisance, varié avec une verve qui sentait l’étude des vieux maîtres Gaulois, obtint un grand succès. Il n’y eut que le maître de la maison qui l’accueillit avec une indifférence voisine de la contrariété.

  • — Aurais-je déplu à notre amphitryon ? demanda notre ami à un de ses voisins.
  • — Vous avez, lui répondit celui-ci, oublié le proverbe, — il ne faut pas parler de corde dans la maison d’un… pendu.
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Voici un mot de M. Meyerbeer qui exprime tout le naïf orgueil du génie :

À l’une des répétitions de l’Étoile du Nord, l’illustre maître aperçut un pompier de service qui donnait de bruyants témoignages de son admiration. La répétition achevée, M. Meyerbeer s’approche du pompier sympathique.

  • — Eh bien ! mon ami, il paraît que ce petit ouvrage vous amuse ?
  • — Amuse, n’est pas le mot, répliqua le pompier ; la pièce est assez… .
  • — Parlez plus bas, interrompit M. Meyerbeer, en apercevant M. Scribe qui rôdait autour d’eux.
  • — Mais la musique ! reprit le pompier en baissant la voix, — oh ! la musique !…
  • — Vous pouvez parler plus haut, dit M. Meyerbeer… Eh bien ! la musique ?
  • — Oh ! continua le pompier en portant la main à son casque, comme pour faire le salut militaire, — la musique, — chouetto, suiffard.

M. Meyerbeer, ému par ces formule d’admiration trop négligées par les critiques du grand format, serra la main de son admirateur et lui dit tout bas à l’oreille :

  • — Eh bien ! mon ami, puisque vous êtes content, je puis, si vous le désirez, vous rendre un petit service, — je vous ferai remettre de garde demain.
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On parlait l’autre jour, devant la charmante madame C…, du danger que l’on court à rencontrer M., qui passe pour avoir le mauvais œil.

  • — Pour moi, disait un superstitieux, lorsque je me trouve en face de lui, je ne manque jamais de lui montrer des cornes.
  • — Oh ! mon Dieu ! s’écria madame C…, je l’ai rencontré dernièrement avec mon mari, et je n’ai pas songé à prendre cette précaution.
  • — Puisque tu étais avec ton mari, lui dit tout bas une de ses amies, c’était inutile.
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Le docteur A…, allant faire une visite à l’une de ses clientes surprit la fille de celle-ci, une enfant de quinze ans, tellement absorbée dans une lecture, qu’elle ne s’apercevait pas même de sa présence.

  • — Que lisez-vous donc là de si intéressant ? demanda le docteur.
  • — C’est un livre qu’on a défendu de lire à maman, répondit l’ingénue.
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Langage populaire. — Un ouvrier, — ayant eu, après boire, avec un de ses camarades, une de ces explications où, les arguments de la rhétorique épuisés, on a recours à ceux de la nature, — rentrait dans son ménage, — la figure contusionnée.

  • — Que t’est-il donc arrivé ? lui demanda sa femme.
  • — Je suis tombé sur le pavé !
  • — Dans la rue aux coups de poings, — répliqua la ménagère.
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Un écrivain, dont les romans se trouvent en feuilles chez les éditeurs de denrées coloniales, ou dans les cabinets où la lecture n’est qu’un accessoire, présentait dernièrement un manuscrit au directeur d’une revue parisienne, et comme celui-ci lui demandait quels étaient ses titres littéraires, — le romancier lui citait le titre de plusieurs de ses ouvrages.

  • — Vous voyez, monsieur, disait-il, que j’ai déjà fait beaucoup de livres.
  • — Vous voulez dire beaucoup de kilos, — répondit l’autocrate de la Revue.
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Tout le monde ne peut pas descendre des Montmorency. M… . le prouve. Il compte cependant des grands cordons dans sa famille : son père en tirait un à l’hôtel du comte de H., où sa mère était cuisinière. Se sentant appelé vers d’autres destins, *** renia sa parenté et se jeta dans cette société de gentilshommes qui prennent leurs parchemins et leurs habits à la Belle Jardinière. Rencontrant par hasard le marquis de B…, ***, qui brûle de l’impertinent désir d’être présenté dans le véritable monde, demandait assez cavalièrement au marquis de lui en ouvrir la porte.

  • — Lorsque je demande un pareil service à M. votre père, répondit celui-ci, j’ajoute : s’il vous plaît.
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Se trouvant aux dernières courses, ***, ivre de joie d’avoir gagné une poule de cinquante francs, voulait la faire pondre dans le giron de la charmante Julie B., et tout en caracolant près de son équipage, il lui lançait des œillades dont les étincelles inquiétaient celle-ci pour ses dentelles.

  • — Quel est donc ce sportman qui semble nous accompagner ? demanda la jeune femme à un membre du Jockey’s-Club qui se trouvait auprès d’elle.
  • — Ce n’est pas un sportman, — c’est un sportier, ma chère.
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  • — On me compare toujours à ma sœur, disait la belle Julie B… . Il y a pourtant une grande différence entre nous. — Elle a toujours une douzaine d’amants, et moi je n’en ai jamais qu’un— je me tiens bien mieux.
  • — C’est vrai, lui répondit-on ; il y a entre vous deux la différence d’un coupé de régie à un omnibus.
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Un jeune faon de la coulisse avait promis à sa biche de lui offrir, à l’occasion de sa fête, — quelques bonbons sortis des laboratoires de Mirès-Pereire-Rotschild-Millaud, etc. — Comme il lui apportait son cadeau, marchant à pas de loup pour la surprendre, il aperçut la jolie créature qui, accroupie dans un coin de son boudoir, effeuillait mélancoliquement une marguerite, — et murmurait, en enlevant délicatement chacun des pétales de l’oracle amoureux : — Il m’aime, Orléans ; — un peu, Centre ; — beaucoup, Nord ; — passionnément, Autrichiens ; — pas du tout, Midi.

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M*** possède une singulière spécialité de jettatore. Au dire de ses amis, il est de mauvais augure de le rencontrer quand on va à un rendez-vous de bonne fortune. Ou l’on ne trouve pas la personne qu’on espérait y voir, ou si on la trouve, il survient toujours quelques-uns de ces fâcheux accidents qui faisaient s’écrier à un héros de Lafontaine :

 » Au diable soit le noueur d’aiguillettes ! »

Si bizarre que le fait paraisse, il est affirmé par vingt personnes qui ont été victimes de cette pernicieuse influence. — M. *** est en outre l’époux d’une très-jolie dame, qui a fait de son contrat de mariage une broderie anglaise, à force de l’historier de coups de canif dont elle assure que son mari a fourni le manche.

Madame *** avait, la semaine dernière, accordé quelque espérance et un rendez-vous à une jeune premier qui a eu de beaux succès de galanterie dans le demi-monde et même dans le monde et demi, si l’on en croit quelques indiscrétions. — Beau, bien fait, traînant tous les cœurs après lui, ce Don Juan de coulisses sourit, dit-on, de pitié quand on raconte devant lui la douzième occupation d’Hercule. Il arrive au rendez-vous, exact comme un billet de l’échéance, ou comme les compliments d’un ami, le lendemain d’un four. — On s’attache au soin d’un souper où toutes les primeurs de la gourmandise ont apporté leur échantillon. — Mais au moment d’entamer le dessert, spécialement composé de fruit défendu, le jeune premier se trouve subitement atteint d’une indisposition qu’il chercher à excuser, en prétextant tour à tour le chaud, le froid, l’émotion ou l’abus de fromage glacé.

Mais madame *** s’étant levée lui dit en souriant, après avoir remis son châle et son chapeau :

  • — Soyez franc… vous avez rencontré mon mari.
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Souvenirs Du Corsaire-Satan. — On sait que Le-Poitevin-Saint-Alme appelait les jeunes rédacteurs du Corsaire ses petits crétins. En 1846, à l’époque où la feuille satirique atteignait à son plus haut degré de prospérité, quatre ou cinq des principaux crétins, s’imaginant que leur collaboration n’était pas étrangère au succès du journal, demandèrent que le prix de la rédaction fût porté de six centimes à deux sous la ligne. En cas de refus, ils déclaraient que leur intention était de prendre du service à la Revue des Deux Mondes.

Le tonnerre tombant dans la tabatière de Virmaître, administrateur-caissier, lui aurait causé moins d’épouvante que ne lui en causa l’outrecuidante prétention de ces jeunes manœuvres de lettres. — Il s’empressa de leur signer leur passe-port pour une autre patrie.

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Comme il fallait cependant remplacer les déserteurs, on fit appel à des volontaires pris dans la catégorie des gens dits du monde, et des nouvellistes amateurs. Ce fut alors qu’on vit paraître, dans le Corsaire, des nouvelles à la main qui avaient charmé la famille de Noé pendant sa navigation diluvienne, et qui plus tard avaient fait les délices des grognards d’Agamemnon au bivouac de Troie.

Les gens soi-disant bien informés envoyaient des nouveautés de ce genre :

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« Pendant la campagne d’Egypte, le général Bonaparte, montrant les pyramides à ses troupes, leur adressa ces paroles mémorables : « Soldats ! du haut de ces monuments, quarante siècles vous contemplent ! »

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« Un plaisant, rencontrant dans la campagne un médecin qui allait faire ses visites en chassant, lui demanda spirituellement s’il avait besoin d’un fusil pour ses malades. »

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Ce genre de nouvelles à la main ne tarda pas à attirer aux propriétaires du Corsaire quelques lettres, dans lesquelles on leur demandait un désabonnement de faveur. Virmaître, obligé de convenir que les petits crétins du père Saint-Aime avaient un peu plus d’imagination que les autres, se montra disposé à leur faire quelques concessions. Une combinaison fournie par le hasard lui permit de se montrer généreux sans porter atteinte aux traditions de l’économie.

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À cette époque, Williams Rogers, qui avait des relations avec le journal, où il faisait imprimer des réclames, avait eu l’idée de composer un poëme didactique intitulé : Les Osanores ou la Prothèse dentaire. Avant de le publier, il apporta son poëme à Saint-Alme, avec lequel il était lié, et lui demanda quelques conseils. — Saint-Alme lui conseilla d’abord de mettre sa poésie en pension dans une maison d’orthopédie. Il n’y avait pas, en effet, un vers qui ne fût bossu, boiteux, bancal ou pied-bot. Si M. Bovary avait vécu à cette époque, le poëme des Osanores aurait pu lui fournir une magnifique clientèle. Sur la proposition de Saint-Aime, Williams Rogers consentit à faire corriger son manuscrit, et à payer les corrections cinquante centimes le vers.

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Le lendemain de cette convention, une estafette se transportait au café Momus, où les révoltés avaient établi leur camp. — On leur proposait de transiger. Après une allocution paternelle, l’éloquent Virmaître leur fit comprendre que leur demande en augmentation de salaire n’était pas en rapport avec les bénéfices actuels du journal, mais qu’on en prenait note pour l’avenir. — Il s’engagea même, sur l’honneur, à donner les dix centimes la ligne réclamés, le jour où le Corsaire aurait cent mille abonnés :

  • — Mais en attendant ? dit l’un des conjurés.
  • — En attendant, reprit Virmaître, comme nous comprenons qu’il faut que jeunesse s’amuse, nous avons décidé qu’un encouragement vous serait accordé. — Saint-Alme, vous avez la parole.

Saint-Alme, montrant aux jeunes crétins, qui étaient tous plus ou moins rimailleurs, le manuscrit des Osanores, leur expliqua sous quelle forme l’encouragement en question leur serait accordé. La rédaction du journal restait maintenue à son ancien chiffre ; mais chacun des rédacteurs privilégiés recevrait comme prime une certaine quantité de poésie osanorienne à remettre sur pied, moyennant une gratification de 50 cent. le vers.

Le tarif des encouragements était ainsi gradué :

Un feuilleton intéressant donnerait droit à une prime de 40 vers ;

Une nouvelle à la main bien renseignée, 20 vers ;

Un article susceptible d’amener un changement de ministère, 25 vers ;

Un article susceptible d’amener une demande en réparation, 30 vers ;

(Le journal, dans cette circonstance, s’engageait à fournir les témoins et le fiacre.)

Une critique sanglante était rétribuée 15 vers ;

Le trait piquant, 5 vers ;

La simple boutade, 2 vers ;

Ces conditions ayant été acceptées, les révoltés amenèrent leur pavillon, et la réconciliation fut signée dans les flots d’une canette, que Saint-Alme fit monter à ses frais, — mais pas assez fraîche, interrompit Banville, qui reçut immédiatement l’encouragement réservé au trait piquant.

Le soir même, le café Momus fut illuminé en vers osanores.

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Un ancien député des chambres de Louis-Philippe, ami du père Saint-Alme, lui disait un jour en faisant allusion à quelques anecdotes un peu vives publiées par le Corsaire :

  • — Mon cher ami, votre journal est bien amusant, malheureusement on ne peut pas le laisser lire à ses filles.
  • — Mais, répondit Saint-Alme, si les filles pouvaient le lire, les pères ne s’y abonneraient pas.
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Cependant, à la suite de quelque avis officieux du Parquet, le père Saint-Alme invita ses jeunes crétins à modérer un peu leur verve gauloise :

  • — Songez que vous êtes lus par l’élite de la société, et soyez convenables, petits drôles.

L’utopie de cet excellent homme était de croire que la lecture du Corsaire faisait l’unique préoccupation des têtes couronnées. On assurait même qu’il se relevait la nuit pour correspondre avec le roi de Prusse. L’avertissement du père Saint-Alme frappait particulièrement un jeune homme appelé C… B…, qui employait sa belle jeunesse à écrire, sur du papier à tête de lettre de son ministère, des nouvelles à la main du genre dangereux… . C… B… avait inventé un moyen assez ingénieux pour s’assurer que ses anecdotes restaient dans les limites de la prudence. Avant de les apporter au journal, il lisait ses nouvelles à la main à une jeune ingénue qu’il rencontrait quelquefois chez lui. Si la jeune fille rougissait, cela signifiait que l’anecdote était scabreuse, et B… la déchirait pour en commencer une autre.

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Malheureusement, B… ayant eu l’imprudence de confier son procédé à quelques-uns de ses collaborateurs, il s’en trouva dans le nombre qui profitèrent d’un petit voyage — du Numa du Corsaire, pour aller pendant son absence consulter sa jeune Egérie qui tenait audience sous les bosquets de la Closerie des Lilas. Revenu de la campagne, avec une série de nouvelles à la main, dans le nombre desquels il s’en trouvait quelques-unes qui l’inquiétaient instinctivement, B… leur fait subir la censure ordinaire. Aucune rougeur alarmante n’étant venue couvrir le visage de l’ingénue, B. porte son butin au journal, avec la conviction certaine que le recueil de ses anecdotes pourrait un jour faire concurrence à la Morale en action.

  • — Comment, monsieur, s’écrie Saint-Alme, — c’est vous qui m’apportez des choses semblables. — Mais voilà de la copie que M. le procureur du roi vous payera, sans marchander, — un mois de prison la ligne ; — vous n’avez donc pas consulté votre instrument ?
  • — Pardon, interrompit B. avec étonnement. Elle n’a pas rougi.
  • — Eh bien, monsieur, reprit gravement Saint-Alme en se découvrant, — voyez les cheveux blancs d’un homme qui n’est pas né d’hier, — ils rougissent, eux !

B. n’a jamais su qui est-ce qui lui avait dérangé son instrument.

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Un jour, dans un dîner de jour de l’an, offert par les propriétaires du Corsaire à leurs rédacteurs, — Virmaître, qui avait eu le dessert très-aimable, leur demanda ce qu’il pourrait bien faire pour leur être agréable pendant l’année qui allait commencer. — Tous les rédacteurs s’étaient consultés entre eux. Privat, qui s’était constitué le député de leur désir, — vint dire à Virmaître : — Nous demandons qu’il y ait au bureau du journal, — une sonnette de nuit pour les avances. — Comme Virmaître avait consenti, un des riches actionnaires du Corsaire lui demanda tout bas, si ce n’était pas inaugurer là un système dangereux. — Laissez donc, répondit-il, — dans deux jours la sonnette sera cassée.

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Un réveillon à la maison-d’or.

La veille de Noël, vingt-cinq couverts étaient dressés dans le grand salon de la Maison-d’Or. Une nuée de marmitons, dirigés par un chef que le maître de ce célèbre établissement vient tout récemment d’arracher avec des tenailles d’or de la bouche d’un grand souverain du Nord, activaient les fourneaux d’une cuisine où s’élaboraient des mets dont la fumée allait donner là-haut des tentations terrestres à tous les bienheureux condamnés au miroton sempiternel de la béatitude. Comme deux heures sonnaient, vingt-quatre coupés de maître vinrent l’un après l’autre abaisser leurs marchepied devant l’escalier de la rue Laffitte.

Du premier coupé descendit un monsieur âgé, portant sous le bras un grand portefeuille. Il était accompagné d’un jeune homme qui ne portait rien.

De chacune des vingt-trois autres voitures descendirent successivement vingt-trois dames en grand costume de gala.

Ces vingt-trois dames, qui, pour la plupart, sont toutes demoiselles, appartenaient à l’aristocratie galante. C’étaient des dames du monde… de Gavarni.

Quelques-unes de ces dames, qui ajoutent aux revenus du boudoir les appointements du théâtre, étaient fort jolies ; il y en avait même deux ou trois qui étaient véritablement aussi jeunes que leur acte de naissance. — On n’en voyait qu’une seule qui fût grêlée ; mais il est vrai d’ajouter qu’elle l’était pour plusieurs.

À deux heures et demie tout le monde prit place pour le banquet.

Celui qui le présidait était le marquis de L…, assisté de maître G…, son notaire.

En reconnaissant leur amphitryon, les vingt-trois dames convoquées à cette réunion, par invitation anonyme, poussèrent un grand cri d’étonnement, et au même instant vingt-trois interrogations tombèrent dans le potage du marquis.

Il demanda une autre assiette, — déplia gravement sa serviette, et répondit aux interrogations :

  • — Mangeons d’abord un peu, ensuite nous causerons beaucoup.

Quand le premier service fut achevé, l’impatiente curiosité des dames ne pouvant se prolonger au-delà, le marquis de L… se leva et prit la parole en ces termes :

Mesdames, je comprends parfaitement la surprise que vous témoignez en me retrouvant au milieu de vous, ou en vous retrouvant au milieu de moi, comme il vous plaira. J’en suis moi-même encore plus étonné que vous ne paraissez l’être. Il y a un an, à pareil jour et à pareille heure, autour de cette même table, j’ai eu l’honneur de vous tirer ma révérence et de solder devant vous l’addition de mon dernier souper de garçon, qui se montait, si vous voulez bien vous le rappeler, à un chiffre devant lequel un teneur de livres aurait certainement retiré son chapeau. Cette carte payée, je sortis de table parfaitement ruiné ; il ne me restait même pas de quoi prendre un fiacre. L’une de vous eut l’obligeance de m’offrir une place dans le coupé que j’avais eu le plaisir de lui faire accepter un mois auparavant, et malgré mon désastre évident, il ne lui vint pas à l’idée de me faire monter derrière, comme cela eût pourtant été si naturel dans la circonstance. Au lieu de me reconduire chez moi, elle poussa même la désintéressement jusqu’à me proposer de me reconduire chez elle. — Je dus cependant refuser, car en amour, aussi bien qu’au théâtre, je n’ai jamais aimé les billets de faveur, ayant fait la remarque qu’ils coûtaient en définitive plus cher qu’au bureau, et qu’on était toujours mal placé. — Depuis ce jour-là, mesdames, nous ne nous sommes guère vus qu’à travers le nuage de poussière que soulevaient vos attelages dans l’avenue des Champs-Élysées, où j’allais me promener le dimanche en fumant des cigares de dix centimes. — Vous m’avez cru mort, sans doute. Je vivais cependant si toutefois c’est vivre que vivre sans vous.

Un murmure approbateur accueillit ce madrigal.

Le marquis reprit :

  • — Ce que j’ai fait depuis un an, je vous le donne à deviner.
  • — Un héritage sans doute, exclama mademoiselle P…, un oncle d’Amérique…
  • — En effet, le seul oncle d’Amérique qui reste aux gens ruinés, le hasard… est venu à mon aide… J’ai gagné à la Bourse cent mille francs.
  • — Silence, dit le marquis en frappant sur la table pour apaiser la rumeur soulevée par ce chiffre… un million… et d’assez jolies fractions comme vous voyez… Me retrouvant du blé à moudre, je suis revenu au moulins. — Maintenant, mesdames, voici de quoi il s’agit entre nous. — Je vais me marier… dans un délai très-prochain… qui ne doit pas excéder un mois… plus tôt même, il ne dépend que de moi de rapprocher l’époque… Tout à l’heure il ne dépendra que de vous !
  • — Comment ?… comment ?… comment ?
  • — Vous allez le savoir… J’entre en ménage avec un million ; ma femme, avec deux.
  • — Ça fera trois, dit l’une des convives.
  • — Parfaitement ; — quant aux cent mille francs qui restent, je veux les manger…
  • — Dans nos assiettes ?
  • — Oui ; mais je n’ai pas le temps de rester longtemps à table, et c’est à ce propos que nous avons à causer. — voilà le lingot, dit le marquis en jetant un portefeuille sur la table ; — combien vous faut-il de temps pour le fondre ?
  • — Dame, ce sera selon la température, dit l’une des dames.
  • — Écoutez-moi, reprit le marquis, — je n’ai pas de temps à perdre— et cependant je ne peux pas vous inviter toutes à mordre à la fois au gâteau, — ce serait trop vite fait. — Voici ce que je propose : — Vous connaissez respectivement vos forces et votre puissance d’absorption aurifère. — Nous allons, si vous le permettez, employer les moyens dont se servent les administrations pour les adjudications publiques… Vous allez soumissionner, — celle de vous qui me demandera le moins de temps pour faire le vide… dans ce portefeuille que voici plein… celle-là aura la préférence. Seulement, je dois vous donner connaissance du cahier des charges… Il sera absolument interdit de distraire des sommes pour les convertir en rentes ou en actions industrielles ; la philanthropie est également défendue ; je ne veux plus être exposé à m’asseoir sur des orphelins en entrant dans un boudoir ; — toute dépense affectée à une chose utile et durable est également interdite, comme aussi les renouvellements de mobiliers, d’équipages ou d’écuries. Je veux que mes cent mille francs soient mangés à peu près dans le sens littéral du mot. — La somme épuisée, je veux que la personne qui sera restée adjudicataire ne conserve que le portefeuille qui l’aura contenue. — On va allumer les bougies, et mon notaire, ici présent, présidera à l’adjudication ; — on soumissionnera au rabais… en partant d’un mois au plus. — On pourra opérer par rabais de jours, d’heures et même de fractions d’heures. — Voici du papier, des enveloppes, des plumes et de la cire, car les soumissions devront être cachetées. — Me G… en fera le dépouillement, et poursuivra l’opération selon les usages ordinaires. Pendant ce temps-là, je vais aller faire un tour chez mon beau-père, qui donne aussi un réveillon, et saluer ma prétendue. — Je reviendrai dans une heure. Si l’adjudication est terminée avant mon retour, — la personne qui sera restée adjudicataire ira m’attendre chez moi, où des ordres sont donnés pour la recevoir. — Toutes les conditions du marché se trouvent autographiées dans un cahier dont vous pourrez prendre connaissance. — À tout à l’heure.

Et le marquis se retira.

Avant de rédiger leur soumission, les vingt-trois dames s’isolèrent dans le salon et firent leurs calculs.

Au bout de cinq minutes, toutes les soumissions, cachetées selon la formule, étaient déposées entre les mains du notaire.

Il en commença le dépouillement au milieu d’un silence si profond, que l’on aurait pu entendre mademoiselle Ar… dire du bien d’une de ses camarades.

Ce travail préparatoire achevé, le notaire alluma les bougies et annonça qu’on allait commencer les rabais.

Lorsque Me G…, le notaire du marquis de L…, eut donné lecture des soumissions déposées entre ses mains par les vingt-trois dames, plusieurs d’entre elles, effrayées par les rabais considérables contenus dans les premières soumissions, se retirèrent volontairement, et il ne resta véritablement qu’une douzaine de concurrentes sérieuses. Parmi celles-là se montraient comme devant être plus acharnées à la lutte :

1° La marquise de ***, cette belle Espagnole connue de tout Paris pour son magnifique attelage à la Daumont, et dont la bibliothèque renferme, entre autres curiosités, un exemplaire des œuvres de Malthus, relié en peau humaine ;

2° Madame de N…, qui possède un hôtel dont chaque pierre porte la signature de celui qui l’a fournie et posée ;

3° Mademoiselle R…, dont la beauté a fait depuis quinze ans la fortune de deux marchands de produits chimiques, et qui prépare les jeune gens au baccalauréat ès-gaie science ;

4° Mademoiselle P…, ravissante créature, qui disait dernièrement elle-même, à propos de son inconstance proverbiale : Que voulez-vous ; « ce n’est pas ma faute, — mais mon cœur fuit. »

5° Madame ***, qui, le soir même où une artiste doit débuter à son théâtre, dans son emploi, achète un grand nombre de places à la location et les distribue à tous les gens enrhumés de sa connaissance, dans la douce espérance que leur toux opiniâtre troublera le spectacle et pourra nuire au succès de l’ouvrage dans lequel doit paraître sa rivale ;

6° Les deux sœurs C…, qu’on a surnommées le duo de l’ail et du patchouli ;

7° Mademoiselle B…, jeune dernière d’un de nos premiers théâtres, qui a deux mères, une pour la ville et une pour la campagne ;

8° Mademoiselle D…, que l’on a baptisée le petit manteau bleu des coulisses, à cause de sa philanthropie ;

9° Enfin, mademoiselle C…, de laquelle autant dire qu’il n’y a plus rien à en dire.

Après que la première bougie fut consommée, il ne restait plus que quatre concurrentes, madame de N…, mademoiselle B…, mademoiselle C… et mademoiselle R… .

  • — Si tu renonces à soumissionner, dit cette dernière à mademoiselle B…, je te donne mon Américain.
  • — Si tu te retires, répliqua l’autre, je te laisse mon américaine.

La seconde bougie fut allumée, et la voix du notaire se fit entendre.

  • — La dernière soumission du temps demandé pour dépenser les cent mille francs du marquis est descendue à quinze jours… . C’est mademoiselle B… qui a fixé ce chiffre ; — offre-t-on moins ? demanda Me G…
  • — Quatorze jours, douze heures, dit madame de N…
  • — Quatorze jours, fit mademoiselle B…
  • — Treize jours, douze heures, fit mademoiselle R…
  • — Treize jours, exclama mademoiselle C…
  • — Si tu te retires, dit mademoiselle B… à mademoiselle C…, je me brouille pour trois mois et demi avec Alfred, et je l’envoie lui-même te porter mon grand boiteux indien.
  • — Non.
  • — Douze jours dix-huit heures, s’écria mademoiselle B… .
  • — Onze jours… cinquante, s’écria mademoiselle C… Hum ! fit-elle en se reprenant, je me croyais aux commissaires, j’ai voulu dire douze heures.

Mademoiselle R…, qui faisait des calculs sur son agenda, leva la main.

  • — Dix jours, dit-elle.

Mademoiselle C… prit à son tour son agenda, fit aussi des calculs.

  • — Neuf jours cinquante-cinq… . Allons bon ! je me crois encore aux commissaires… Maître G…, c’est onze heures que j’ai voulu dire.

Sur cette dernière soumission, la deuxième bougie s’éteignit.

Comme on rallumait la troisième, il ne restait plus que deux concurrentes, madame de N… et mademoiselle R… s’étant retirées, convaincues qu’elles ne se trouvaient plus assez fortes pour dépenser inutilement cent mille francs en huit jours.

La lutte, continuée avec opiniâtreté entre madame B… et mademoiselle C…, ne fut pas de longue durée ; la bougie s’éteignit en même temps que mademoiselle C… venait d’abaisser sa soumission à cinq jours sept heures cinquante minutes.

Mais, comme elle s’enorgueillissait de son triomphe, le marquis de L… rentrait dans le salon, — il paraissait un peu ému.

  • — Pardonnez-moi, mesdames, de vous avoir dérangées, leur dit-il, mais la raison qui m’avait fait vous réunir n’existe plus…
  • — Comment ? — comment ? — comment ?
  • — Mon Dieu, oui, — tout à l’heure, chez mon beau-père, — j’ai eu l’imprudence de me mettre à la table de jeu, — on faisait le lansquenet, — il y a eu une série de mains, et je n’avais pas encore eu le temps de m’asseoir, que j’avais perdu les cent mille francs dont j’étais embarrassé. — La mauvaise chance a fait dans une demi-heure ce que la plus habile d’entre vous n’aurait pas fait sans doute en quinze jours…
  • — Quinze jours ! dit le notaire en montrant le procès-verbal de l’adjudication ; mais mademoiselle C…, restée dernière adjudicataire, ne demandait que cinq jours et quelques fractions.
  • — Comment diable auriez-vous fait ? demanda le marquis très-étonné ; — trouver l’emploi de vingt mille francs par jour sans dépenser un sou utilement, — cela me semble difficile.
  • — Monsieur le marquis, répondit cette prodigue personne, je n’ai demandé que six mois pour réduire le Pérou à la mendicité.
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Les intrigués et les intrigants, moulages sur nature, au bal de l’opéra.

un domino gris à un habit noir-idem. — Je te connais.

l’habit noir. — Tu me connais… Au fait, tu n’es pas la seule.

le domino. — Qu’est-ce que tu as fait de Victorine ?

l’habit noir. — Tiens, tu connais aussi Victorine. Après ça, tu n’es pas la seule.

le domino. — Veux-tu me donner le bras pour faire un tour ?

l’habit noir. — Oui, — mais nous n’irons pas du côté du buffet.

le domino. — Tu n’auras donc jamais le sou !

l’habit noir. — Tu auras donc toujours soif !

