Le Chevalier de Méré ou De l’honnête homme au dix-septième siècle.
Connaissez-vous le chevalier de Méré ? Ce n’est pas que je vous conseille de le lire ; il
n’est bon à connaître que par extraits. Il passait pour plus aimable qu’il ne devait être,
à en juger par ses lettres et par ses discours imprimés ; il faisait profession de ce qui
n’est bien que si on ne le professe pas, et que si l’on en use d’un air d’aisance et de
naturel. Sa politesse est compassée, et je le soupçonne fort d’avoir été de ceux qui sont
frivoles dans le sérieux et pédants dans le frivole
; mais
c’était certainement un homme de beaucoup d’esprit, établi sur ce pied-là dans le monde,
ayant commerce avec ce qu’il y avait de plus considérable dans les lettres et à la cour,
désigné par l’opinion, à un certain moment (de 1649 à 1664), pour un arbitre ou du moins
pour un maître d’élégance. Son tort fut de prendre trop à la lettre et trop au sérieux ce
rôle délicat, et de pousser à bout ce qui ne doit être qu’effleuré, ce qui doit être
renouvelé toujours. On a dit de Benserade que c’était un Voiture trop prolongé : ç’a été
l’inconvénient aussi du chevalier de Méré. Malgré ces défauts ou à cause de ces défauts
mêmes, le chevalier de Méré est un type ; et si aujourd’hui on veut
étudier un des caractères les plus en honneur au xviie
siècle, on ne saurait mieux s’adresser ni surtout plus commodément qu’à lui.
Il y eut, vers ce temps, des hommes qui nous représentent et qui réalisent en eux l’idée de l’honnête homme, comme on l’entendait alors, bien mieux que le chevalier de Méré ne le sut faire dans sa personne, et lui-même, parmi les gens de sa connaissance, il nous en cite qu’il propose pour d’accomplis modèles. Il n’en est aucun pourtant qui ait plus réfléchi que lui sur cet idéal, qui se soit plus appliqué à le définir, à en fixer les conditions, à disserter sur l’ensemble des qualités qui le composent, et à les enseigner en toute occasion. Un maître à danser n’est pas toujours celui (tant s’en faut) qui danse le mieux ; mais si quelque ancien maître fameux en ce genre a écrit quelque chose sur son art, et que cet art soit en partie perdu, on doit recourir au traité. Le chevalier de Méré a été, à son heure, un maître de bel air et d’agrément, et il a laissé des traités.
Il ne s’exagère point d’ailleurs, autant qu’on le pourrait croire, l’effet des
préceptes : « Eh ! qui doute, dit-il quelque part22, que si
quelqu’un était aussi honnête homme que l’on dit que Pignatelle étoit bon écuyer, il ne
pût faire un honnête homme comme Pignatelle un bon homme de cheval ? D’où vient donc qu’il
en arrive autrement ? » Il va lui-même au-devant des objections que soulève le didactique
en pareille matière, lorsqu’il dit : « En tous les exercices, comme la danse, faire
des armes, voltiger, ou monter à cheval, on connoît les excellents maîtres du métier à
je ne sais quoi de libre et d’aisé qui plaît toujours, mais qu’on ne peut guère acquérir
sans une grande pratique ; ce n’est pas encore assez de s’y être longtemps exercé, à
moins que d’en avoir pris les meilleures voies. Les agréments aiment la justesse en tout
ce que je viens de dire, mais d’une façon si naïve, qu’elle donne à penser que c’est un
présent de la nature23. »
Je ne saurais mieux comparer les écrits de
Méré qu’à ceux de Castiglione, auteur du livre du Courtisan (Cortegiano).
Celui-ci a fait le code de l’
homme de cour
, l’autre a fait celui
de l’honnête homme.
Honnête homme
, au xviie
siècle,
ne signifiait pas la chose toute simple et toute grave que le mot exprime aujourd’hui. Ce
mot a eu bien des sens en français, un peu comme celui de
sage
en
grec. Aux époques de loisir, on y mêlait beaucoup de superflu ; nous l’avons réduit au
strict nécessaire. L’honnête homme, en son large sens, c’était l’homme comme il
faut
, et le
comme il faut
, le
quod
decet
, varie avec les goûts et les opinions de la société elle-même. L’abbé
Prevost est peut-être le dernier écrivain qui, dans ses romans, ait employé le mot honnête homme précisément dans le beau sens où l’employaient, au
xviie
siècle, M. de La Rochefoucauld et le chevalier de
Méré. Lorsque Voltaire disait en plaisantant :
Nos voleurs sont de très-honnêtes gens,Gens du beau monde…24,
il détournait déjà un peu le sens et le parodiait, en lui ôtant l’acception solide qui,
au xviie
siècle, n’était pas séparable de l’acception
légère. C’est ainsi que Bautru, dès longtemps, avait dit, en jouant sur le mot, qu’
honnête homme et bonnes mœurs ne s’accordoient guère ensemble
;
franche saillie de libertin ! L’honnête homme alors n’était pas seulement, en effet, celui
qui savait les agréments et les bienséances, mais il y entrait aussi un fonds de mérite
sérieux, d’honnêteté réelle qui, sans être la grosse probité bourgeoise toute pure, avait
pourtant sa part essentielle jusque sous l’agrément ; le tout était de bien prendre ses
mesures et de combiner les doses ; les vrais honnêtes gens n’y manquaient pas.
Les dames surtout savaient vite à quoi s’en tenir, et quand on avait tout dit, tout
expliqué, elles demandaient quelque chose encore ; ce quelque chose, dit Méré,
« consiste en je ne sais quoi de noble qui relève toutes les bonnes qualités, et
qui ne vient que du cœur et de l’esprit ; le reste n’en est que la suite et
l’équipage. »
Le chevalier recommande beaucoup cet entretien des dames ; c’est
là seulement que l’esprit se fait et que l’honnête homme s’achève ; car,
comme il le remarque très-bien, les hommes sont
tout d’une pièce
tant
qu’ils restent entre eus.
En revanche, vers le même temps (et ceci complète le chevalier), Mlle de Scudery
observait de son bord que « les plus honnêtes femmes du monde, quand elles sont un
grand nombre ensemble (c’est-à-dire plus de trois), et qu’il n’y a point d’homme, ne
disent presque jamais rien qui vaille, et s’ennuyent plus que si elles étoient
seules. »
Au contraire, « il y a je ne sais quoi, que je ne sais comment
exprimer (avouait d’assez bonne grâce cette estimable fille), qui fait qu’un honnête
homme réjouit et divertit plus une compagnie de dames que la plus aimable femme de la
terre ne sauroit faire25. »
Quand on sent si vivement des deux côtés
l’avantage d’un commerce mutuel, on est bien près de s’entendre ou plutôt on s’est déjà
entendu, et la science de l’honnête homme a fait bien des pas.
On sait bien peu de chose sur la vie du chevalier de Méré ; la date de sa naissance est
restée incertaine comme le fut longtemps celle de sa mort. Il était né, dit-on, vers la
fin du xvie
siècle ou au commencement du xviie
; mais je ne crois pas qu’il soit d’avant 1610, car il servait
encore activement en 1664, et il ne mourut qu’en 1685, comme on l’apprend par hasard d’un
mot échappé à la plume de Dangeau. Il était cadet d’une noble maison du Poitou. Son aîné,
M. de Plassac-Méré, s’était aussi mêlé de bel-esprit, et il correspondait avec Balzac :
c’est ce même M. de Plassac qui prétendait corriger le style de Montaigne. On a
quelquefois confondu les deux frères26. Le chevalier ne commence
à poindre dans les Lettres de Balzac qu’en l’année 1646 ; c’est bien à lui que ce grand
complimenteur écrivait : « La solitude est véritablement une belle chose ; mais il
y auroit plaisir d’avoir un ami fait comme vous, à qui l’on pût dire quelquefois que
c’est une belle chose27. »
Et encore : « Si je vous dis que votre laquais m’a trouvé
malade, et que votre lettre ma guéri, je ne suis ni poëte qui invente, ni orateur qui
exagère ; je suis moi-même mon historien qui vous rend fidèle compte de ce qui se passe
dans ma chambre28. »
Le chevalier, dans cette lettre, est traité comme un
brave
et comme un
philosophe
tout
ensemble ; il avait servi avec honneur sur terre et sur mer29. Avant
même de s’être retiré du service et dans les intervalles des campagnes, il ne songeait
qu’à vivre agréablement dans le monde, tantôt à la cour et tantôt dans sa maison du
Poitou, par où il était assez voisin de Balzac. Celui-ci fut son premier modèle et son
grand patron en littérature. En dédiant au chevalier ses Observations sur la Langue
françoise, Ménage lui disait : « Quand je vins à Paris la première fois,
vous étiez un des hommes de Paris le plus à la mode. Votre vertu, votre valeur, votre
esprit, votre savoir, votre éloquence, votre douceur, votre bonne mine, votre naissance,
vous faisoient souhaiter de tout le monde. Toutes ces belles qualités me furent un jour
représentées par notre excellent ami monsieur de Balzac avec toute la pompe de son
éloquence. »
Cette pompe ne déplaisait pas au chevalier ; il en tenait lui-même,
et, sous ses airs d’homme du monde, il avait du
collet-monté
,
comme disait de lui Mme de Sévigné. Entre Balzac et Voiture, le chevalier n’hésitait pas ;
il était pour le premier, et il se risqua souvent à critiquer le second, avec qui il était
en commerce également. On peut conjecturer, par quelques passages des
Lettres du chevalier, que Voiture, cet aimable badin, l’avait moins pris
au sérieux que n’avait fait Balzac, et qu’il en était résulté quelque pique d’amour-propre
entre eux. Balzac, dont les œuvres subsistent bien plus que celles de Voiture, avait
incomparablement moins d’esprit comme homme, et peu ou point de discernement des
personnes. « Cet homme, qui faisoit de si belles lettres, dit quelque part le
chevalier en parlant de Voiture, voulut être de mes amis en apparence ; je voyois qu’il
disoit souvent d’excellentes choses, mais je sentois qu’il étoit plus comédien
qu’honnête homme ; cela me le rendoit insupportable, et j’aimois Balzac de tout mon
cœur, parce qu’il étoit tendre et plein de sentiments naturels30. »
On devine, sous ces beaux mots, ce que
l’amour-propre ne sait pas voir ou ne veut pas dire. C’est, au reste, à la suite de ces
deux épistolaires que vient se classer le chevalier et qu’il mérite d’avoir rang dans
notre littérature. Ses Lettres participent de la manière de tous deux ; il
a beaucoup plus de finesse d’esprit et plus d’observation morale que Balzac ; il sait par
moments le monde tout autant que Voiture ; son analyse est des plus nuancées ; mais sa
déduction est lente, sans légèreté, sans enjouement. Il écrivait un jour à quelqu’un :
« Vous m’écrivez de temps en temps de ces lettres qu’on lit agréablement, et surtout quand on a le goût bon ; mais elles coûtent toujours beaucoup, et je ne crois pas qu’on en puisse faire plus de deux en un jour. Balzac me dit une fois qu’avant que d’être content d’un certain billet au maire d’Angoulême, il y avoit passé plus de quatre matinées. Je ne trouve pourtant rien dans ce billet ni de beau ni de rare, et plus je le considère, moins j’en fais de cas. Voiture se plaignoit aussi de la peine que lui avoit donnée la lettre de la carpe, et, sans mentir, il en étoit à plaindre31. »
Mais Voiture, quoi qu’il en dise, avait l’à-propos, la rapidité, le don du moment ; ce qui n’empêche pas aujourd’hui les Lettres du chevalier d’être bien plus intéressantes et plus instructives pour nous que les siennes.
