CLIIIe entretien. Madame de Staël. Suite.
XXVIII
La guerre ouverte entre le dictateur et la femme de génie ne tarda pas à éclater ; Bonaparte avait laissé subsister, dans le tribunat, une ombre de tribune libre, mais en corrompant les orateurs. Un de ces orateurs était Benjamin Constant. Ce nom tant de fois fait, défait et refait par les factions alternatives qu’il a servies et desservies tour à tour avec un talent plus effronté qu’éclatant, est retombé déjà dans l’indifférence, et il ne fut jamais qu’une gloire de parti. La liaison de Benjamin Constant avec madame de Staël fut le malheur de cette femme politique. Cet homme n’avait ni dans sa nature, ni dans son âme, ni dans son caractère, l’enthousiasme, l’énergie, la vertu publique, faits pour justifier un tel attachement. Son amitié abaissait au lieu de relever l’âme qui s’inspirait de lui. Né dans les rangs de l’aristocratie helvétique, élevé dans les préjugés et dans les intrigues des réfugiés français en Allemagne pendant l’émigration, familier du duc de Brunswick, généralissime de l’armée prussienne en 1792 ; rédacteur présumé du fameux manifeste de la coalition contre la France2, rentré en France grâce à un nom cosmopolite, après la terreur ; zélateur ardent des modérés contre les terroristes, publiciste attaché au Directoire, auteur, après le 18 fructidor, d’une adresse aux Français pour rappeler les terroristes au secours du coup d’État contre les royalistes, nommé tribun après la constitution nouvelle pour contrôler le gouvernement des consuls, lié avec les aristocrates par sa naissance, avec les républicains par ses services, avec les consuls par ses espérances, avec les hommes de lettres par sa littérature, avec les révolutionnaires par la tribune où rien ne résonne mieux que l’opposition, affamé de bruit, nécessiteux de fortune, sceptique d’idées, homme à tout comprendre, à tout dire et à tout contredire, il avait, par le charme de sa conversation, séduit madame de Staël. L’esprit de Benjamin Constant, étincelant dans un salon, lui réverbérait le sien. Elle avait pris cet éblouissement pour de la lumière et ce phosphore pour de la chaleur. L’extérieur de Benjamin Constant, mélange d’élégance française et de profondeur germanique, sa taille haute, frêle et souple, son visage oblong, son teint pâle, ses cheveux blonds et soyeux déroulés en ondes sur ses épaules, on ne sait quoi de mystique ou de satanique dans le regard, qui rappelait à volonté un Méphistophélès politique ou un Werther de la liberté, avaient complété la fascination.
Madame de Staël avait livré son amitié politique sans être sûre d’avoir livré toute son estime. L’amitié passionnée d’une telle femme était pour Benjamin Constant une trop haute fortune pour qu’il n’en décorât pas sa vie. Cette amitié persuadait aux autres son génie. L’ascendant qu’il exerçait sur son amie lui donnait deux forces pour une : il était pressé d’en user et d’en abuser pour sa gloire, il la précipitait plus vite et plus loin dans l’opposition prématurée au Consulat qu’elle ne l’aurait voulu. Il jugeait, comme il avait tout jugé, trop légèrement, cette nouvelle phase de la révolution ; il voulait prendre les devants sur l’opinion, se faire craindre, peut-être apprécier ; il méditait un éclat de tribune, dont le retentissement rejaillirait sur son amie et ferait cesser les ménagements que le gouvernement avait encore pour elle. Madame de Staël s’enorgueillissait et tremblait à la fois de cette rupture.
Écoutons-la raconter cette scène d’intérieur, qui précéda de quelques heures l’exil et les agitations de toute sa vie.
XXIX
« Quelques tribuns voulaient établir dans leur assemblée une opposition analogue à celle d’Angleterre et prendre au sérieux la Constitution, comme si les droits qu’elle paraissait assurer avaient eu rien de réel, et que la division prétendue des corps de l’État n’eût pas été une simple affaire d’étiquette, une distinction entre les diverses antichambres du consul dans lesquelles des magistrats de différents noms pouvaient se tenir. Je voyais avec plaisir, je l’avoue, le petit nombre des tribuns qui ne voulaient point rivaliser de complaisance avec les conseillers d’État ; je croyais surtout que ceux qui précédemment s’étaient laissé emporter trop loin dans leur amour pour la république, se devaient de rester fidèles à leur opinion, quand elle était devenue la plus faible et la plus menacée.