*
**

un monsieur entre deux eaux-de-vie, — rouge comme un coq et crotté comme la rue Saint-Denis, arrêtant un petit domino vert qui frétille comme une couleuvre. — Titine, je t’avais défendu de mettre les pieds au bal. Mon cousin m’a dit que c’était un antre de perdition.

le domino. — Passe donc ton chemin, imbécile ; est-ce que je te connais ?

le monsieur. — Elle est forte, celle-là ! — Voilà donc pourquoi tu étais si pressée d’avoir des bottines neuves, — que je me prive depuis longtemps de mon petit verre pour te les acheter, — même que tu les trouvais trop grandes dans le principe. — Aurais-tu déjà oublié les tiens, Titine ?

Le domino disparaît sans que le monsieur ait su comment, et au lieu de Titine, il se trouve en face d’un gamin entré par contrebande dans le foyer,

le monsieur, criant. — Titine !

le gamin. — Vous faut-il un décrotteur, là, monsieur. Faites-vous cirer !

*
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Dans la loge de mademoiselle X… — Une dizaine de gilets blancs applaudissant en chœur la coda d’une plaisanterie de cette spirituelle personne :

  • — Oh ! oh ! oh ! — ah ! ah ! ah ! — Charmant ! — Divin ! — Étourdissant !

Entre un onzième gilet.

  • — Qu’est-ce que vous avez donc à rire comme ça ? — On dirait d’une maisonnée de fous.
  • — C’est mademoiselle qui vient de dire un mot. Oh ! oh !

reprise du chœur. — Ah ! ah ! ah ! charmant ! divin ! étourdissant !

le onzième gilet, s’inclinant devant mademoiselle X…, en lui offrant un sac de bonbons. — Est-ce que ce serait montrer trop d’exigence que de demander une seconde représentation de cette jolie chose ? Je mourrais de dépit si j’étais de vos amis le seul à l’ignorer.

  • — Trop bon ! cher… cela ne vaut pas la peine… et puis cela pourrait fatiguer ces messieurs.

tous les gilets, con furore. — Ô ciel ! allons donc !… Trop heureux !… Bis !

mademoiselle x… — Eh bien, puisque vous le voulez absolument, je recommencerai. — Tout à l’heure, un de ces messieurs m’annonçait le prochain mariage de son ami le vicomte de S…, dont la fortune est très-obérée, avec mademoiselle de P…, connue pour sa richesse et sa maigreur séraphique. En apprenant cette nouvelle, il m’est arrivé de dire… .

(Commencement de pâmoison sensible sur toute la ligne des gilets blancs.)

mademoiselle x…, continuant. — Il m’est arrivé de dire : Ce mariage est pour le vicomte de S… une véritable planche de salut.

reprise du chœur, crescendo. — Ah ! ah ! ah ! — Grand Dieu ! quel esprit ! Ce n’est pas une femme ! c’est un démon !

Entre un douzième gilet blanc.

  • — Mon Dieu, messieurs, on n’entend que vous dans toute la salle. — Je suis sûr que c’est mademoiselle qui dit des merveilles.
  • — Positivement… Si vous étiez arrivé un moment plus tôt, vous auriez entendu un de ces mots…

les onze gilets, en sourdine. — Ah ! ah ! ah !… — Charmant ! — Divin ! — Étourdissant !

le douzième gilet, à mademoiselle X… — Est-ce que ce serait véritablement montrer trop d’exigence que de vous redemander… (avec un fin sourire) vous devez cependant y être habituée…

mademoiselle x… — C’est que je crains de fatiguer ces messieurs.

les onze gilets. — Ah ! ciel !… Allons donc !

mademoiselle x…, minaudant. — Eh bien, puisque vous le voulez absolument… (Comme ci-dessus).

Quand l’histoire est finie, les douze gilets se réunissent dans un chœur formidable et reprennent pour la clôture :

  • — Ah ! ah ! ah ! grand Dieu ! quel esprit ! — Ce n’est pas une femme ! — c’est un démon !

le garçon de buffet, qui a servi les glaces, à part.

  • — Mon Dieu ! que tous ces gens-là sont bêtes !
*
**
  • — Mon cher, je t’assure que c’est une femme du monde.
  • — À quoi reconnais-tu ça ?
  • — Elle a passé deux fois auprès du buffet sans me demander à boire.
*
**
  • — Oh ! mon Dieu oui, monsieur, c’est la première fois que je viens au bal ; aussi je suis bien troublée ; ce bruit, ces lumières…
  • — Madame est seule ?
  • — Oh ! non…, j’ai une de mes amies avec moi ; nous sommes venues ici malgré nous, bien malgré nous… Nous étions allées au spectacle, lorsqu’en rentrant chez nous, nous n’avons plus trouvé notre clef. C’était la femme de chambre de l’amie chez qui je demeure qui l’avait emportée avec elle au bal de l’Opéra, où mon amie lui avait permis d’aller…
  • — C’est bien contrariant ; néanmoins, permettez-moi de bénir le hasard… qui m’a permis de vous y rencontrer… (Ici tous les madrigaux d’usage.)
  • — Mon Dieu, monsieur… ce serait avec le plus grand plaisir… mais… je ne suis pas seule. Et tenez, voici précisément mon amie qui vient me chercher.

Arrive, en effet, un second domino, auquel celui qui n’avait jamais été au bal pousse le coude d’une certaine façon.

  • — Eh bien, ma chère, as-tu rencontré Justine ?
  • — Mon Dieu non… Dans quel embarras cette fille nous met… Il faut absolument retourner à la maison ; nous ferons comme nous pourrons pour nous faire ouvrir.
  • — Mais comment faire pour retourner à la maison ? il pleut à verse, et nous avons eu l’imprudence de laisser notre bourse chez la personne où nous avons été nous costumer… (S’adressant au monsieur.) Vous serez sans doute assez obligeant, monsieur, pour nous prêter l’argent d’une voiture et nous donner votre carte ; nous vous ferons remettre cette petite somme demain matin par la fidèle Justine.
  • — Mon Dieu, mesdames, que je suis donc désolé. — Mon fidèle Joseph, à qui j’ai l’habitude de confier toutes mes clés, n’est pas rentré ce soir, de façon que je n’ai pu ouvrir mon secrétaire… Si vous voulez, cependant, nous allons faire un tour dans la salle… nous rencontrerons peut-être la fidèle Justine avec le fidèle Joseph.
*
**
  • — Monsieur, je ne suis pas libre…
  • — Vous êtes mariée ?
  • — Vous l’avez dit.
  • — N’aurai-je pas le plaisir de vous rencontrer dans le monde ?
  • — J’y vais rarement.
  • — Mais au théâtre ?
  • — Je n’y vais pas, je suis en deuil.
  • — On ne peut donc vous voir ?
  • — Très… difficilement… Cependant, si vous étiez discret… Mais, non…
  • — Parlez, ange !
  • — Eh bien ! je vais quelquefois chez une de mes amies… madame Camille…
  • — Camille, tiens !
  • — Rue des Trois-Frères.
  • — Tiens ! Tiens !…
  • — À l’entresol…
  • — Tiens ! tiens ! tiens !
  • — S’il n’y avait personne quand vous viendrez, vous trouveriez la clé…
  • — Sous le paillasson… — Bonjour, Céleste ; comment que ça va ?
  • — Vous me connaissez donc ? — Ah ! que c’est bête de me faire perdre mon temps comme ça.
*
**

le domino, à son cavalier. — Monsieur est dans la diplomatie ?

le cavalier. — Non, madame.

le domino. — Dans les bureaux, peut-être !

le cavalier. — Non plus.

la marchande de fleurs, arrivant près du couple.

  • — Un joli bouquet, monsieur ; fleurissez vot’dame.

le cavalier, repoussant les fleurs. — Merci.

le domino, lâchant le bras du cavalier. — Monsieur est artiste !!!

*
**
  • — Joséphine, tu as tort de parler à Stéphanie ; c’est une personne dont la société est compromettante.
  • — Ma chère, j’ai des raisons pour la ménager.
  • — Quelles raisons ?
  • — Elle m’a promis d’échanger, quand elle l’aura épuisée, la liste de ses Russes contre celle de nos Américains.

lettre trouvée dans le corridor des premières loges.

« Victor, je ne me serais jamais attendue à cela de la part d’un jeune homme qui paraissait avoir d’aussi bons sentiments. — Le billet du tapissier est échu avant-hier, et voilà huit jours que je ne vous ai vu ! — Vous n’êtes cependant pas malade, car votre blanchisseuse m’a dit que vous mettiez vos belles chemises à jabot tous les jours. On ne met pas des jabots pour se faire poser des sangsues…, à moins qu’on ne soit trop riche. — Est-ce donc là ce que vous me juriez il y a six mois, quand j’ai consenti à quitter Médée qui me proposait de faire le portrait de la signature de son oncle si je voulais l’aimer à lui tout seul ! L’ingratitude, ce venimeux poison, vous aurait-il déjà rongé le cœur ? — C’était bien la peine que je passe les plus belles nuits de mes jours à vous broder une bourse pour votre fête, pour que vous exposiez votre pauvre amie qui vous a tout sacrifié, comme Marguerite Gauthier, à recevoir la visite boueuse des huissiers qui veulent me saisir comme si j’étais négociante. — Sans ma portière, qui m’a prêté huit cents francs pour donner à M. Caroussat, je serais à la belle étoile ; c’est donc là où devait me mener tant d’amour ! Ah ! Auguste, vous êtes bon, vous êtes trop jeune pour être entièrement corrompu, et vous ne voudrez pas souffrir que ce soient les cheveux blancs d’une pauvre femme, mère de quatre enfants, qui fassent honneur à votre signature. Je vous attends donc cette nuit au bal de l’Opéra, avec les mille francs en question. — À cette condition, je vous pardonne.

 » Votre Minette chérie.

 »Mathilde De Flandry. »

*
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un vieux domino, graisseux comme la barbe d’un capucin, à une petite pierrette très-fraîche. — Élisa, mon enfant, je vous défends de danser avec ce petit jeune homme.

  • — Mais, ma tante, il est bien gentil pourtant.
  • — Lui avez-vous demandé l’heure, comme je vous ai dit de le faire aux messieurs qui vous parleront ?
  • — Oui, ma tante ; mais il n’a pas de montre.
  • — C’est précisément pourquoi je vous défends de l’écouter.
  • — C’est dommage, il a des moustaches si gentilles.

le vieux domino, avec onction. — Ma petite, les moustaches ne font pas le bonheur.

*
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de la même à la même. — Mais, ma tante, c’est qu’il est bien âgé, ce monsieur-là.

  • — N’empêche, mon enfant. Les hommes, vois-tu, c’est le contraire des étoffes : plus ils sont vieux plus ils durent.
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  • — Tiens, voilà Paul ! M’emmènes-tu souper ?

paul, frappant sur son gousset. — Tu sais bien, Célestine, que je n’ai plus jamais d’argent après minuit.

  • — Tiens ! moi, c’est le contraire ; je n’en ai jamais avant.
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  • — Anatole, prête-moi un louis.
  • — Pourquoi faire ?
  • — C’est pour Mélanie, qui veut mettre une de ses parentes au vestiaire.
*
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deux messieursse rencontrant dans le corridor des quatrièmes loges. — Tiens, mon gendre !

  • — Tiens mon beau-père !
  • — Vous ici, après un an de mariage !… Oh !
  • — Et vous, après trente ans !… Ah !

Après un quart d’heure de morale réciproque :

le gendre. — Vous dites donc que cette petite Rosine…

le beau-père. — Ah ! mon ami, délicieuse… Des pieds… des mains… des yeux… un véritable trésor… Vous disiez donc que cette petite Paméla…

le gendre. — Ah ! divine… Des yeux… des mains… des pieds…

le gendre, à part. — Il faut que j’arrache mon gendre des mains de cette drôlesse de Paméla… Elle mangerait la dot de ma fille !

le gendre, à part. — Il faut que je délivre mon beau-père des griffes de cette harpie de Rosine… Tout l’héritage de ma femme y passerait !

*
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  • — Mon dieu, chère madame, est-ce que votre charmante nièce ne m’accordera pas une petite place dans son cœur.
  • — Tout est comble, mon cher monsieur.
  • — Rien qu’un petit coin !
  • — Eh bien, voyons, vous m’étonneriez. — Je verrai voir à vous donner un tabouret.

Fantaisies a propos de l’hiver.

L’hiver continue à donner un démenti à l’almanach.

Des phénomènes étranges se produisent chaque jour, et jettent la perturbation au sein de l’Académie des sciences.

Il y a trois jours, un maraîcher des environs de Paris a trouvé des ananas sur ses espaliers, et a cueilli des patates dans le champ où il allait chercher des pommes de terre.

Un garde-chasse du bois de Meudon a vu, — comme je vous vois ; — près de l’étang de Villebon, un troupeau d’autruches en train de déjeuner avec un tas de moellons.

M. Alphonse Karr a reçu de son ermitage de Sainte-Adresse des nouvelles de son jardinier, qui lui annonce qu’un aloès a fleuri subitement, avec un grand coup de tonnerre, au milieu de la pelouse qui s’étend devant son chalet.

Dimanche dernier, un monsieur qui se promenait autour du bassin des Tuileries entendit des cris plaintifs entremêlés de sanglots. Il pensa que c’était un enfant qui était tombé dans l’eau ; et il se disposait à lui porter secours, lorsqu’il s’aperçut que les plaintes qu’il croyait être poussées par un mineur en péril sortaient de la gueule d’un crocodile. — Tout le monde sait que la perfection avec laquelle ce monstre imite les pleurs de l’enfance, lui a fait donner, par les naturalistes, le surnom de Brasseur des amphibies.

La semaine passée, encore, comme un rayon de soleil venait de luire, — profitant du moment où l’ingénieur Chevalier, son geôlier, avait le dos tourné, le mercure, — parvenu au plus haut degré de l’exaspération, — a voulu s’échapper du thermomètre, — comme autrefois Latude de la Bastille. Il a été rattrapé par un sergent de ville, et reconduit dans sa prison de verre, où il continue à ne pas vouloir descendre au-dessous de la température des vers à soie.

Ce que voyant, les établissements de bains préparent leur ouverture. Ils attendent seulement que la rivière ait baissé et que l’eau soit moins chaude. En effet, les imprudentes baigneuses qui s’aventureraient dans les fonds de bois des écoles de natation seraient changées en une friture de naïades.

Un des plus bizarres, parmi tous ces phénomènes, est la découverte faite tout récemment par un poëte lyrique, qui a trouvé des pépites d’or au fond de son encrier.

Enfin, il paraît que tous les arbres des boulevards et des jardins de Paris sont couverts de feuilles depuis quinze jours et pourraient fournir une ombre aussi épaisse que dans le mois de juin. Seulement, pour ne point effrayer la population, la police fait arracher toutes les feuilles pendant la nuit.

Cette précocité de la saison ce s’arrête pas à la végétation.

M***, qui possède une grande popularité parmi les huissiers et les gardes du commerce, et qui n’a jamais pu acquitter, une lettre de change que lorsqu’elle avait des cheveux blancs, est allé payer dernièrement un billet souscrit à son tailleur, quatre-vingt-dix jours avant l’échéance.

Le fournisseur n’a pas voulu accepter ce payement anticipé, donnant pour prétexte que cela dérangerait sa tenue de livres.

M***, n’ayant pu s’arranger à l’amiable avec cet Allemand obstiné, s’est décidé à avoir recours aux tribunaux.

En présence de pareils faits, certifiés par des procès-verbaux authentiques, les savants ont été appelés à donner leur avis.

Ces messieurs ont mis leurs lunettes, — leur abat-jour vert, et on a ouvert la séance, — en même temps que les fenêtres de l’Institut, où l’honorable réunion se plaignait d’étouffer.

Chacun des membres présents a lu un mémoire d’une grande beauté et de plusieurs kilomètres.

Mais, pour arriver à la fin de la lecture, chacun des orateurs a été mis dans la nécessité de retirer son habit.

Plus le discours était long, plus l’orateur éprouvait le besoin de se dégarnir.

Aussi, le président, inquiet, donna-t-il aux huissiers l’ordre de faire évacuer les tribunes, où pourraient se présenter des dames.

Chacun des remarquables travaux lus, à propos de la question à l’ordre du jour, concluait à ceci :

Que ce qui se passait n’était pas naturel.

Il s’agissait de savoir pourquoi.

Le président déclara la discussion ouverte ; mais chaque orateur qui montait à la tribune avait à peine ouvert la bouche, qu’il était soudainement pris d’une quinte de toux.

Ce n’était plus une académie de savants, c’était une académie de catarrhes.

Tous les membres présents sont sortis de la séance les uns après les autres pour aller acheter du jujube.

Seul, M. Arago a voulu trouver une solution à cet étrange état de choses.

L’illustre savant est passé dans son cabinet. — Depuis plusieurs jours, la tête appuyée dans les mains, les coudes appuyés sur la table, il demeure penché sur l’abîme de ses méditations.

Pendant cette savante réclusion, le grand professeur a fait comparaître les astres devant lui.

Il les a interroges paternellement, pour savoir s’ils n’étaient pas étrangers à ce qui se passe dans la nature.

Les astres, petits et grands, ont, facilement prouvé leur innocence de toute tentative de rébellion.

Les comètes mêmes, particulièrement soupçonnées d’avoir de méchants desseins et de vouloir s’approcher souvent un peu trop près de la terre, ont prouvé jusqu’à la dernière évidence que le ciel n’est pas plus pur que le fond de leur cœur.

Les signes du zodiaque, appelés et interrogés à leur tour, ont été moins clairs dans leurs explications, ce qui leur a valu une assez forte semonce.

Le signe qui préside au mois de janvier où nous sommes a paru particulièrement penaud, quand M. Arago lui a montré une branche d’oranger en fleurs, cueillie dans son jardin le jour de l’an.

  • — Quelle confiance voulez-vous que l’agriculture vous accorde, malheureux ! lui a dit le savant d’une voix qui ne permet pas de réplique ; et qui vous a permis de faire faire votre besogne par le signe de la Vierge ?

N’ayant pu néanmoins rien tirer au clair, M. Arago s’est remis à ses travaux.

Si l’on en croit ses familiers, le grand professeur a enfin trouvé l’X du problème.

Mais cette découverte est tellement inquiétante, qu’il n’ose pas la livrer à la publicité.

Il paraît que la boule humaine est menacée d’un bouleversement total.

L’hémisphère a le corps dérangé. Un conflit s’est élevé dans le monde cosmographique.

Des mutations incroyables se préparent.

Les pôles veulent changer de place. — Le Groënland veut devenir une serre chaude, et va se peupler de scorpions.

La terre de feu veut devenir une glacière, et va se peupler d’ours blancs.

Les zones jouent à colin-maillard.

Avant très-peu de temps, les ouvrages de M. de Humboldt et de Malte-Brun ne seront plus bons qu’à mettre au pilon.

On fera des cornets à tabac avec les cartes de géographie.

Les Guides-Richard deviendront aussi inutiles pour les voyageurs qu’une grammaire française peut l’être pour un vaudevilliste ou deux.

Par suite de tous les changements qui résulteront du cataclysme qui se prépare déjà par transitions, les parties du monde déplacées se trouveront sous d’autres latitudes.

L’Europe sera en Amérique.

Asnières deviendra port de mer.

Et l’équateur sera situé à Paris entre le pont Royal et celui des Saints-Pères.

Ce remue-ménage universel explique d’une manière parfaitement satisfaisante les phénomènes que nous avons mentionnés plus haut, et qui ne sont que le commencement des nouveautés que fera naître le nouvel ordre de choses.

Seulement quand le bonhomme Tropique aura élu domicile à Paris, les Parisiens deviendront tous nègres.

Et on n’aura plus besoin d’aller à l’Ambigu ou à la Gaîté pour voir l’Oncle Tom.

C’est alors que ces dames se mettront du blanc ! Ça ne se verra pas mieux que maintenant, mais ça se verra de plus loin.

Une autre version, qui a trouvé aussi un grand nombre de crédules, c’est que nous sommes à la veille d’un déluge.

Dans cette prévision, une Société en commandite s’est formée pour la construction d’une arche de sauvetage.

Le prospectus de la Compagnie sera bientôt publié : les actions sont déjà cotées à une forte prime.

La fièvre d’agio a tellement gagné les Parisiens, que, si la fin du monde— dont il a été aussi question— était un fait annoncé officiellement, ils ne verraient dans ce grand dénouement de l’humanité qu’un prétexte à la baisse, — et avant de se repentir et de songer à leur salut, ils commenceraient par courir chez les agents de change pour les prier de vendre, et les trompettes des archanges auraient peine à dominer la voix des coulissiers annonçant le dernier cours aux fidèles du lucre rassemblés dans la cathédrale de leur dieu.

Que les deux graves événements redoutés par la science s’accomplissent ou non, l’absence de l’hiver se fait visiblement sentir.

Un journal racontait l’autre jour lui-même les nombreux suicides remarqués dans la classe des marchands de bois et des marchands de fourrures. — Ces industries ne sont pas les seules qui aient été atteintes par la bénignité de la saison.

La profession de ramoneur est devenue une sinécure. Que voulez-vous qu’on ramone quand la cheminée n’est plus qu’un objet d’art ? Qui est-ce qui fait du feu maintenant ? Il n’y a plus que M. B…, qui n’en faisait jamais autrefois quand il avait du monde à dîner dans l’hiver, dans l’espérance que ses convives, ayant attrapé des engelures entre le potage et le premier service, s’en iraient avant l’apparition du second. Aujourd’hui, M. B… emploie le même moyen en sens inverse. — Il bourre son poêle de telle façon que sa salle à manger est transformée en piscine pour les maladies de peau.

Il me manque, et à bien d’autres aussi peut-être, ce mélancolique cri des enfants de la Savoie : À pau apin !

Douillettement couché dans un lit moelleux, au fond d’une alcôve entourée de rideaux épais et lourds, c’était chose douce d’entendre le matin monter à travers l’humidité du brouillard le monotone refrain de ces pauvres cigales de la neige, marchant deux à deux, le père toujours suivi de l’enfant. — Mal vêtus et frissonnant de tout leur corps, mordus par les bises affamées, en suivant chacun un trottoir ; — ils alternaient leur appel, guettant aux fenêtres l’apparition d’une ménagère qui leur fît signe de monter.

À pau apin ! chantait d’abord le père en traînant sa voix dont la dernière note était étouffée par le bruit de ses grossiers sabots sonnant sur le pavé.

À pau apin ! reprenait le petit avec une voix d’enfant de chœur à matines.

En entendant ce duo matinal, — comme on sentait bien l’hiver sans le voir, — comme on voyait bien les toits blancs, les branches des arbres noires, et les glaçons, et toutes les rigueurs des climats du Nord ! — Comme on trouvait alors plus douce l’atmosphère de la chambre bien close ! — comme on savourait avec délices le far niente matinal de l’oreiller.

À pau apin ! c’est-à-dire il neige, il pleut ; mais il est si matin et il fait si froid, que l’heure gèle en sonnant. — Comme je suis bien dans mon lit ! — Qu’est-ce que je ferai tantôt ? Ceci ou cela ? — Qu’est-ce que je vais manger à mon déjeuner ?

À pau apin ! — Peu à peu on se réveille. — On sort tout à fait du lit ; un coup de sonnette a retenti. — L’argent que vous pouvez avoir s’est mis à trembler d’effroi dans votre secrétaire : — il a reconnu l’ennemi, l’intelligent métal ! — C’est un créancier qui vient vous demander de l’argent pour payer ses dettes. — Si vous êtes farceur, vous lui répondez de loin :

  • — Faites comme moi, ne les payez pas.

Quelquefois il en arrive un autre, puis deux, puis trois. — Alors ils se mettent à causer, sur le carré, de leurs petites affaires en attendant que vous sortiez… Il y en a même qui se mettent à lire le journal ; d’autres qui apportent des cartes et jouent au piquet. — De temps en temps ils sonnent pour voir si vous les entendez… puis ils se décident à s’en aller, et s’en vont déjeuner en chœur au café, où ils se mettent à jouer au billard, et le soir ils ont dépensé vingt-cinq francs— au lieu de payer leurs dettes.

Quelquefois, ce n’est pas le drelin de la sonnette qui vous éveille, — c’est le grattement clandestin d’une petite main impatiente : — vous n’iriez pas ouvrir, que la porte s’ouvrirait d’elle-même plutôt que de la laisser se morfondre une minute, cette matinale visiteuse qui vous arrive, bouquet de roses rouges aux joues, bouquet de violettes aux mains— tandis que l’hiver chante dans la rue par la voix du ramoneur : À pau apin !… à pau apin !…

C’est quelque gentille fillette qui s’en va tirer l’aiguille toute la journée dans un magasin. — Pour se donner du cœur à l’ouvrage, elle est montée vous voir un moment en passant, parce que vous demeurez sur son chemin, — dit-elle, la menteuse, — histoire de vous dire bonjour et de prendre un petit air d’amour. — Elle babille, elle frétille, elle tournille et furète dans votre chambre avec un gentil fredon d’oiseau désencagé.

Puis, quand elle a fait ses quinze tours, donné partout son coup d’œil, sans oublier la glace, donné son coup de dent au morceau de sucre qui traîne, elle se sauve en vous jetant sur votre lit son petit bouquet de violettes d’un sou, qui ne vous coûte qu’un baiser. — Pauvre petite ! pensez-vous en la voyant partir, elle va avoir froid. — Elle, froid ! — Ah ! bien oui. — La neige fond en la voyant passer. Et pendant que la voix de votre gentille fleuriste murmure encore dans l’escalier, le ramoneur et son enfant y mêlent lointainement leur refrain : À pau apin !

Mais, hélas ! on ne l’entend plus, ou presque plus, ce refrain monotone, dont les frileux sybarites se faisaient un plaisir ; et, en vérité, il me manque aussi à moi et à d’autres peut-être. Ô volupté singulière de l’égoïsme, qui aime à augmenter la dose de ses jouissances en opposant son bien-être à la privation des autres, et sa paresse avec le labeur de ceux pour qui le bien-être n’est qu’un mot et pour qui la paresse serait un vice !

Que vont-ils faire ces pauvres ramoneurs, — maintenant que l’hiver est supprimé, — et que deviendra leur petite raclette ?

M. Hornung, qui a fait avec eux de si mauvais tableaux ; plusieurs compositeurs qui les ont mis en musique dans plusieurs milliers de romances commençant par

Enfant de la montagne,

et les auteurs qui ont fait de la suie une farine à mélodrames représentés plus de fois qu’il n’était raisonnable, devraient se cotiser pour leur venir en aide, ou tout au moins leur faire ramoner, quand même besoin ne serait pas, leurs cheminées dont le marbre est chargé des mille caprices de la mode.

En attendant, Paris s’est ennuyé jusqu’ici ; — le carnaval lui-même a l’air d’avoir pris médecine ; — il a déclaré qu’il retournerait à Venise, si on ne lui faisait pas voir un glaçon ou un tas de neige.

On veut du froid, on veut sentir la terre dure sous ses pas et voir scintiller aux vitres la mosaïque du givre. — Paris tout entier tend avec impatience sa joue au soufflet de l’aquilon ; les plus avantageux de leur personne souhaitent à grands cris avoir le nez rouge.

Les plus belles donneraient leur plus beau bracelet pour une onglée.

On parle d’organiser un hiver artificiel. — Les physiciens et les chimistes sont convoqués.

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Une chose étrange, mais parfaitement véridique à constater, c’est que, pour les femmes de Paris, l’attrait du plaisir, cette ligne à mille hameçons tendue par le diable, — est doublé par les dangers qui peuvent en résulter. — Pour qu’une Parisienne déclare s’être amusée en sortant d’un bal, il faut que ce soit une pleurésie ou un rhume de cerveau qui lui tienne le marchepied de sa voiture. — Telle belle dame qui, voilà quinze jours, allait à l’Opéra ou aux Italiens en robe montante, — quand la température promettait des petits pois pour le 1er mars, — n’ose plus s’y montrer qu’en robe décolletée depuis qu’il gèle.

Il y a deux classes d’individus que cette brusque et inattendue arrivée de l’hiver a désagréablement surpris : ce sont les maris et les amants.

Les premiers se frottaient les mains, et comptaient, grâce à la rareté des bals et des soirées, réaliser d’assez belles économies. — Pour eux, en effet, un hiver parisien est aussi dangereux à traverser que peut l’être, pour un capitaliste, une sierra espagnole. — Décembre, janvier et février, sont des mois coupe-bourses, qui, au lieu de poignards et d’espingoles, — viennent vous mettre dans la gorge des totaux de mémoires, et contre lesquels la résistance est inutile.