Les Lettres du chevalier, en effet, abondent en particularités qui
touchent à la fois à l’histoire de la langue et à celle des mœurs, et qui nous y font
pénétrer. Littérairement, elles sont antérieures à la révolution que fit Mme de Sévigné
dans ce genre jusque-là si peu familier. Après Balzac, après Voiture, qui sont des
épistolaires de profession, la charmante mère de Mme de Grignan sait être parfaitement
naturelle et obéir à son propre génie, à son cœur, tout en soignant le détail plus qu’il
n’y paraît, et en songeant bien un peu au monde qui attachait tant de prix alors à une
lettre bien faite. Le chevalier de Méré, au contraire, est resté un épistolaire tout de
profession ; et de démon familier, il n’en a pas. C’est un
précieux
qui continue de l’être alors qu’il n’y avait déjà plus de
précieuses,
ou qu’il n’y avait plus que la vieille Mlle de Scudery
qui l’était encore. Les Lettres du chevalier offrent un continuel exemple
de cette espèce de finesse et de subtilité qu’on peut retrouver dans les
Conversations et les Entretiens publiés vers la même date
par l’auteur suranné de Clèlie. Comme pensée toutefois, comme coup d’œil
moral, il est très-supérieur à cette respectable demoiselle, et on ne saurait se figurer,
avant de l’avoir lu, ce qui se rencontre parfois chez lui de délicat comme observation et
comme langue.
Le chevalier a marqué assez bien lui-même le ton de ses lettres dans un endroit où il
discute la question de savoir
s’il faut écrire comme on parle et parler
comme on écrit
32. Il remarque
finement que les choses qu’on ne prononce jamais et qui ne sont faites que pour être lues
des yeux, comme une histoire ou quelque composition d’un genre rassis, ne doivent pas
s’écrire comme l’on ferait un conte en conversation ; l’histoire est plus noble et plus
sévère, la conversation est plus libre et plus négligée. Et après avoir touché les
harangues, il en vient aux lettres, lesquelles, dit-il, ne se prononcent point :
« Car, encore qu’on en lise tout haut, ce n’est pas ce qu’on appelle prononcer ;
on ne les doit pas écrire tout à fait comme on parle. »
Pour preuve de cela,
continue-t-il, si l’on voit une personne à qui l’on vient d’écrire une lettre, fût-elle
excellente, on ne lui dira pas les mêmes choses qu’on lui écrivait, ou pour le moins on ne
les lui dira pas de la même façon. « Il est pourtant bon, lorsqu’on écrit, de
s’imaginer en quelque sorte qu’on parle, pour ne rien mettre qui ne soit naturel et
qu’on ne pût dire dans le monde ; et de même quand on parle, de se persuader qu’on
écrit, pour ne rien dire qui ne soit noble et qui n’ait un peu de justesse. »
Ainsi, premièrement, il n’écrit point ses lettres comme il cause, et de plus même quand il
cause, il parle un peu comme un livre ; on voit d’ici le renchérissement
qu’en doit prendre son style. Il se plaît à citer à ce propos son ami et son modèle, le
maréchal de Clérembaut, « qui cherchoit autant d’esprit avec une femme de chambre
entre deux portes que lorsqu’il parloit à la reine au milieu de toute la cour33. »
De même lui, quand il
écrivait à un procureur, il ajustait son style comme quand il s’adressait à une duchesse.
Cette manière d’écrire et cette manière de causer étaient celles qui eurent la vogue dans
le meilleur monde, sous un certain régime de goût, entre l’Astrée et la
Clélie ; mais à quoi songeait-il de mener cela jusqu’après Mme de La
Fayette et après Boileau ?
Les Lettres du chevalier parurent en 1682, quand le grand siècle
n’attendait plus, pour nouveauté dernière qui l’excitât, que les Caractères
de La Bruyère. Un premier ouvrage, les Conversations du M. de C. et du C. de
M. (du maréchal de Clérembaut et du chevalier de Méré) avait paru en 1669,
l’année même des Pensées de Pascal. L’auteur-amateur avait fait imprimer
dans l’intervalle quelques petites dissertations sur la Justesse, sur
l’Esprit, sur la Conversation, sur les
Agréments ; tout cela venait trop tard, et l’on conçoit que Dangeau,
enregistrant dans son Journal la mort du chevalier, ait dit : « C’étoit un homme de
beaucoup d’esprit, qui avoit fait des livres qui ne lui faisoient pas beaucoup
d’honneur. »
Le goût de ces choses, et surtout de cette manière de les dire,
avait passé, et, en matière légère comme bien souvent en matière plus grave, le moment est
tout ; on n’en
rappelle
pas. Aujourd’hui, pour nous intéresser
aux œuvres du chevalier, nous n’avons qu’à les remettre à leur vraie date, et à y étudier
le goût et les prétentions des gens du monde qui étaient sur le pied de beaux-esprits aux
environs de la Fronde, au temps de la jeunesse de Mme de Maintenon ou de Pascal.
Je cite ces deux noms à dessein, parce que le chevalier s’y est à jamais associé d’une manière fâcheuse et presque ridicule, et il serait trop rigoureux vraiment de le juger par là. Il y a de lui une lettre fort connue adressée à Pascal, et dans laquelle il prétend en remontrer à ce génie original, et cela ni plus ni moins que sur les mathématiques ; c’est incroyable de ton :
« Vous souvenez-vous de m’avoir dit une fois que vous n’étiez plus si persuadé de l’excellence des mathématiques ? Vous m’écrivez à cette heure que je vous en ai tout à fait désabusé, et que je vous ai découvert des choses que vous n’eussiez jamais vues si vous ne m’eussiez connu. Je ne sais pourtant, monsieur, si vous m’êtes si obligé que vous pensez. Il vous reste encore une habitude que vous avez prise en cette science, à ne juger de quoi que ce soit que par vos démonstrations, qui, le plus souvent, sont fausses. Ces longs raisonnements tirés de ligne en ligne vous empêchent d’entrer d’abord en des connoissances plus hautes qui ne trompent jamais. Je vous avertis aussi que vous perdez par là un grand avantage dans le monde… »
Et plus loin, sur la
division à l’infini :
« Ce que vous m’en écrivez me paroît encore plus éloigné du bon sens que tout ce que vous m’en dites dans notre dispute… »
Il n’en faudrait pas plus qu’une pareille lettre pour perdre celui qui l’a pu écrire dans l’opinion de la postérité, et Leibniz a traité le chevalier avec bien du ménagement quand il a dit :
« J’ai presque ri des airs que M. le chevalier de Méré s’est donnés dans sa lettre à M. Pascal… Mais je vois que le chevalier savoit que ce grand génie avoit ses inégalités, qui le rendoient quelquefois trop susceptible aux impressions des spiritualistes outrés et qui le dégoûtoient même par intervalles des connoissances solides34… M. de Méré en profitoit pour parler de haut en bas à M. Pascal. Il semble qu’il se moque un peu, comme font les gens du monde qui ont beaucoup d’esprit et un savoir médiocre. Ils voudroient nous persuader que ce qu’ils n’entendent pas assez est peu de chose. Il auroit fallu l’envoyer à l’école chez M. Roberval. Il est vrai cependant que le chevalier avoit quelque génie extraordinaire pour les mathématiques, et j’ai appris de M. des Billettes, ami de M. Pascal, excellent dans les méchaniques, ce que c’est que cette découverte dont ce chevalier se vante ici dans sa lettre : c’est qu’étant grand joueur, il donna les premières ouvertures sur l’estime des paris ; ce qui fit naître les belles pensées de alea de MM. Fermat, Pascal et Huyghens… »
Et Leibniz finit par conclure que le chevalier, dans ce qu’il dit contre la
division à l’infini
, se juge lui-même, et qu’un tel homme,
évidemment, était beaucoup trop occupé des
agréments
du monde
visible pour pénétrer fort avant dans ce monde supérieur que régit la pure
intelligence35. Si l’on cherche maintenant ce que Pascal a pu penser de ce
chevalier qui le régentait si rudement, il est difficile de ne pas croire qu’il a eu en
vue M. de Méré dans la définition qu’il donne des esprits
fins
par opposition aux esprits
géométriques
, de ces « esprits
fins qui ne sont que fins, qui, étant accoutumés à juger les choses d’une seule et
prompte vue, se rebutent vite d’un détail de définition en apparence stérile et ne
peuvent avoir la patience de descendre jusqu’aux premiers principes des choses
spéculatives et d’imagination, qu’ils n’ont jamais vues dans le monde et dans
l’usage. »
On retrouve presque en cet endroit de Pascal les termes mêmes du
chevalier et sa prétention perpétuelle à dénigrer la géométrie, sous prétexte qu’un coup
d’œil habile suffît à tout36.
Si le chevalier s’est fort compromis par sa manière de traiter Pascal en écolier, il ne
fut guère plus d’à-propos avec Mme de Maintenon, qu’il avait plus de motifs d’ailleurs
d’appeler son
écolière
. Il l’avait connue jeune, lorsqu’elle
était Mlle d’Aubigné, et l’avait aussitôt estimée à son prix. Il s’était même appliqué à
la former au monde, car c’était évidemment la vocation de ce galant homme et son goût
dominant d’avoir toujours, comme dit Mlle de Launay, à instruire et à
documenter
quelqu’un sur les grâces. La
jeune
Indienne
, comme il l’appelait, lui dut sa première réputation dans le beau
monde. Plus tard, après des années, il rappelait cela un peu pédantesquement à Mme de
Maintenon, déjà poussée dans les grandeurs et à la veille d’enchaîner Louis XIV :
« En vérité, madame, lui écrivait-il, il seroit bien mal aisé d’avoir tant d’amis d’importance au milieu de la cour, et d’estimer constamment ceux qui n’y sont de rien, quand ce seroit les plus honnêtes gens qu’on ait jamais vus. Il ne faut attendre que d’une vertu bien rare une faveur si extraordinaire. Mais, du temps que j’avois l’honneur de de vous approcher, je m’apercevois que vous saviez toujours distinguer le vrai mérite parmi de certaines choses brillantes qui ne dépendent que de la fortune, et cela me fait espérer que vous ne désapprouverez pas la liberté que je prends de vous écrire. Je pense avoir été le premier qui vous ai donné de bonnes leçons37… Je me souviens que je vous instruisois à vous rendre aimable, et que dès lors vous ne l’étiez que trop pour moi… »
On a voulu voir dans la suite de la lettre une façon détournée de demande en mariage ; c’est infiniment trop dire : le chevalier badine là-dessus et ne veut que recommander à son ancienne amie un honnête homme qui a besoin de protection. Il faut pourtant avoir bien du contre-temps pour aller faire la leçon à Pascal sur la géométrie, et pour avoir l’air (ne fût-ce que cela) de s’offrir pour mari à Mme de Maintenon vers l’année 1680.