« L’un de ces tribuns, ami de la liberté et doué d’un des esprits les plus remarquables que la nature ait départi à aucun homme, M. Benjamin Constant, me consulta sur un discours qu’il se proposait de faire pour signaler l’aurore de la tyrannie. Je l’y encourageai de toute la force de ma conscience. Néanmoins, comme on savait qu’il était de mes amis intimes, je ne pus m’empêcher de craindre ce qu’il pourrait m’en arriver. J’étais vulnérable par mon goût pour la société. Montaigne a dit jadis : Je suis Français par Paris, et s’il pensait ainsi il y a trois siècles, que serait-ce depuis que l’on a vu réunies tant de personnes d’esprit dans une même ville, et tant de personnes accoutumées à se servir de cet esprit pour les plaisirs de la conversation ? Le fantôme de l’ennui m’a toujours poursuivie ; c’est par la terreur qu’il me cause que j’aurais été capable de plier devant la tyrannie, si l’exemple de mon père et son sang qui coule dans mes veines ne l’emportaient pas sur cette faiblesse. Quoi qu’il en soit, Bonaparte la connaissait très-bien ; il discerne promptement le mauvais côté de chacun, car c’est par leurs défauts qu’il soumet les hommes à son empire. Il joint à la puissance dont il menace, aux trésors qu’il fait espérer, la dispensation de l’ennui, et c’est aussi une terreur pour les Français. Le séjour à quarante lieues de la capitale, en contraste avec tous les avantages que réunit la plus agréable ville du monde, fait faiblir à la longue la plupart des exilés, habitués dès leur enfance aux charmes de la vie de Paris.
« La veille du jour où Benjamin Constant devait prononcer son discours, j’avais chez moi Lucien Bonaparte, MM… et plusieurs autres encore, dont la conversation, dans des degrés différents, a cet intérêt toujours nouveau qu’excitent et la force des idées et la grâce de l’expression. Chacun, Lucien excepté, lassé d’avoir été proscrit par le Directoire, se préparait à servir le nouveau gouvernement, en n’exigeant de lui que de bien récompenser le dévouement à son pouvoir. Benjamin Constant s’approche de moi et me dit tout bas : « Voilà votre salon rempli de personnes qui vous plaisent. Si je parle, demain il sera désert ; pensez-y. » « Il faut suivre sa conviction », lui répondis-je. L’exaltation m’inspira cette réponse ; mais, je l’avoue, si j’avais prévu ce que j’ai souffert à dater de ce jour, je n’aurais pas eu la force de refuser l’offre que M. Constant me faisait de renoncer à se mettre en évidence pour ne pas me compromettre.
« Ce n’est rien aujourd’hui, sous le rapport de l’opinion, que d’encourir la disgrâce de Bonaparte : il peut vous faire périr, mais il ne saurait entamer votre considération. Alors, au contraire, la nation n’était point éclairée sur ses intentions tyranniques ; et, comme chacun de ceux qui avaient souffert de la révolution espérait de lui le retour d’un frère ou d’un ami, ou la restitution de sa fortune, on accablait du nom de Jacobin quiconque osait lui résister, et la bonne compagnie se retirait de vous en même temps que la faveur du gouvernement : situation insupportable, surtout pour une femme, et dont personne ne peut connaître les pointes aiguës sans l’avoir éprouvée.
« Le jour où le signal de l’opposition fut donné dans le tribunat par l’un de mes amis, je devais réunir chez moi plusieurs personnes dont la société me plaisait beaucoup, mais qui tenaient toutes au gouvernement nouveau. Je reçus dix billets d’excuse à cinq heures ; je supportai assez bien le premier, le second ; mais, à mesure que ces billets se succédaient, je commençais à me troubler. Vainement j’en appelais à ma conscience, qui m’avait conseillé de renoncer à tous les agréments attachés à la faveur de Bonaparte ; tant d’honnêtes gens me blâmaient, que je ne savais pas m’appuyer assez ferme sur ma propre manière de voir. Bonaparte n’avait encore rien fait de précisément coupable ; beaucoup de gens assuraient qu’il préservait la France de l’anarchie ; enfin, si dans ce moment il m’avait fait dire qu’il se raccommodait avec moi, j’en aurais eu plutôt de la joie ; mais il ne veut jamais se rapprocher de quelqu’un sans en exiger une bassesse, et, pour déterminer à cette bassesse, il entre d’ordinaire dans des fureurs de commande qui font une telle peur qu’on lui cède tout. Je ne veux pas dire par là que Bonaparte ne soit pas vraiment emporté ; ce qui n’est pas calcul en lui est de la haine, et la haine s’exprime d’ordinaire par la colère.