Cette année, les maris étaient donc dans la joie de leur âme. — Les mémoires des bijoutiers, des marchandes de modes et des couturières, — semblaient devoir être d’une modération infinie. D’après calculs approximatifs, l’exercice de 1853, comparé au budget des précédentes années, devait offrir un rabais de 50%. — Ce boni, opéré sur la subvention conjugale, augmentait d’autant la bourse de garçon de ces messieurs et avait son placement tout trouvé dans la bourse des Danaïdes du quartier Breda.

Mais voici que tous ces calculs sont brutalement dérangés !!

La dernière quinzaine de février se montre prodigue comme un mineur nouvellement émancipé, et mars s’annonce comme devant être terrible. « Qui compte sans son hôte s’expose à compter deux fois », dit le proverbe, — devenu, pour les pauvres maris, une rigoureuse vérité. — Pour avoir compté sans l’hiver, eux aussi vont payer double ; — et les mémoires de madame, qui montent par le grand escalier ; et les mémoires de mademoiselle, qui entrent par l’escalier dérobé, et mettent chaque matin le portefeuille de monsieur entre deux additions.

Quant aux amants, — leur peine n’est pas moins cruelle, — pour parler comme les romances. — Le même motif qui a fait la joie des maris économes assurait leur sécurité. — Les soirées étaient rares, et les bals presque nuls. — La bien-aimée restait au coin de son feu, paresseusement étendue dans sa chauffeuse. — Pendant la journée, monsieur allait à la Bourse. — Le soir, après le dîner, il courait au club, ou se prétendait appelé au dehors pour un rendez-vous d’affaires, l’affaire Chaumontel, — cette inépuisable mine aux galants escampativos. — L’amant se trouvait donc maître et seigneur, — non pas seulement du cœur, mais encore du logis de la dame. — Il consignait lui même telle ou telle visite, les importuns, les curieux, les jaloux, et les messieurs qui sont à l’amant ce que lui-même est au mari. — Et il aurait pu volontiers apporter sa robe de chambre et ses pantoufles. — Il avait tous les bénéfices de l’état sans en avoir les charges. — Étant seul, il n’avait point de rivaux, et, n’ayant pas à se défendre, il n’avait pas à combattre. Aucune contrariété ne troublait sa jouissance. — Il était sûr d’être désiré et attendu. Et il arrivait— ponctuellement, régulièrement, comme minuit après onze heures. Le fauteuil lui tendait ses bras pour le recevoir. Le feu le saluait à son arrivée par un jet de flamme et un bouquet d’étincelles. La jardinière dégageait ses plus subtils parfums. — Les rideaux glissaient d’eux-mêmes sur leurs tringles, et épaississaient leurs plis soyeux. — La lampe adoucissait sa clarté trop vive, et ne répandait plus dans le boudoir que le clair-obscur discret, — favorable aux confidences infimes. — On bâtissait, au coin du feu, des châteaux de félicité, sur les sables du mot toujours. — On disait un peu de mal des absents, excepté du mari. — Jamais de querelles, jamais d’ennuis. — C’était charmant, délicieux. — À minuit le mari rentrait. — L’amant s’en allait et rentrait chez lui, et l’on recommençait le lendemain, pour recommencer le surlendemain.

Il faut convenir que c’était trop beau !

Mais voilà les salons qui s’ouvrent pour tout de bon. Aujourd’hui il y a bal chez la marquise *** ; demain, chez madame *** ; après-demain, ici, et le lendemain ailleurs.

Adieu la sécurité paisible ! adieu les douceurs du tête-à-tête quasi perpétuel !

La maîtresse se réveille femme, la femme se retrouve Parisienne ; elle a mis son corset de bal ; elle ne le quittera plus de deux mois. Chaque nuit, elle fera le tour du cadran en valsant, redowant ou mazurkant. Et l’amant, s’il veut conserver sa conquête, se voit pour deux mois aussi au carcan de la cravate blanche. Partout où va sa maîtresse, il faut qu’il aille, la suivant comme son ombre, ombre mélancolique et désolée, et jetant sur l’idole les mêmes regards effarés que doit avoir un avare en voyant son coffre-fort s’ouvrir de lui-même et étaler toutes ses richesses au milieu de gens qui ne dissimulent pas leur convoitise. — Chaque soirée est un combat, chaque bal une bataille où la lutte a lieu dans la proportion de un contre cent ; car, pour ne pas perdre un pouce de terrain dans le cœur de sa maîtresse, il faut qu’il ait à lui seul autant d’esprit que tous les hommes qui lui font la cour ; il faut qu’il ait le nœud de sa cravate aussi bien fait, ou la jambe aussi bien tournée ; car le retour des culottes vient d’ajouter un nouvel élément aux moyens de séduction, et le mollet, au dire de nos aïeux, passait jadis pour être irrésistible.

Le premier coup d’archet, au son duquel Paris vient de se mettre en place pour la première contredanse, qui durera jusqu’aux première feuilles vertes, a déjà dépareillé bien des couples. — On se voit mal, ou plutôt on ne se voit plus que sous le grand jour des lustres, on ne fait plus que se rencontrer. Autour de lui, l’amant n’entend plus dire que des choses aussi peu agréables pour sa vanité qu’inquiétantes pour son amour. En parlant de sa maîtresse, un officieux ami viendra lui dire : Toi, qui connais madame une telle, sais-tu s’il est vrai que ce soit Armand qui ait succédé à Paul sur le carnet de ses caprices ?

Comme c’est amusant d’entendre cela, si on s’appelle Félix.

Ou bien, ce sera le mari, dont la fantaisie fait boule de neige, avec les passions que fait naître sa femme, et qui, prenant l’amant de celle-ci à part, — lui dira avec ce sourire d’un mari sûr de sa proie :

  • — Voyez donc, mon cher, comme ma femme est en beauté ce soir ! — Quelles épaules ! — Je ne les avais pas encore vues.

Le jour, madame dort, — pour se reposer des fatigues de la nuit. — Si elle reçoit ce sera seulement pendant une heure ou deux, — et l’amant ne sera reçu qu’en visite officielle, confondu avec les galants, — auxquels la coquetterie de sa maîtresse accorde une audience, et à qui elle réservera ses meilleures câlineries de façons et de langage, — pour s’assurer une troupe de romains qui lui feront une entrée au prochain bal où elle doit aller. S’il obtient, par grâce, un quart d’heure de tête-à-tête, — il l’emploira en querelles, en jalousies.

  • — Pourquoi avez-vous dansé deux fois de suite avec monsieur un tel ! — Pourquoi mettez-vous une robe bleue, quand vous savez que je n’aime pas cette couleur-là ? Pourquoi ceci ? pourquoi cela ?

La pauvre femme espérait trouver un amant, elle ne voit plus qu’un juge d’instruction.

On se raccommode bien, il est vrai, et on partage le bénéfice du raccommodement ; — mais c’est égal, après un certain nombre de félures, l’amour ressemble à ces vieux plats cassés en dix endroits et criblés de sutures.

Un beau jour il se casse tout à fait, — et les morceaux n’en sont plus bons.

Aussi, à la fin de cette saison de raouts, de bals, de soirées, — que de couples seront dépareillés, — que de contrats sur papier rose et non timbrés— laisseront voir le jour au travers de leurs serments, hachés de coups de canif ! — que de jolies bouches, qui disent encore un nom aujourd’hui, et qui auront appris à en dire un autre !…… …

Entre autres solennités que ramène l’hiver, il faut citer en première ligne le bal des artistes dramatiques, qui a eu lieu cette année, comme les précédentes, dans la salle de l’Opéra-Comique.

Bien longtemps avant le jour où le bal doit avoir lieu, et pour lui donner de la publicité, outre les annonces, on fait afficher dans tous les lieux publics une liste de dames patronesses chez lesquelles on peut se procurer des billets.

Le placement de ces billets devient même l’objet du zèle le plus louable : c’est entre toutes les actrices une lutte acharnée pour réunir le plus grand nombre de souscripteurs, et mériter ainsi une mension honorable le jour de la séance annuelle. L’amour-propre entre donc bien un peu pour quelque chose dans tout le mal qu’on se donne à ce propos ; mais le motif est véritablement trop digne d’éloges pour qu’on puisse faire autrement que d’applaudir. Le placement de ces billets ne s’opère point, d’ailleurs, sans qu’il en résulte certains dérangements pour les artistes qui veulent bien s’en charger.

Comme on l’avait sans doute prévu, — la curiosité qu’excitent, dans une certaine classe du public, toutes les personnes qui appartiennent au théâtre, attire un grand nombre de visiteurs chez les dames patronesses. — Les amoureux de l’art et les amoureux de l’amour ; tous ceux qui ne possèdent aucune relation ni aucun moyen pour pénétrer dans ce sanctuaire, toujours plein de tentations, qu’on appelle les coulisses, — saisissent avec empressement une occasion qui leur permet d’aller constater par leurs propres yeux si une actrice est véritablement une femme comme les autres. Pendant un mois environ, toutes les dames patronesses, — et particulièrement celles que leur réputation met le plus en relief, — sont obligées d’entre-bâiller une heure ou deux par jour la porte de leur salon à tous les étrangers, amenés, les uns par l’oisiveté, les autres par la curiosité ; ceux-ci pour voir, ceux-là pour se faire voir eux-mêmes. Une charmante ingénue nous disait dernièrement que rien n’était plus amusant que le défilé quotidien de cette procession de gens pour qui le billet de bal n’est en réalité qu’un prétexte. — Quelquefois aussi, ces visiteurs sont parfaitement insupportables. Il en est qui s’installent pendant des heures entières, et poussent l’indiscrétion jusqu’à demander à l’artiste chez laquelle ils se trouvent s’il est vrai qu’elle était réellement l’héroïne de telle ou telle aventure qu’ils ont lue dans un journal, — et tout en parlant, ils inquisitionnent l’appartement du regard ; ils s’informent du prix du loyer, du chiffre des appointements. — Si on les laissait faire, ils iraient ouvrir les tiroirs.

D’aucuns arrivent dans des toilettes préméditées— depuis huit jours. — En saluant l’artiste, ils feignent une émotion qui doit, pensent-ils, amener quelque bienveillante question à la suite de laquelle ils pourront faire l’offre de leur cœur— Quant à leur main, ils la laissent dans leur poche.

On a toutes les peines du monde à les mettre à la porte.

Il y a les messieurs qui s’occupent de théâtre, et qui, à la faveur d’un billet de dix francs, sollicitent la permission de lire un ouvrage de leur composition, qui a obtenu l’assentiment de plusieurs salons. Ils seraient particulièrement heureux si l’actrice voulait bien leur accorder sa protection pour faire recevoir leur pièce dans son théâtre, et si elle daignait en accepter le principal rôle.

Il y a même les messieurs mal élevés, — qui gardent leur chapeau sur la tête, n’éteignent pas leur cigare en entrant et viennent prendre un billet— comme ils iraient acheter la Patrie, au coin d’une rue.

L’artiste, s’apercevant du premier coup qu’elle a affaire à un palefrenier, s’empresse de l’adresser à sa cuisinière.

Une actrice d’un théâtre de vaudeville, qui est particulièrement idolâtrée dans le monde scolaire, et dont les beaux yeux sont une des principales causes des nombreux pensums qui se distribuent après les jours de congé, reçut la visite d’un petit collégien d’une quinzaine d’années. Après lui avoir offert des bonbons, l’artiste s’informa du motif qui lui valait cette visite.

Le lycéen répondit qu’il venait chercher un billet de bal. Seulement, comme la bourse de ses menus plaisirs était un peu plate, il ne pouvait acquitter le prix du billet en une seule fois, et il priait la dame patronesse de vouloir bien lui permettre de solder son entrée au bal par à-comptes.

Grâce à cette ingénieuse proposition, le lycéen s’est ménagé six visites. — Le jour où il vint compléter les dix francs du billet, le petit bonhomme achevait de manger pour un louis de friandises à l’actrice en question.

Trois éditions de public se sont épuisées pendant cette nuit dans la salle de l’Opéra-Comique. Ce n’était plus une foule, c’était une bouillie humaine— qui encombrait le foyer, la salle et les corridors. — Un monsieur, placé dans la loge 23, et appelé, pour affaires importantes, dans la loge 26, a mis deux heures et demie à faire le trajet d’une loge à l’autre. — Mais, pendant sa traversée, l’éventail qui lui avait fait signe, ne le voyant pas arriver, s’en est allé avec un turban de l’école égyptienne. Ces Turcs sont volages, mais on les dit si aimables ! — Un de nos amis, entré dans la salle, à minuit, sans avoir eu la précaution de se ganter à l’avance, — n’avait achevé de mettre ses gants qu’à trois heures. — Mais, pendant l’opération, l’un des gants était devenu noir et l’autre panaché. — Cette foule énorme a fait naître bon nombre d’incidents comiques, dont quelques-uns ont dû avoir des résultats sérieux, tels que querelles, ruptures et divorces. — Plusieurs couples ont été séparés par une bousculade, qui sont destinés à ne plus se rejoindre. — Plus d’un cavalier, entré avec une robe rose au bras, s’en est allé avec une robe bleue, — sans trop savoir comment la métamorphose s’était opérée. — Enfin, pendant la semaine qui a suivi cette belle fête, il y a eu nombre de mutations, non préméditées, dans les ménages clandestins, et les employés à l’état civil de Cythère ont eu, sans doute, une rude besogne.

Quant à la chaleur, elle était véritablement torride ; non-seulement les bougies fondaient, mais encore on a eu à craindre un moment que le bronze des lustres n’entrât lui-même en fusion. — Il a été impossible de se procurer une glace avant trois heures du matin. — Dans le parcours des buffets aux loges, elles se transformaient en eau bouillante. — Mademoiselle A… e…, qui, sans doute par amour de l’antithèse, s’était coiffée avec une couronne de fleurs d’oranger, en rentrant le matin chez elle, a trouvé des oranges parfaitement mûres, à la place des fleurs et des boutons symboliques. — Cette atmosphère, qui aurait fait crier grâce au ver à soie le plus frileux, a causé également plusieurs accidents, sans compter les rhumatismes qui pourront en résulter. — On cite notamment une aventure dont l’héroïne est une actrice qui n’a pas encore débuté, et qui a été surnommée Bérésina, à cause de sa réserve tellement glaciale, qu’un seul de ses regards suffisait pour donner des engelures. Jusqu’ici, personne n’avait pu vaincre son indifférence, devenue proverbiale. C’est en vain que l’on voyait quotidiennement faire la roue autour d’elle l’armée entière des rôdeurs de coulisses, espèces de papillons-paons que la lumière des quinquets attire particulièrement de sept heures à minuit. À la pointe de son dédain, elle repoussait également toutes les formules de séduction et toutes les catégories de séducteurs. Aucun d’eux n’avait su se faire écouter : — ni les princes charmants des mille et une nuits parisiennes, dont les cartes de visites ont parfaitement cours dans les exchange office ; — ni les gros sacs de la finance, hydropisies sonores qui veulent bien consentir à adresser l’expression de leur hommage, sous enveloppe, dans une toison du Thibet, — mais qui n’aiment pas à remettre à huitaine, comme Bilboquet, l’achat des carpes qui excitent leur convoitise ; — ni les Tucarets de l’industrie, dégustateurs jurés de toutes les primeurs friandes, qu’elles mûrissent au feu du soleil, ou aux feux de la rampe ; — ni les petits messieurs qui trempent leur chaussure dans le carmin de la Régence ; — ni les vicomtes et barons de fantaisie, dont la vicomté ou la baronnie n’existe que brodée au plumetis dans le coin de leur mouchoir et qui exigeraient volontiers que l’on peignît le rébus de leur blason sur les panneaux des omnibus ; — ni les amoureux saules-pleureurs, qui n’ont que le cœur et pas de chaumière ; — ni les poëtes de première année, qui gravissent la montagne de l’Hélicon— mortelle aux bottes, et se nourrissent exclusivement de radis noirs, afin d’économiser les frais d’impression d’un petit volume jaunâtre, dans l’intérieur duquel ils crachent leurs poumons ; ce qui est aussi malsain pour la santé que pour la littérature. — Ô miracle ! elle avait même repoussé un prince du mélodrame qui lui offrait un rôle de six cents ; — un de ces rôles pour lesquels les débutantes donneraient dix ans de leur vie, leur main droite et le cabas de leur mère ; — un rôle à six costumes, dont deux à maillot. — Ô jeune insensée ! — un rôle où il y avait la scène de folie, cette fameuse scène favorable à l’exhibition des belles chevelures ; — un rôle à rires et à larmes. — Elle a refusé cette magnifique création. — Ô la petite malheureuse ! Dans son dépit, le prince de la scène a offert le rôle à mademoiselle *** qui a déjà commandé, rue du Coq, sa chevelure pour la scène de folie. — On dit même plus, et, en vérité, c’est à n’y pas croire, on dit qu’elle avait refusé aussi un rendez-vous donné devant l’écharpe municipale, et fermé la porte au nez d’une passion sincère, dont les offres marchaient sur sept chiffres, ce qui est ordinairement l’allure des millions. — Inhumaine à tous, elle passait, sourde et muette, au milieu de cette haie d’adorateurs ; sans que sa rigueur s’adoucît un seul moment, même au spectacle des extrémités auxquelles se livraient quotidiennement les désespérés d’amour. Il ne se passait guère de soirée où l’on ne trouvât un des adorateurs de cette tigresse d’Hircanie pendu après un portant de coulisses, ce qui gênait singulièrement la manœuvre des machinistes. — Les suicides se produisaient également dans la salle. — Et le marchand de lorgnettes eut même le temps de gagner une assez belle fortune, en ajoutant à son commerce des pistolets, de l’acide prussique, et autres moyens homicides qui ne pardonnent pas.

Cette monomanie de suicide avait pris bientôt une telle proportion, que l’administration s’était vue dans la nécessité d’établir une petite morgue dans le foyer.

Cette singulière conduite déterminait, comme on le pense, un bruit énorme dans tout le Landernau dramatique. — C’était le canevas ordinaire sur lequel on brodait depuis un mois le cancan des coulisses, — où il ne manque pas de brodeuses.

Quand on demandait à la future actrice— pourquoi elle ne faisait pas un choix, bon ou mauvais, elle avait l’habitude de dire qu’elle n’aimait et n’aimerait Jamais que son art.

À quoi il lui était généralement répondu qu’elle avait là un amour malheureux.

Eh bien, cette même personne, dont le cœur restait fermé à triple tour et en dedans, à tous les plus ingénieux Sésames que peut inspirer le désir, fut, dit-on, attendrie l’autre soir au bal de l’Opéra-Comique. Elle qui n’avait jamais souri ni accordé l’ombre d’une espérance, — dans un moment où elle se sentait mourir de chaleur, — elle a donné sourire et promesse en échange d’un verre d’eau sucrée à la glace.

Une de ses amies, témoin de ce miracle, l’a appelé la fonte des neiges.

À ce même bal, M. de Saint-H… virait depuis une demi-heure de l’orchestre aux balcons, des balcons à l’amphithéâtre, sans pouvoir trouver un pauvre petit coin. — Un de ses amis, témoin de son embarras, lui proposa une place dans la loge où il se trouvait en compagnie d’une comédienne dont la respiration a été appelée le choléra des mouches.

  • — Merci, mon cher, répondit M. de Saint-H…, mais Mlle X… et moi nous ne nous voyons plus…
  • — Ah ! pardon, répliqua l’ami en se remémorant ; c’est vrai… j’avais oublié… Elle vous a trompé, pour lord… En effet, c’est maintenant lui qui est…
  • — Le Pâris de cette haleine, répondit M. de Saint-H…

Les soupers de bal.

Dans les salons d’un des principaux restaurants, après un souper très-animé qui avait succédé au bal des artistes, la nappe se changea en tapis vert, et servit de champ de bataille aux coups de fortune d’un lansquenet formidable. M. B…, qui avait vidé non-seulement ses poches, mais encore celles de ses amis par les emprunts qu’il leur avait faits, vit arriver son tour de main sans pouvoir mettre la mise.

  • — Chiffon pour chiffon, dit-il en riant et en tirant de sa poche un papier qu’il jeta sur la table ; veut-on accepter celui-là pour entrée de jeu.

Un des joueurs lut tout haut la signature de ce billet, qui sentait l’ambre.

  • — C’est un rendez-vous !
  • — Parfaitement.
  • — D’amour ?
  • — Ou à peu près.
  • — La signature est bonne, dit un des ponteurs ; je l’accepte comme valeur. Et il posa un billet de banque en face du billet doux.

En trois cartes, M. B… avait perdu.

  • — Je perds 10, 000 fr., dit-il en se retirant ; mais je perds aussi une bonne fortune avec mademoiselle ***. Tout compte fait, c’est 10, 000 fr. de gagnés.
  • — Pardon, lui dit le joueur, qui avait gagné la lettre acceptée comme enjeu, payera-t-on à vue ?
  • — À vue et au porteur, dit M. B… Et il écrivit au dos de la lettre :

« Passé à l’ordre de M. le baron R. de G…  »

On peut voir cette singulière lettre de change sur la cheminée de mademoiselle J***, qui l’a scrupuleusement acquittée.

*
**

Tout le monde connaît celui-là qui est le héros de cette véridique aventure. Aussi n’est-ce point la peine de le désigner, même par son initiale : cela serait aussi inutile que d’allumer le gaz pour montrer le soleil. Sachez seulement qu’il est jeune, beau, bien fait ; — qu’il aime la vie et qu’il en est aimé ; qu’il a encore presque tous ses cheveux et presque toutes ses illusions ; — qu’il est le plus ingénieux Malte-Brun de la géographie du Tendre ; qu’il aurait rendu dix points de trente à don Juan, aux carambolages des cœurs ; — que Lovelace lui aurait demandé des leçons de séduction ; qu’il escalade les balcons avec la grâce de Roméo, et qu’il saute par les fenêtres avec l’agilité de Chérubin ; — qu’il grave son nom sur tous les portants de coulisses, enlacé à celui de toutes les ingénues, de toutes les amoureuses, de toutes les coquettes, petites ou grandes ; — qu’il pourrait faire une ceinture au monde, en rattachant les uns après les autres tous les rubans que lui ont donnés toutes les comtesses et toutes les marquises, toutes les duchesses de tous les faubourgs Saint-Germain et Saint-Honoré de toutes les parties du monde, — et qu’enfin, s’il lui prenait fantaisie de publier ses mémoires, comme Casanova, les plus grands troubles surgiraient dans les familles. Semblable à ce spadassin d’une comédie récente, qui marque à tuer les gens qui lui sont antipathiques, lorsqu’il a marqué une femme sur l’agenda de son désir, la vertu de la désignée peut appeler un notaire et faire son testament. — Telle dame citée comme un Gibraltar de fidélité, telle autre comme un Vincennes de rigueur, ont été forcées de capituler. — Il a effacé du dictionnaire le mot imprenable. Il passe sa vie à mettre en pratique la devise de César : « Voir, venir et vaincre. » — Comment fait-il ? Quel est son talisman ? Nul ne le sait, lui seul le connaît ; mais, comme dit la chanson : « C’est son secret, son bonheur. »

Tout dernièrement… . il s’éprit d’une actrice, la même qui est une manufacture de bons mots, concetti, paradoxes et façons de dire, qui lui ont assuré une réputation d’esprit de coulisse incontestable.

Bref, notre homme la vit un soir, — belle, radieuse, dans une avant-scène, faisant voir ses belles dents qui mâchillonnaient quelque ironie. — Il la vit donc, et tout aussitôt, tirant son carnet, il la marqua à son avoir.

Le lendemain, un coup de sonnette, — un de ces coups de sonnette impérieux qui disent tout d’abord combien est sûr d’être reçu celui-là qui s’annonce ainsi, — ébranla l’antichambre de l’actrice. — Elle voulut faire mettre un peu d’ordre dans son appartement avant d’y introduire ce merveilleux sonneur ; mais la femme de chambre ayant demandé trois semaines pour qu’on pût mettre les choses à leur place, et le visiteur n’étant pas homme à attendre seulement trois minutes, on l’introduisit quand même dans le salon.

Il avait vu, il venait : c’était tout naturel. — Mais, ô surprise ! il ne vainquit pas.

Le prier d’attendre, lui ! autant prier d’attendre le lait qui bout ! Quand il était venu, le faire revenir, c’était demander de la patience à la poudre. Il n’en dormit pas la nuit qui suivit ce désastre. — Le lendemain, on donnait une première représentation dans un grand théâtre. Il fit prévenir la rebelle qu’il aurait l’honneur de l’accompagner au spectacle, et qu’il irait la prendre le soir même chez elle. — L’actrice répondit qu’elle acceptait. — Son billet fut placé dans les archives du personnage, qui, le soir même, allait prendre sa conquête dans une voiture attelée de deux coursiers rapides. — On n’était pas en route depuis cinq minutes que le cavalier, — faisant trêve aux madrigaux et séductions de langage de son répertoire ordinaire, — change la stratégie du siége et passe subitement de la parole à une pantomime expressive. — Surprise à l’improviste, et tout moyen de défense paralysé, celle qui était l’objet de cette vive démonstration se décidait déjà à parlementer, lorsqu’il lui vint subitement une idée. — Elle s’empara du chapeau de son assaillant, le passa rapidement au travers de la portière et cria vivement à l’ennemi :

  • — Je ne veux pas appeler et faire du scandale, — mais si vous ne me lâchez pas, je lâche votre chapeau.

Le lendemain, en racontant l’aventure à ses amies, l’actrice terminait ainsi :

  • — Le lâche ! — Croiriez-vous qu’il m’a lâchée ?
*
**

Les habitués de l’orchestre de l’Opéra ont dû remarquer, parmi les locataires des stalles à l’année, un personnage encore très-alerte et très-vert, bien qu’il approche de l’âge où l’eau-de-vie commence à être bonne. Jadis fondateur d’une société placée sous le patronage d’un astre qui jouit d’une certaine célébrité, il a amassé dans cette entreprise, qui assurait contre l’un des quatre éléments, une fortune qui lui permet de se la passer douce, comme on dit dans un certain monde. Aussi M. M*** ne manque-t-il jamais une occasion d’ajouter un plaisir de plus dans la tirelire de ses souvenirs. Quant à son assiduité aux représentations de l’Académie de musique, elle a sa raison d’être dans l’intérêt très-vif qu’il porte à deux jolies jambes encore reléguées dans la pénombre des espaliers, et qui jusqu’ici n’ont pu se faire remarquer que dans la confusion des pas de cent cinquante. Pour ces deux jolies jambes, dont le nom commence par un F et finit par un E, élève de l’abbé Sicard, M. M*** s’est passionné comme on se passionne au bel âge. Pour ces deux jolies jambes, il a mis au pillage tous les magasins où les merveilles de l’art et de l’industrie agacent les yeux des passants. Il les a logées dans un intérieur auprès duquel Trianon n’est qu’un hôtel garni. Pour leur éviter toute fatigue, il ne leur permet de sortir que dans un chef-d’œuvre de carrosserie, attelé de deux éclairs à quatre jambes qui feraient le tour du monde avant que le meilleur coureur ait achevé seulement le tour du champ de Mars. Enfin, un quarteron de poëtes lyriques sont occupés jour et nuit, à raison de cinquante francs par mois, à confectionner des madrigaux en l’honneur de ces deux tibias, dont M. M*** se montre jaloux plus que le Grand Turc ne l’est pas de son sérail.

Par une bizarrerie singulière, malgré sa jalousie, M*** avait la plus grande confiance dans la danseuse, et, si quelques amis sceptiques lui donnaient plaisamment à entendre que la jeune personne lui fournissait peut-être incognito des collaborateurs, il se montrait d’une incrédulité de saint Thomas. — Une circonstance étrange est venue le convaincre.

Il y a environ quinze jours, la danseuse, sachant M*** très-gourmet, lui avait parlé d’une excellente occasion qui se présentait pour acquérir à bas prix six cents bouteilles de vin d’un excellent cru de Bordeaux, retour des Indes, provenant de la cave d’un prince russe, rappelé subitement par un froncement de sourcil du czar.

  • — M*** demanda des échantillons, fut très-satisfait… donna l’argent, une grosse somme, ma foi, et dit à la sylphide de faire descendre le vin à la cave, avec ordre d’en mettre sur la table chaque fois qu’il dînerait. — Au bout de quelques jours, il s’aperçut que le bordeaux qu’on lui servait— avait un goût détestable, — un vrai bordeaux de dîner à prix fixe.
  • — Qu’on m’enlève cette piquette, dit M***. — Ma chère enfant, ajouta-t-il— en s’adressant à la danseuse volontairement ou non le prince nous a trompés ; — il faut jeter ce vin à la rue.
  • — Non, dit-elle, je le donnerai à l’office.

Vendredi soir, M*** fut invité à un réveillon donné par un jeune artiste de sa connaissance. — Comme on se mettait à table, un convive en retard apporta à l’amphitryon quatre bouteilles d’un certain vin qu’il recommandait aux connaisseurs.

Au premier verre qui lui fut servi, M*** reconnut son fameux retour des Indes acheté au prince russe.