Quand l’abbé Nadal publia, en 1700, les Œuvres posthumes du chevalier, les choses étaient devenues autrement manifestes, et l’humble Esther siégeait sous le dais. Il faut voir aussi comme l’honnête éditeur, se met en frais au nom du chevalier, et comme celui-ci, pour cette fois, nous apparaît tout d’un coup aux pieds de son écolière. Les rôles sont complètement renversés. Après avoir nommé les personnes les plus considérables qui étaient de l’intimité de M. de Méré, l’abbé Nadal continue en ces termes :
« C’étoit là toute sa société, si on ose y ajouter encore une personne illustre dont le nom emporte toutes les idées les plus sublimes de l’esprit, de la vertu, de la grandeur d’âme et de tant d’autres qualités qui mettent encore-au-dessous d’elle tout ce que la fortune a de plus élevé et de plus éblouissant. Aussi jamais ne fit-elle naître d’admiration plus vive que la sienne. Elle a été l’objet de ses méditations dans sa retraite ; on la retrouve partout dans ses idées. Selon lui, ses derniers préceptes ne sont que l’éloge et l’expression de ses vertus mêmes, et c’est dans l’honneur d’approcher Mme de Maintenon qu’il a trouvé la source de ces bienséances si délicates, réduites ici en règles et en principes. »
C’est ainsi que les choses s’accommodent avec un peu de complaisance ; cet abbé Nadal faisait le prophète après coup. Les Lettres publiées en 1682 montrent assez que le chevalier se posa jusqu’à la fin en maître plus disposé à donner qu’à recevoir des leçons38.
Je n’ai pas dissimulé les torts et infime les petits ridicules du chevalier, et j’ai le droit, ce me semble, d’en venir maintenant à ses mérites ; ils sont très-réels, très-fins, et ce m’a été un si sensible plaisir de les découvrir que je voudrais le faire partager. Il n’y a pour cela qu’une manière, c’est de le citer avec choix, car on ferait un délicieux recueil de ses pensées et de quelques-unes de ses lettres. N’était-ce pas, en effet, un homme de beaucoup d’esprit que celui dont on rencontre de telles pensées à chaque page ?
« On n’est plus du monde quand on commence à le bien connoître ; au moins le voyage est bien avancé devant que l’on sache le meilleur chemin. »
« Comme la voix vient en chantant, et que l’on apprend à s’en bien servir quand on l’exerce sous un bon maître, l’esprit s’insinue et se communique insensiblement parmi les personnes qui l’ont bien fait. Il ne faut point douter que l’on en puisse acquérir lorsqu’un habile homme s’en mêle. »
« Ceux qui ont le cœur droit ont le sens de même, pour peu qu’ils en aient ; et prenez garde que de certaines gens qui ont tant de plis et de replis dans le cœur n’ont jamais l’esprit juste : il y a toujours quelque faux jour qui leur donne de fausses vues. »
« On ne saurait avoir le goût trop délicat pour remarquer les vrais et les faux agréments, et pour ne s’y pas tromper. Ce que j’entends par là, ce n’est pas être dégoûté comme un malade, mais juger bien de tout ce qui se présente, par je ne sais quel sentiment qui va plus vite, et quelquefois plus droit que les réflexions. »« Il faut, si l’on m’en croit, aller partout où mène le génie, sans autre division ni distinction que celle du bon sens. »
« Celui qui croit que le personnage qu’il joue lui sied mal ne le saurait bien jouer, et qui se défie d’avoir de la grâce ne l’a jamais bonne. »
« Pour bien faire une chose, il ne suffit pas de la savoir, il faut s’y plaire, et ne s’en pas ennuyer. »
« Ce qui languit ne réjouit pas, et quand on n’est touché de rien, quoiqu’on ne soit pas mort, on fait toujours semblant de l’être. »
« La plupart des gens avancés en âge aiment bien à dire qu’ils ne sont plus bons à rien, pour insinuer que leur jeunesse étoit quelque chose de rare. »
Cet
honnête homme
que le chevalier veut former, et qui est comme
un idéal qui le fuit (car l’ordre de société que ce soin suppose se dérobait dès lors à
chaque instant), lui fournit pourtant une inépuisable matière à des observations nobles,
délices, neuves, parfois singulières et philosophiques aussi. Comme, selon lui, le propre
de l’
honnête homme
est de n’avoir point de métier ni de
profession, il pensait que la cour de France était surtout un théâtre favorable à le
produire : « car elle est la plus grande et la plus belle qui nous soit connue,
disait-il, et elle se montre souvent si tranquille que les meilleurs ouvriers n’ont rien
à faire qu’à se reposer. »
Ce parfait loisir constitue véritablement le climat
propice : être capable de tout et n’avoir à s’appliquer à rien, c’est la plus belle
condition pour le jeu complet des facultés aimables : « Il y a toujours eu de
certains fainéants sans métier, mais qui n’étoient pas sans mérite, et qui ne songeoient
qu’à bien vivre et qu’à se produire de bon air. »
Et ce mot de fainéants n’a rien de défavorable dans l’acception, car « ce sont
d’ordinaire, comme il les définit bien délicatement, des esprits doux et des cœurs
tendres, des gens fiers et civils, hardis et modestes, qui ne sont ni avares ni
ambitieux, qui ne s’empressent pas pour gouverner et pour tenir la première place auprès
des rois : ils n’ont guère pour but que d’apporter la joie partout39, et leur plus grand soin ne tend qu’à mériter de l’estime
et qu’à se faire aimer. »
Voilà les f
ainéants
du chevalier. Être ce qu’on appelle
affairé,
c’est là proprement la mort de l’honnête homme. M. Colbert, par
exemple, était affairé, et de nos jours, hélas ! chacun ne ressemble-t-il pas plus ou
moins en cela à M. Colbert ?
Pour être honnête homme (selon le chevalier toujours), il faut prendre part à tout ce qui
peut rendre la vie heureuse et agréable, agréable aux autres comme à soi. De même que le
chrétien veut faire du bien même à ceux qui lui veulent du mal, le vrai honnête homme ne
saurait négliger de plaire, même à ses ennemis, quand il les rencontre : « car
celui qui croit se venger en déplaisant se fait plus de mal qu’il n’en fait aux
autres. » — « Il y en a d’autres qui veulent bien plaire et se faire aimer ; mais ni
l’honneur, ni la vérité, ni le bien de ceux qui les écoutent, ne leur font jamais rien
dire, s’ils n’y trouvent leur compte. »
Ah ! que cette vue sordide est bien loin
du cœur du véritable honnête homme ! Ne rien faire que par intérêt, même en ces choses
légères, ne pas savoir être aimable, même gratuitement et en pure perte, M. de Méré
appelle cela les
mauvaises mœurs
. Qu’aurait-il pensé de N., qui a
tant d’esprit et qui se croit si moral, mais qui dès sa jeunesse, et jusque dans ses frais
d’esprit, n’a jamais rien fait d’inutile ? L’honnête homme est plus généreux ; il cherche
à plaire partout et à tous, même aux moindres que lui, et sans intérêt. Qui n’a rencontré
dans le monde, depuis qu’on n’a plus le loisir d’y être parfaitement
honnête homme
, de ces gens qui sont charmants avec vous le soir, à condition
d’être brusques s’ils vous rencontrent le matin, et de s’arranger, du plus loin qu’ils
vous avisent, pour ne vous point reconnaître ? Ces procédés-là (qui sont déjà les procédés
américains) n’entrent pas dans l’idée du chevalier : au fond d’un désert comme au milieu
de la cour, à l’écart, à l’improviste, à chaque heure, son honnête homme est le même, car
il a son inspiration dans le cœur. Aussi la vraie honnêteté est indépendante de la
fortune ; comme elle s’en passe au besoin, elle ne s’y arrête pas chez les autres ; elle
n’est dépaysée nulle part : « Un honnête homme de grande vue est si peu sujet aux
préventions que, si un Indien d’un rare mérite venoit à la cour de France et qu’il se
pût expliquer, il ne perdroit pas auprès de lui le moindre de ses avantages ; car, sitôt
que la vérité se montre, un esprit raisonnable se plaît à la reconnoître, et sans
balancer. »
Mais ici il devient évident que la vue du chevalier s’agrandit,
qu’il est sorti de l’empire de la mode ; son savoir-vivre s’élève jusqu’à n’être qu’une
forme du
bene beateque vivere
des sages ; son honnêteté n’est
plus que la philosophie même, revêtue de tous ses charmes, et il a le droit de s’écrier :
« Je ne comprends rien sous le ciel au-dessus de l’honnêteté : c’est la
quintessence de toutes les vertus. »
Vous êtes-vous jamais demandé quelle nuance précise il y a entre l’honnête homme et le galant homme ? Le chevalier va vous le dire. Un galant homme a de certains agréments qu’un honnête homme n’a pas toujours ; mais un honnête homme en a de bien profonds, quoiqu’il s’empresse moins dans le monde. On n’est jamais tout à fait honnête homme que les dames ne s’en soient mêlées ; cela est encore plus vrai du galant homme. Cette dernière qualité plaît surtout dans la jeunesse ; prenez garde qu’elle ne passe avec elle aussi, comme une fleur ou comme un songe. Le véritable galant homme ne devrait être qu’un honnête homme un peu plus brillant ou plus enjoué qu’à son ordinaire, un honnête homme dans sa fleur.