« Quand il convint au premier consul de faire éclater son humeur contre moi, il gronda publiquement son frère aîné, Joseph Bonaparte, sur ce qu’il venait dans ma maison. Joseph se crut obligé de n’y pas mettre les pieds pendant quelques semaines, et son exemple fut le signal que suivirent les trois quarts des personnes que je connaissais. Ceux qui avaient été proscrits le 18 fructidor prétendaient qu’à cette époque j’avais eu le tort de recommander à Barras M. de Talleyrand pour le ministère des affaires étrangères, et ils passaient leur vie chez ce même M. de Talleyrand qu’ils m’accusaient d’avoir servi. Tous ceux qui se conduisaient mal envers moi se gardaient bien de dire qu’ils obéissaient à la crainte de déplaire au premier consul ; mais ils inventaient chaque jour un nouveau prétexte qui pût me nuire, exerçant toute l’énergie de leurs opinions politiques contre une femme persécutée et sans défense, et se prosternant aux pieds des plus vils Jacobins, dès que le premier consul les avait régénérés par le baptême de la faveur.
« Le ministre de la police, Fouché, me fit demander pour me dire que le premier consul me soupçonnait d’avoir excité celui de mes amis qui avait parlé dans le tribunal. Je lui répondis, ce qui assurément était vrai, que M. Constant était un homme d’un esprit trop supérieur pour qu’on pût s’en prendre à une femme de ses opinions, et que d’ailleurs le discours dont il s’agissait ne contenait absolument que des réflexions sur l’indépendance dont toute assemblée délibérante doit jouir, et qu’il n’y avait pas une parole qui dût blesser le premier consul personnellement. Le ministre en convint. J’ajoutai encore quelques mots sur le respect qu’on devait à la liberté des opinions dans un corps législatif, mais il me fut aisé de m’apercevoir qu’il ne s’intéressait guère à ces considérations générales ; il savait déjà très-bien que, sous l’autorité de l’homme qu’il voulait servir, il ne serait plus question de principes, et il s’arrangeait en conséquence. Mais, comme c’est un homme d’un esprit transcendant en fait de révolution, il avait déjà pour système de faire le moins de mal possible, la nécessité du but admise. Sa conduite précédente ne pouvait en rien annoncer de la moralité, et souvent il parlait de la vertu comme d’un conte de vieille femme. Néanmoins une sagacité remarquable le portait à choisir le bien comme une chose raisonnable, et ses lumières lui faisaient parfois trouver ce que la conscience aurait inspiré à d’autres. Il me conseilla d’aller à la campagne et m’assura qu’en peu de jours tout serait apaisé. Mais, à mon retour, il s’en fallait de beaucoup que cela fût ainsi. »
XXX
La colère du premier consul adoucie par le ministre n’éclata pas encore sur l’amie de Benjamin Constant. Madame de Staël employa M. Necker, son père, pour détourner ou suspendre le coup qui la menaçait. M. Necker, à la sollicitation de sa fille, se présenta à Bonaparte pendant le séjour que le consul fit à Genève, en se préparant le passage des Alpes, avant la campagne d’Italie. L’entretien du vieux ministre et du jeune dictateur fut long et dut être intéressant : c’était la rencontre de deux hommes, dont l’un avait perdu une monarchie, dont l’autre reconstruisait tout ce que le premier avait démoli. On sait seulement que le premier consul, en sortant de cet entretien, témoigna son étonnement du vide d’idées qu’il avait reconnu sous l’emphase de ce caractère. La fortune et la popularité avaient évidemment porté M. Necker à un poste trop haut pour ses facultés natives. Depuis qu’on pouvait le mesurer à terre, il ne restait de lui qu’un honnête homme, un philosophe ténébreux, un fastidieux écrivain, la ruine d’une illusion d’homme d’État. Mais il en restait un bon père, idolâtre de sa fille. Il implora pour cette fille l’indulgence du consul, et l’autorisation de résider à Paris, où ses talents, dit M. Necker, ne pourraient que décorer un gouvernement qui s’annonçait comme une renaissance des lettres. Bonaparte accorda cette faveur aux prières de M. Necker. Madame de Staël disparut à ses yeux dans la gloire de la campagne d’Italie : elle passa l’hiver de 1800 à 1801 sans être recherchée ni inquiétée par le gouvernement ; elle s’obstinait néanmoins encore à rencontrer les occasions de frapper l’imagination du premier consul ; elle en fait l’aveu dans une page de ses mémoires.