  • — Où achetez-vous ce bordeaux ? demanda-t-il avec inquiétude à la personne qui avait apporté le vin.
  • — Je ne l’achète pas… on me le donne… . J’en ai cinq cent cinquante bouteilles dans la cave d’une très-bonne maison.

M*** n’en entendit pas davantage ; — il prit sa canne et son chapeau, et oublia totalement le proverbe : « Quand le vin est versé, il faut le boire. »

Les deux jolies jambes courent après lui. — Le rattraperont-elles ?…

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En ce temps-là mademoiselle *** avait allumé une passion romanesque dans le cœur d’un jeune premier… connu pour l’ordre qu’il apporte dans tous les actes de sa vie. Après avoir longtemps soupiré sa tendresse en la mineur, le jeune premier apprit de l’actrice qu’il ne lui était pas plus désagréable qu’un autre. — Seulement, avant de se rendre à sa flamme…, l’actrice exigea, sous serment, qu’il fît un stage de fidélité de quinze jours. C’était une manière d’épreuve dans le genre de celles que les princesses du moyen âge exigeaient de leurs chevaliers courtois. — Le jeune premier jura qu’à dater de ce jour aucune femme n’existerait plus pour lui, et pria seulement mademoiselle *** de prendre sur son compte tous les suicides que causerait sa fidélité en l’obligeant à tenir rigueur à une foule de malheureuses. Rendez-vous fut pris, à quinze jours de là, pour une heure à laquelle on éteint le gaz. — L’heure tant désirée arrive enfin. L’amoureux jeune premier se met en route. — Il a parfumé tous les quartiers qu’il a traversés. — Il a essayé toutes les cravates de son répertoire, — il a mis de triples talons rouges pour s’élever à la hauteur de sa bonne fortune, — il s’est gargarisé avec les tirades les plus sentimentales de ses rôles les plus passionnés. — C’est à la fois Ergaste, Valère et Clitandre.

Il arrive. On lui ouvre ; il est introduit dans un boudoir où brûle une lampe— appelée à faire pendant à celle dont André Chénier parle dans l’une de ses plus voluptueuses élégies. — On l’attendait.

Mais, au même instant où l’heure du berger sonnait à un cadran voisin, — Ergaste— Clitandre— Valère— quitte les genoux de sa belle, et suspend un entretien si doux. — Pourquoi faire ?

Quand mademoiselle *** raconte cette histoire, elle a l’habitude de le donner à deviner en mille. — Et comme on n’ose pas deviner, elle apprend à ses auditeurs que :

  • — C’était pour remonter sa montre. — Quant à ma passion, ajouta-t-elle, ce fut tout le contraire qui lui arriva.
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Mademoiselle B… est une personne si longue, que son coiffeur est obligé d’apporter une échelle pour la friser. Mademoiselle B…, qui aime ce qui est bon, tourmentait un poëte pour avoir un rôle, et lui faisait entendre par de claires minauderies qu’elle se montrerait reconnaissante. Le malheureux poëte, qui n’a pas de défense, accepte la transaction.

  • — Comment ! lui disait un ami, tu vas t’embarrasser de cette grande B…  ?
  • — Elle ne me gênera pas, répondit le poëte, je lui ferai un nœud.
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En termes de coulisse, on appelle la famille du four les rares spectateurs disséminés dans la salle d’un théâtre quand on y joue une pièce qui n’a pas de succès. — Depuis quelque temps, la famille du four se montrait très-assidue aux représentations des ouvrages de M***. Il y a un mois, il fit jouer une comédie, dont le résultat ne devait pas répondre aux espérances qu’il avait pu concevoir le jour de la première représentation. — Abusé cependant par un succès dont les fabricants entrent ordinairement dans la salle avec le public, M*** disait au foyer, en parlant de sa pièce : « Parbleu ! voilà un petit ouvrage qui a la moitié d’un almanach dans le ventre. » Et il courut au prochain cabinet de lecture pour lire les Petites Affiches, et voir s’il n’y trouverait pas l’annonce d’une propriété avec parc, rivière, écurie et poissons rouges : — le tout n’excédant pas cent mille francs.

À la seconde représentation de son ouvrage, le bordereau de recettes accusait un total aussi modeste que la fleur des champs. Ce soir-là, M*** renonça à l’acquisition du château et se borna à chercher une maison à la Villette, sans écurie, mais toujours avec poissons rouges.

À la troisième représentation, la recette était devenue si maigre, qu’on aurait pu la prendre pour mademoiselle *** qui sert de modèle dans les cours d’ostéologie.

M*** perdit de vue son projet de propriété à la Villette, — mais il n’abandonna point son idée de poissons rouges, et voici quel est le stratagéme ingénieux qu’il a employé pour faire monter les recettes de sa pièce : — importuné depuis longtemps par une foule de jeunes gens inédits qui lui adressent des manuscrits en sollicitant l’honneur de sa collaboration, — M*** a écrit à tous ces aspirants vaudevillistes la circulaire suivante :

« Monsieur et cher collaborateur,

« J’ai lu votre affaire. — Il y a du bon, beaucoup de bon. À nous deux nous en ferons du meilleur. Venez donc causer de cela ce soir ; — je vous attendrai au théâtre de…, dans le foyer ; excusez-moi si je ne vous envoie pas une place, — mais le public nous en refuse. Tout à vous. M***. »

Les collaborateurs ont mordu à l’hameçon, — et M*** a eu au moins ses poissons rouges.

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Tout le monde connaît la paresse proverbiale du peintre C…, duquel on a dit qu’il devait être fils d’un lézard et d’une ligne horizontale.

Un de ses amis, qui arrive de faire le tour du monde, — unissant le paradoxe à l’exagération des voyageurs, assurait qu’il avait traversé un pays où les jours avaient vingt-cinq heures.

  • — Dis-moi bien vite où il se trouve, — que j’aille prendre mon passe-port et faire ma malle ! s’écria C…
  • — Toi si paresseux, tu ferais ce long voyage ?
  • — Eh ! mon ami, sans doute, puisque ce serait pour aller dans une contrée où j’aurais par jour une heure de plus à ne rien faire.
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Le directeur d’un théâtre de vaudeville possède pour associé un Oriental qui a les manières et le langage des marchands de dattes et de pastilles du sérail. — On affirme même que c’est dans le commerce de ces denrées qu’il a acquis la fortune dont une grande partie a été placée dans l’entreprise dramatique en question. — Ce personnage est d’une avarice qui est une source perpétuelle de lazzis dans le foyer et les coulisses de son théâtre. — Quand on monte un ouvrage, il discute pendant des jours entiers les frais de chaque détail de mise en scène, et pleure littéralement en acquittant les factures. — C’est lui qui disait à un acteur ayant besoin de paraître sous deux costumes dans le même ouvrage :

  • — La veste que vous portez au premier acte est très-richement doublée ; vous la mettrez à l’envers dans le second acte, ça évitera les frais d’un autre habit.

Un soir, l’entr’acte se prolongeait au-delà du temps convenu, à cause du retard que mettait la blanchisseuse du théâtre à apporter à l’excellent comique L… une chemise à jabot excentrique dont il avait besoin pour se costumer (ce genre de linge est fourni par l’administration). L’impatience du public commençait à se manifester. — Le marchand de dattes, comme on l’appelle, entre dans une violente colère en apprenant que c’était L… qui faisait retarder le lever du rideau, et, furieux, il monte à la loge de l’artiste en le menaçant de le mettre à l’amende s’il n’entre pas en scène sur-le-champ. — L… explique le cas où il se trouve, et fait comprendre à son sous-directeur qu’il peut abréger ce retard en envoyant acheter une chemise dans le passage des Panoramas.

À cette proposition, la fureur du mahométan redouble, — mais soudainement il se calme : — une inspiration lui était venue, et, à la grande surprise de l’acteur, il ôte sa redingote, son gilet, ses bretelles, et, retirant le dernier voile de la pudeur, humide d’une transpiration résultant de l’inquiétude que lui donnait la seule idée de rendre la recette, il propose de prêter sa chemise à son pensionnaire.

  • — Merci, — dit celui-ci en rejetant le vêtement tout mouillé, — vous êtes en sueur de ladrerie ; j’aurais trop peur d’amasser votre mal.
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Mademoiselle Victorine C… est un mince et très-mince petit volume de lieux communs, richement relié par la générosité du prince russe Nicolas Tr… Ce grand, ou plutôt ce gras seigneur, ressemble à Lablache regardé au télescope ; quand il voyage dans les chemins de fer, la moitié de sa personne est comptée comme colis.

Dernièrement, mademoiselle C… fit une maladie qui la retint pendant quelques jours au lit. — Comme elle entrait en convalescence, une de ses amies vint la voir et s’informa de sa santé.

  • — Oh ! je vais beaucoup mieux, dit mademoiselle Victorine C…
  • — Le temps est beau, il faut aller faire un tour en voiture.
  • — Tu as raison, dit Victorine, je vais faire atteler : je ferai le tour du prince.
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M. Jules Janin est connu par tous ses confrères et tous les artistes pour son facile accueil et son humeur hospitalière, — On a dit quelquefois, en parlant de sa maison, que c’était celle du bon Dieu. — Il serait peut-être plus juste de dire qu’elle est celle d’un bon diable. — Tous ceux qui sont connus à Paris ont monté l’escalier du critique. — Mais ce sont particulièrement ceux qui désirent l’être qui en usent les marches. — L’écrivain concilie cependant les devoirs de l’hospitalité avec ceux du travail. — Son esprit se dédouble avec une prodigieuse facilité, et sait être en même temps dans la conversation et sur le papier où il écrit. — Janin a parié une fois qu’il raconterait tout haut la retraite des Dix mille en même temps qu’il jouerait aux dominos d’une main et qu’il écrirait son feuilleton de l’autre ; — et il a gagné son pari. — Mais, parmi les nombreuses visites qui l’obligent à mettre chaque semaine un nouveau cordon à sa sonnette, il en est souvent qui manquent de gaieté. — De ce nombre sont : les amours-propres dramatiques, froissés par un silence indulgent, ou irrités par l’éloge d’un rival ou d’une rivale ; — les réputations microscopiques juchées sur des vanités hautes de cent coudées ; — les gens qui, n’ayant jamais pu apprendre leur nom, même à des créanciers, vont le crier eux-mêmes dans les endroits qui possèdent un écho, pour avoir le plaisir de s’entendre appeler ; — les auteurs qui désirent qu’on fasse mention de la naissance de leur petit dernier, et ceux-là mêmes qui oublient que la critique n’enregistre pas les enfants morts sur son état civil. — Et les oisifs, les inutiles, les diseurs de riens, qui vous usent votre temps, votre patience, qui entrent chez vous comme à la foire, et en ressortent ne laissant d’eux après eux que la boue de leurs souliers sur vos tapis, — une odeur d’ennui dans votre chambre— et du noir dans votre âme.

Pour s’en préserver, ou tout au moins abréger les visites des mendiants de minutes, M. Janin a inventé un moyen simple, mais énergique. Ce moyen a des plumes jaunes et bleues, un bec crochu et un organe… irrésistible. Ce moyen n’est autre que son perroquet, personnage qui mériterait à lui seul une biographie. — Quelques ignorants prennent ce perroquet pour un oiseau, mais un savant métempsycosiste a découvert que c’était un ancien bénédictin espagnol. — Le fait est que ce merveilleux perroquet est un puits de science : il parle avec une sûreté extraordinaire toutes les langues mortes et vivantes ; il parle même et comprend les langues nouvelles. Si un défaut passager de mémoire ne lui fait pas trouver à temps la citation dont il a besoin, M. Janin regarde son perroquet, qui la lui souffle sur-le-champ ; — et il n’y a pas d’exemple qu’il ait fait jamais erreur. — En outre, bon juge comme son maître, et disant son avis net et franc à tout un chacun. Bref, un oiseau rare, — avis rara, — dirait-il lui-même de lui-même. — C’est cet animal intelligent dont M. Janin se sert pour mettre à la porte les gens qui lui inspirent justement l’idée de les jeter par la fenêtre. — Quand l’un deux prolonge sa visite au-delà du temps qu’un indifférent peut exiger de la politesse d’un homme qui n’aime pas à perdre le sien, M. Janin fait un signe à son perroquet. L’animal comprend. Il quitte aussitôt son perchoir, va se jucher sur la chaise du fâcheux, et, se mettant à jouer du bec, il fait de la charpie avec le collet de son habit, en même temps qu’il lui entonne à l’oreille une gamme de cris tellement assourdissants, que le personnage prend à la fois son chapeau et le parti de s’en aller. — S’il a l’audace hypocrite de féliciter M. Janin à propos de son oiseau, le critique pousse l’ironie jusqu’à proposer au fâcheux de lui en faire cadeau.

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Voici, à propos de la claque et des claqueurs, une anecdote qui s’est passée il y a une dizaine d’années dans un théâtre d’outre-Seine. On y représentait alors le premier ouvrage d’un romancier qui est devenu depuis un de nos plus féconds auteurs dramatiques. La pièce fit passer les ponts à tout Paris. Dans ce drame, les deux principaux rôles étaient remplis par deux artistes célèbres, qui avaient l’un et l’autre au moins autant d’amour-propre que de talent. — L’entrepreneur de succès subventionné par l’administration, voyant que le public se chargeait volontiers de faire sa besogne, s’était un peu ralenti de son zèle. — Il n’y avait plus d’ordre et de régularité dans le service des entrées et des sorties. — Tantôt c’était l’acteur B… qui se plaignait qu’on lui avait coupé sa tirade par une salve trop précipitée.

  • — Mon Dieu ! que cette claque est insupportable ! disait-il tous les soirs en rentrant au foyer…
  • — Mon Dieu ! quand donc les théâtres seront-ils désinfectés de cette engence ? ajoutait madame D…

Ennuyé de ces plaintes, le directeur prit un jour les deux artistes à part :

  • — Vous êtes tous deux, leur dit-il, des talents de premier ordre. — Vous avez les sympathies du public, et il vous est pénible souvent, si j’en crois vos discours, de voir se mêler à l’enthousiasme que vous excitez les applaudissements d’une tourbe grossière.
  • — Sans doute, fit B.
  • — Certainement, ajouta madame D…
  • — Eh bien, mes amis, soyez heureux… Vos vœux sont exaucés ; il n’y aura plus d’autres romains dans mon théâtre que ceux qui fonctionnent dans les tragédies que mon privilége m’autorise malheureusement à jouer. — La claque est supprimée. — C’est autant d’économisé.
  • — Supprimée, la claque ! fit B…
  • — La claque supprimée ! reprit madame D… À compter de quand ?
  • — À compter d’aujourd’hui même. — Allez vous habiller, et soyez sans crainte. Quand on lèvera le rideau, vous ne verrez que des payants dans la salle, — des purs, des sincères, et toute la gloire que vous recueillerez désormais sera en bonne monnaie.

Après la fin du spectacle, les deux artistes remontèrent dans leurs loges, — sérieux et inquiets. — L’ère de l’enthousiasme sincère s’était mal inaugurée. Comme on dit en termes de coulisses, ils n’avaient étrenné ni l’un ni l’autre. Cependant jamais B… ne s’était montré plus habile comédien. — Jamais il n’avait détaillé avec tant de soin et d’exactitude toutes les nuances variées de son rôle.

Jamais madame D… n’avait été plus dramatique, plus passionnée.

  • — Bah ! dit B… à sa camarade, il ne faut pas se désespérer. — Nous avons une mauvaise salle aujourd’hui. — Voilà tout. — Demain, nous retrouverons notre vrai public, et alors…

Mais le lendemain renouvelle la déception de la veille. — À peine les deux grands artistes recueillent-ils quelque maigre bravo aussitôt étouffé.

Mais le surlendemain, — ah ! le surlendemain, — à la première entrée en scène, B… fut accueilli par une salve, — modeste il est vrai, — mais bien comprise, bien dirigée, commençant là où il fallait et finissant de même.

  • — Je disais bien qu’ils s’y mettraient, dit madame D… en entendant de la coulisse applaudir son camarade.

Mais, à son grand étonnement, quand elle parut en scène à son tour, — la salle reste muette ; — elle surprit bien des émotions, des larmes, mais de bravos, aucun…

Elle ne dit rien, mais elle pensa davantage.

Le quatrième jour, B… fut encore applaudi comme la veille ; mais, quand madame D… parut, une salve plus sonore et mieux nourrie accueillit toutes ses entrées et toutes ses sorties et l’acclama jusqu’à la fin du spectacle.

Quelques jours plus tard, le directeur fit cette remarque, que les gens qui applaudissaient l’acteur B… se disputaient dans le parterre avec ceux qui applaudissaient madame D…, et réciproquement.

Il en tira facilement cette conclusion, que les deux premiers artistes subventionnaient à leurs frais, — et chacun de son côté, — une brigade d’enthousiasme, et que les deux groupes, se croyant rivaux, pensaient se montrer plus agréables à leur commettant en faisant de la contradiction systématique.

Le soir même, le directeur appela ces deux artistes et leur tint à peu près ce langage :

  • — Mes enfants, soyez heureux, la claque est rétablie. — Votre amour-propre légitime fera ses frais tous les soirs, — et votre bourse fera des économies.
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On a souvent entretenu le public des singularités plus ou moins singulières de quelques artistes et de quelques écrivains célèbres. — Voici une anecdote qu’on nous a citée tout récemment à propos de M. de Balzac, — dont les manies pourraient former un recueil aussi volumineux qu’intéressant. — Un jour, le grand romancier invita une douzaine de ses amis à venir dîner dans cette fameuse maison des Jardies, bâtie sur les plans de M. de Balzac lui-même, qui, entre autres innovations, avait oublié l’escalier. Comme on allait passer dans la salle à manger, le maître de la maison, prenant une attitude désolée et contrite, s’excusa auprès de ses convives, auxquels la dureté des temps ne lui permettait d’offrir qu’une maigre cuisine, servie dans une modeste faïence, avec accompagnement de couverts d’étain. Comme tout le monde se récriait sur l’inutilité de ces excuses entre amis et entre artistes, on se mit à table, et pendant trois heures, Chevet, qui avait été mandé de Paris, — donna un somptueux démenti à l’humble préface de l’écrivain, en offrant à ses convives tous les chefs-d’œuvre de son répertoire. Le repas achevé, les invités se répandirent dans le jardin, les uns réclamant des cigares, les autres des pipes et du tabac. À cette demande, le maître de la maison répondit par un sermon sur le funeste abus d’une substance malfaisante. Quel plaisir pouvait-on prendre à mâcher une plante amère, endormant les facultés de l’intelligence ? etc., etc. Un fort beau sermon in-octavo, qui n’amena cependant aucune conversion, comme beaucoup de sermons. Quand la compagnie se fut procuré de quoi fumer, une voix se leva pour demander des allumettes : nouveau recri et nouveau sermon de M. de Balzac. Comment pouvait-on supposer qu’il eût dans sa propriété de ces dangereuses inventions d’une chimie incendiaire ? Et, là-dessus, l’auteur des Parents pauvres entamait un paradoxe dans lequel il démontrait sérieusement que les allumettes chimiques, quotidiennement cause de sinistres relatés par les journaux, étaient répandues dans le public par une bande de malfaiteurs qui avaient pour but la destruction de la propriété immobilière. Bref, il n’avait pas d’allumettes, il n’en aurait jamais chez lui ! Au milieu de cette improvisation plaisante, un de ses amis s’était échappé, fouillant tous les coins et recoins de la maison, pour tâcher d’allumer son cigare. Comme il bouleversait la cuisine, en ouvrant le tiroir d’une table, la première chose qu’il aperçut, ce fut une magnifique argenterie, parfaitement gravée au chiffre de M. de Balzac.

Le romancier, qui était coutumier de ces sortes de plaisanteries, ne perdait point contenance lorsque ces petits mensonges innocents étaient démasqués. Tout le monde connaît l’histoire du cheval qu’il croyait avoir donné à Jules Sandeau, et duquel il demandait des nouvelles chaque fois qu’il rencontrait son confrère.

Quand son ami vint lui annoncer la découverte qu’il venait de faire dans sa cuisine, M. de Balzac entra dans un grand étonnement ; puis, allant embrasser tous ses convives les uns après les autres, il les remercia avec effusion de lui avoir procuré cette heureuse surprise. Il souffrait cruellement d’être obligé de manger dans de l’étain, et sa reconnaissance était tellement persuasive, que, dans le nombre de ses invités, il y en eut qui se retirèrent convaincus que c’étaient positivement eux qui avaient dégagé le service de leur confrère des mains d’un Gobseck. Quant à M. de Balzac, il n’en voulut pas démordre, et pendant longtemps il entretint toute la ville de ce beau trait de ses amis.

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M…, littérateur très-sérieux et qui réunissait, comme homme et comme écrivain, toutes les conditions qui font sanctionner par le public la promotion à la chevalerie de la Légion d’honneur, dut son ruban rouge au hasard, qui, par extraordinaire, se montra intelligent dans cette occasion ; et voici l’anecdote, telle que M… la raconte lui-même :

Dans la dernière année du dernier règne, M… se trouvait dans une ville de bains, où M. Duchâtel, alors ministre de l’intérieur, résidait depuis quelque temps avec sa famille. En villégiature, les relations se nouent vite, surtout entre personnes qui portent un nom connu. L’écrivain rencontra l’Excellence au salon de conversation ; et le ministre, charmé d’avoir fait la connaissance d’un homme d’esprit, l’invita à venir aux soirées intimes qu’il donnait dans son salon à Vichy. M… y joua le whist de manière à se faire complimenter par le ministre, qui le voulait toujours avoir pour partenaire.

L’année suivante, l’écrivain, qui n’avait jamais revu le ministre, avait un service à lui demander pour un ami. Il pensa qu’il n’y aurait pas d’indiscrétion à se présenter au ministère de l’intérieur, et que ses anciennes relations avec le portefeuille de la rue de Grenelle ne pourraient que lui être favorables. Il se rend à l’hôtel de l’Excellence ; elle était absente. M…, qui s’était présenté à l’appartement particulier, laisse une carte au valet de chambre, et pour indiquer qu’il est venu lui-même, il fait une croix avec un crayon au lieu de la corner.

Le soir, en rentrant, le ministre trouva la carte sur son bureau.

  • — M…  ! M…  ! s’écria-t-il en se frappant le front comme pour se rappeler, je ne me souviens pas de ce nom-là ! Que diable peut-il donc me vouloir ?… Ah ! bon ! j’y suis maintenant, ajoute M. Duchâtel en apercevant la croix marquée au crayon au coin de la carte : c’est bientôt la fête du roi, et ce monsieur me rappelle que je lui ai promis de le faire décorer… Il fait bien d’y penser ! Pour moi, je ne m’en souvenais plus.

Trois jours après le 1er mai, M… lisait au Moniteur sa promotion au grade de chevalier de la Légion d’honneur.

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Un admirateur passionné du talent joyeux d’une des meilleures servantes de Molière, s’étant aventuré un soir au petit théâtre Séraphin, rencontre l’artiste en contemplation devant les beautés du Pont cassé ; c’était à l’époque où l’actrice se trouvait dans une situation intéressante.

  • — Pourquoi donc êtes-vous venue ici ? lui demanda le cavalier, très-surpris de cette rencontre.
  • — Oh ! ce n’est pas pour moi, répondit l’actrice en riant ; c’est pour mon enfant.
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Une dame qui se chausse quelquefois d’outremer, et qui a fait représenter au profit des pauvres et de sa vanité des petites comédies de genre inutile, s’est acquis dans un certain monde une grande réputation d’esprit, — à peu près comme les révolutionnaires achetaient jadis les biens nationaux, — c’est-à-dire à bon marché. — Cette réputation lui vient de l’habitude qu’elle a de faire des mots ; les mots, cette lèpre de la conversation moderne. — Faire des mots, tel semble être le but de son existence ; c’est à quoi elle passe tous ses jours. Sa femme de chambre assure même qu’elle se relève la nuit pour se livrer à cet exercice. — Dès qu’elle a fait un mot, elle prend une voiture et court au galop le répéter à tous ses amis et connaissances, ou l’affiche sur la glace dans les foyers de théâtres ; des amis complaisants le tirent à autant d’éditions que l’Oncle Tom. — Puis, quand le mot a couru tout Paris, afin que l’Europe n’en ignore, les familiers de cette charmante personne l’adressent aux gazettes étrangères, qui s’empressent de l’attribuer à M. de Metternich. — Seulement, comme un mot ne peut produire de l’effet qu’à la condition d’être placé en situation, comme on dit en termes de coulisses, mademoiselle *** a un compère dont les fonctions consistent à amener sur le tapis tel ou tel propos auquel le mot doit servir de réplique. — Ce confident est ordinairement un bon jeune homme, auteur de quelque petit proverbe inédit que la dame a promis de faire mettre en lumière. — Mademoiselle *** est aussi spirituelle que bonne camarade : quand ses mots ont servi plusieurs fois ou quand ils ne produisent pas d’effet, elle en fait cadeau à ses amies. — Une personne qui n’avait pas l’honneur de connaître mademoiselle ***, et qui avait le plus vif désir de l’entendre causer, eut dernièrement l’occasion de dîner avec elle dans une réunion d’artistes et d’hommes de lettres.

  • — Eh bien que dites-vous de cela ? lui demanda un enthousiaste de la mot-nomanie.
  • — Ma foi, répondit-il, mettez que je suis un Velche, ou que Mademoiselle *** n’était pas en train ce soir ; mais son esprit et ses mots m’ont paru ressembler au fameux briquet et aux allumettes d’Arnal, dans la pièce des Cabinets particuliers.

Silhouettes Littéraires

I
Le monsieur qui s’occupe de littérature

Le monsieur qui s’occupe de littérature est devenu depuis quelques années un type assez fréquent. On le rencontre un peu partout, mais particulièrement dans les lieux publics. Dans les cafés où se rassemblent les cabotins de la rampe et de la presse, tous les bons à rien faire, tous les bons à rien dire, toutes les paresses, toutes les impuissances, toutes les médiocrités, tous ceux qui donnent au public une si fâcheuse opinion de l’art auquel ils font semblant d’appartenir. Le monsieur qui s’occupe de littérature possède quelquefois une certaine aisance. Il est bien vêtu, et recherche la société des hommes de lettres avec autant de soin que les dames aux camélias en mettent à les éviter.

On le supporte dans les compagnies lettrées parce qu’il est généralement poli, et surtout parce qu’il possède toute sorte de moyens ingénieux pour chatouiller les houppes sensibles de la vanité des uns et des autres. Il a des formules de louange appropriées spécialement au caractère du personnage auquel il s’adresse. Avec celui-ci, il joue la familiarité brutale qui s’exprime sans ambage ; avec tel autre, il fera arriver son compliment par les sinuosités d’une périphrase habilement ménagée ; avec celui-là, qui affecte l’indifférence ou le dédain en matière d’éloge, il trouvera, pour irriter cet amour-propre sincèrement ou faussement blasé, des expressions qui sont, pour ainsi dire la sauce anglaise de l’enthousiasme ; avec un autre, il emploiera le système de la comparaison et lui dira, par exemple, à propos d’un roman récemment publié : « Mon cher, je ne puis vous dire que cela, c’est du Balzac écrit. » Comme il a fait une étude spéciale du cœur humain des gens de lettres, il a surtout remarqué que la meilleure manière de leur dire du bien d’eux-mêmes était de leur dire du mal des autres. Le Monsieur qui s’occupe de littérature aime à traiter les écrivains. Quand il en rencontre un de sa connaissance sur le boulevard, il l’emmène volontiers dîner, et choisit dans le restaurant la place où il sera le mieux en vue.

Dans les théâtres, où il assiste à toutes les pièces nouvelles, il affecte de n’en suivre la représentation qu’avec indifférence. Il laisse échapper tout haut ses impressions par des demi-mots, des gestes qui attirent sur lui l’attention des voisins. — Si c’est une pièce historique que l’on représente, il signale les anachronismes. Si c’est un vaudeville, il se plaint du style. — Si c’est un drame, il dira que l’ouvrage manque de gaîté. S’il a amené un ami avec lui, il en fait un compère qui lui donnera la réplique, de manière à amener naturellement les révélations des mystères de coulisse. Il causera tout haut, émaillant sa conversation de noms propres et de mots qui ne le sont pas. Il affectera de lorgner les femmes en réputation, qui garnissent les avant-scènes et les premières loges, et il les saluera de manière à faire supposer qu’elles font partie de ses souvenirs ou de ses espérances.

Pendant les entr’actes, il court du foyer aux corridors. Il va saluer le grand feuilleton qui promène dans les groupes l’obèse majesté de son omnipotence ; il prend le bras du moyen feuilleton, et le félicite sur l’article qu’il a fait le dernier lundi. Il appelle le petit feuilleton par son nom de baptême, et le complimente sur l’article qu’il fera lundi prochain. Le monsieur qui s’occupe de littérature va dans le monde, où il a beaucoup de succès, et se donne une grande importance C’est là qu’il est roi, c’est là qu’il triomphe. Dès qu’il paraît, on l’entoure ; il devient le centre de la curiosité : si une personne étrangère témoin de l’empressement qui l’accueille, s’informe pour savoir qui il est, la maîtresse de la maison répond avec orgueil : — C’est monsieur un tel, un de mes familiers, un homme charmant, il s’occupe de littérature. Quand il a bien examiné l’assemblée, et qu’il est convaincu qu’il ne court aucun risque d’être démenti, le personnage amène alors dans la causerie une habile transition pour mettre la littérature sur le tapis.