On confond quelquefois le bon air avec l’agrément ;
il y a pourtant beaucoup de différence. « Le bon air, dit le chevalier,
se montre d’abord, il est plus régulier et plus dans l’ordre. L’agrément est plus flatteur
et plus insinuant ; il va plus droit au cœur, et par des voies plus secrètes. Le bon air
donne plus d’admiration, et l’agrément plus d’amour. Les jeunes gens qui ne sont pas
encore faits, pour l’ordinaire n’ont pas le bon air, ni même de certains agréments de
maître. » Le chevalier revient plus d’une fois sur cette idée que « ce qu’on
appelle le goût bon, il ne faut pas l’attendre des jeunes gens, à moins qu’ils n’y
soient extrêmement nés ou que l’on n’ait eu grand soin de les y élever. »
Les
jeunes gens, par une impétuosité naturelle, vont d’abord à ce qui leur paraît le plus
nécessaire, et le reste les touche fort peu. Il est besoin, selon une expression heureuse,
de
faire l’esprit,
de faire le goût : l’étoffe un peu roide a
besoin d’un certain
usé
pour acquérir toute sa souplesse et son
délicat. Au reste, ceux et surtout celles qui sont dignes d’avoir du goût y arrivent assez
tôt, et de bien des manières. On se rappelle cette charmante et toute jeune Mlle de
Saint-Germain chez Hamilton, qui avait tout bien dans sa personne, hormis les mains
: « Et la belle se consoloit de ce que le temps de les
avoir blanches n’étoit pas encore venu. »
A cet égard, tout épicurien qu’il se montre en bien des endroits, le chevalier ne sait
sans doute pas la recette aussi bien que les Grammont, les Hamilton, ces voluptueux rompus
à l’art de plaire. Lui qui nous parle si souvent de Pétrone et de César, ces honnêtes gens
de l’antiquité, il ne s’est peut-être jamais posé, dans toute sa portée morale, la
question délicate et périlleuse : « A quel prix le goût se perfectionne-t-il ? et
quel mélange secret le mûrit le mieux ? »
Mais, dans sa méthode plus honnête et
moins hasardée, il sait trouver de bons conseils. Avec les femmes il recommande les
procédés qui servent à montrer l’esprit tout en favorisant le sentiment. Il a remarqué que
celles qui ont le plus d’esprit, dit-il, préfèrent à trop d’éclat et à trop d’empressement
je ne sais quoi de plus retenu. Selon lui, on est trop prompt à leur jeter son cœur à la
tête, et on leur en dit plus d’abord que la vraisemblance ne leur permet d’en croire, et
bien souvent qu’elles n’en veulent : « On ne leur donne pas le loisir de pouvoir
souhaiter qu’on les aime, et de goûter une certaine douceur qui ne se trouve que dans le
progrès de l’amour. Il faut longtemps jouir de ce plaisir-là pour aimer toujours, car on
ne se plaît guère à recevoir ce qu’on n’a pas beaucoup désiré, et quand on l’a de la
sorte, on s’accoutume à le négliger, et d’ordinaire on n’en revient plus. »
Pour
le coup, on reconnaît, tissez bien, ce me semble, le maître de Mme de Maintenon ; et qui
donc sut mettre en pratique, comme elle, cet art de douce et puissante lenteur ?
Le chevalier sait bien l’antiquité latine et grecque ; il en parle très-volontiers, d’une
manière qui nous paraît bien d’abord un peu étrange, car il l’accommode, bon gré mal gré,
à ses façons modernes ; pourtant il y a de quoi profiter à l’entendre. Comme il cherche
partout des honnêtes gens, il s’est avisé de découvrir que le premier en date était
Ulysse : « Il connoissoit le monde, comme Homère en parle, dit-il ; mais je crois qu’il
n’avoit que bien peu de lecture. »
Puis vient Alcibiade, autre honnête homme selon
Platon. On est tout étonné de le voir prendre sérieusement à partie Alexandre, et le
morigéner en deux ou trois circonstances, comme civil et galant hors de propos ; il essaye
tout aussitôt de se justifier de l’étrange idée : « Que si l’on m’allègue que
c’étoit la bienséance de ce temps-là, ce n’est rien à dire ; les grâces d’un siècle sont
celles de tous les temps. On s’y connoissoit alors à peu près comme aujourd’hui, tantôt
plus, tantôt moins, selon les cours et les personnes ; car le monde ne va ni ne vient,
et ne fait que tourner. »
L’erreur du chevalier se saisit bien nettement dans ce
passage. Oui, le monde ne fait que tourner, mais les grâces, et surtout les bienséances,
restent-elles les mêmes ? Voilà ce qui ne saurait se soutenir, à moins d’être entiché ;
et, s’il est de certaines grâces naturelles et vraies qui, après des éclipses de goût, se
maintiennent éternellement belles et restent jeunes toujours, sont-ce de ces grâces comme
il l’entend, lui le bel-esprit et le raffiné ?
Le chevalier, je le répète, était fort instruit ; il avait présent à la pensée, sans
doute, ce mot d’Hérodote : « Il y a longtemps que les hommes ont trouvé ce qui est
bien, et ce qu’il importe de savoir. »
Il avait assez d’étendue et de sagacité
d’esprit pour deviner, chez ces hommes de l’antiquité, ceux qui réalisaient en eux quelque
chose de l’idée subtile qu’il se faisait. En un sens, Pétrone et César lui paraissaient
avec raison de vrais honnêtes gens, et ce Ménon le Thessalien, dont parle Xénophon dans sa
Retraite, personnage qui avait tous les vices, surtout la fausseté, qui
croyait exactement que la parole a été donnée pour déguiser sa pensée, même entre amis, et
qui regardait tout net les gens vrais comme des êtres
sans
éducation
40
, ce Ménon si avancé en mœurs lui eût paru un faux honnête
homme et un
roué
de ce temps-là. Mais le travers était de vouloir
suivre dans le détail ce qui ne se laissait entrevoir que dans un aperçu rapide. Le
chevalier, en vieillissant et en devenant plus vertueux, faisait subir à son idée d’
honnête homme
une métamorphose graduelle qui le menait jusqu’à y
comprendre tous les sages, Platon, Pythagore lui-même. A force d’y voir je ne sais quelle
puissance de charmer et d’adoucir les cœurs farouches, peu s’en faut qu’il n’y ait fait
entrer Orphée. Il était tombé évidemment dans la confusion.
Il n’y était pas encore, quand il parlait de Pétrone et de César, et quoiqu’il y ait dans
le ton dont il disserte de ces fameux Romains un faux air de Clélie, il s’y
trouve une connaissance incontestable du fond des choses et du caractère des personnages.
Sur César, il sait très-bien accueillir par un éclat de rire un des faiseurs de romans
d’alors qui, pour se venger de ce que le conquérant avait appelé les Gaulois des barbares,
n’avait pas craint de décider que César était
peu cavalier.
Pour
lui, il le juge assez au vrai, surtout son style, dont il marque ainsi la
physionomie :
« On sent son mérite et sa grandeur aux plus petites choses qu’il dit, non pas à parler pompeusement, au contraire sa manière est simple et sans parure, mais à je ne sais quoi de pur et de noble qui vient, de la bonne nourriture41 et de la hauteur du génie. Ces maîtres du monde, qui sont comme au-dessus de la fortune, ne regardent qu’indifféremment la plupart des choses que nous admirons, et, parce qu’ils en sont peu touchés, ils n’en parlent que négligemment. Dans un endroit où il raconte qu’il y eut deux ou trois de ses légions qui furent quelque temps en désordre, combattant contre celles de Pompée : On croit, dit-il, que c’étoit fait de César, si Pompée eût su vaincre. Cette victoire eût décidé de l’empire romain. Et, voilà bien peu de mots, et bien simples, pour une si grande chose. — César étoit né avec deux passions violentes : la gloire et l’amour, qui l’entraînoient comme deux torrents42… »
Quant à Pétrone, il était fort à la mode en ce moment. Les Saint-Évremond, les Ninon, les Saint-Pavin, les Mitton43, tous gens aimables et de plaisir, avec qui correspond le chevalier, raffolaient du voluptueux Romain. Lui-même, en son bon temps, le chevalier était de cette secte ; il en était à sa manière, épicurien un peu formaliste et compassé, rédigeant le code d’Aristippe plutôt que de s’y laisser doucement aller. On entrevoit dans ses Lettres tout un groupe plus naturel que lui, plus hardi et plus libre, toute une délicieuse bande qui précède en date et qui présage le groupe des Du Deffand, des Hénault et des Desalleurs, de ces contemporains de la jeunesse de Voltaire. Sous les airs réguliers du grand règne, si l’on sait y lire et y pénétrer, que de petites coteries ininterrompues, du xvie siècle jusqu’au xviiie , qui ont eu ainsi pour patron Rabelais ou Pétrone !
Dans une lettre à la duchesse de Lesdiguières, qui était son héroïne tout comme le
maréchal de Clérembaut est son héros, le chevalier traduit la Matrone d’Éphèse, qui
amusera aussi la plume de Saint-Évremond. En traduisant Pétrone, et dans de certains
détails de mœurs qui précèdent le récit de l’aventure, le chevalier l’arrange un peu :
« Je le mets dans notre langue, dit-il, non pas toujours comme il est dans
l’original, mais comme je crois qu’il y devroit être. »
Il se trouve ainsi que
Pétrone ne nous parle que de l’aimable Phryné et de Climène, au lieu de nous parler
d’autre chose ; mais ce n’est pas là un grave reproche que nous adresserons au chevalier ;
sa traduction du morceau est des plus agréables à lire en elle-même, et se peut dire dans
tous les cas une belle infidèle.
Pétrone, livre charmant et terrible par tout ce qu’il soulève de pensées et de doutes dans une âme saine ! Ce Satyricon est bien l’œuvre d’un démon. Que la composition y soit absente, que l’intention générale reste énigmatique, eh ! qu’importe ? chaque morceau en est exquis, chaque détail suffit pour engager. Je ne me flatte pas d’avoir rompu toute l’enveloppe, et je n’y ai pas visé le moins du monde ; j’ai lu, j’ai glissé, et il m’a suffi de cet à-peu-près facile pour apprécier du moins, au milieu de tout ce qui m’échappait, la façon de dire vite et bien, la touche légère, l’élégante familiarité, cette nouveauté qui n’est pas tirée de trop loin et qui rencontre aisément ce qu’elle cherche (curiosa felicitas, comme Pétrone lui-même a dit d’Horace), en un mot, ce cachet qui a caractérisé de tout temps les écrivains maîtres en l’art de plaire. Quelques narrations, parmi lesquelles se détache le conte de cette Matrone tant célébrée, sont des pièces accomplies, et les vers que l’auteur s’est passé la fantaisie d’insérer à travers sa prose, à la différence de ce qu’offrent en français ces sortes de mélanges, ont une solidité et un brillant qui en font de vraies perles enchâssées. Pourtant cette jouissance du goût laisse après elle une impression inquiétante et soulève dans l’esprit un problème qui lui pèse. Que le goût ne soit pas la même chose que la morale, nous le savons à merveille ; mais est-il possible qu’il s’en sépare à ce point, et que la perfection de l’un se rencontre dans la ruine et la perversion de l’autre ? Quoi ! se peut-il ? Combien de corruption pour cette perfection ! combien de fumier pour cette fleur ! De quels éléments est-elle donc pétrie, cette grâce suprême et dernière qui n’a qu’un point et un moment ? Car cette délicatesse-là, qui est celle de la fin, ressemble, on l’a dit, à ces viandes faites qui ne sauraient attendre un instant de plus. Disons vite qu’il est un certain goût primitif et sain, né du cœur et de la nature, plus rude parfois, mais tout généreux, et dont la franche saveur répare et ne s’épuise pas. Il y a Lucrèce enfin tout à l’opposé de Pétrone ; il y en a quelques autres encore dans l’intervalle, et l’on n’est pas absolument tenu de choisir entre l’historien d’Eucolpe et le vertueux académicien Thomas.
Il y avait, si j’ose dire, un peu de ce dernier dans M. de Méré. J’ai fait assez voir qu’il n’a jamais su triompher de sa roideur. Si Pétrone et le chevalier de Grammont étaient les deux héros de Saint-Évremond, Pétrone et le maréchal de Clérembaut étaient ceux de notre chevalier, et, si habile de conduite que pût être ce maréchal au parler bègue44, je le soupçonne sans injure d’avoir été un modèle un peu moins ravissant que le beau-frère d’Hamilton. Pour les idées aussi bien que pour les agréments, le chevalier peut bien n’être jamais allé au-delà d’une certaine surface et n’avoir point percé la glace, même en fait d’épicuréisme. Je n’en voudrais qu’une petite preuve que je jette à l’avance ici. Les anciens avaient remarqué que de toutes les écoles de philosophie on passait dans celle d’Épicure, mais qu’une fois dans celle-ci on y restait et qu’on ne passait point à d’autres. Cela est encore vrai, même des modernes ; les vrais épicuriens, ceux qui sont allés une fois au fond, m’ont bien l’air de vivre tels jusqu’au bout et de mourir tels, sauf les convenances. Or le chevalier vieillissant se convertit tout de bon, et ce ne fut pas, comme La Rochefoucauld, à l’extrémité, et pour faire une fin ; il suffit de lire les écrits de ses dernières années pour voir quel bizarre amalgame se faisait, dans son esprit, de son ancien jargon d’honnête homme avec ses nouveaux sentiments de dévot. J’en conclus qu’il ne fut jamais à fond de la secte de La Rochefoucauld, de Saint-Évremond et de Ninon.
Le seul ouvrage de M. de Méré qui vaille aujourd’hui la peine qu’on s’y arrête avec détail, ce sont ses Lettres ; l’on en pourrait tirer un certain nombre de singulières et d’intéressantes. J’en donnerai trois ici. La première est longue ; mais, je ne sais si je m’abuse, elle me paraît charmante, et elle a semblé telle à de bons juges sur qui je l’ai essayée. C’est tout un petit roman finement touché, tendre et discret, un tableau peint de couleurs du temps, qui, à demi passées, font sourire et plaisent encore. Le chevalier écrit à la duchesse de Lesdiguières sur son sujet favori, sur les maîtres en fait d’usage et d’agréments. Mais où les trouver ces maîtres accomplis ? Ils sont souvent si libertins qu’ils échappent et qu’on ne les a pas comme on veut :
« Le meilleur expédient, poursuit-il, pour apprendre une chose en peu de temps et sans maître, c’est de s’imaginer qu’on n’a que cette seule voie pour obtenir ce qu’on souhaite le plus. Les violents désirs sont industrieux, et c’est ce qu’on dit que, lorsqu’on aime, ou ne trouve rien d’impossible.
« Un de mes amis, fort galant homme, m’étant un jour venu voir, lisoit je ne sais quoi que j’avois écrit, et le lisoit d’une manière que j’en fus charmé, quoique je n’eusse jamais eu de plaisir à le lire. Je lui demandai comment il avoit acquis cette science. — « Ha ! me répondit mon ami avec un profond soupir, de quoi m’allez-vous parler ? En revenant de Rome, je passai par une ville de France ; c’étoit sur la fin de mai, et le soir, prenant le frais dans un jardin où les dames se promenoient, j’en vis une qui me blessa dans la foule, sans dessein de me nuire, car elle ne m’avoit pas regardé, et je ne lui avois pu dire un seul mot. Cependant j’en devins, en moins de deux heures, si ardemment amoureux, que je fus toute la nuit sans dormir. Son visage et sa taille, son air à marcher et sa mine enjouée avec un sourire flatteur me repassoient devant les yeux, et ses paroles m’avoient tant plu qu’il me sembloit que je l’entendois encore discourir, et j’en étois enchanté, de sorte que, le lendemain, je la cherchois partout ; et, comme je m’en informois, j’appris qu’il y avoit peu de temps qu’elle étoit mariée, et que, dès le matin, elle étoit partie pour retourner dans une maison de campagne, et que cette maison étoit dans un désert. Je sus aussi que son mari étoit inaccessible aux gens du monde, qu’il ne songeoit qu’à son ménage et qu’à goûter le repos et les douceurs de la retraite. Je ne cherchois que des personnes qui me pussent parler d’elle, et j’en trouvois assez, parce que tout le monde l’aimoit ; et tant de choses qu’on m’en disoit augmentaient le désir que j’avois de la revoir et m’en ôtoient l’espérance. J’étois bien triste, et je ne savois par où me consoler ; car de l’ôter de mon cœur, cela me sembloit impossible ; et, quoique le peu d’apparence de pouvoir passer ma vie auprès d’elle m’eût désespéré, je me plaisois trop à m’en souvenir pour essayer de l’oublier.
« La maison où demeuroit cette dame étoit au milieu d’une grande forêt, et située entre deux collines par où passe une petite rivière dont l’eau est aussi claire et aussi pure que celle d’une source vive ; et ce qui la rend bien considérable, c’est que cette dame s’y est quelquefois baignée. La ville où j’étois est à cinq lieues de cette maison, et j’allois souvent rôder de ce côté-là, non pas en espérance de voir cette aimable personne ; mais, comme je ne me sentois malheureux que par son absence, il me sembloit que plus je m’approchois du lieu où elle étoit, moins j’étois à plaindre. Voilà, disois-je, l’endroit qui possède tout ce qui m’est cher au monde, et le seul qui m’est défendu ! Plus je le considérois, plus j’étois vivement touché, et je ne pouvoir m’en éloigner sans redoubler mes soupirs et mes plaintes. Hélas ! disois-je en soupirant, que ses domestiques sont heureux qui peuvent la regarder et lui parler ! mais n’en pourrois-je pas être en me déguisant ? Je ne puis vivre en l’état où je suis, et je n’ai plus à garder ni mesure, ni bienséance. — Je savois que son mari avoit deux enfants encore jeunes, d’une première femme, et je m’allai mettre dans l’esprit de feindre que j’étois de ces précepteurs libertins qui courent, le monde. Un jour que je n’en pouvois plus, un de mes gens, qui m’avoit suivi, m’avertit que la nuit s’approchoit et qu’il n’y avoit point de lune ; je m’arrêtai dans un village à l’entrée de la forêt, et là, parce que cet homme étoit secret et fidèle, je lui communiquai mon dessein qui l’étonna ; mais il fallut m’obéir. Je le fis partir tout à l’heure avec ordre de ce qu’il avoit à faire, d’envoyer mon équipage chez moi, de dire que j’avois pris une autre route, et de m’apporter un habit comme je le voulois (c’étoit lui qui m’habilloit), et je lui recommandai surtout de ne pas tarder.
» Je fus en ce lieu deux jours dans une grande impatience de commencer le rôle que j’allois jouer. Enfin mon homme revint sur le midi, et tout aussitôt je montai à cheval et perçai dans la forêt pour changer d’habit. J’avancois insensiblement du côté de la maison, et, n’en étant plus qu’à deux mille pas, je descendis de cheval dans une touffe d’arbres fort épaisse, et je fus longtemps à m’ajuster : car, encore que je me voulusse déguiser, je songeois beaucoup plus à prendre l’air et la mine d’un honnête homme. Quand je me fus mis le plus décemment que je pus, mon homme, prenant mon cheval, se retira du côté de la ville, et je demeurai seul avec un petit sac de hardes que je portai sous mon bras jusqu’à une ferme proche de la maison, et je priai la fermière de me le garder. Après, j’entrai dans la cour où il y avoit trois ou quatre dogues qui se vouloient déchaîner. Le maître vint à ce bruit, et je le saluai. C’étoit un homme avancé en âge, fort timide et d’une foible constitution ; mais il aimoit à se faire craindre, et parce qu’il avoit cru que ces dogues m’avoient épouvanté, il me dit qu’il seroit bien dangereux de se promener la nuit autour de chez lui ; et me faisant entrer dans une salle, il me demanda ce que je cherchois : Je suis, lui dis-je, un homme de lettres qui me mêle d’instruire les jeunes gens. — Vous êtes propre et leste, reprit-il ; mais n’avez-vous ni bonnet ni chemise, et marchez-vous comme cela sans hardes ? — Je lui répondis que j’avois laissé mon paquet chez une femme proche du château, pour me présenter plus respectueusement et pour offrir mon service de meilleure grâce. — C’est bien fait, me dit-il, et je me doute que vous savez chanter et faire quelques méchants vers. Tous vos confrères se mêlent de l’un et de l’autre ; ce sont des vagabonds qui ne vont de çà, de là, que pour apporter du scandale et séduire quelque innocente, et quand on les pense tenir, ils ne manquent jamais de faire un trou à la nuit. — Je lui repartis que j’étois d’un esprit plus modéré, que j’avois passé deux ans et demi chez un gentilhomme de Normandie à élever ses enfants, et que je ne les avois point quittés qu’ils ne fussent bons latins et bons philosophes ; du reste, qu’il n’avoit pas besoin d’un autre que de moi pour apprendre à messieurs ses enfants à faire des armes ni à danser, que je savois tous les exercices, parce que j’avois été cinq ans à Rome auprès d’un jeune homme de qualité qui m’aimoit et me faisoit instruire par ses maîtres ; — et pour lui montrer mon adresse, je me mis en garde avec une canne que j’avois ; j’allongeois et parois, j’avançois et reculois en maître, et puis, ayant quitté ma canne, je fis quelques pas forts de ballet et plusieurs caprioles qui le réjouirent ; mais ce qui lui plut encore, je ne fus pas difficile pour mes appointements.