Une fois qu’il a abordé ce sujet, on ne peut plus le lui faire abandonner, ou bien alors c’est un travail aussi difficile que de faire quitter le piano à un pianiste qui s’est fait prier pour s’y mettre, et ils se font tous prier. — Roman, théâtre, critique, il a tout vu, tout lu. Il est même dans le secret des ouvrages inédits— il assistait le matin à la lecture intime du roman de notre célèbre romancier… . Il y a surtout un chapitre magnifique sur ceci, un passage admirable sur cela. Il a été le seul qui ait osé faire quelques observations. Il a remarqué qu’il y avait trop de citations latines dans l’ouvrage, de façon que cela le faisait plutôt ressembler à un roman en latin, dans lequel il y aurait trop de citations françaises. — Il a aussi observé une ou deux erreurs historiques, et relevé deux vices grammaticaux : en faisant ces corrections, il a même fait jaillir une tache d’encre sur la manchette de sa chemise— et ce disant, il retourne son parement, dégage sa manche et fait voir la tache. — Tout le monde se lève dans le salon pour regarder la tache ; les personnes qui sont trop éloignées montent sur les chaises.

Dans la journée, il a été à la répétition générale de la pièce des Français, — Il s’est disputé avec l’auteur, qui ne voulait pas consentir à faire les coupures qu’il lui indiquait. — Il lui a pris son manuscrit de force et l’a emporté chez lui pour faire des changements. — Il faudra qu’il passe la nuit à ce travail ; mais enfin il faut bien obliger un confrère. — Il y a surtout la scène cinquième du quatrième acte ; il craint d’être obligé de la recommencer entièrement. — Notez bien qu’il n’y a pas un mot de vrai dans tout ce qu’il dit. — La tache d’encre était préméditée, sa répétition, les changements, les coupures, il a entendu raconter cela dans la journée et s’attribue le rôle actif qu’un autre a ou n’a pas joué. En si beau chemin, on ne s’arrête pas. — Tout à l’heure, en sortant d’une première, il a rencontré le critique ***, qui n’avait pas assisté à la représentation ; celui-ci l’a prié de lui faire une centaine de lignes pour son feuilleton. — Il a bien envie de l’envoyer promener. — Chose a pris depuis quelque temps la fâcheuse habitude de le charger de ses corvées. — Cependant, il ne peut refuser ce service à un ami avec qui il est à tu et à toi. — D’abord, il profitera de l’occasion pour être agréable à Eugène, avec qui il a deux opéras-comiques en train ; c’est de Scribe qu’il veut parler.

En passant, il saluera mademoiselle *** qui a la mauvaise habitude de vouloir jouer tous ses rôles en costume Louis XV, sous prétexte que la poudre lui va bien, et il glissera en même temps un mot d’éloge à la petite J… qui a été charmante pour lui au souper de madame O… où M… a tiré un feu d’artifice d’esprit étourdissant. Quand le Monsieur qui s’occupe de littérature a bavardé pendant deux heures, il s’excuse auprès de la compagnie d’avoir aussi longtemps causé boutique, et fait semblant de vouloir passer à un autre motif de conversation. — Les dames se mettent à causer chiffons, les hommes Bourse ou politique. Mais, tout à coup, le monsieur qui s’occupe de littérature tire son mouchoir de poche et pousse un cri d’étonnement— Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il ? — Parbleu ! s’écrie le monsieur, c’est ce farceur de Dumas, qui est monté chez moi tantôt, et qui m’a encore laissé son mouchoir en place du mien, — il n’en fait jamais d’autres ; c’est le onzième qu’il me change ainsi. — Tout le monde veut voir le mouchoir du célèbre romancier. — Il y a même des fanatiques, qui souhaiteraient se moucher dedans. — Grâce à ce mouchoir, prémédité comme la tache d’encre, la conversation a été reprise à propos de littérature, et le monsieur qui s’en occupe continue à être le lion de la soirée.

Au demeurant, c’est là un personnage inoffensif ; car cette manie n’est qu’un des innocents déguisements que peut prendre la vanité d’un homme désœuvré. — Mais il arrive presque toujours un moment où le monsieur qui s’occupe de littérature désire que la littérature s’occupe de lui. — De passif qu’il était jusque-là, il essaie de devenir actif. — il ne se borne pas à écrire un sonnet acrostiche sur la première page d’un album neuf, comme cela est en usage depuis qu’il y a des albums. — Il se met un jour à faire de la copie, et en poursuit l’impression avec une activité à nulle autre pareille. — Moyennant finances, il trouve un libraire qui consent à lui imprimer un volume, en tête duquel le monsieur qui s’occupe de littérature met une préface qui commence invariablement par ces mots : « Cédant aux nombreuses sollicitations de quelques amis d’un goût sûr et approuvé, l’auteur de ce volume se présente pour la première fois devant le public, etc., etc. » — Ici, le personnage devient nuisible et dangereux. — Ce n’est plus le monsieur qui s’occupe de littérature, c’est l’homme de lettres amateur, — désigné quelquefois plus communément et plus justement, sous le nom de Charançon de lettres.

II
Le charançon

Pareil à l’insecte qui ronge les récoltes, il s’introduit dans la littérature pour y causer des ravages.

On ne sait comment, il arrive on ne sait d’où.

Pour unique mise de fonds, il apporte l’aplomb, qui est l’audace des sots, et la mémoire, qui est la science des ignorants ; non pas, grand Dieu ! qu’il remarque ce qu’il voit ou ce qu’il entend dire, ce serait alors de l’observation ; il surmoule les observations des autres. C’est le Charançon qui a le premier pratiqué le pastiche, car il est incapable de rien inventer qui soit marqué à son propre coin, fût-ce même une sottise.

Les admirations vivement senties entraînent quelquefois les esprits les mieux doués et les talents les plus individuels à l’imitation des œuvres qui répondent plus particulièrement à leurs sympathies : mais dans ces cas, la copie devient alors une façon de glorifier le modèle.

Le Charançon imite grossièrement, maladroitement ; son pastiche n’est pas une copie, c’est une caricature. Ces difformes parodies ressemblent à leurs modèles, comme ressemblent aux œuvres d’art les odieux plâtres, colportés sur les quais et les boulevards par les Piémontais, pendant la morte saison de la fumisterie.

Toutes les comparaisons qui pourraient peindre l’activité, la souplesse, la ruse, l’insistance, la servilité ne suffiraient pas à donner une idée complète de tout le mal que le Charançon se donne pour arriver à se produire, n’importe où, n’importe comment. Pour accélérer ses débuts il possède, d’ailleurs des facilités qui manquent quelquefois aux hommes de lettres véritables, — il a des relations.

Les relations sont les escaliers par lesquels, dans toutes les conditions, on arrive, sans se donner trop de mal, à atteindre les étages supérieurs.

En littérature particulièrement, les relations servent les personnes au préjudice de l’art.

Les relations s’imposent ou se sollicitent.

Dans le premier cas, elles sont honorables et ne peuvent que flatter l’amour-propre.

Dans le second cas, elles humilient. — Un homme qui a le sentiment de sa valeur souffrira péniblement si, pour la constater, il a besoin de requérir l’appui des imbéciles ou des niais, qui sont une force comme toute majorité.

Le Charançon est invulnérable de ce côté ; son amour-propre, habillé de toile imperméable, peut impunément recevoir toutes les averses de dédain qui pleuvent sur lui. Grâce à ses relations, il entre dans la littérature comme les gens qui arrivent en retard à la porte d’un théâtre, rompent avec violence la queue formée, et se mettent à la tête, de façon à pénétrer les premiers dans la salle, sans avoir eu les ennuis de l’attente.

Par exemple, madame une telle l’aura un soir recommandé à monsieur un tel, qui aura parlé à celui-ci, qui l’aura présenté à celui-là, et un beau matin on lui aura dit dans un journal : — apportez-nous quelque chose.

Le Charançon ne se le fait pas dire deux fois : dès le lendemain, il arrive avec son article dans la main, et il court avertir ses amis et connaissances qu’il va écrire dans tel on tel journal. On a vu souvent des travaux d’hommes de lettres sérieux rester longtemps dans les cartons de la rédaction, mais la copie du Charançon n’y fait jamais long séjour.

Dès qu’on a commis l’imprudence de lui recevoir quelque chose, il ne quitte pas les bureaux. Du matin au soir, il surveille et presse son insertion. Pour se débarrasser de ses intolérables persécutions, on lui annonce un beau jour que son article est à l’imprimerie.

Ce jour-là, si vous le rencontrez dans la rue, il vous abordera pour vous laisser aussitôt en criant : « Pardon si je vous quitte aussi vite, mais il faut que j’aille corriger mes épreuves. »

Voyez-le entrer à l’imprimerie : quel air affairé, quelle importance il se donne ; demandez au compositeur ce qu’il pense des Charançons de lettres quand ils viennent corriger leur premier article ; demandez au prote, qu’ils assomment de leurs recommandations saugrenues.

  • — Prenez bien garde à cet alinéa ; il est de la dernière importance ; — remarquez bien ce changement, — n’allez pas oublier cette parenthèse, — et ceci, — et cela, — et leur nom qu’ils ne trouvent jamais assez gros !

Enfin le jour de la publication arrive : le Charançon n’a pas dormi ; dès le matin, il est dans la rue, guettant l’ouverture des cabinets littéraires.

Voyez-vous ce monsieur qui tient un journal dans ses mains qui tremblent ? — Voyez-vous ses yeux grands ouverts, sa bouche grande ouverte aussi ? — C’est un Charançon qui lit son premier article imprimé ! Tout à coup il devient pâle, la sueur mouille son visage, il frappe du poing. Il vient de découvrir un bourdon ou une coquille ; il court au journal ; il entre dans les bureaux comme un ouragan ; il se plaint avec violence.

On a dénaturé son article, on compromet sa réputation, etc., etc., etc. S’il ne se retenait pas, il imiterait, dans son désespoir, ce poëte italien qui se suicida à cause d’une virgule changée de place dans la composition d’un de ses livres. Pour une lettre retournée, le Charançon exigerait volontiers qu’on recommençât le tirage du numéro.

Il se calme cependant, sur la promesse d’un erratum. Et, prenant autant d’exemplaires que peuvent en contenir ses poches, il en va faire la distribution dans la ville.

Le soir, il parcourt les cafés. Chaque fois qu’un consommateur demande le journal où il se trouve imprimé, il suit des yeux les mouvements de son visage pendant sa lecture, et si elle ne se continue pas jusqu’à la colonne où se trouve son article, il ne peut cacher son dépit.

Du jour où le Charançon a eu un article imprimé, ce ne sont plus des talons qu’il a à ses souliers, ce sont des piédestaux.

Dès qu’il a constaté son existence par une première publication, il utilise ce précédent pour se faire comprendre parmi les collaborateurs des feuilles éphémères destinées à mourir du CROUP littéraire à l’âge de deux ou trois numéros. Dans ces journaux qui ne font que s’entr’ouvrir, le caissier demeure, pour les rédacteurs, constamment caché dans les nuages de l’incognito le plus épais.

Mais le Charançon, qui travaille seulement pour la gloire, ne demande pas d’abord à être payé.

Un Charançon, qui faisait valoir cette raison, comprise du rédacteur en chef d’un journal qui rétribue largement ses écrivains, en reçut cette réponse :

  • — Monsieur, mon journal n’est pas assez riche pour se permettre d’avoir de la rédaction gratis ; adressez-vous aux publications qui peuvent se procurer le luxe de se passer de public.

Peu à peu cependant, à force d’intrigue, à force de se remuer, le Charançon finit par acquérir ce qu’on pourrait appeler une réputation de prospectus.

Il a fourré l’annonce de ses ouvrages dans tous les spécimens. Il se montre plus exigeant, il croit à son avenir, et il parvient même à y faire croire quelques autres.

Le jour où il a fait imprimer quatre cents lignes, il les collectionne et les offre à la Société des gens de lettres, avec une demande de réception dans son sein. — S’il est reçu, il se hâte de faire graver des cartes, sur lesquelles il ajoute après son nom :

Membre de la Société des gens de lettres.

III
Le rédacteur pour tout faire

Il existe, à Paris, un grand nombre de ménages peu fortunés, où l’on prend une bonne pour tout faire. Les servantes qui acceptent ces conditions sont ordinairement des disciples anonymes de M. Cousin, car leur engagement les oblige à pratiquer l’éclectisme le plus étendu.

La servante pour tout faire fait d’abord le ménage et tout ce qui se rattache à cette occupation :

Elle fait la cuisine ;

Elle fait les commissions ;

Elle fait la lessive et le repassage ;

Elle fait les corsets et les robes de Madame ;

Elle fait les gilets et les culottes de Monsieur.

Et quelquefois même, s’il y a un nouveau-né dans la maison, on essaye de l’utiliser comme nourrice.

Dire qu’elle excelle dans sa multiple besogne, je n’oserais pas l’affirmer.

Elle reçoit ordinairement de quinze à vingt-cinq francs par mois, et elle est nourrie.

Il existe, de même, à Paris, des journaux peu riches— pauvreté n’est pas vice— ou n’ayant pas le moyen de subventionner un spécialiste pour chacune des matières que sa feuille est appelée à traiter, le propriétaire prend un rédacteur pour tout faire.

C’est ordinairement un homme de lettres, bachelier comme Lindor, et qui s’est essayé tour à tour dans tous les genres de littérature, sans avoir positivement réussi dans aucun.

Ces diverses tentatives, dans lesquelles il a échoué isolément, ne l’ont point découragé. Il met en pratique la devise affirmant que l’union fait la force. Et, n’ayant pas été heureux dans les spécialités, il brûle un cierge à M. Cousin, et se dévoue à l’éclectisme.

C’est alors qu’il accepte les fonctions de rédacteur pour tout faire, et il fait tout en effet, sans hésitation et sans balancier.

Il fait du roman et de la nouvelle.

Il fait des comptes-rendus :

Dramatiques,

Lyriques,

Scientifiques,

Académiques.

Il fait des chroniques :

Parisiennes,

Provinciales,

Étrangères.

Il parle également et à volonté ;

Médecine,

Usine,

Cuisine.

Il parle chemins de fer,

Religion,

Industrie,

Modes,

Libre-échange.

Il rédige le premier-Paris,

Le filet,

L’entre-filet,

L’annonce,

La réclame.

Et il compose pour chaque numéro :

Des logogriphes,

Des charades,

Des rébus

Et des calembours.

Quelquefois même, c’est lui qui dessine la vignette du journal— et c’est encore lui qui la grave.

Enfin, c’est un véritable touche-à-tout.

Il touche même quelquefois des appointements qui varient de 70 à 125 francs par moi— il n’est ni nourri, ni couché, ni blanchi ; il ne reçoit d’étrennes que lorsqu’il songe à s’en donner.

Mais il est en même temps son rédacteur en chef et sa rédaction.

Ce qui l’oblige à être très-respectueux envers lui-même.

À se céder le pas quand il entre ou sort de son bureau.

À se saluer quand il se rencontre,

Et à se déposer sa carte le jour de l’an.

Mais, en revanche, il possède le droit :

De recevoir tous ses articles, et de ne pas les faire attendre sur le marbre.

De n’y jamais faire de coupures,

Et de les trouver également jolis.

Tous les jours il va à la Bibliothèque, et y prend un picotin d’érudition, pour les besoins de la matière dont il aura à s’occuper dans son numéro.

S’il est trop pressé, il fait faire sa besogne par un collaborateur à deux branches, qui lui sert également pour se rogner les ongles et moucher la chandelle.

En qualité de rédacteur en chef, il est de toutes les premières, et siège aux stalles de la critique. Comme son journal ne possède qu’une influence relative, il arrive quelquefois que les administrations lui adressent seulement des coupons de corridors ou de carreaux de loges, auquel cas, il va paisiblement voir la pièce au café, et en suit religieusement l’intrigue en jouant aux dominos.

S’il a souvent le double blanc, c’est que la pièce est bonne ; s’il a le double six, c’est que la pièce est mauvaise.

Inventeur de ce critérium, il en indiqua fraternellement la commodité à un critique très-influent, qui n’attend qu’une occasion de lui prouver sa reconnaissance, en lui étant le plus confraternellement désagréable qu’il se pourra.

Mais, bonne ou mauvaise, la critique du rédacteur pour tout faire est généralement obligeante : dire ou faire du mal lui serait pénible, ou même embarrassant. C’est la seule chose qu’il ne sache pas ou ne veuille pas faire. Sa plume est un outil, et jamais une arme.

Quand il rencontre un confrère, il a toujours un mot aimable à lui dire à propos de ce qu’il a publié récemment. L’amabilité se retrouvera au bout de sa plume le jour où il se rassemblera autour de sa table de rédaction pour faire le journal. Le rédacteur pour tout faire semble posséder le don d’ubiquité, — il est partout en même temps ; — il fait honnêtement et discrètement son métier, sans prétentions et sans bruit.

Ce n’est pas cependant qu’il ne possède, comme tous les humains bien organisés, la petite dose d’amour-propre qui est nécessaire à l’homme pour vivre, — comme l’air et le soleil.

Aussi, quand un abonné s’est fait inscrire dans la journée, il se serre la main à lui-même, et se dit, avec un légitime orgueil, en prenant un maintien et une voix de rédacteur en chef :

  • — Votre dernier article a fait de l’effet.

Et il a, en effet, différentes raisons pour être convaincu que c’est son article et pas celui d’un autre.

Quand il a exercé ses fonctions pendant quelque temps, il tente de se constater à lui-même son influence, en essayant de faire engager sa maîtresse dans un petit théâtre. — Il réussit ordinairement.

Quelquefois il songe à se marier, — et jamais à être de l’Académie.

On ne lui connaît ni ennemi ni envieux. — Christophe-Colomb lui-même ne pourrait pas lui en découvrir un.

IV
Le caudataire

Comme son nom l’indique, ce personnage est celui qui tend à se coudre aux individualités, possédant, soit la célébrité, la réputation, ou même la simple notoriété.

Cette sorte de sigisbéisme naît quelquefois de la sympathie que l’on éprouve pour les œuvres d’un écrivain, et de l’attachement que vous inspire sa personne. Comme toute chose sincère, ce sentiment est alors honorable et mérite le respect, même dans ce que peut avoir d’outré, l’admiration caniche du caudataire désintéressé.

Le plus souvent aussi, ce n’est que l’exploitation réglée de l’orgueil légitime de ceux qui ont su se conquérir un nom, par la vanité ridicule de ceux qui ne s’appellent pas.

Les millions en moins, le caudataire ressemble aux anciens rustauds de finance qui consentaient à vider l’humiliation à pleine tasse, et à verser les écus à plein sac, pour être aperçus du vulgaire, montant dans les carrosses des grands seigneurs. Le seul désir du caudataire est aussi de monter dans les carrosses de la renommée— ne fût-ce que par derrière.

Les romanciers en vogue, les auteurs dramatiques, rois de la coulisse, les journalistes en puissance de feuilleton ont leurs caudataires, et particulièrement les coupe-toujours de la critique, qui débitent la galette et le flanc de la réclame.

Le nombre des caudataires varie en proportion de la réputation ou de l’influence que peuvent exercer sur le public les célébrités des divers genres de littérature.

Les fonctions du caudataire sont purement honorifiques, mais en revanche elles sont fatigantes. — Cependant c’est une charge très-courue. On ne l’obtient pas du premier coup. Il faut faire une espèce de stage avant de devenir titulaire.

Plusieurs qualités sont requises pour être bon caudataire ; comme au jeu des enfants : « Bonjour, maître, quel métier veux-tu être ? Il faut, tire-li-faut d’abord n’être pas bon à autre chose, et avoir du temps à perdre. » Si le caudataire possède une opinion, il devra lui attacher une pierre au cou et la jeter dans l’endroit le plus profond de la Seine.

Adopter en tout, et proclamer partout et toujours le système du maître qu’il veut suivre ; avoir dans sa poche du drap de toutes les couleurs, afin de changer de cocarde littéraire en même temps que celui-ci.

S’il possède un caractère irritable, il devra le tamponner de patience, s’il ne veut pas souffrir des ruades et rebuffades qui pourront résulter de la mauvaise humeur de l’homme célèbre, quand celui-ci aura éprouvé des désagréments familiers à son état.

Renoncer à toute initiative en matière de jugement sur les productions des confrères, et attendre que le son se soit fait entendre pour faire écho.

Assister à la conception et confection du roman, drame ou feuilleton du maître ; entendre chapitre par chapitre, scène par scène, phrase par phrase, les vagissements de l’œuvre nouvelle, la caresser au berceau du manuscrit, lui faire des risettes, lui offrir des morceaux de sucre ou des bonbons, et avoir pour elle tous les soins que demande un nouveau-né qui pousse sa première dent.

Ne pas craindre de se coucher tard pour tenir compagnie au maître le soir, ni de se lever matin pour être le premier à lui apporter le bulletin de l’enthousiasme du public à propos de l’œuvre récemment publiée ; avoir de la mémoire pour se rappeler le nom des tièdes, afin qu’il leur soit marqué un mauvais point. — Au besoin, chercher querelle à l’un d’eux, et se battre en duel avec lui : Être complaisant et agile comme un lévrier ou un troisième collaborateur, qui fait les courses dans les vaudevilles (commissionnaire sans médaille.)

Si le maître a la goutte, se plaindre de la sciatique ; et, lorsqu’il est enrhumé du cerveau, se procurer une fluxion de poitrine.

Voilà quelques-unes des charges, voici maintenant les avantages.

Ils ne s’obtiennent que graduellement et suivant les principes d’une hiérarchie qui a ses lois.

Il existe des caudataires autorisés à aborder dans les lieux publics l’homme célèbre qu’ils y rencontrent, à se promener avec lui bras dessus bras dessous sur le boulevard ou dans les foyers des spectacles, — à lui demander du feu pour allumer son cigare ou une place dans sa loge— ou ce qu’il compte faire prochainement.

Ces avantages sont médiocres, ils se résument à faire dire par les gens qui vous rencontrent :

  • — Tiens ! quel est donc ce monsieur qui se promène avec *** ?

Mais, pour quelques caudataires, cette simple remarque suffit. Il a été vu. Pour lui, l’homme célèbre joue le rôle d’un bec de gaz et lui prête sa lumière.

Le second grade procure l’honneur d’une familiarité plus intime. Aussi l’homme célèbre abandonnera avec son caudataire les formules de politesse qui restent de la froideur dans les relations ; — il sera avec lui fraternellement grossier et franchement mal appris. Seulement il lui permettra de l’accompagner partout, à la condition que, moralement, celui-ci aura le soin de rester quelques pas derrière lui. — Il ne se fâchera pas si le caudataire l’aborde quand il sera en compagnie ; il commencera à lui donner son avis pour avoir une façon nouvelle de faire connaître le sien. — Il le brutalisera même en public, et le caudataire recueillera alors l’avantage d’entendre dire à côté de lui— quel est donc ce particulier que *** bourre comme ça ? — ce ne peut être qu’un ami intime ou un domestique.

Quand il aura franchi ces deux degrés, le caudataire arrivera enfin au comble de ses vœux. L’homme célèbre le fera grand d’Espagne littéraire, en lui accordant le droit de rester couvert devant lui. Il l’attachera à sa personne et le nommera caudataire de première classe, il le fera chevalier de ses ordres, et celui-ci aura ses entrées grandes et petites.

Il possédera son rond de serviette à la table de l’homme célèbre. Sa vanité pourra se donner des indigestions de tutoiement. Il aura atteint le point culminant du favoritisme. Il fera partie du mobilier, et si le mobilier est vendu, on le vendra avec.

Le caudataire intime obtiendra alors de temps en temps une mention dans un roman. On profilera sa silhouette dans une pièce, ou bien on lui jettera au bas de la colonne d’un feuilleton, un bout d’éloge banal, qu’on n’oserait offrir à personne, et qu’on lui mettra dans la main comme un sou démonétisé. Car, en réalité, l’homme célèbre peut accepter ce servilisme ; mais, comme son caudataire ne possède aucun talent et aucune dignité, il professera bien souvent pour lui le sentiment, qui est précisément le revers de l’estime.

V
Les Jérémies

Elle est nombreuse et s’augmente chaque jour cette insupportable famille des Jérémies littéraires, qui, traitant leur gueuserie et leur paresse en tout lieu, corbeaux du découragement, croassent leur plainte monotone.

  • — Ô muse marâtre ! s’écrie celui-ci.
  • — Ô public crétin ! ajoute celui-là.
  • — Ô critique zoïle ! hurle cet autre.

Et si, par malheur, il vous arrive de tomber dans un de leurs conclaves, véritables clubs de harpies, vous aurez le mal de mer en les écoutant les uns et les autres parler de ceux qu’ils appellent leurs confrères, et qui sont parvenus à approcher de près ou de loin le but auquel ils se proposaient d’atteindre.

  • — Prenez au hasard, dans le tas, le plus braillard d’entre ces convulsionnaires, mettez-le sur la sellette, et dites lui :
  • — D’où viens-tu ?
  • — Qu’as-tu fait ?
  • — Que veux-tu ?

Pénétrez dans sa biographie, — l’histoire de l’un sera celle de tous.

Le Jérémie est un fruit sec littéraire, et, le plus ordiremont, — il greffe sur l’impuissance, cette maladie honteuse de l’intelligence qu’on appelle l’envie.

Pareil aux oisifs qui, pour occuper leur paresse, entrent dans le premier endroit dont ils trouvent la porte ouverte, il sera entré, un beau jour, dans la littérature par désœuvrement.

De vocation, il n’en a aucune.

Il commence cette périlleuse lutte, sans plus d’émotion qu’il entamerait une partie de piquet. Son ignorance même devient pour lui un brevet d’outrecuidance.

À peine consentirait-il, en manière de mise en train, à acheter une main de papier.

L’œuvre achevée, chose ordinairement sans forme et sans fond, — mannequin d’idée, grotesquement vêtu de loques de style ramassé sous les piliers des halles littéraires, il s’étonnera que le fœtus ne marche pas tout seul, et il commencera à s’alarmer à propos, de l’indifférence coupable du siècle en matière de chef-d’œuvre— inédit ?

Alors, montrant le poing au ciel, et montant sur toutes les tables d’estaminet pour insulter les astres, le Jérémie, entre la chope et la pipe, commencera à déplorer son malheureux sort de poëte.

Avec des sons de mandoline enragée, il répétera toutes les vieilles rengaines auxquelles ont servi de type les trépas de Gilbert et de Malfilâtre— qui ont eu le malheur de rester les patrons des incompris qui ont toujours leurs noms à la bouche, et ne cessent de soupirer à propos de ces deux victimes de l’art :

  • — Ô muse marâtre !

Quelque âme charitable, se laissant prendre à cette comédie, consent quelquefois à patroner l’œuvre du Jérémie et lui ouvre la voie de la publicité.

Il arrive nécessairement ce qui devait arriver.

Le public ne s’en préoccupe pas, — le chef-d’œuvre n’est feuilleté que par le vent, qui court des bordées dans les nécropoles littéraires des quais.

C’est alors que le Jérémie, qui se baissait à l’avance pour passer sous les arcs de triomphe dont il jalonnait son chemin, commence le second couplet de sa lamentation.

  • — Ô public crétin !

Quant à la presse, elle demeure silencieuse, ou, forcée par des sollicitations, elle détachera sur le nez de l’auteur une dédaigneuse pichenette.

C’est alors que le Jérémie s’écriera par toute la ville, en agitant ses grands bras :

  • — Ô critique zoïle !

À compter de ce moment, le Jérémie n’a plus qu’une jouissance et qu’un bonheur dans le monde.

Justement châtié dans sa vanité et dans son impuissance, s’il connaît un endroit où l’on travaille, il ira chaque jour y traîner son désœuvrement découragé, et répéter de sa plus dolente voix :

  • — À quoi bon se donner tant de mal ? qui est-ce qui se préoccupe de l’art aujourd’hui ? quel est le sort des poëtes dans une société où le veau d’or est roi ? Souviens-toi de Gilbert, de Malfilâtre, et de tant d’autres, — sans me compter moi-même.

Ô muse marâtre !

Ô public crétin !

Ô critique zoïle !

VI
Un succès de première

La scène se passe à la suite d’un de ces succès coups de foudre qui, dès la première soirée, signent à une œuvre dramatique une feuille de route de cent cinquante ou deux cents représentations.

Le rideau vient de se baisser ; entre deux salves, on est venu proclamer le nom victorieux qui devra bientôt, selon l’expression du poëte, « voltiger aîlé sur la bouche des hommes. »

La critique, qui s’en va bras dessus bras dessous, se reconduit dans la personne de ses membres, échangeant entre eux le mot d’ordre pour l’honorable conspiration de la louange unanime et méritée qui aboutira le lundi suivant. Du bourdon à l’humble clochette, chacun est heureux d’avoir à fournir une note à l’hosanna de l’enthousiasme.

Sous le péristyle du théâtre, et dans l’attitude qu’on prête aux chevaux d’Hippolyte, les directeurs des théâtres rivaux supputent avec inquiétude le résultat arithmétique d’un succès qui se dispose à mettre pendant six mois les mains dans la poche du public, et qui menace de faire pendant si longtemps une rude saignée à leur bordereau quotidien.