« Il m’ordonna de me reposer, et monta dans l’appartement de madame pour lui raconter cette aventure. Elle m’envoya querir tout aussitôt, et cette nouvelle, quoique je n’en dusse pas être surpris, m’ôta presque la respiration. Je ne pouvois vivre en l’absence de cette aimable personne, et je ne l’osois aborder ; j’avois tant d’amour et de joie, tant de respect et de crainte, que quand je me voulus lever, il me prit, un tremblement comme d’un accès de fièvre. Enfin, m’étant remis le mieux que je pus, j’entrai dans un cabinet fort propre où je fis la révérence à la plus belle femme qu’on ait jamais vue ; je me baissai avec beaucoup de respect pour lui baiser la robe, mais elle m’en empêcha et me voulut bien saluer aussi civilement que si je n’eusse pas été déguisé. Elle tenoit un livre d’Astrée entre ses mains, et sur ses genoux la Jérusalem du Tasse45, car elle savoit parfaitement la langue italienne, et faisoit cas de ces deux livres comme une personne de bon goût, de sorte qu’elle aimoit à s’en entretenir, et même à les ouïr lire d’un ton agréable. Je m’en aperçus bien vite, parce qu’en s’informant de ce que je savois, elle me demanda si je savois lire ; et comme son mari trouvoit cette question fort plaisante de s’enquérir d’un docteur s’il savoit lire, et qu’il en rioit à ne s’en pouvoir apaiser : Il y a, dit-elle, plus de mystère à lire qu’on ne pense ; — et cela me fit bien connoître qu’elle s’y plaisoit et qu’elle avoit le sentiment délicat. Aussi, pour dire le vrai, c’étoit le principal divertissement qu’elle pût avoir dans une si grande solitude.
« On le vint avertir qu’on avoit servi à souper, et monsieur me fit mettre auprès de ses enfants et me dit qu’il souhaiteroit bien de les voir savants, mais de la science du monde plutôt que de celle des docteurs. — Autrefois, continua-t-il, j’étudiai plus que je n’eusse voulu, parce que j’avois un père qui, n’ayant pas étudié, rapportoit à l’ignorance des lettres tout ce qui lui avoit mal réussi. Cela l’obligea de me laisser jusqu’à l’âge de vingt-deux ans au collège, et lorsque j’en fus sorti, je connus par expérience qu’excepté le latin que j’étois bien aise de savoir, tout ce qu’on m’avoit appris m’étoit non-seulement inutile, mais encore nuisible, à cause que je m’étois accoutumé à parler dans les disputes sans entendre ni ce qu’on me disoit, ni ce que je répondois, comme c’est l’ordinaire. J’eus beaucoup de peine à me défaire de cette mauvaise habitude quand j’allai dans le monde, et même à ne pas user de ces certains termes qui n’y sont pas bien reçus, outre que je me trouvois si neuf et si mal propre à ce que les autres faisoient que je ne m’osois montrer en bonne compagnie. Je m’imagine donc que tout ce qu’on doit le plus désirer pour aller dans le monde, c’est d’être honnête homme et d’en acquérir la réputation ; mais, pour y parvenir, que jugeriez-vous de plus à propos et de plus nécessaire ? — Alors je m’écriai d’une façon modeste et respectueuse : Ah ! monsieur, que vous parlez de bon sens et en habile homme ! Si vous vouliez vous-même instruire ces messieurs, ils n’auroient que faire d’un autre précepteur ni d’un autre gouverneur pour se rendre aussi aimables par leur procédé que par leur présence… »
Je supprime ici le discours de l’amoureux, dans lequel il ne manque pas de définir en détail les qualités de l’honnête homme, et de se faire valoir par là auprès de la dame en même temps qu’auprès du mari.
« Comme je discourais de la sorte (continue-t-il), madame m’écoutoit avec une attention qui témoignoit assez qu’elle se plaisoit à m’entendre. Monsieur, de son côté, prenant un visage riant, but à ma santé, et, me faisant goûter d’excellent vin, m’en demanda mon avis. Il aimoit la bonne chère, et sa table étoit bien servie. Madame aussi, qui plaisoit partout, étoit de bonne compagnie à la table, et nous y fûmes plus d’une heure sans qu’elle fît le moindre semblant d’en vouloir sortir. A la fin, s’étant levée, elle se retira dans son cabinet, et le maître en son appartement fort éloigné de celui de madame, où il n’alloit que bien peu, car on eût dit qu’il ne l’avoit épousée que pour l’ôter au monde. On me donna une chambre fort commode, et je m’étonnois qu’en un lieu si sauvage il y eût tant d’ordre et de propreté ; mais j’admirois principalement qu’une si rare personne y fût cachée. Que je serois heureux, disois-je en soupirant d’amour et de joie, si je me pouvois insinuer dans son cœur ! Le meilleur moyen qui s’en présente dépend de bien lire ; il faut donc que je tâche de lui plaire en tirant la quintessence de tous les agréments qui la peuvent toucher par la meilleure manière de lire ; elle consiste à bien prononcer les mots, et d’un ton conforme au sujet du discours, que ma parole la flatte sans l’endormir, qu’elle l’éveille sans la choquer, que j’use d’inflexions pour ne la pas lasser, que je prononce tendrement et d’une voix mourante les choses tendres, mais d’une façon si tempérée, qu’elle n’y sente rien d’affecté46. Je fis en peu de jours tant de progrès en cette étude qu’elle ne se plaisoit plus qu’à me faire lire et qu’à s’entretenir avec moi. Son mari en étoit fort aise, parce que je la désennuyois et qu’elle ne lui parloit plus d’aller dans les villes. Encore, pour la divertir, je lui contois souvent quelque aventure à peu près comme la mienne, et je voyois qu’elle étoit souvent attendrie, et que, pour m’en ôter la connoissance, elle se cachoit de son éventail, car je fus longtemps sans m’oser déclarer. » — Mon ami, après m’avoir dit ce qui l’avoit rendu si bon lecteur, se voyant quitte de ce que je lui avois demandé, se tint dans un morne silence. J’avois eu tant d’attention à son discours, que j’allois le prier de continuer, quand je vis dans ses yeux une tristesse si tendre et si profonde, que je crus qu’il étoit près de s’évanouir. Il commençoit à extravaguer, et je le remis le mieux qu’il me fut possible. Je sus depuis toute cette aventure, et je n’en fus guère moins touché que lui. Je voudrois vous la pouvoir conter tout d’une suite, car je crois que vous seriez bien aise de l’apprendre ; mais, madame, outre que cela ne serait pas si tôt fait, et que je me lasse fort aisément, il me semble qu’il y a plus de huit heures que je vous écris, et je suis accablé de sommeil. »
La suite de l’histoire ne vient pas et ne vint jamais, et n’est-ce point, en effet, sur ce propos brisé qu’il sied de finir ? Ainsi coupé, l’aimable récit est plus délicat ; un peu de malice s’y mêle ; le conteur n’a voulu que faire valoir les avantages du bien lire ; c’est un conseil et un encouragement qu’il donne aux jeunes gens pour s’y former : que lui demandez-vous davantage ?
Ces pages, qui sont au plus tard de l’année 1656, puisqu’elles s’adressent à la duchesse de Lesdiguières47, présagent déjà la réforme discrète qui va se faire dans le roman, et elles promettent madame de La Fayette. Elles sont si pures et si châtiées de ton, que Fléchier, jeune et galant, aurait pu les écrire.
La seconde lettre que je veux citer est courte, mais fort bizarre ; elle prouve, ce qu’on savait déjà beaucoup trop, combien ce raffinement de langage et ce précieux tant cherché se combinaient très-bien quelquefois avec un reste de grossièreté dans le procédé et dans les manières. La lettre est adressée à Madame la maréchale***, qui est probablement Mme de Clérembaut, fille de M. de Chavigny, personne d’esprit et qui passait pour extrêmement savante :
« Puisque vous êtes si curieuse, madame, que de vouloir apprendre tout ce qui se passa au rendez-vous d’avant-hier, j’aurai tantôt l’honneur de vous voir et de vous en dire jusqu’aux moindres circonstances. Cependant vous saurez qu’il y eut un excellent concert, et qu’après que les musiciens furent las de chanter, on se mit à discourir. Il y avoit sept ou huit des plus belles personnes de la Cour, entre lesquelles la duchesse de Montbazon paroissoit fort parée et dans une grande beauté, de sorte qu’on n’avoit les yeux que sur elle. On avoit espéré que la duchesse de Lesdiguières48 s’y trouveroit, et, comme on ne s’y attendoit plus, elle parut, et nous la vîmes poindre avec cet air fin et brillant que vous savez et qui plaît toujours. La duchesse de Montbazon, qui s’avança vers elle, lui parla tout bas et lui fit ensuite des compliments mêlés de louanges, et de la meilleure, foi du monde, comme vous pouvez juger. L’autre se couvroit de temps en temps de son manchon, et, d’un air modeste et même timide en apparence, faisoit semblant de n’oser paroître auprès d’une si belle personne ; mais on sentoit bien, à la regarder, que ces façons ne tendoient qu’à vaincre plus-sûrement et de meilleure grâce. Sitôt que tout le monde fut assis : La conversation, dit monsieur le maréchal, a été fort agréable ; mais, à cause de madame, il faut renouveler d’esprit ; elle mérite qu’on n’épargne rien de galant. La belle duchesse ne répondit qu’avec un doux sourire ; mais elle parut si aimable, qu’on s’attacha plus que devant à dire de bons mots et de jolies choses. Ce dessein ne réussit pas toujours, et principalement lorsqu’on témoigne de le souhaiter, si bien que je ne laissai pas de vous trouver fort à dire. Aussi je m’en allois si l’on ne m’eût retenu, et je n’ose vous écrire combien la débauche fut grande ; vous le pouvez conjecturer par l’emportement du sage ***, qui ne se contenta pas de nous parler des secrètes beautés de sa femme, et qui vouloit encore que nous en pussions juger par nous-mêmes. Elle s’en mit fort en colère, et les autres dames, les plus sévères, ne faisoient qu’en rire. Même il y en eut une qui, pour l’apaiser, lui représenta que son mari ne lui vouloit faire autre mal que de nous montrer qu’elle avoit la peau belle, qu’on n’en usoit pas autrement parmi les dames de conséquence et d’une excellente beauté, surtout un jour de réjouissance comme celui du carnaval. Ces raisons l’adoucirent bien fort, et je vis l’heure qu’elle étoit persuadée ; mais enfin elle dit que cet homme, qui paroissoit si sage, n’étoit qu’un fou dans la débauche, et qu’elle ne désarmeroit point qu’on ne l’eût mis dehors, car elle avoit pris mon épée et menaçoit d’en tuer le premier qui s’approcheroit d’elle. On fit pourtant le traité à des conditions plus douces, et le tumulte finit agréablement. »
Ainsi voilà, en si beau monde, un sage mari qui, pour être en pointe de vin, se met à jouer un très-vilain jeu, et si au vif que la dame alarmée dégaine l’épée de quelqu’un de la compagnie pour se défendre. Il est vrai que tout cela se passait en carnaval49.
La dernière lettre que j’ai à produire, et qui est restée jusqu’ici enfouie dans le
recueil qu’on ne lit pas, est d’un tout autre caractère que la précédente, et d’un intérêt
moral tout particulier ; elle nous rend la conversation d’un des hommes qui causaient le
mieux, avec le plus de douceur et d’insinuation, de ce La Rochefoucauld qui n’avait de
chagrin que ses Maximes, mais qui, dans le commerce de la vie, savait si
bien recouvrir son secret d’une enveloppe flatteuse. La lettre du chevalier nous le montre
devisant et moralisant dans l’intimité ; si fidèle qu’ait voulu être le secrétaire, on
sent, à le lire, qu’il n’a pu tout rendre, et l’on découvre bien par-ci par-là quelque
solution de continuité dans ce qu’il rapporte : « Il y a, dit La Rochefoucauld, des
tons, des airs, des manières qui font tout ce qu’il y a d’agréable ou de désagréable, de
délicat ou de choquant dans la conversation. »
Mais, quoique tout cela
s’évanouisse dès qu’on écrit, on croit saisir dans le mouvement prolongé du discours
quelque chose même de ces tons qui faisaient de ce penseur amer un si doux causeur, et qui
attachaient en l’écoutant. Cette page du chevalier devrait s’ajouter, dans les éditions de
La Rochefoucauld, à la suite des Réflexions diverses dont elle semble une
application vivante. La lettre est adressée à une duchesse dont on ne dit pas le nom :
« Vous voulez que je vous écrive, madame, et vous me l’avez commandé de si bonne grâce et si galamment, que je n’ai pu vous le refuser… Et peut-être qu’il seroit encore de plus mauvais air de vous manquer de parole que de ne vous rien dire d’agréable. Quoi qu’il en soit, vous me donnez le moyen de me sauver de l’un et de l’autre, en m’ordonnant de vous rapporter la conversation que j’eus avant-hier avec M. de La Rochefoucauld, car il parla presque toujours, et vous savez comme il s’en acquitte. Nous étions dans un coin de chambre, tête à tête, à nous entretenir sincèrement de tout ce qui nous venoit dans l’esprit. Nous lisions de temps en temps quelques rondeaux où l’adresse et la délicatesse s’étoient épuisées50. — Mon Dieu ! me dit-il, que le monde juge mal de ces sortes de beautés ! et ne m’avouerez-vous pas que nous sommes dans un temps où l’on ne se doit pas trop mêler d’écrire ? — Je lui répondis que j’en demeurois d’accord, et que je ne voyois point d’autre raison de cette injustice, si ce n’est que la plupart de ces juges n’ont ni goût ni esprit. — Ce n’est pas tant cela, ce me semble, reprit-il, que je ne sais quoi d’envieux et de malin qui fait mal prendre ce qu’on écrit de meilleur. — Ne vous l’imaginez pas, je vous prie, lui repartis-je, et soyez assuré qu’il est impossible de connoître le prix d’une chose excellente sans l’aimer, ni sans être favorable à celui qui l’a faite. Et comment peut-on mieux témoigner qu’on est stupide et sans goût, que d’être insensible aux charmes de l’esprit ? — J’ai remarqué, reprit-il, les défauts de l’esprit et du cœur de la plupart du monde, et ceux qui ne me connoissent que par là pensent que j’ai tous ces défauts, comme si j’avois fait mon portrait. C’est une chose étrange que mes actions et mon procédé ne les en désabusent pas. — Vous me faites souvenir, lui dis-je, de cet admirable génie51 qui laissa tant de beaux ouvrages, tant de chefs-d’œuvre d’esprit et d’invention, comme une vive lumière dont les uns furent éclairés et la plupart éblouis ; mais, parce qu’il étoit persuadé qu’on n’est heureux que par le plaisir, ni malheureux que par la douleur (ce qui me semble, à le bien examiner, plus clair que le jour), on l’a regardé comme l’auteur de la plus infâme et de la plus honteuse débauche, si bien que la pureté de ses mœurs ne le put exempter de cette horrible calomnie. — Je serais assez de son avis, me dit-il, et je crois qu’on pourroit faire une maxime que la vertu mal entendue n’est guère moins incommode que le vice bien ménagé n’est agréable52. — Ah ! monsieur, m’écriai-je, il s’en faut bien garder ; ces termes sont si scandaleux, qu’ils feroient condamner la chose du monde la plus honnête et la plus sainte. — Aussi n’usé-je de ces mots, me dit-il, que pour m’accommoder au langage de certaines gens qui donnent souvent le nom de vice à la vertu, et celui de vertu au vice. Et parce que tout le monde veut être heureux, et que c’est le but où tendent toutes les actions de la vie, j’admire que ce qu’ils appellent vice soit ordinairement doux et commode, et que la vertu mal entendue soit âpre et pesante. Je ne m’étonne pas que ce grand homme53 ait eu tant d’ennemis ; la véritable vertu se confie en elle-même, elle se montre sans artifice et d’un air simple et naturel, comme celle de Socrate. Mais les faux honnêtes gens, aussi bien que les faux dévots, ne cherchent que l’apparence, et je crois que, dans la morale, Sénèque étoit un hypocrite et qu’Épicure étoit un saint. Je ne vois rien de si beau que la noblesse du cœur et la hauteur de l’esprit ; c’est de là que procède la parfaite honnêteté que je mets au-dessus de tout, et qui me semble à préférer, pour l’heur de la vie, à la possession d’un royaume. Ainsi, j’aime la vraie vertu comme je hais le vrai vice ; mais, selon mon sens, pour être effectivement vertueux, au moins pour l’être de bonne grâce, il faut savoir pratiquer les bienséances, juger sainement de tout, et donner l’avantage aux excellentes choses par-dessus celles qui ne sont que médiocres. La règle, à mon gré, la plus certaine pour ne pas douter si une chose est en perfection, c’est d’observer si elle sied bien à toutes sortes d’égards ; et rien ne me paroît de si mauvaise grâce que d’être un sot ou une sotte, et de se laisser empiéter aux préventions. Nous devons quelque chose aux coutumes des lieux où nous vivons, pour ne pas choquer la révérence publique, quoique ces coutumes soient mauvaises ; mais nous ne leur devons que de l’apparence : il faut les en payer et se bien garder de les approuver dans son cœur54, de peur d’offenser la raison universelle qui les condamne. Et puis, comme une vérité ne va jamais seule, il arrive aussi qu’une erreur en attire beaucoup d’autres. Sur ce principe qu’on doit souhaiter d’être heureux, les honneurs, la beauté, la valeur, l’esprit, les richesses et la vertu même, tout cela n’est à désirer que pour se rendre la vie agréable55. Il est à remarquer qu’on ne voit rien de pur et de sincère, qu’il y a du bien et du mal en toutes les choses de la vie, qu’il faut les prendre et les dispenser à notre usage, que le bonheur de l’un seroit souvent le malheur de l’autre, et que la vertu fuit l’excès comme le défaut. Peut-être qu’Aristide et Socrate n’étoient que trop vertueux, et qu’Alcibiade et Phédon ne l’étoient pas assez ; mais je ne sais si, pour vivre content et comme un honnête homme du monde, il ne vaudrait pas mieux être Alcibiade et Phédon qu’Aristide ou Socrate. Quantité de choses sont nécessaires pour être heureux, mais une seule suffit pour être à plaindre ; et ce sont les plaisirs de l’esprit et du corps qui rendent la vie douce et plaisante, comme les douleurs de l’un et de l’autre la font trouver dure et fâcheuse. Le plus heureux homme du monde n’a jamais tous ces plaisirs à souhait. Les plus grands de l’esprit, autant que j’en puis juger, c’est la véritable gloire et les belles connoissances, et je prends garde que ces gens-là ne les ont que bien peu, qui s’attachent beaucoup aux plaisirs du corps. Je trouve aussi que ces plaisirs sensuels sont grossiers, sujets au dégoût et pas trop à rechercher, à moins que ceux de l’esprit ne s’y mêlent. Le plus sensible est celui de l’amour ; mais il passe bien vite si l’esprit n’est de la partie. Et comme les plaisirs de l’esprit surpassent de bien loin ceux du corps, il me semble aussi que les extrêmes douleurs corporelles sont beaucoup plus insupportables que celles de l’esprit. Je vois, de plus, que ce qui sert d’un côté nuit d’un autre ; que le plaisir fait souvent naître la douleur, comme la douleur cause le plaisir, et que notre félicité dépend assez de la fortune et plus encore de notre conduite. — Je l’écoutois doucement quand on nous vint interrompre, et j’étois presque d’accord de tout ce qu’il disoit. Si vous me voulez croire, madame, vous goûterez les raisons d’un si parfaitement honnête homme, et vous ne serez pas la dupe de la fausse honnêteté. »
Dans ce curieux discours, qui semble renouvelé d’Aristippe ou d’Horace, on a pu relever
au passage bon nombre de pensées toutes faites pour courir en maximes ; on a dû sentir
aussi par instants quelques-unes des idées familières au chevalier, qui se sont glissées
comme par mégarde dans sa rédaction, mais tout aussitôt le pur et vrai La Rochefoucauld
recommence. Par exemple, c’est bien La Rochefoucauld qui dit : « Nous devons
quelque chose aux coutumes des lieux où nous vivons, pour ne pas choquer la révérence
publique, quoique ces coutumes soient mauvaises ; mais nous ne leur devons que de
l’apparence : il faut les en payer et se bien garder de les approuver dans son
cœur »
Puis c’est le chevalier qui, pour arrondir sa phrase, ajoute :
de peur d’offenser la raison universelle qui les condamne
. Il ne
s’est pas aperçu que cette raison universelle et tant soit peu platonicienne n’était pas
compatible avec les idées de La Rochefoucauld. Et, en général, le chevalier ne paraît pas
s’être bien rendu compte de la portée de cette doctrine insinuante : il ne pense qu’à
l’extérieur et à la façon de l’honnête homme ; La Rochefoucauld allait un peu plus avant
et savait mieux le fin mot56.