Derrière eux, les groupes d’auteurs échangent d’un air navré les propos les plus condoléants. On supposerait qu’ils viennent d’être frappés par un malheur commun. La rancune de celui-ci, s’accouplant avec l’impuissance de celui-là ! le dernier four de l’un donnant le bras à la chute de l’autre, ils se retirent lentement, parlant tout bas, comme s’ils étaient honteux de s’entendre.

Derrière eux vient la foule, qui se répand dans les rues, semant sur son passage mille rumeurs qui préparent le succès, et en colportent la nouvelle par toutes les voix, de l’on dit sonore, — qui est la trompette de la moderne Renommée.

Sur le théâtre, tout est sens dessus dessous.

Les employés font des cabrioles de jubilation, et, parmi les trappes du plancher scénique, se livrent à la périlleuse gymnastique de l’enthousiasme.

Les machinistes— machinent, pour embaumer le lendemain matin le réveil de l’auteur, un bouquet dans lequel on fera entrer tout le quai aux Fleurs.

Le directeur a complètement perdu la tête.

Dans un nuage d’or, il voit passer le plan figuratif de tous les châteaux qui battent réclame de leur situation et dépendances dans les colonnes des Petites-Affiches. Il embrasse l’auteur, il l’appelle son ami, — son sauveur. — Il s’arrache les cheveux de désespoir, parce qu’il n’a point songé à lui offrir une primé avant le succès.

  • — Maintenant il serait trop tard.

Pour récompenser cet oubli, il lui commande sur-le-champ un nouvel ouvrage, quitte à répondre, quand celui-ci l’apportera :

  • — Mon cher ami, je suis désespéré ; mais je n’ai pas de place. Songez donc que voilà 150 fois qu’on joue votre ouvrage. — J’espère que vous n’avez pas à vous plaindre de moi. Dieu merci j’ai assez fait mousser votre pièce. Il ne faut pas songer qu’à soi dans ce monde. — Je serais fort désolé qu’on pût dire que vous avez monopolisé mon théâtre.

Il y en a même qui vous répondent tout simplement :

  • — Votre succès m’a rendu un mauvais service. — Dès qu’ils sentent du lard dans un endroit, les rats y viennent ; depuis que vous m’avez fait faire de l’argent, tous mes créanciers me tombent sur le dos. — Encore une affaire pareille, et je serai obligé de faire faillite.

L’ingratitude, qui est l’indépendance du cœur, comme dit un impressario, est d’ailleurs une vertu directoriale, et il en est dans le nombre de ces messieurs dont c’est à proprement parler, la seule qualité.

Les artistes qui ont contribué au succès de l’œuvre, vont se visiter dans leur loge et se font mutuellement cadeau d’un petit piédestal.

Pendant dix minutes, la conversation roule sur ces trois mots :

Superbe, magnifique, admirable !

Dans les corridors, tutoiement et embrassement général.

Au milieu du foyer, l’auteur, appuyé contre la cheminée, déboutonne son frac devenu trop étroit pour contenir cette indigestion de gloire, et met intérieurement une rallonge aux félicitations que lui viennent offrir ses amis.

Ceux-ci ont mis dans leur poche le crêpe qu’ils avaient apporté, dans la charitable intention de prendre le deuil de l’ouvrage en cas de décès. — D’aucuns même, les intimes, eussent sollicité l’honneur de tenir les cordons du poêle.

Le bonheur forcé est si vif qu’on en voit qui changent de couleur.

Celui-ci est vert-pomme, — celui-là rouge, — celui-là jaune comme un citron ; — on dirait le spectre solaire de l’envie.

Tous entourent le triomphateur et font de lui une espèce de Laocoon de l’amitié littéraire. Ils le serrent, l’enlacent, l’embrassent, gonflent son orgueil avec le gaz de l’hyperbole, et puis entre la parenthèse de deux caresses, répandent brusquement dans la joie en ébullition la goutte d’eau froide de la réticence, et par leurs critiques essaient de reprendre à deux mains ce que la louange avait donné d’une seule.

Au milieu de ces hypocrites démonstrations, un bravo loyal résonne parfois, comme une pièce d’or dans un sac de jetons.

Il est vrai que c’est justement celui-là qui n’est pas entendu ou pas écouté.

En sortant du théâtre, l’auteur rencontre quelquefois deux ou trois de ses amis, qui s’excusent de n’avoir pas été le complimenter au foyer, sous le prétexte qu’ils se sont trouvés indisposés.

Et, en effet, pendant la représentation, il était visible à tous les yeux qu’ils ne se sentaient pas bien.

Notes de voyage

À Monsieur Bourdin, rédacteurs en chef du Figaro.

Tu te rappelles, mon cher ami, que le 22 juillet au soir, et au moment où je m’y attendais le moins, m’ayant rencontré sur le boulevard, tu m’as prié de prendre ta place parmi la députation des journalistes et chroniqueurs parisiens, invités par la Compagnie du chemin de fer du Nord à assister aux courses annuelles de Boulogne. Outre que j’ai toujours été partisan de l’imprévu, le nom de mes futurs compagnons de voyage m’a décidé à accepter ta proposition, et une demi-heure après t’avoir quitté, je me présentai à la portière du wagon-salon réservé à l’émigration littéraire.

*
**

Chacun commençait à s’installer suivant ses habitudes de voyage ; mais tous ces petits arrangements, où se révélaient naïvement l’instinct d’égoïsme du voyageur amoureux de ses aises, furent bientôt troublés par l’arrivée du retardataire et gigantesque Nadar. — Comme chacun le sait, Nadar est pourvu d’un appareil de locomotion qui lui permet de régler sa démarche sur le pas des Dieux. Aussi, en le voyant paraître, chacun se demande avec inquiétude où Nadar pourra mettre ses jambes. — En effet, ces deux colossales perpendiculaires importunent et bouleversent toutes les combinaisons d’angles et d’horizontalité. Pendant une demi-heure, on s’exerce inutilement à une sorte de jeu de patience, dont les membres des voyageurs sont les pièces. — On fait appel à la science. — Un prix de vingts-cinq cigares est offert à celui qui résoudra le difficile problème d’installer Nadar. — Les calculs scientifiques n’ayant pas abouti, — Nadar trouve un biais, — trois ou quatre de ses amis resteront debout dans le wagon ; — de celle manière il pourra s’allonger à son aise. — La proposition est repoussée par ces messieurs, qui accusent Nadar d’abuser des droits que donne l’amitié.

Nadar répond par cet axiome :

  • — En wagon, il n’y a pas d’amis, il n’y a que des coins.

Au moment de partir, un riche étranger, qui a entendu dire que notre wagon était habité par des journalistes parisiens, propose cinq mille francs pour faire le voyage dans notre société. — L’administration refuse. On se met en route. À la station de Breteuil, le convoi s’arrête, et nous sommes régalés d’une aubade d’un joueur d’orgue du pays, qui a déjà doté deux de ses filles avec ses recettes quotidiennes. Favorisé par l’administration, qui lui accorde ses entrées sur la voie au passage de tous les trains, cet instrumentiste est, dit-on, au mieux avec les employés supérieurs de la compagnie. — Dans ses fréquents voyages, M. de Rothschild ne manque jamais à s’arrêter à Breteuil, et gratifie du prix de la place qu’il occupe la sérénade nasillarde qui lui est donnée à son passage.

Entre Breteuil et Amiens, — on essaye de dormir, — mais il n’y a pas moyen.

Amiens. Vingt minutes d’arrêt. — La population altérée du wagon se précipite vers le buffet, — et y produit l’effet d’une éponge qui tomberait dans une fontaine. — Quelques pâtés de canards succèdent aux rafraîchissements. — On demande la carte, — et l’on apprend qu’elle a été payée cinq mille francs par le riche étranger du débarcadère, qui a voulu, à l’instar de François Ier, être une fois dans sa vie le restaurateur des lettres.

La cloche du départ se fait entendre : on remonte en voiture, — et, à la liberté d’espace dont chacun jouit, on s’aperçoit qu’il manque— quelqu’un et quelque chose. — Ce quelqu’un et ce quelque chose, — c’est Nadar et ses jambes. — Tout le wagon entonne à l’unanimité, sur une musique vague, un hymne à l’indépendance, qui commence, comme tous les hymnes de ce genre, par ces paroles :

« Libres du joug qui nous oppresse. »

Cet enthousiasme est troublé par un double cri d’épouvante échappé à un des voyageurs, qui, en se penchant à la portière, vient d’apercevoir Nadar marchant sur la voie et suivant le train, au petit pas, en fumant son cigare. — Au premier arrêt, — il se fait ouvrir la portière, et se réallonge de nouveau d’un pôle à l’autre du wagon ; le désordre se rétablit.

Abbeville. — Lever du soleil, — salué par un chœur formidable de deux millions de canards qui barbottent dans les marais de la route. — S… .. fait observer judicieusement que la présence de ces oiseaux n’est peut-être pas étrangère à l’industrie des pâtés, qui est une richesse de la contrée. — On ne lui dit pas le contraire. — L’heure de la justice semble à la fin venue. — Nadar vient d’épuiser sa provision de cigares, et se livre à l’emprunt ; — on lui refuse : — il propose comme transaction de rester debout pendant tout le temps qu’il fumera. — Douze porte-cigares lui sont tendus. — Nadar se lève, tout le monde peut s’asseoir.

Entre Abbeville et Boulogne, dont nous sommes encore éloignés d’une vingtaine de lieues, quelqu’un propose de charmer les dernières heures du voyage par un jeu quelconque. Ce vœu n’est pas plus tôt exprimé, qu’un sixain de cartes se trouve comme par miracle éparpillé sur la table. — La partie s’engage avec une fureur douce. — Nadar a la veine : dans un moment, il a cinq mille francs devant lui ; — le ponte est intimidé ; — *** se consulte et ne tient pas le coup, dans la crainte d’un refait. Tout à coup une voix qui sort du wagon voisin, et qu’on reconnaît pour celle du riche étranger, crie : Banco ! — Nadar abat deux as de pique ; — *** se félicite de sa prudence, — et le riche étranger, auquel on a notifié sa perte, envoie à Nadar, par un employé du train, une enveloppe chargée sur laquelle il a écrit : Enchanté d’avoir fait votre connaissance . Tel est le dernier épisode de notre voyage.

Quant aux courses où j’ai assisté, je t’avouerai que c’est un plaisir auquel je ne crois pas devoir être parfaitement initié. — S… .., qui est passé maître en matière de sport, s’est donné beaucoup de mal pour m’en expliquer tous les termes et tous les usages. J’ai eu beau me mettre une carte au chapeau, je n’ai rien compris aux cérémonies du pesage, ni au jargon de ces petits gnomes, habillés en glaces panachées, qu’on appelle des jockeys, et qui n’ont d’autre industrie que d’être plus légers qu’une douzaine de bouchons. Un attelage de dix percherons traînant un bloc de dix à vingt mille kilogrammes, et faisant saillir leur robuste musculature sous l’effort, me paraît un spectacle plus intéressant que le plus merveilleux handicap. À l’issue du banquet qui nous a été offert à l’hôtel des Bains, — Et qui a clos cette journée hospitalière, — Nadar m’a appris qu’il partait pour Londres le soir même, et qu’il m’attachait à sa suite. — À toi donc, je t’écrirai de l’autre côté de la Manche.

II

Comme je te l’ai dit, mon cher ami, il est décidé que Nadar et moi nous partons pour Londres à la marée de deux heures. Étant très-fatigués de la journée de plaisir que nous avons passée à Boulogne, nous nous sommes rendus à minuit à bord de la Panthère pour y choisir nos places. T’étonnerai-je beaucoup en te disant que Nadar cherche la meilleure ? — Non ! — Malheureusement il a été prévenu. Presque tous les voyageurs sont déjà embarqués et ont retenu les cadres les mieux disposés. — Je dois pour ma part me contenter d’une case inférieure, ce qui ne laisse pas d’être inquiétant lorsqu’on ignore les habitudes maritimes du passager qui vous servira de plafond. — Pendant que je m’installai dans le salon demi-réfectoire, demi-dortoir, du chief-cabin, plusieurs Anglais entourent la table à manger et s’y font servir les productions les plus variées de la race porcine. Un volumineux gentleman, qui semble moulé sur la corpulente nature de sir John Falstaff, se sistingue surtout parmi les convives par son appétit pantagruélique. Après avoir épuisé un fort tirage de sandwichs au jambon, cet insulaire, à la fois carnivore et frugivore, demande un melon, qu’il pèse et mange en deux bouchées comme il eût fait d’un abricot. — Je plaignais instinctivement le voyageur qui aurait la mauvaise chance de se trouver au-dessous de lui, lorsque je vis l’insulaire appeler deux garçons et se faire hisser dans le cadre au-dessus du mien.

Mon superposé a-t-il le melon heureux ? J’en doute, car voici le garçon qui commence la distribution des soucoupes sans tasses, et le locataire de l’entresol en réclame deux. Je commence à mal augurer de mon voisinage, et je propose diplomatiquement à Nadar de lui faire le sacrifice de mon rez-de-chaussée. Il refuse ! Parmi les passagers, il s’en trouve qui font la traversée pour la première fois. Ils s’interrogent les uns les autres sur les précautions éprendre. Chacun dit la sienne.

Celui-ci raconte qu’ayant l’habitude d’aller sur les chevaux de bois des Champs-Élysées, il ne sera pas incommodé.

Celui-là a une provision de pastilles préservatrices.

Un autre affirme qu’il faut fermer les yeux. Un autre qu’il faut au contraire les ouvrir et les tenir fixés sur le même point.

Au même instant un grand mouvement se fait entendre sur le pont. La cloche sonne pour les retardataires. Une vibration lente et régulière ébranle toutes les parties du paquebot. Les palettes des roues se mettent en mouvement ; le capitaine crie : All right. Nous sommes en route.

Tout va bien tant que nous sommes dans le port. Mais au moment où nous franchissons la passe, quelques personnes commencent à se moucher, ce qui en mer comme au théâtre est un signe d’émotion. Un petit bonhomme de huit ans auquel un garçon vient d’apporter un ustensile de prévoyance demande à son père à quoi peut servir ce récipient.

Son père le lui explique par une démonstration.

Deux passagers qui se racontaient des histoires curieuses, afin de se distraire, — manquent mutuellement de mémoire. — Peu à peu leur récit devient pâle ; — eux aussi.

  • — Mon voisin de droite demande du thé.

Mon voisin de gauche se mouche— trop tard.

Nous prenons le large, et la Panthère, se croyant à Mabille, commence à chalouper. — Aussi l’usage de la porcelaine se répand-il assez généralement dans les masses. — Mon voisin d’en haut, qui s’était endormi, se réveille au moment où il rêvait qu’il venait de prendre une purgation. — Il demande à être monté sur le pont.

Sauvé, mon Dieu !

*
**

Au jour naissant, nous commençons à voir la côte anglaise surgir à l’horizon, comme une ligne blanche et mince. Une heure après, nous sommes à l’embouchure de la Tamise.

La Panthère, en entrant dans des eaux plus calmes, reprend des allures pacifiques qui permettent aux passagers de réparer par le sommeil les fatigues de la nuit. Mais déjà on les invite à montre sur le pont, car c’est l’heure où, suivant les habitudes du bord, le dortoir masculin se transforme en salle à manger. Nadar, qui n’a pas encore faim et qui a encore sommeil, demande un délai et se l’accorde. Le bruit de la machine le gênant un peu pour se rendormir, il fait même prier le mécanicien de stopper. Malheureusement, le bruit de la mécanique empêche également le mécanicien d’entendre les ordres de Nadar, et le steamer continue sa route. — Cependant un flot de ladies et de miss affamées, dont le sybaritisme prolongé de Nadar retarde la réfection, se presse à la porte du chief-cabin, et hésitent à entrer en apprenant qu’un voyageur s’y trouve encore couché ; une humble adresse est présentée à Nadar. — En apprenant qu’il fait attendre des dames, — il se lève spontanément, mû par le ressort national de la galanterie française.

En une seconde, l’essaim affamé entoure la table, qui ploie déjà sous une montagne de nourriture et qu’arrosé un fleuve de thé. En une autre seconde, la montagne est aplanie et le fleuve est tari. Ce spectacle m’a rappelé les beaux travaux gastronomiques que j’ai vu quelquefois exécuter par M. Ch. Monselet. Les hommes succèdent aux femmes et ne le leur cèdent en rien. Je retrouve parmi eux le formidable insulaire dont le voisinage m’avait tant alarmé. — Son insuccès ne l’a pas fait renoncer à entreprendre une lutte nouvelle avec son indigeste adversaire ; et, obstiné comme un plaideur qui a perdu son procès en instance, — il en appelle, — en se faisant servir un melon deux fois plus gros que celui de la veille. — Bien qu’il ait eu la précaution de tempérer, par une copieuse libation de sherrey, la dangereuse crudité du fruit de nos vergers, cette fois encore, la récidive ne lui est pas heureuse et son appel est rejeté.

Cependant nous avions fait du chemin. — Déjà l’embouchure de la Tamise est franchie, et la Panthère file comme une flèche entre les rives du large fleuve sillonné de nombreux bateaux pêcheurs qui rentrent dans les petits ports du voisinage.

Le père du petit garçon dont j’ai déjà parlé, jaloux de faire briller les talents géographiques de son fils, l’arme d’une longue vue, et l’invite à désigner, au fur et à mesure que nous passerons devant, toutes les villes, ports, bourgs, villages et hameaux, ainsi qu’à faire connaître le chiffre exact de leur population, leur production spéciale et les faits historiques se rattachant à chacun d’eux. L’enfant, qui est en vacances, et pour qui cette fonction de cicérone équivaut à une rentrée en classe, montre d’abord peu de soumission aux désirs paternels, et commence, la mémoire un peu troublée, une explication qui n’est pas d’accord avec Malte-Brun. Quelques voyageurs, possédant des Guides, se permettent de relever quelques erreurs commises par le jeune collégien, entre autres celle qui place Dublin sur la Tamise. — Blessé dans son amour-propre, le père soutient l’opinion de son fils, — et celui-ci profite de la discussion pour aller se cacher derrière un panier de prunes, auquel il a remarqué une fuite qu’il n’hésite pas à encourager.

L’approche de Londres se fait sentir à chaque tour de roue. Nous en sommes encore éloignés de plusieurs lieues, et déjà la vapeur carbonique qui s’élève plane au-dessus de nous, et nous couvre de cette impalpable poussière qu’on appelle la pluie sèche. Il fait, au reste, un temps magnifique, et, comme il y a sans doute quelque fête aux environs, nous nous croisons à tout moment avec des bateaux à vapeur chargés d’une population endimanchée et joyeuse qui pousse en passant de vigoureux hurrahs. À la hauteur de Gravesend, le gouvernement anglais nous envoie à bord des ambassadeurs chargés de l’indiscrète mission de visiter nos bagages. Il faut déclarer, à la louange de la douane britannique, qu’elle ne ressemble pas à la nôtre. Le douanier français, à la frontière surtout, procède à la visite des malles avec la brutale impatience d’un mari jaloux qui fouille dans les tiroirs de sa femme pour y chercher les objets de contrebande conjugale. — L’employé de la douane anglaise, au contraire, visite, mais ne bouleverse pas. — Sa curiosité est minutieuse, mais polie. — Il aide les voyageurs à refermer leur malle, à reboucler leur valise, et s’il aperçoit dans un sac de nuit une chemise à laquelle il manque des boutons, — il s’offre volontiers de les recoudre.

Pendant la visite de la douane, nous sommes arrivés à Greenwich, où se trouve le célèbre hôpital des invalides de la marine, et déjà commence à se dérouler le merveilleux spectacle qui a fait tant de fois comparer la Tamise à une forêt de mâts. J’aurais là une belle occasion de me livrer au dithyrambe, si c’était mon instrument. Mais tu ne m’as pas donné, mon cher ami, la mission de découvrir que l’Angleterre était la première nation maritime du globe. Je passe la main à un maître du genre descriptif intelligent. Si tu as quelques minutes à perdre ou plutôt à gagner, ouvre les Caprices et Zig-Zags de Théophile Gautier, et tu y trouveras le tableau fidèle de la route de Greenwich à Londres, qui nous apparaît au premier détour de la rivière ; il est certaines formules vulgaires qui, mieux que toutes les recherches du langage académique, excellent à exprimer certaines impressions.

« J’ai reçu le coup de poing », me disait un jour en se frappant la poitrine un ouvrier dont l’imagination venait d’être vivement frappée par un grand spectacle. — Cette figure brutale rend parfaitement la nature de l’étonnement que m’a causé la vue de cette ville, où le gigantesque paraît se multiplier lui-même. Moi aussi, — j’avais reçu le coup de poing. — Pendant qu’on jette les amarres, je cherche Nadar pour lui faire partager mon enthousiasme, et je le trouve à l’avant du bateau en conversation réglée avec une de ses connaissances, qu’il vient de voir passer à London-Bridge, auprès duquel nous sommes arrêtés. — Le débarquement s’opère, et nous voici sur le quai, où les pisteurs des hôtels français commencent à nous assaillir. — Leur loquacité et leur esprit de ruse restent pourtant bien loin de ce que j’ai vu à la descente du chemin de fer dans certaine ville du midi de la France.

À Marseille, notamment, où un aubergiste, furieux de me voir suivre son concurrent, lui vida sur l’épaule un cornet rempli de punaises, qu’il me montra ensuite comme un échantillon de l’hospitalité que je rencontrerais à l’hôtel rival, — j’eus la bonhomie de me laisser prendre à cette supercherie, qui obtint le succès que son auteur en avait espéré, car il m’emmena triomphalement à son hôtellerie en me vantant la propreté qui y régnait.

J’étais cependant à peine à table, que je vis grouiller sur la nappe deux ou trois insectes nocturnes, que je montrai à mon hôte, en lui reprochant son abus de confiance.

  • — Monsieur, me répondit-il gravement, je ne puis nier qu’il y en ait quelques-unes ici, comme partout ; mais si je leur tolère la salle à manger, je leur interdis la chambre à coucher. Monsieur peut être tranquille ; il dormira bien.

Nadar a jeté nos bagages dans un cab, et remet au cocher l’adresse d’un hôtel qui nous a été indiqué.

Cette première course à travers les rues de Londres est quelque chose d’assez inquiétant, quand on en a peu l’habitude, car le cab est un véhicule enragé, auprès desquels nos coupés parisiens ne sont que des coches.

Nous arrivons dans Leceister-square, où nous devons habiter, et, après quelques instants accordés à notre toilette, — nous nous lançons à pied dans les rues de Londres.

  • — À propos, me demanda Nadar, sais-tu un peu d’anglais ?
  • — Je sais : To be or not to be.
  • — Eh bien ! je suis plus riche que toi ; j’en sais une quinzaine de mots. — Nous les partagerons en frères.

III

Un journaliste français rencontrant à Londres un de ses compatriotes qui habite cette ville depuis longtemps, s’étonnait que celui-ci éprouvât encore de la difficulté à se faire comprendre.

  • — Si tu savais comme ces gens-là ont la tête dure, lui répondit l’ami ; voilà six ans que je vis avec eux et ils n’ont pas pu apprendre le français.

Je regrette d’autant plus vivement cette lacune dans l’éducation de nos voisins d’outre-Manche, que Nadar m’a appris un anglais de fantaisie qui n’a pas cours à Londres : aussi je me trouve aussi embarrassé dans ce pays que pourrait l’être dans le nôtre un étranger qui aurait appris le français en lisant les faits divers de la Patrie.

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Je viens de rencontrer Lherminier, qui m’a conseillé d’acheter un dictionnaire de conversation franco-anglaise. — C’est un recueil de dialogues par demandes et par réponses, dans lequel, dit la préface, toutes les circonstances de la vie sont prévues, depuis les plus solennelles jusqu’aux plus familières. — Je remarque, en effet, des chapitres intitulés : — Réception à la cour, — Audience du ministre, — Demande en mariage. Malheureusement, le dictionnaire de conversation ressemble à ces instruments à vent dont il est impossible déjouer si on ne possède pas ça que les musiciens appellent l’embouchure. Or, l’embouchure d’une langue, c’est sa prononciation. — Et comme je n’ai pas l’embouchure de l’anglais, — la pantomime est encore ma meilleure ressource pour me faire comprendre.

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Si le Dictionnaire de conversation a prévu les cas exceptionnels d’une réception royale, ou d’une audience ministérielle, soit dédain, soit oubli volontaire, il se montre moins prévoyant à propos des circonstances familières, et il en résulte quelquefois un certain embarras pour le voyageur. Aujourd’hui même me trouvant dans un des beaux quartiers de Londres, je désirais, pour dès motifs étrangers à la misanthropie d’Alceste, rencontrer un endroit écarté. — Ne connaissant pas les ressources du quartier dans lequel je me trouvais, j’abordai un policeman avec l’intention de l’interroger. Mais ce fut inutilement que je cherchai la phrase dans mon dictionnaire. Sa pruderie restait muette sur cet article ! Dans cette circonstance éminemment familière, la pantomime me parut un moyen de traduction trop expressif pour que j’osasse en faire usage avec le policeman qui, d’ailleurs, me parut manquer d’initiative.

Cependant, comme il y avait urgence, j’allai peut-être me risquer à braver le no comit nuisance, prohibitif inscrit sur la muraille, lorsque je fus soudainement retenu par un souvenir. — Quelques jours auparavant, j’avais vu à Paris un Anglais surpris par un sergent de ville au moment où il semblait lire de trop près les affiches de spectacle. Ignorant sans doute combien nos lois sont paternelles pour ces petits délits qui sont dans la nature, le délinquant parut frappé d’une invincible terreur, et je n’oublierai jamais l’accent avec lequel il demanda au sergent de ville « quel siouplice lui était réservé ? » Il ne fallut pas moins que le rappel de ce fait pour m’arrêter sur le bord d’une contravention dont les suites pouvaient être dangereuses. Heureusement que je rencontrai un compatriote qui m’emmena à Westminster, où se trouve un office spécial.

Si l’on en croit les statisticiens et la foule qui encombre incessamment tous les lieux publics où l’on débite de la boisson, la population de Londres est une éponge qui absorbe quotidiennement une quantité de liquide suffisante pour mettre à flot le Great-Britain, navire du port de dix mille billards. — Cependant il s’en faut que les conséquences naturelles de cette absorbtion prodigieuse aient été prévues dans une juste mesure. On pourrait croire, au contraire qu’il y a à Londres un parti pris de provoquer à la contravention, et que le no comit nuisance est un piège tendu par le fisc. — On est quelquefois obligé de marcher pendant une heure avant de rencontrer un endroit où l’on puisse, à l’abri de la pruderie britannique, se livrer tranquillement à l’antithèse de la soif. — Encore ces refuges hospitaliers qui avoisinent les monuments sont tellement encombrés, que, pour être sûr d’y trouver une place, ce n’est pas imprudent de la prendre la veille en location. Si M. de Rambuteau eût été lord-maire, il est certain que cet état de chose l’eût frappé, et sans doute il aurait pensé à utiliser au profit de la population de Londres les nombreuses colonnes monumentales qui font ressembler cette ville à un immense jeu de quilles dont le dôme de Saint-Paul est la boule.

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J’ai vu tant de fois les monuments de Londres servir de décors au mélodrame, et j’éprouve si peu la nostalgie de l’Ambigu, de la Gaîté et de la Porte-Saint-Martin, que j’avais d’abord conçu le projet de ne point visiter les curiosités historiques de la ville. Mais, profitant de la circonstance qui m’avait attiré vers Westminster, j’ai réfléchi que je manquerais à tous mes devoirs de touriste si je n’entrais pas dans le vieil édifice où repose, parmi tant d’illustres personnages, le corps de l’immortel auteur de Richard III.

*
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En sortant de Westminster, mon compatriote, familier avec les curiosités de Londres, m’a amené dans le quartier des mouchoirs volés. Figure-toi la Cité des Mystères de Paris restituée par un architecte ami du sombre et de la malpropreté. Le nom de ce quartier indique suffisamment l’industrie qu’on y exerce, et que les habitants ne songent même pas à dissimuler, car j’ai vu des enseignes où on lisait :

À la renommée du point d’Angleterre
un tel, receleur,
Tient tout ce qui concerne son état.

Ce commerçant, recelait même un caisson aux armes royales, avec le By appointement traditionnel, ce qui pourrait faire supposer qu’il était autorisé par le gouvernement. La maison la mieux fournie et la plus en vogue est l’ancienne maison Sheppard, traduite plusieurs fois devant les assises, et tout récemment par M. André de Goy. Au moment où je passais devant ses magasins, on opérait le déballage d’objets provenant de l’exposition de Manchester.

De nombreux commis s’occupaient à préparer la mise en vente. Les uns effaçaient les initiales gravées sur les bijoux, les autres tondaient les chiens volés dans les parcs, pour en métamorphoser la race. J’ai vu devant mes yeux un superbe épagneul écossais, dont un ciseau ingénieux a fait en moins de cinq minutes, un pointer. Des femmes étaient particulièrement employées à démarquer les pièces de linge. — Et jamais vaudevilliste ayant besoin d’une idée ne fut plus habile à démarquer le sujet d’un livre et à faire un torchon avec de la dentelle.