Cette lettre une fois connue, je n’ai plus guère longtemps affaire avec le chevalier ; il était surtout bon, lui le maître des cérémonies, à nous introduire auprès des autres, de ceux qui valent mieux que lui. Il paraît s’être retiré à une certaine époque dans son manoir des champs et n’avoir plus été du monde. Il avait été gros joueur et s’était mis sur le corps force dettes, il en convient, et une foule de créanciers, quoiqu’il n’ait point fait entrer cette condition dans sa définition de l’honnête homme57. La piété, dit-on, de la marquise de Sevret, sa belle-sœur, contribua à déterminer sa conversion. Un mot d’une lettre de Scarron, si on y attachait un sens sérieux, ferait croire qu’il avait été hérétique dans sa jeunesse58. On ne sait d’ailleurs rien de précis. Ce qui reste pour nous bien certain, c’est qu’il était de ces esprits distingués d’abord, fins et déliés, mais qui se figent vite et qui ne se renouvellent pas. Les écrits sortis de sa plume dans ses dernières années sont insipides ; il baisse à vue d’œil, il se rouille ; il parle de la Cour en bel-esprit redevenu provincial ; il a des ressouvenirs d’épicurien qu’il amalgame comme il peut avec des visées platoniques, et, dans son type d’honnête homme qui est sa marotte éternelle, après avoir épuisé la liste des anciens philosophes, il va jusqu’à essayer en quelques endroits d’y rattacher… qui ?… je ne sais comment dire : celui qu’il appelle le parfait modèle de toutes les vertus et qui n’est rien moins que le Sauveur du monde. Le chevalier vieillissant, avec ses airs solennels, n’est plus qu’une ruine, le monument singulier d’une vieille mode, un de ces originaux qu’il aurait fallu voir poser devant La Bruyère.
Il obtint pourtant, à cette époque, une sorte de célébrité par ses écrits ; on le trouve
assez souvent cité par Bouhours, par Daniel, par Bayle, par ceux qui, étant un peu de
province ou de collége et arriérés par rapport au beau monde, le croyaient un module du
dernier goût. Il eut ce que j’appelle un succès de Hollande, lui à qui les manières de
Hollande déplaisaient tant. Chez nous, Mme de Sévigné l’a écrasé d’un mot, pour avoir osé
critiquer Voiture : « Corbinelli, dit-elle59, abandonne le chevalier de
Méré et son chien de style, et la ridicule critique qu’il fait, en collet-monté, d’un
esprit libre, badin et charmant comme Voiture : tant pis pour ceux qui ne l’entendent
pas ! »
Ceci demande quelque explication et touche à un point très-fin de notre
littérature. J’ai dit que M. de Méré était bon surtout à nous initier près des autres, et
j’en profite jusqu’au bout.
Dans une lettre à Saint-Pavin, le chevalier, en lui envoyant des remarques sur la Justesse dans lesquelles Voiture est critiqué, lui avait dit :
« Je ne sais si vous trouverez bon que j’observe des fautes contre la justesse en cet auteur. Je pense aussi que je n’en eusse rien dit sans Mme la marquise de Sablé, qui ne croit pas que jamais homme ait approché de l’éloquence de Voiture, et surtout dans la justesse qu’il avoit à s’expliquer. Et combien de fois ai-je entendu dire à cette dame : Mon Dieu ! qu’il avoit l’esprit juste ! qu’il pensoit juste ! qu’il parloit et qu’il écrivoit juste ! jusqu’à dire qu’il rioit si juste et si à propos, qu’à le voir rire elle devinoit ce qu’on avoit dit. J’ai connu Voilure : on sait assez que c’étoit un génie exquis et d’une subtile et haute intelligence ; mais je vous puis assurer que dans ses discours ni dans ses écrits, ni dans ses actions, il n’avoit pas toujours cette extrême justesse, soit que cela lui vînt de distraction ou de négligence. Je fus assez étourdi pour le dire à Mme la marquise de Sablé, un soir que j’étois allé chez elle avec Mme la maréchale de Clérembaut ; je m’offris même de montrer dans ses Lettres quantité de fautes contre la justesse, et vous jugez bien que cela ne se passa pas sans dispute. Mme la maréchale prit le parti de Mme la marquise, soit par complaisance ou qu’en effet ce fût son sentiment. Quelques jours après, je fis ces observations, où je ne voulus pas insulter ; je me contentai d’apprendre à ces dames que je n’étois pas chimérique et que je n’imposois à personne. Un de mes amis fit voir à Mme la marquise les endroits que j’avois remarqués, et cette dame, que toute la Cour admire, me parut encore admirable en cela qu’elle ne les eut pas plutôt vus qu’elle se rendit sans murmurer. Je vous assure aussi que Mme de Longueville, que Voiture a tant louée, trouve que j’ai raison partout. Que si M. le Prince, comme vous dites, se montre un peu moins favorable à mes observations, c’est que, dès sa première enfance, il estime cet excellent génie, et que les héros ne reviennent pas aisément. Aussi je tiens d’un auteur grec que c’étoit un crime à la cour d’Alexandre de remarquer les moindres fautes dans les œuvres d’Homère. »
Voiture et Homère ! Mais, après avoir ri, on remarque pourtant cet accord singulier des personnes les plus spirituelles d’alors, de Mme de Sévigné, de Mme de Sablé, cette Sévigné de la génération précédente. Boileau lui-même ne parle de Voiture qu’avec égards et en toute révérence. Pour se rendre compte de la grande réputation du personnage, et, en général, pour s’expliquer ces hommes qui laissent après eux des témoignages d’eux-mêmes si inférieurs à la vogue dont ils ont joui, il faut se dire que les contemporains, surtout, dans la société, s’attachent bien plus à la personne qu’aux œuvres du talent ; là où ils voient une source vive, volontiers ils l’adorent, tandis que la postérité, qui ne juge que par les effets, veut absolument, pour en faire cas, que la source soit devenue un grand fleuve.
Qu’on soit Voiture ou Bolingbrock, la postérité vous demande ce que vous aurez laissé plutôt que ce que vous aurez été, et elle se montrera même d’autant plus exigeante que aurez eu plus de nom.
Pour la réputation du chevalier, il est à regretter, que dans ses beaux jours, il n’ait
pas eu une place à l’Académie française ; il en était très-digne à sa date. D’Olivet
ensuite lui aurait consacré une de ses petites notices en deux ou trois pages d’un style
si exact et si excellent, et qui l’aurait fixé à son rang littéraire. Si on me demandait,
en effet, ce qu’était proprement et par-dessus tout le chevalier de Méré, je n’hésiterais
pas à répondre : C’était un académicien. Ses écrits, surtout ses Lettres et
ses Conversations avec le maréchal de Clérembaut, fourniraient matière à
une infinité de remarques pour les définitions précises et pour les fines nuances des mots
en usage dans le langage poli. Le chevalier est tout à fait un écrivain. Son style a de la
manière ; mais, entre les styles maniérés d’alors, c’est un des plus distingués, des plus
marqués au coin de la propriété et de la justesse des termes. Il avait le sentiment du mieux et de la perfection dans l’expression, même en causant. Il aimait
les choses bien prises. J’ai dit qu’il était précieux ; il se sépare
pourtant, par plus d’un endroit, des précieuses. « Quelques dames qui ont l’esprit
admirable, écrit-il, et qui s’en devroient servir pour rendre justice à chaque chose,
condamnent des mots qui sont fort bons, et dont il est presque impossible de se passer.
Les personnes qui en usent trop souvent, et d’ordinaire pour ne rien dire, leur ont
donné cette aversion ; mais encore qu’il se faille soumettre au jugement et même à
l’aversion de ces dames, je crois pourtant que l’on ne feroit pas mal de s’en rapporter
quelquefois à tant d’excellents hommes qui jugent sainement et sans caprice, et qui sont
assemblés depuis si longtemps pour décider du langage. »
Il aurait eu voix au
chapitre en bien des cas, s’il avait siégé parmi ces excellents hommes.
Encore aujourd’hui, s’il s’agissait de bien fixer le moment où le terme d’urbanité, par exemple, fut introduit, non sans quelque difficulté, dans la langue,
du monde, à quel témoignage pourrait-on recourir plus sûrement qu’à celui du chevalier,
qui, dans une lettre à la maréchale de***, écrivait : « J’espère, madame, qu’enfin
vous donnerez cours à ce nouveau mot d’urbanité que Balzac, avec sa grande éloquence, ne
put mettre en usage, car vous l’employez quelquefois… Il me semble que cette urbanité
n’est point ce qu’on appelle de bons mots, et qu’elle consiste en je ne sais quoi de
civil et de poli, je ne sais quoi de railleur et de flatteur tout ensemble. »
Nous avons déjà au passage noté de ces locutions qu’il affectionne et qui avaient cours
autour de lui : dire des choses ; faire l’esprit. Ce
sont des gallicismes attiques. Madame de Sablé usait volontiers de la première de ces
expressions, dire des choses, donnant à entendre que la manière relève
tout et fait tout passer ; c’était sentir d’avance comme Voltaire :
La grâce, en s’exprimant, vaut mieux que ce qu’on dit.
Quant à cet autre mot : faire l’esprit, il était du maréchal de
Clérembaut, et le chevalier le confirme aussitôt et l’explique de la sorte : « Je
me souviens de quelques bons maîtres qui montroient les exercices dans une si grande
justesse qu’il n’y avoit rien de défectueux ni de superflu ; pas un temps de perdu, ni
le moindre mouvement qui ne servît à l’action. Ces maîtres me disoient que, si une fois
on a le corps fait, le reste ne coûte plus guère. Il me semble aussi que ceux qui ont
l’esprit fait entendent tout ce qu’on dit, et qu’il ne leur faut plus après cela que de
bons avertisseurs. »
Quand le Dictionnaire de l’Académie, continué par nos
petits-neveux, en sera au mot incompatible, quel meilleur exemple
aura-t-on à citer, pour le sens absolu du mot, que ce trait du chevalier contre les
raffinés qui ne savent causer, dit-il, qu’avec ceux de leur cabale, et qui voudraient
toujours être en particulier, comme s’ils avaient à dire quelque mystère : « Je
trouve d’ailleurs que d’être comme incompatible, et de ne pouvoir souffrir que des gens
qui nous reviennent, c’est une heureuse invention pour se rendre insupportable à la
plupart des dames, parce que, d’ordinaire, elles sont bien aises d’avoir à
choisir. »
Je pourrais continuer ainsi et varier les détails sur ce mérite
d’écrivain et presque de grammairien du chevalier, qui s’en piquait tant soit peu ; mais
il ne faut pas abuser. Je crois en avoir bien assez dit pour montrer qu’il ne méritait pas
le mépris et l’oubli total où il est tombé, et que c’est un de ces personnages du passé
qu’il n’est pas inutile ni trop ennuyeux de rencontrer une fois dans sa vie, quand on sait
les prendre par le bon coté. Mme de Sablé et M. de La Rochefoucauld, en leur temps,
trouvaient plaisir à s’entretenir avec lui : est-ce à nous d’être si difficiles ?
Et puis, en relisant tout ceci, une pensée dernière me vient, qui remet chacun à sa place. Qu’est-ce que prétendre tirer de l’oubli ? Nous ressemblons tous à une suite de naufragés qui essaient de se sauver les uns les autres, pour périr eux-mêmes l’instant d’après.