La vocation des Sheppard est tellement éternisée, qu’un jeune baby de quelques mois, qui était au sein de sa nourrice, a interrompu son repas pour venir me prendre mon mouchoir dans ma poche. Je dois au reste déclarer qu’on me proposa immédiatement d’entrer dans l’arrière-boutique, — où on me le rendrait, — moyennant dix pences.

C’est dans ce quartier que s’élève le Conservatoire des voleurs. — Là, du matin au soir, une multitude de jeunes gens, — l’espoir de Newgate, se livrent à l’étude préparatoire de la distraction. — Les cours sont faits par d’habiles praticiens. — Il y a une chaire de mouchoir, une chaire de montre, une chaire de bourse. — Les expériences se font sur un mannequin à ressort, — Ce qui rend les études quelquefois très-dures, — c’est que le mannequin qui représente toujours un gentleman— est armé d’une canne, et au moindre faux mouvement de l’opérateur— le gentleman lève sa canne et la laisse retomber. — Un professeur d’ivresse simulée est attaché à l’établissement. — Il enseigne aux élèves— l’art du zigzag ingénieux— que le pick-pocket emploie dans les rues pour heurter les passants et les dévaliser. — Des professeurs de boxe et de gymnastique perfectionnent les aptitudes des élèves en leur apprenant l’art de ne pas se laisser prendre— ou pendre. — Le Conservatoire des voleurs de Londres est un des établissements les mieux tenus de l’Europe. Il y a chaque année un concours, — où assistent les directeurs de bandes qui ont besoin de renouveler leur troupe.

Le dernier concours a mis en relief des sujets merveilleux qui pourront, avant peu, être appréciés par le public. On parle surtout d’un jeune homme qui peut voler une montre en dix-sept langues. Bien que ce concours ait été très animé, il était attristé par le jugement prononcé récemment contre le directeur du Conservatoire, arrêté dans le Strand au moment où il démontrait un coup difficile. — Il devrait être pendu le soir même. — C’est une perte.

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Au voleur ! — mon cher Bourdin, — le compatriote qui me pilotait est un faux compatriote. C’est un ancien lauréat du Conservatoire qui travaille les étrangers. Je lui avais inspiré quelque confiance, sans doute, — et, sans que je m’en sois aperçu, il a opéré dans mes poches un travail pneumatique qui a parfaitement réussi. Je n’ai pas même de quoi acheter un carnet pour recueillir mes observations. Adresse-moi, au plus vite, une lettre— chargée, — très chargée, — et surtout aie le soin d’écrire mon nom en gros caractères, car la poste française a l’ingénieuse habitude d’apposer son timbre sur cette partie principale de l’adresse.

Chargée ! très chargée !

IV

Te rappelles-tu, mon cher ami, de cette époque déjà lointaine où nous n’aurions pas pu, comme aujourd’hui, concourir au prix de cent mille francs, fondé par M. Lob, le Véron de la chimie capillaire. — Possédant déjà quelque teinture d’orthographe, nous collaborions avec une audacieuse activité à une feuille, où, par exception, notre prose était payée à raison de huit francs l’arpent, — ce qui mettait nos lignes au prix des poires d’Angleterre. — Le fondateur de ce journal, où, par prudence, on ne lisait jamais : La suite à demain, disparut un jour en nous devant plusieurs hectares de copie. — Nous commençâmes d’abord par nous arracher les cheveux, — distraction qui ne nous est plus permise, — puis nous prîmes en collaboration le parti de passer cette banqueroute aux profits et pertes.

Cependant, trois mois après, — un samedi, — le dernier du carnaval, et comme nous regrettions avec mélancolie de ne pas pouvoir le graisser, on nous apporta une lettre dans laquelle nous étions convoqués, comme créancier du journal, à venir toucher 75% de notre créance. — Ah ! conviens-en ! jamais rentrée, même celle de Bouffé, ne fut plus heureuse. — Je t’ai rappelé cet épisode de notre jeunesse pour te faire comprendre la nature de l’émotion que j’ai éprouvée hier en recevant ta lettre chargée, — pas assez cependant, pour que je n’aie point pu l’emporter moi-même. — Il était temps, — je commençais à devenir aussi gêneur pour les employés de la poste anglaise que peut l’être un débutant littéraire qui veut faire passer son premier feuilleton, — et tu sais si ça tient, ces bêtes-là !

Mais puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle.

J’ai cependant vu le moment où j’allais me trouver fort embarrassé pour faire traduire en argent anglais le souvenir de la patrie contenu dans ta lettre, non pas que les traducteurs manquent ici ; — ils y sont même fort nombreux. — Mais c’était un samedi, et ce jour-là, dès quatre heures de l’après-midi, non-seulement tous les comptoirs de change, mais encore tous les magasins sont fermés. — J’allai chez un garçon de ma connaissance, qui tient dans le Strand le dépôt d’une grande maison parisienne, et je le priai de me donner la monnaie de mon billet. — Il m’ouvrit sa caisse, — un monument qui paraissant destiné à loger le Pérou, et qui cependant ne contenait qu’une somme contre laquelle le dernier mendiant de Londres n’aurait pas voulu troquer sa journée. — Si vous étiez venu cinq minutes plus tôt, me dit mon ami, j’avais dix mille francs en or. Mais je viens de les envoyer à la Banque. Il m’apprit alors que c’était une mesure de précaution adoptée par tous les commerçants de Londres. — À la fin de la journée, chacun d’eux, dans la crainte d’être volé, ne conserve chez lui que la somme indispensable à ses besoins, et envoie sa recette du jour passer la nuit à la banque de son quartier, d’où il la retire chaque matin.

Frappé d’une non-valeur momentanée, mon billet de banque me devenait aussi inutile qu’un billet de l’Ambigu pourrait l’être à Londres— et même à Paris. Ce qui m’inquiétait surtout, c’est que j’étais à la veille d’un de ces dimanches anglais durant lesquels le tour du cadran semble plus long à faire que le tour du monde. Je fus heureusement sorti d’embarras par l’obligeance du docteur Verdé-Delisle, qui vient de mettre tout le monde médical en émoi, par la publication d’un livre contre la vaccine, à laquelle il attribue l’abâtardissement de la race moderne en Europe. Ce qu’il y a de singulier, c’est que le Docteur Delisle, qui est un révolutionnaire par conviction, est, avec Fonta, un des plus beaux grêlés de France.

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Aujourd’hui dimanche, — fidèle à ses traditions d’ennui dominical, — la ville s’est réveillée au milieu d’un brouillard mieux imité qu’au théâtre de la Porte-Saint-Martin. — C’est une sorte de brume opaque, où les bruits de la rue s’absorbent ; — on sent, en marchant dans les rues, palpiter dans l’air, autour de soi, les grandes ailes de hibou du spleen britannique. — À aucun prix on ne pourrait, avant une heure de l’après-midi, se faire ouvrir une boutique, pas même celle d’un armurier, si l’on avait l’envie bien naturelle de se brûler la cervelle, ne fût-ce que pour faire un peu de bruit au milieu de ce silence. Toute la population de Londres émigre dans les environs ; aussi, après les offices, tous les pauvres abandonnent-ils les églises pour se réunir aux stations de chemins de fer ou de bateaux vapeur. — Gavarni nous a initiés à ces types de gueuserie, où toutes les races soumises à la domination anglaise ont leurs représentants, depuis l’Irlandais, fils de la famine, jusqu’à l’Indien, fils du soleil.

Nous avons été passer la journée à la campagne, qui est bien telle qu’on la représente dans les gravures de steeple-chase. — J’ai vu Richemond, où lord Ward avait, quelques jours auparavant, donné en l’honneur des beaux yeux d’une cantatrice, — qui sera bientôt une lady, — un magnifique banquet, auquel assistait toute la troupe du Théâtre-Italien. — Après Richemond, nous avons visité Hampton-Court, dont le parc est une merveille. La célèbre galerie de Hampton-Court est actuellement dénudée par les emprunts de l’exposition de Manchester. C’est là qu’on voit la plus belle collection des Holbein connus, — et plusieurs cartons de Raphaël, parmi lesquels celui de la Pêche miraculeuse et de la Transfiguration.

De Hampton-Court à Windsor, la route est charmante, mais elle est accidentée de nombreuses barrières, où un impôt qui varie de six pences à un demi-shelling est prélevé sur tous les équipages. Un paysagiste en quête de pittoresque ne ferait pas fortune dans cette campagne unie et joliette. — Ma grande préoccupation était de voir des chaumières et des paysans, mais les chaumières sont des maisons de campagne bâties sur un modèle uniforme ; quant aux paysans, ils sont tous en habit noir, et ils mettent des cravates blanches jusqu’à leur charrue. En approchant de Windsor, le pays s’accidente un peu. On sait qu’il y a lutte, comme beauté de points de vue, entre la terrasse de Windsor et celle de Saint-Germain. L’opinion des touristes est partagée, mais je vote pour Saint-Germain, où il y a le pavillon Henri IV, dans lequel on dîne, tandis que Castle-Hotel est une gargote solennelle que le duc de Wellington et la duchesse de Kent n’auraient certainement point recommandée par une patente autographe, s’ils y avaient mangé un certain potage à la queue de bœuf que la beauté du paysage ne m’a pas fait digérer.

À la station de Windsor, nous nous sommes rencontrés avec des gardes de la reine, qui se sont mis à regarder Nadar avec la considération que les phénomènes se doivent entre eux. Tu sais que ces soldats sont les plus beaux hommes de l’Angleterre. L’un d’eux, qui était sergent, s’est approché de notre monumental ami pour se mesurer avec lui. — L’avantage de la taille est resté à Nadar, mais il a failli le payer cher. Le sergent, qui était recruteur, lui a tendu une demi-couronne à l’effigie de la reine d’Angleterre, et Nadar, croyant qu’il lui en demandait la monnaie, allait prendre la pièce, lorsque le docteur Delisle l’arrêta soudain, et lui expliqua que, en Angleterre, dès qu’on avait accepté d’un recruteur une pièce de monnaie à l’effigie du souverain régnant, on faisait partie de l’armée anglaise.

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J’ai été hier passer la soirée à la fameuse taverne de Nicholson’s, où a lieu, comme tu le sais, la parodie de tous les procès curieux jugés par les tribunaux anglais. C’est une sorte de cour d’appel comique où l’opinion casse quelquefois les arrêts rendus par les magistrats ; anomalie assez étrange à constater dans un pays où le respect de la loi est souvent poussé jusqu’à l’exagération. On donnait ce soir-là, à la demande du public, la représentation d’une affaire de conversation criminelle, qui avait récemment jeté quelque émoi dans la cité. — Un mécanicien, possédant, comme le dit Quinola, plutôt l’amour de la mécanique que la mécanique de l’amour, s’était, après un an de mariage, séparé amiablement de sa femme. — Les deux époux vivaient sous le même toit, mais ne partageaient point la même chambre, et n’avaient de rapport entre eux que pour regretter l’association légale de leurs incomptabilités. — En attendant que la loi sur le divorce lui eût rendu le libre exercice de ses sympathies, la femme encourageait les soins d’un jeune locataire de sa maison, et plusieurs fois l’avait reçu dans son appartement particulier à une heure où le soleil était couché et endormi depuis longtemps. Ces entrevues n’étaient pas sans péril, car elles avaient lieu dans une chambre assez voisine de celle habitée par le mari ; mais, en tout pays, les gourmands de fruit défendu le trouvent meilleur s’il est cueilli au nez du garde-champêtre. — Cependant un matin, à l’heure où tous les chats de Londres se réveillent au cri de milk milk, poussé par les marchands de lait, le mécanicien crut, comme Angelo, entendre du bruit dans son mur. Il prêta l’oreille, et sentit quelque chose se dresser sur sa tête. En pareil cas, la loi anglaise est précise, et, avant de faire partie du club que nous plaçons en France sous la présidence de Georges Dandin, il faut prouver qu’on y a des titres.

Aussi la plainte d’un mari n’est-elle admise, judiciairement, qu’après une constatation évidente, et, comme on dit en vénerie, pour juger le délit, il faut l’avoir vu par corps ; autrement, le plaignant court le risque d’être considéré comme un vantard. Instruit des exigences de la législation, le mécanicien résolut d’employer les ressources de son art pour arriver, comme Vulcain, son patron mythologique, à la surprise des deux coupables, et, dans le silence du cabinet, il inventa un appareil ingénieux que l’on pourrait appeler le compteur conjugal. Pendant une courte absence de sa femme, il pénétra dans la chambre à coucher de celle-ci, et appliqua au meuble principal de cette pièce un mécanisme dont la présence était habilement dissimulée, et qui communiquait, par un fil conducteur, à une sorte de cadran où se trouvait une aiguille indiquant des chiffres. Ce cadran était placé dans l’alcôve du mari, et restait toute le nuit éclairé par une lampe.

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Un soir, le mécanicien invite deux de ses amis à venir prendre le thé chez lui, et, désignant la chambre voisine de la sienne, habitée par sa femme, il les invite à ne point faire de bruit pour ne pas troubler son repos. — Puis, ayant su les retenir jusqu’à une heure assez avancée, il leur proposa de prendre des actions pour l’exploitation d’un nouveau système de surveillance dont, il voulut sur-le-champ leur expliquer l’usage. — Supposez, leur dit-il, que vous soyez séparés de vos femmes et que vous ayez des doutes sur l’emploi qu’elles font de leur liberté, — surtout à une heure pareille à celle où nous sommes, — mon appareil vous renseigne exactement. Voyez ce cadran. — L’aiguille est arrêtée sur le chiffre indiquant la pesanteur du corps de ma femme, qui est dans la chambre voisine. — Le moindre objet ajouté à ce poids serait indiqué immédiatement par mon cadran.

  • — Mais, interrompit l’un des invités, il me semble que votre aiguille varie beaucoup : du chiffre 45, la voici qui passe à 90.
  • — Il est impossible que ma femme ait pu engraisser de quarante-cinq kilos dans une soirée, reprit gravement le mécanicien ; et conduisant les deux amis dans la chambre voisine, avant que le poids supplémentaire ait pu se dissimuler, il requit leur témoignage pour constater le flagrant délit devant la loi. — Le juge devant lequel l’affaire avait été portée avait condamné le séducteur à un farthing d’amende (deux liards de notre monnaie). — Quant à la femme, son mari avait été autorisé à la rendre à sa famille. — Le mécanicien a dû partir pour la France, où il compte exploiter son invention.

V

Londres, le…

J’ai assisté hier à une représentation de la troupe italienne au théâtre de la Reine ; mademoiselle Alboni chantait la Cenerentola. Cela m’a un peu reposé du Sire de Framboisy, que des commis-voyageurs en médiocrités continentales ont introduit à Londres, malgré la surveillance de la douane. Quelle occasion cependant pour établir un impôt prohibitif ou pour mettre strictement en vigueur les règlements qui protègent l’observation du no comit nuisance ! — Quelle bonne humeur saine et mélodieuse dans Cenerentola, et se peut-il vraiment que l’auteur de ce chef-d’œuvre consente à vivre dans Paris, — au milieu de cette ville où les rues n’ont de voix que pour fredonner le Sire de Framboisy, où les salons n’ont de pianos que pour accompagner les Deux Gendarmes. — Mademoiselle Alboni est toujours le plus merveilleux instrument que l’on connaisse, et auquel il ne manque, pour être complet, que de lui manquer quelque chose. — Un défaut rendrait peut-être la virtuose admirable, quand ce ne serait que les jours où elle essayerait de le vaincre. — On m’avait beaucoup vanté la salle du théâtre de la Reine, aussi ai-je éprouvé une déception ; — cela est grand, mais non point grandiose ; — le style décoratif en est mesquin, et rappelle celui de notre café des Aveugles, où on fait de si bonne musique pour les sourds. Il faut dire aussi qu’il n’y avait qu’une demi-chambrée, quelques amis, comme à l’Odéon les jours de tragédie classique. La saison est terminée et une partie de l’aristocratie est rentrée dans ses terres.

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Les personnes de marque qui sont restées à Londres s’abstiennent de paraître dans les lieux publics pour qu’on ne puisse pas supposer qu’elles n’ont pas encore quitté la ville. — Aussi n’ai-je pu assister à une de ces grandes représentations d’apparat, où la présence de S. M. la reine fait du théâtre une succursale de la cour. — Ces jours-là, l’étiquette s’assied au contrôle, où un lapidaire est installé avec la mission de refuser l’entrée à toutes les dames qui se présenteraient en ayant sur elles moins de cent mille livres de diamants. — Les hommes sont également soumis au frac et à la cravate blanche. Ce n’est pas gênant pour les Anglais, qui, en arrivant au monde, en trouvent une dans leur layette. Mais il arrive quelquefois aux voyageurs, ignorant les usages, de se présenter au théâtre comme ils iraient à l’estaminet, et de se heurter à un refus d’entrée. — Le cas a été prévu, — et dans presque toutes les boutiques qui avoisinent Her Majesty’s-Theatre, — on loue des costumes d’opéra. — Les petits industriels vagues, qui rôdent sous le péristyle, font même concurrence aux vestiaires officiels, en abaissant à la portées des petites bourses la location de leurs propres habits noirs et de leurs propres cravates blanches. — Ils ne demandent d’autre gage que le vêtement qu’on dépouille pour mettre le leur. — Mais il y a quelqu’imprudence à les honorer de sa confiance, car pendant que l’on conduit leur habit noir à l’Opéra, il peut arriver qu’un policeman les emmène prendre le thé dans une maison où ils sont reçus même en paletot. — Une fois la saison terminée, l’entrée du théâtre de la Reine est abordable à toutes les classes de la société. — Outre que le prix des places est diminué de moitié, le contrôle se montre moins sévère sur le chapitre du costume— une mise décente est seulement de rigueur, et on serait reçu même avec l’arc-en-ciel autour du cou, — mais il n’en reste plus pour se faire une cravate— Léo Lespès a acheté le dernier coupon.

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Le soir où j’étais au théâtre, je n’ai vu de diamants qu’au jabot de Nadar et de perles que dans la bouche de madame Taglioni. Les loges de l’aristocratie étaient vivement démocratisées, je dirai même qu’au premier flair on respirait dans la salle cette vague odeur du billet donné… Le décor et la mise en scène m’ont paru être à l’Opéra des éléments dramatiques absolument inconnus. J’ai vu, dans le Cenerentola, des toiles auprès desquelles le fameux salon jaune, qui servait de mairie aux amoureux de M. Scribe, eût été une galerie d’Apollon, — et on a apporté sur la scène, pour chanter le duo assis, deux fauteuils sur lesquels un gamin du boulevard n’aurait pas voulu monter, même pour voir le feu d’artifice. Quant aux costumes, ils m’ont paru brodés par la main des fées de l’économie. — Mademoiselle Rosati a dansé Marco Spada avec mademoiselle Taglioni, pour laquelle le public de Londres a une idolâtrie évidente.

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Le jour où a eu lieu la clôture de la saison, la représentation a été égayée par un intermède comique qui n’était pas indiqué sur l’affiche, et dont le directeur du théâtre de la Reine a été le héros. Comme c’est la coutume, à Londres, après l’exécution solennelle du God save the Queen, écouté avec le respect religieux que tous les Anglais portent à leur souveraine, les artistes qui composent la troupe se sont avancés, chacun à leur tour, pour saluer le public privilégié qui leur témoigne à son tour sa sympathie par des bravos et des rappels. Il y a bien dans la salle quelques parents et quelques amis qui donnent le la à l’enthousiasme britannique— mais la cérémonie s’exécute ; — on crève quelques paires de gants et on jette quelques bouquets. M. Lumley, qui s’étonne de ne pas encore voir, sur une place de Londres, une colonne monumentale supportant sa statue, avait imaginé de se faire comprendre dans l’ovation que la première aristocratie du monde accordait à ses artistes. Exceptionnellement, il voulait quêter le piédestal de sa dignité directoriale pour se mettre au même rang que son premier ténor ou sa prima donna.

En conséquence, — un nombreux groupe d’amis— attendait l’instant où le dernier artiste aurait achevé sa dernière révérence, pour procurer à M. Lumley le triomphe romain que celui-ci s’était commandé. — À un signal donné, un formidable chœur s’élève dans la salle, au moment où le public se disposait à se retirer : — Lumley ! Lumley ! Lumley ! et au milieu d’un étonnement général. — M. Lumley s’avance sur la scène, — il a le soleil sur son jabot, et l’on voit briller les planètes aux boutonnières de son gilet, — il salue à quatre-vingts degrés, pose la main sur son cœur et se prépare à prononcer un speach ; mais l’émotion, ou sa cravate, étranglent son éloquence, — et alors, — ah ! dame ! — et alors— l’aristocratie, qui n’a point en public l’hilarité expansive, — s’est souvenue qu’elle faisait partie de la joyeuse Angleterre, et elle a fait à M. Lumley un de ces succès— qui coulent un homme, — mais pas en bronze.

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En sortant du théâtre, à minuit, je me suis trouvé au milieu des lumineuses féeries de Hay-Market, qui est la rue de Londres où se trouvent en plus grand nombre les publics-houses, les tavernes élégantes, et tous les établissements où l’on noctambulise— entre un homard et une bouteille de sherrey.

M. Méry, — un jour qu’il était parvenu à retrouver la plume avec laquelle il écrivait jadis Héva et la Guerre de Nizam, a écrit dans les Nuits anglaises vingt pages qu’il peut revendiquer comme étant l’invention de la photographie. Je n’essayerai pas de lutter avec ce passage qui est resté dans toutes les mémoires littéraires comme un bon point à marquer à l’écrivain qui s’en marque lui-même tant de mauvais. — Qu’il vous suffise de savoir que Hay-Market, Piccadilly et les rues avoisinantes sont les principaux docks— de la compagnie de Cythère. — Depuis minuit jusqu’à cinq heures du matin, dans cette rue et dans celles qui l’avoisinent, on trouve l’affluence qu’on remarque à Paris aux Champs-Élysées les jours de feu d’artifice. Sans doute c’est un tableau affligeant pour le moraliste, mais à Londres la morale se couche à neuf heures. À partir de ce moment, le pavé appartient à ceux qui ont l’habitude de le battre, et c’est en battant ce pavé-là, que Shakespeare a rêvé les types immortels de Juliette, de Cordélia, de Desdemone et de toutes les femmes-anges qui peuplent son répertoire.

Un spectacle bien cher à tous ceux dont le tempérament est fait avec une rognure de Gargantua, c’est le luxe apéritif des tavernes et la mise en scène pleine de séductions de leur étalage extérieur où, sous la blanche lumière du gaz, se rassemblent toutes les variétés connues du règne animal. — Les publics-houses de Hay-Market et de Piccadilly sont de préférence ceux où l’on va souper au retour du Wauxhall, de Cremorn et du Casino. Un homard vivant, passant ses longues pinces au travers du grillage de Scott, m’a invité à aller le manger. Scott est la Maison-d’or du quartier. Il est patronné par les jeunes gens de l’aristocratie et par les crinolines de grande circonférence. Le cabinet particulier existe peu dans les tavernes anglaises. Les salons sont divisés en compartiments, — ce qui rend l’isolement absolu à peu près impossible. — Mais ce que la morale y peut gagner, elle le perd dans les parcs qui restent ouverts toute la nuit. — Cependant, depuis quelque temps, l’autorité s’est émue de ces pèlerinages après boire. — Les parcs n’ont point été fermés, mais, sur une pétition de la chaste Diane qui avait sa statue dans Saint-James, on a organisé des rondes, qui assurent à la déesse un repos tranquille, en éloignant de ses regards tout ce qui pourrait lui faire regretter trop vivement l’absence d’Endymion.

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Cependant, on n’a pas encore pu, ou on n’a pas voulu retirer pendant la nuit l’hospitalité des parcs aux nombreux hôtes de ces dortoirs de la belle étoile. Ils y viennent reposer pacifiquement avec leurs femmes et leurs enfants. Chaque famille a son banc ou son arbre accoutumé. Le matin, aux premiers sons de la diane, ils se lèvent comme une troupe familiarisée avec la discipline et se répandent dans les rues où ils vont, pour la plupart, se livrer au productif far niente de la mendicité, profession qui n’est nullement interdite dans le département des Îles Britanniques, car elle est, avec le vagabondage, la soupape de sûreté des deux ou trois cents propriétaires auxquels appartient la ville de Londres. — Les Anglais, il faut le dire, ont l’instinct— de la charité, — tous ceux dont le formidable appétit de jouissances humaines est habitué à mâcher le million, — payent généreusement aux établissements de bienfaisance le droit de digérer avec sécurité.

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Mais l’aumône sur la voie publique est encore très-fréquente. — À Londres, quiconque peut donner donne, et avec bonne grâce comme on lui demande, car j’ai vu un jour un pauvre qui n’osait pas tendre sa main parce qu’il n’avait pas de gants et que c’était dimanche. Les bras croisés entre sa peau et le drap de son habit, il désignait timidement aux passants, par un mouvement de la tête, un chapeau en ruine, au fond duquel on apercevait encore un double chiffre surmonté d’une couronne ducale. — Ce chapeau armorié d’un pauvre honteux, qui n’avait pour oreiller que le pavé de la rue, avait appartenu peut-être à un lord propriétaire du quartier. Tous ceux qui jetaient leur aumône dans cette sébile armoriée, savaient bien qu’elle irait tomber dans le comptoir du dieu Gin. — Mais ils savaient aussi qu’il est le dieu de l’abrutissement résigné, que chaque taverne, — où la misère va s’abreuver, vaut un corps-de-garde, — et qu’en encourageant les pauvres honteux, — on prévient les pauvres hardis. Cela est si vrai, qu’un des principaux magistrats de Londres, — auquel on montrait le recensement de la population, classe par classe, — secouait la tête et disait avec inquiétude : — Que se passe-t-il ? — je n’ai pas mon compte de pauvres.

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Je m’aperçois que ces remarques ne sont pas à leur place au milieu de ces lignes frivoles, — qui auraient pu, sans que personne y perdît, rester dans le carnet, où les jetaient les hasards de la flânerie ; — mais il est bien difficile de ne point parler de misère à propos d’un pays où l’haleine d’une population mourant de froid pendant l’hiver suffit pour former un brouillard qui cache la vue du soleil.

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Le gouvernement anglais a du reste le génie de la prévoyance, et, sans compromettre son autorité, il sait à propos faire des concessions. — Tout récemment il avait été question, à l’instigation du clergé, m’a-t-on dit, de supprimer les musiques publiques qui sont le dimanche une récréation populaire. — Il y a eu commencement d’émeute, on a déraciné quelques chênes dans les parcs pour les opposer aux bâtons des policemen. La police a dû rendre au peuple ses orchestres en plein vent. — Mais pour rester d’accord avec le principe religieux, qui en réclamait l’interdiction, — on a seulement permis la musique sacrée. — C’est du moins à ce titre que le Postillon de Longjumeau est exécuté à Londres dans les parcs sous le nom d’Oratorio. — On est devenu également beaucoup moins rigoureux pour les règlements, qui obligeaient les dimanches la stricte fermeture des débits de boisson. — Les portes et les volets, sont bien fermés jusqu’au soir ; mais cependant— il y a bien un sésame qui entre-baille l’huis prohibé, s’il ne l’ouvre entièrement. — Je me souviens pour mon compte, d’avoir consommé plusieurs ginger-beer, — à une heure où la loi me condamnait à la soif.

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J’ai été ce soir à Cremorn-Garden, — c’est une imitation de Mabille. Le jardin beaucoup plus grand, mais moins somptueux, contient un théâtre, un cirque et une foule de divertissements. — L’éclairage est mesquin, — est-ce dans un but favorable au mystère ? je ne le crois pas, car les labyrinthes et les bosquets sont peu fréquentés. La foule se disperse plus volontiers dans le cirque, vers les jeux, et surtout vers les loteries de bibelots. — La rotonde du bal, où s’élève un orchestre excellent, est, à l’instar de Mabille, l’empire où règne un Pilodo— qui pourrait rendre des points de grêle a à son confrère de Paris. — On m’affirme que c’est pour rappeler le plus possible le roi des bals parisiens, que le chef d’orchestre de Cremorn s’applique cette grêlure postiche, seulement il arrive quelquefois que, dans la chaleur de l’exécution d’un quadrille, le masque tombe et il reste un très-joli garçon, fort apprécié de ses danseuses. — Cremorn, qui est le Parc-aux-Biches de Londres, a, comme Mabille, ses grands et ses petits jours. — On y trouve beaucoup d’émigrées des Folies-Nouvelles et du Café du Cirque.

C’est le fonds de magasin de la galanterie parisienne. Elles ne valent pas à beaucoup près les Anglaises ; mais comme elles viennent de France, le pavillon couvre la marchandise. — En résumé, ce bal, comme tous ceux qui existent à Londres, n’a pas l’entrain que l’on remarque quelquefois dans les nôtres. — Les Anglais sont des gens mathématiques et pressés qui ne font rien d’inutile. Aussi ne perdent-ils pas leur temps à faire la cour aux femmes qu’ils rencontrent dans les lieux de plaisir. — S’ils en invitent une pour le quadrille ou la valse, — ils lui présentent non pas la main, mais leur canne ou leur parapluie ; — lorsque la femme, en valsant, permet à son cavalier de lui appuyer sa canne derrière le dos, c’est un indice d’espérances. On va ordinairement les arroser d’un verre de boisson froide, qui a le sherrey pour base, et qui se boit avec une paille. — Toute femme qui fréquente les bals apporte sa paille à sherrey dans son corset. — Si, après en avoir fait usage, elle l’offre à son cavalier, c’est comme si le notaire y avait passé. — Tout ceci n’est pas du dernier galant, mais le madrigal n’est pas une monnaie anglaise. — On peut revenir de Cremorn par le penny-boat. Quand la soirée est belle, c’est un charmant voyage d’un quart d’heure. À bord du steamer l’Anglais retrouve la gaieté qu’il n’avait pas au bal. — C’est l’Antée de l’eau, il faut qu’il soit dessus pour qu’il paraisse vivre. Quant à moi— mon retour de Cremorn a été gâté par des Parisiens, qui se racontaient le dernier drame de l’Ambigu.

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Aujourd’hui, à quatre heures, j’ai été pris dans la rue d’une attaque de spleen foudroyant. C’est une espèce de suie morale qui s’attache à toutes vos idées. Il n’est pas de distraction qui puisse vous ramoner l’âme. Il n’y a qu’un remède à ce mal-là : — c’est le départ. Je fais ma malle, — ce ne sera ni long ni lourd.

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L’ami qui me reconduit au chemin de fer m’a glissé dans la poche, en me quittant, une nouvelle à la main anglaise.

Il y a deux jours, — comme il avait fait mauvais temps et que le macadam avait délayé la boue dans la rue, un de ces industriels de la rue avait imaginé de tracer dans Regent-street un chemin praticable pour les piétons. — Chaque personne qui passait lui donnait un penny. Vers la fin du jour, et comme il avait amassé une assez belle recette, le balayeur, ayant quitté la place, prit son balai, et se mit à détruire son travail du matin, en effaçant le passage qu’il avait tracé au milieu de la boue.

  • — Et bien ! lui dit mon ami qui à la même heure mettait les volets à son magasin, que faites-vous donc là ?
  • — Mais je fais comme vous. — je ferme ma boutique. Un gamin de Paris aurait-il mieux dit !

En arrivant à la station de Folkestone où je dois m’embarquer, j’ai acheté pour lire, pendant la traversée, les numéros du Cours de littérature où se trouve l’éloge d’Alfred de Musset par M. de Lamartine.

*
**

Ah !

Causeries dramatiques

Mademoiselle Rachel

L’année qui vient de s’achever semble avoir donné pour mot d’ordre à celle qui commence de continuer son hécatombe de victimes choisies. Le Nécrologe de l’an nouveau s’ouvre encore par un nom illustre. Après une maladie dont l’issue, malheureusement trop certaine, n’était cependant pas aussi prochainement attendue, mademoiselle Rachel vient de mourir dans un petit coin de la terre française, qui est le vestibule de l’Italie. — La souveraineté dramatique qu’elle a exercée pendant près de vingt années, ses courses victorieuses à l’étranger, où elle allait populariser les œuvres de notre théâtre national, ont laissé d’elle, partout où elle a passé, un durable souvenir, qui fera de sa mort un événement européen, une date presque historique. On peut le dire sans exagération, c’est une tête couronnée que la mort vient de toucher. On a beaucoup écrit sur mademoiselle Rachel pendant sa vie ; car elle était, comme femme et comme artiste, un de ces personnages que leur évidence soumet incessamment aux indiscrètes curiosités de l’opinion. On va sans doute écrire beaucoup à propos de sa mort : la Chronique a ses nécessités, et souvent elle est obligée de faire un pupitre d’un cercueil à peine fermé. Déjà, pour obéir à cette curiosité du public, on a commencé des révélations, qui, tout intéressantes et toutes sympathiques qu’elles puissent être, auraient pu être retardées, sans qu’on eût pour cela manqué de zèle pour la mémoire de la célèbre tragédienne. — Sans doute, l’actualité est un besoin de l’époque ; mais il y a des occasions où ce besoin doit sembler pénible à satisfaire.

Quant à nous, n’ayant pas eu l’honneur, souvent envié, de connaître particulièrement mademoiselle Rachel, nous ne pourrons ajouter aucun détail biographique inédit à ceux qui sont déjà connus, et nous sommes obligé de nous restreindre dans les limites discrètes d’une simple appréciation artistique.

Comme tous les talents supérieurs dont l’arrivée imprévue occasionne un déplacement soudain dans les idées et dans les goûts du public, la grande tragédienne, dont Paris accompagne aujourd’hui même les funérailles, a soulevé bien des discussions dans la critique pendant le cours de sa carrière, si hâtivement interrompue. — Peu d’artistes ont éveillé plus de passions ; mais si l’admiration ne s’est pas livrée toujours sans résistance, si l’enthousiasme s’enveloppait quelquefois de formules restrictives, une chose qui n’a jamais été contestée à la défunte par aucune voix, ce fut sa nature nativement privilégiée, qui, dès le premier aspect, et avant même qu’elle eût agi ou parlé, lui permettait de révéler cet on ne sait quoi de plus qu’humain, indiquant une de ces rares individualités que l’art destine à la domination des foules. — Aussi la mort de mademoiselle Rachel est-elle plus que la disparition regrettable d’une femme intelligente, jeune, admirée, aimée : elle est pour l’art un véritable sinistre. — Quelque chose était avec elle, qui ne sera plus ; et c’est bien véritablement une grande place vide que va faire ailleurs cette petite place qu’on creuse à sa dépouille. — Mademoiselle Rachel est morte à trente-sept ans. On ne peut se défendre d’être profondément attristé par ces rigoureuses préférences du destin, qui semble quelquefois transformer la mort, le doux ange de la délivrance, en une sorte de juge brutal, appliquant avec colère la loi de destruction. Mais si mademoiselle Rachel est morte bien jeune, sa carrière n’en reste pas moins aussi pleinement remplie que puisse le souhaiter l’ambition humaine : son nom reste un des plus sonores qu’ait répétés le siècle. Depuis longtemps la gloire lui avait dit son dernier mot, et, si elle avait encore quelque chose à demander à la vie, ce ne pouvait être que le repos. — Relativement, elle aura donc vécu bien plus que d’autres grands artistes dont l’existence se sera prolongée plus longtemps que la sienne, mais qui auront dépensé une partie de leur vie dans des luttes pénibles et obscures. — Sans doute, elle aussi, a connu les difficiles chemins ; mais elle n’a pas eu le temps de s’y lasser. — Elle a eu à lutter, comme tant d’autres : qui dit conquêtes dit combats ; mais cette partie de sa biographie reste la plus courte. — Elle commença à régner dès qu’elle fut connue, et jamais peut-être acclamation plus unanime et plus spontanée n’inaugura une nouvelle royauté dans l’art, et ne couronna un plus jeune front.

Dès les premiers jours où elle parut sur le théâtre du Gymnase, vouée alors aux puérils jeux de scène du petit répertoire qui y avait été acclimaté par M. Scribe et ses écoliers, quelques fervents, toujours en quête de l’inconnu, découvrirent dans cette enfant celle qui allait être la grande muse tragique de l’époque. — Une destinée favorable ne permit point cependant que ce début prît les proportions d’un événement. — Si mademoiselle Rachel eût réussi tout d’abord avec éclat dans le genre étroit et faux où elle s’était montrée au public, peut-être le public l’aurait condamnée à y rester, et elle eût été perdue pour le grand art qu’elle était appelée à régénérer. — Heureusement pour elle et pour tout le monde, elle ne fit que traverser le territoire de la comédie bourgeoise. Son grand geste sculptural, ses fières allures, ses hautaines attitudes, cet organe sonore, plein, l’un des plus magnifiques instruments qui eussent depuis longtemps exprimé la passion, firent dissonnance avec les petites phrases, alternées de petits couplets, de ce petit drame. — L’actrice n’eut qu’un succès d’estime. Le directeur du Gymnase crut s’apercevoir qu’un article de l’engagement était pour sa pensionnaire une porte de sortie, et il la lui ouvrit, croyant bien ne laisser partir que la Vendéenne. — Peu de temps après, entrant par hasard à la Comédie-Française, à cette époque un des plus célèbres déserts de l’Europe, il la reconnut. — C’était déjà Camille, — non plus une petite débutante donnant quelques espérances, et qu’il fallait encourager, — mais la grande et fière Romaine de Corneille.

Le lendemain, c’était Hermione ; huit jours après, c’était déjà celle qui fut Rachel. — On sait combien le public fut prompt à retourner à ce théâtre, presque délaissé, et avec quelle ferveur passionnée il accueillit la résurrection des vieux maîtres classiques. — Pour qu’un pareil enthousiasme ait pu se maintenir à un degré égal pendant dix-huit ans ; — pour avoir su, avec cinq ou six rôles, ramener le culte d’une forme dramatique qui n’était plus dans le goût de l’époque, — il fallait quelque chose de plus qu’un grand talent, il fallait cette puissance souveraine d’un art supérieur. — Le public, encouragé quelquefois par la critique, a tenté de se soustraire à cette domination évidente : il se brouillait avec son actrice ; — mais elle demeurait toujours la favorite et, à chacun de leurs raccommodements, l’art gagnait une de ces belles fêtes comme on en voyait souvent à ces heureuses époques, où les sereines distractions de l’intelligence étaient plutôt un besoin véritable qu’une affaire de mode. — Si on recherche quelle a été l’influence de mademoiselle Rachel sur le mouvement dramatique de son époque, il y aura peu de chose à dire qui puisse ajouter à sa gloire. — Elle a restauré passagèrement la tragédie française : rien de plus. En dehors des cinq ou six grandes figures tragiques qu’elle avait fidèlement restituées, elle a peu favorisé le théâtre contemporain, non par crainte d’impuissance, mais par sympathie, peut-être par reconnaissance pour les vieux poëtes, auxquels elle réservait de préférence ses souffles les plus puissants. Cette piété, un peu exclusive envers le passé, ne l’empêcha point quelquefois de prêter l’appui de son talent à des œuvres modernes. Mais ce n’est point là ce qui peut compter pour des services rendus à l’art de son temps. — Sauf de rares exceptions, mademoiselle Rachel avait la coquetterie de l’isolement et du tour de force : — elle protégeait particulièrement de sa présence et de son autorité des pièces— qui n’auraient pu exister sans elle, et il y eut dans quelques-unes de ces créations plus de charité que de dévouement. — Hostile à l’art dramatique, on ne peut point affirmer qu’elle le fut, mais du moins peut-on dire qu’elle se montra quelquefois paresseusement indifférente à l’aider. — Ce qui est certain, c’est que la tragédie est morte de nouveau avec elle. Hermione, Camille, Phèdre, Émilie, toutes les amoureuses, toutes les passionnées, toutes les jalouses, qu’elle faisait vivre, vont reprendre leur immobilité de bas-relief, — et rentrer dans le monde endormi de la tradition, — jusqu’à ce qu’une autre muse inspirée vienne souffler de nouveau sur la poussière qui les recouvrira.

Mademoiselle Rachel ne fut pas seulement une grande artiste dont le nom est destiné à se perpétuer au théâtre : — en dehors de la scène, elle était encore une des plus illustres personnalités de son époque. — Dépouillée du prestige dramatique, elle retrouvait dans le monde une autre souveraineté, qui était reconnue par tous ceux qui eurent l’honneur de l’approcher. C’était la grâce ajoutée à la grâce, disaient ceux qui avaient la réputation de ne dire que la vérité. — On a répété d’elle des mots charmants, qu’elle daignait faire elle-même, et sa correspondance indique une tournure d’esprit qui ne devait pis son originalité au vulgaire jargon des coulisses. — On a raconté quelquefois que les maréchaux de l’empereur Napoléon, lorsqu’ils devaient assister à quelque cérémonie d’apparat, allaient consulter Talma sur la manière de draper leur manteau de cour. Les plus grandes dames d’aujourd’hui auraient pu consulter mademoiselle Rachel sur la manière de s’envelopper dans un châle. — Elle possédait, avec la merveilleuse intuition que donne l’art, le sens intime des grandes élégances de l’attitude et du vêtement. — Dans le moulage qui aurait reproduit les plis formés par son cachemire, un statuaire aurait pu, sans commettre d’anachronisme, couler la tunique destinée à revêtir les lignes harmonieuses d’une figure antique.

Emile Augier1

L’accueil qui vient d’être fait à la dernière comédie représentée sur le théâtre de l’Odéon prouve que le public ratifie les honneurs académiques récemment accordés à M. Émile Augier. — Il n’est plus seulement l’élu d’une fraction de la littérature, il est l’élu de l’opinion.

La critique a souvent et justement été rigoureuse envers M. Émile Augier. Après avoir encouragé son premier début, les œuvres qui lui ont succédé ont été discutées avec une certaine sévérité. Mais l’auteur de la Jeunesse ne s’est pas mépris sur les véritables intentions de cette rigueur sympathique. À l’époque où il parut au théâtre, il se présentait— par modestie, sans doute— à la suite d’un écrivain dont les tendances dramatiques avaient un but rétrograde. Après un succès de surprise, qu’elle avait eu le tort d’exagérer, la critique dut combattre cette réaction. — Mais il était trop tard déjà : une école était créée, et, par camaraderie plutôt que par instinct, M. Émile Augier s’était fait le second de M. Ponsard. — Ce fut à rompre cette association antinaturelle que la critique a longtemps travaillé, et jusque dans les agressions dont il était l’objet, M. Augier a pu voir qu’il était traité avec une préférence marquée.

Les efforts de la critique ne furent pas stériles. Tandis que l’auteur de Lucrèce persévérait avec une conviction respectable, comme l’est toute conviction, dans la voie où il savait devoir trouver le succès, M. Émile Augier, emporté par sa véritable nature, s’échappait quelquefois du préau de l’école du bon sens, et s’aventurait à faire de la poésie buissonnière. Ces tentatives, qui d’ailleurs manquaient de franchise, ne furent point toutes heureuses au point de vue du succès banal. Elles auraient pu décourager M. Augier. Elles eurent au contraire pour résultat de l’accoutumer aux périls de la lutte, et de le rendre indifférent aux faciles triomphes qu’on peut obtenir en flattant l’opinion de la majorité, nativement hostile à tout art qui tend à s’élever.

Les commencements de cette seconde période du talent de M. Augier révèlent encore un certain respect pour les traditions de l’école qui le revendiquait comme un de ses chefs. Mais cependant, au milieu des concessions qu’il croit devoir faire encore à son passé, on sent qu’il médite une émancipation complète de toute servitude littéraire. En même temps qu’il agrandit l’horizon de ses idées, il imprime à ses œuvres nouvelles un mouvement dramatique, où la vie commence à remuer : progrès qui lui attire déjà quelques mauvaises notes dans l’école du bon sens. — Son vers, facile et spirituel, s’empreint de poésie, en exprimant des passions autres que celles permises dans le répertoire du théâtre-sermon. — M. Augier semble préluder à sa pièce de la Jeunesse en se faisant jeune lui-même. Ses infidélités à son école deviennent plus fréquentes. Diane, qui semble une tentative de réconciliation avec le romantisme, donne la main à Marion Delorme. — M. Augier pousse même une pointe dans le domaine de la fantaisie, en compagnie d’Alfred de Musset, — et continue de se compromettre aux yeux du parti littéraire qu’il représente, en écrivant une comédie avec M. Jules Sandeau, un romancier, un homme qui écrit en prose. La collaboration de l’esprit alerte de M. Augier avec la délicatesse passionnée de M. Sandeau produisit le Gendre de M. Poirier, comédie charmante, dont le sujet était loin d’être la glorification des instincts bourgeois. Ce fut à la fois un succès dramatique et littéraire, en même temps qu’un rapprochement vers le genre où le théâtre commençait à entrer. — S’il eût été profitable, au point de vue de leur intérêt, que l’association des deux écrivains se perpétuât, elle pouvait être nuisible à leur individualité. — Il y eut une séparation amiable, à la suite de laquelle M. Augier reparut seul avec le Mariage d’Olympe, dont la chute triomphante fut la revanche complète et longtemps attendue du succès de Gabrielle. — Cette pièce n’était plus une transition, mais une franche apostasie des principes de l’école à laquelle il avait appartenu jadis. — Le jour où elle fut représentée, l’auteur reçut sa démission de membre de l’école du bon sens. — Cette rupture définitive fut une véritable fête littéraire, et si le Mariage d’Olympe tomba devant le parterre, la réputation de M. Augier s’éleva singulièrement dans la portion du public qui mesure plutôt une œuvre à sa valeur qu’à son succès. — Une chose importante au théâtre, aussi bien qu’ailleurs, c’est de savoir arriver à temps. — La science de l’à-propos est le talent de ceux qui n’en ont pas. — Des œuvres dont le principal ou l’unique mérite était d’arriver juste à la minute précise où le public désire voir formuler au théâtre des idées qui sont dans l’air ont réussi avec éclat, — tandis que d’autres recevaient un accueil douteux, parce qu’elles se présentaient en avance ou en retard.

L’habent sua fata, que les anciens appliquaient aux livres, peut s’appliquer encore plus justement aux ouvrages dramatiques. — Le caprice du public faisant du théâtre le terrain le plus mouvant où puissent s’aventurer les inventions de l’intelligence, en donnant le Mariage d’Olympe, M. Augier était en retard. Déjà depuis plusieurs années la scène était occupée par toutes les variétés du monde interlope, et ce spectacle avait épuisé l’attention de la foule. — Le mérite de cette comédie et sa moralité même ne purent conjurer l’esprit de réaction dont les clameurs hypocrites de la critique vertueuse animaient les spectateurs. Ils ne voulurent point attendre l’œuvre qui résumait la question sociale, débattue devant eux sous toutes les formes. Cette réaction fut injuste comme l’est souvent toute chose née du caprice ; mais si M. Augier en fut victime à un point de vue, l’événement lui fut profitable à un autre, car le Mariage d’Olympe avait prouvé à ceux qui en doutaient encore, qu’il pouvait parler la langue virile de la comédie sérieuse. — La Jeunesse, qu’on vient de représenter à l’Odéon, est-elle un progrès sur les dernières productions du nouvel académicien ? — Comme conception dramatique, non ; mais comme audace et comme création de caractères, M. Augier indique son intention bien arrêtée de persévérer dans la voie où la critique fit tant d’efforts pour l’attirer. Et d’abord il faut remarquer cette fois qu’il s’est présenté dans les conditions favorables pour réussir.

Cette même mobilité dans l’esprit du public à laquelle il dut un désastre vient de lui préparer un triomphe. — Sera-t-il durable ou passager ? On ne sait encore, mais on remarque depuis quelque temps un indice de retour vers une forme dramatique d’où la poésie ne soit pas exclue comme faisant obstacle à l’intérêt. — L’écrivain qui au théâtre fut le précurseur de l’école réaliste a ses caudataires, dont les productions n’obtiennent déjà plus la vogue qui les accueillait jadis. — N’est-ce qu’un temps d’arrêt dans la curiosité ? Est-ce lassitude réelle et besoin de changement ? Toujours est-il que le moment semble favorable pour l’écrivain dramatique arrivant au théâtre doublé d’un poëte. — C’est ce que nous avons cru deviner dans l’ovation faite à M. Augier, qui, il faut le dire, n’avait jamais été en meilleure veine de poésie. — Le sujet de sa pièce nouvelle est tout moderne : c’est la lutte de l’homme jeune avec les mœurs de l’époque, qui, au nom de ses intérêts de position et de fortune, réclament l’immolation de tous les instincts libres et généreux de l’âge juvénile. — On pourrait contester à M. Augier que son personnage de Philippe Huguet, qui a vingt-huit ans, soit la personnification bien absolue de la jeunesse ; à vingt-huit ans la jeunesse est déjà un astre voisin de son déclin. La profession même d’Huguet a dû hâter la maturité de son esprit. Philippe est avocat, et l’étude de la loi est contradictoire avec les aspirations du cœur. — Il est vrai que dès son jeune âge Philippe a été victime de la corruption maternelle, — corruption est le mot, et on n’en peut trouver d’autre pour exprimer le système d’éducation avec lequel madame Huguet a élevé son fils dès son plus jeune âge. — Cette création de la mère corruptrice est toute la pièce. — Balzac, qui ne reculait certainement pas devant la peinture des infirmités sociales, l’eût à peine osé. Madame Huguet s’est mariée pauvre à un homme pauvre, qu’elle aimait et dont elle était aimée ; les premiers temps de cette union furent heureux :

Comme nous nous aimions, comme nous étions braves, 
Quel superbe dédain des mesquines entraves !

dit elle-même madame Huguet dans la scène où elle explique à son fils les raisons qui l’ont amenée à nourrir sa jeunesse du lait amer de l’expérience. — Mais aux joies de la lune de miel, à la lutte courageuse que les deux époux, soutenus par leur amour, ont entreprise contre la misère, a succédé un de ces découragements qui tôt ou tard finissent par affaiblir les plus robustes affections.

Cette pauvreté, d’autant plus pénible à supporter qu’il fallait la dérober sous l’apparence d’un bien-être factice, s’augmente encore par la naissance de deux enfants, qui sur les modestes revenus du ménage viennent prélever l’impôt de leur éducation. — Restée veuve, madame Huguet a marié sa fille et vit avec son fils ; mais en se rappelant les souffrances intimes qui ont altéré son bonheur d’épouse et de mère, elle a juré d’affranchir son fils d’une destinée où la misère pourrait être l’hôte de son foyer. — C’est dans ce but que par le conseil, par l’exemple, elle a éloigné Philippe du vert chemin de sa jeunesse, pour l’entraîner sur la route au bout de laquelle son ambition rêvait la fortune, ce bonheur moderne. — L’intention est maternelle, sans doute, mais ce n’était pas moins une grande audace de risquer sur la scène cette maternité qui, au nom de sa tendresse, s’appliquait à étouffer tous les instincts généreux de son enfant. Cette création scabreuse, et traitée avec un art infini, a été acceptée par le public. Il n’a point voulu y voir ce que l’auteur n’avait pas voulu montrer, — une mère monstrueuse, c’est-à-dire un outrage fait au sentiment le plus sacré de la nature.

Cependant quelques timorés crieront peut-être à l’immoralité. Mais ne serait-il pas temps d’en finir avec ce reproche banal qu’on jette à toutes les œuvres qui s’inspirent un peu vivement des mœurs de leur époque ? La nôtre restera grande dans l’histoire, par les grandes choses et les grands noms qu’elle rappelle à l’avenir. Mais on ne peut nier que nous traversons une époque de décadence morale, et que le temps est mauvais pour faire de la scène comique un pâturage où brouterait le troupeau des blancs moutons de madame Deshoulières. La conclusion de la pièce de M. Augier est plus poétique que dramatique. Philippe Huguet, malgré toutes ses concessions aux lâchetés sociales, a cependant gardé, pur de tout contact corrupteur, l’amour qu’il a pour sa cousine. Cette passion comprimée, presque inavouée, éclate tout à coup. Par un beau soleil d’été, au milieu des champs qui exhalent

Cette fraîche senteur des terres retournées,

le jeune homme sent sa jeunesse faire irruption subite dans tout son être. L’intervention des influences de la nature peut être discutée comme moyen dramatique. On trouvera peut-être que Philippe déchire bien vite sa robe d’avocat au premier buisson d’aubépine. Mais ce rajeunissement de l’homme par la jeunesse d’une nature en floraison est une idée poétique, une fiction, si on veut, mais une fiction pleine de charme et qui amène une scène d’amour, une vraie scène d’amour comme on n’en avait pas entendu au théâtre depuis le dialogue de Valentin avec Cécile, dans Il ne faut jurer de rien ! Cette scène seule suffirait pour justifier le titre de la Jeunesse que M. Augier a donné à sa pièce. Oui, c’est bien la jeunesse qui parle par ces beaux vers de Philippe à Cyprienne quand il lui avoue son amour :

Quel serment te faut-il de ma métamorphose ?
Eh bien ! par la beauté de la terre et des cieux,
Par le printemps en fleurs, par l’été radieux ;
Mais non par ma jeunesse à la fin déchaînée ;
Non, non, par tes douleurs, ô douce résignée,
Je jure qu’il n’est plus ce vieillard, ce pervers,
Qui cherchait d’autres biens que toi dans l’univers.
Moi je suis un jeune homme heureux et sans envie,
Ne demandant à Dieu que de gagner ta vie
Et défiant le sort d’atteindre son bonheur,
Enfoui désormais tout entier dans ton cœur.
Me crois-tu maintenant ? — Soyez témoin pour elle,
Bois sombre et plein de mousse où rit la tourterelle.

Ce rire de la tourterelle est, par parenthèse, une faute de naturalisme. Tout le monde sait que ce charmant oiseau des solitudes champêtres exprime au contraire son éternel amour par une sorte de roucoulement à la fois tendre et plaintif. — Ceci n’est pas une critique mais une simple observation. — On prévoit quel dénoûment amène la rencontre de Philippe avec sa cousine : il épouse Cyprienne et vivra auprès d’elle à la campagne. En réalité, cette utopie de l’avocat-laboureur est un peu un dénoûment de convention. Ou madame Huguet n’avait pu parvenir à inoculer à son fils sa fièvre d’ambition et de fortune, et alors il n’aurait pas attendu aussi longtemps pour suivre les penchants de son cœur en épousant sa cousine ; ou les influences maternelles auraient préservé Philippe de tout retour juvénile : cette conclusion n’en est donc pas une, dramatiquement. Mais il nous répugne de soumettre à l’appareil de la logique une œuvre qui est avant tout une tentative de poésie. Laissons à d’autres le soin de chagriner le succès d’un homme qui, à son honneur et à celui du public, a su réunir dans cette difficile entreprise de faire écouter et applaudir des vers à une époque où l’on parle une langue en chiffres.

L’esprit du jour

… À propos des pièces en vogue, la critique qui s’en irait en guerre courrait le risque de se compromettre gravement ; les petits agneaux lui bêleraient ironiquement au nez, et les vaches landaises ne se laisseraient pas écarter par les plis de sa toge sans la trouer préalablement de quelques coups de corne. Si, persistant dans son réquisitoire, le malheureux critique s’écriait : « Mais la raison ! Mais le sens commun ! qu’en faites-vous dans tout ceci ? » Grassot lui grognerait gnouf-gnouf. S’il tentait de protester au nom du style et de la langue, Lassagne lui montrerait la sienne en lui répondant : Ô mon Dieur-je— et tout serait dit ; car, à l’heure où nous sommes, ces deux vocables triomphants suffisent pour répondre à tout. Ils sont l’admiration et la préoccupation de tout un peuple qui tient cependant quelque place sur la carte. Gnouf-gnouf et ô mon Dieur-je résument toute la gaieté et tout l’esprit français. Avant peu, ces deux interjections finiront par former à elles seules le fond de la langue. On se bat presque pour chacune d’elles, comme on se battait jadis sous les réverbères pour le sonnet de Job contre le sonnet d’Uranie. C’est une rage, une fureur, une passion comme les Parisiens seuls savent en avoir pour les choses ridicules. — Il y a maintenant à Paris des professeurs qui enseignent l’art d’imiter la délirante épilepsie de Lassagne, ou l’enrouement épique de Grassot. — Un pharmacien qui inventerait des pastilles antipectorales, dont l’usage communiquerait aux consommateurs l’extinction de voix du célèbre grotesque du Palais-Royal, ferait fortune en moins d’une semaine. — Dans les foyers, dans les ateliers, dans tous les centres où l’art élabore son œuvre sous toutes ses formes : gnouf-gnouf et ô mon Dieur-je sont à l’étude. — C’est en disant gnouf-gnouf que le poëte appelle l’inspiration rebelle.

Gnouf-gnouf, t’en souvient-il, nous voguions en silence,

répètent les cygnes élégiaques qui nagent dans les eaux du lac immortel. — Les Lassagnistes sont un peu moins nombreux. Cependant un jeune homme qui sait adroitement jeter quelque ô mon Dieur-je dans la conversation peut encore se présenter dans un salon. — Si l’Alboni chante, on la fera taire. — Ce sera d’abord une occasion d’éviter l’art, une chose que le public moderne n’aime pas, parce qu’elle offense la vulgarité de ses goûts.

Peut-être trouvera-t-on que c’est là chercher querelle à une innocente manie ; mais il y a dans cette manie un symptôme qui caractérise l’esprit du temps : jamais il n’a été plus indifféremment hostile aux œuvres sérieusement dignes d’attirer l’attention ; jamais il ne s’est montré plus sympathique à celles qui le sont moins. — L’époque est surtout propice aux exagérations du grotesque et aux extravagances de la parodie. De même que l’acteur qui a le plus de succès est celui-là qui sait le mieux faire subir au masque humain toutes les difformités de la grimace, les œuvres qui exercent sur la foule l’attraction la plus puissante sont celles où la vérité humaine est le plus violemment contorsionnée. Au théâtre, les ouvrages sérieux ou d’apparence sérieuse attirent bien le public, mais on pourrait croire qu’il y vient plutôt par curiosité, par désœuvrement, que par goût. C’est au spectacle et non au théâtre que l’appellent ses véritables instincts.

FIN.