« Je fus invitée, dit-elle, chez le général Berthier, à une fête où le premier consul devait se trouver. Comme je savais qu’il s’exprimait très-mal sur mon compte, il me vint dans l’esprit qu’il m’adresserait peut-être quelques-unes de ces choses grossières qu’il se plaisait souvent à dire aux femmes, même à celles qui lui faisaient la cour, et j’écrivis à tout hasard, avant de me rendre à la fête, les diverses réponses fières et piquantes que je pourrais lui faire, selon les choses qu’il me dirait. Je ne voulais pas être prise au dépourvu, s’il se permettait de m’offenser, car c’eût été manquer encore plus de caractère que d’esprit ; et, comme nul ne peut se promettre de n’être pas troublé en présence d’un tel homme, je m’étais préparée d’avance à le braver. Heureusement cela fut inutile : il ne m’adressa que la question la plus commune du monde. Il en arriva de même à ceux des opposants auxquels il croyait la possibilité de lui répondre. En tout genre, il n’attaque jamais que quand il se sent de beaucoup le plus fort. Pendant le souper, le premier consul était debout derrière la chaise de madame Bonaparte et se balançait sur un pied et sur l’autre, à la manière des princes de la maison de Bourbon. Je fis remarquer à mon voisin cette vocation pour la royauté, déjà si manifeste. »
« J’allai, suivant mon heureuse coutume, passer l’été auprès de mon père. Je le trouvai très-indigné de la marche que suivaient les affaires, et, comme il avait toute sa vie autant aimé la vraie liberté que détesté l’anarchie populaire, il se sentait le désir d’écrire contre la tyrannie d’un seul, après avoir combattu si longtemps celle de la multitude. Mon père aimait la gloire, et, quelque sage que fût son caractère, l’aventureux en tout genre ne lui déplaisait pas, quand il fallait s’y exposer pour mériter l’estime publique. Je sentais très-bien les dangers que me ferait courir un ouvrage de mon père qui déplairait au premier consul ; mais je ne pouvais me résoudre à étouffer ce chant du cygne, qui devait se faire entendre encore sur le tombeau de la liberté française. J’encourageai donc mon père à travailler, et nous renvoyâmes à l’année suivante la question de savoir s’il ferait publier ce qu’il écrivait. »
XXXI
Le premier consul voyait avec un juste ombrage les liaisons de madame de Staël à Paris avec un homme ambigu qu’elle cherchait à lui susciter pour rival. Cet homme était le général Bernadotte, depuis roi de Suède, qui caressait alors les restes du parti jacobin. Bernadotte, spirituel et ambitieux, était propre à briguer avec la même indifférence une dictature populaire ou un trône ; il n’avait cherché dans la révolution qu’une fortune, également prêt à la saisir dans une contre-révolution.
Cette liaison de madame de Staël avec un homme suspect au premier consul fut la véritable cause de son exil.
« Je partis pour Coppet dans ces entrefaites, dit-elle, et j’arrivai chez mon père dans un état très-pénible d’accablement et d’anxiété. Des lettres de Paris m’apprirent qu’après mon départ le premier consul s’était exprimé très-vivement contre mes rapports de société avec le général Bernadotte. Tout annonçait qu’il était résolu à m’en punir ; mais il s’arrêta devant l’idée de frapper le général Bernadotte, soit qu’il eût besoin de ses talents militaires, soit que les liens de famille le retinssent, soit que la popularité de ce général dans l’armée française fût plus grande que celle des autres, soit enfin qu’un certain charme dans les manières de Bernadotte rendît difficile, même à Bonaparte, d’être tout à fait son ennemi.
« Il se formait alors autour du général Bernadotte un parti de généraux et de sénateurs qui voulaient savoir de lui s’il n’y avait pas quelques résolutions à prendre contre l’usurpation qui s’approchait à grands pas. Il proposa divers plans qui se fondaient tous sur une mesure législative quelconque, regardant tout autre moyen comme contraire à ses principes. Mais pour cette mesure il fallait une délibération au moins de quelques membres du sénat, et pas un d’eux n’osait souscrire un tel acte. Pendant que toute cette négociation très-dangereuse se conduisait, je voyais souvent le général Bernadotte et ses amis ; c’était plus qu’il n’en fallait pour me perdre, si leurs desseins étaient découverts. Bonaparte disait que l’on sortait toujours de chez moi moins attaché à son gouvernement. »
On voit dans ces aveux que madame de Staël, accoutumée à l’influence politique depuis le salon de son père et depuis ses liaisons avec MM. de Narbonne, Lafayette, Benjamin Constant, s’obstinait imprudemment à un grand rôle dans la république et fomentait dans l’âme de Bernadotte une rivalité qui ne pouvait être pardonnée par Bonaparte. Mais cette rivalité devait retomber sur la femme assez téméraire pour y attacher ses espérances. Bonaparte était un parti, Bernadotte n’était qu’une intrigue.
XXXII
Le premier consul fit insinuer à madame de Staël qu’elle ferait bien de ne pas revenir à Paris. Cette insinuation fut un coup de foudre pour une femme qui avait placé depuis son enfance le foyer de sa gloire, de son importance et de ses sentiments dans la capitale de la France. Paris était la patrie de ses talents, de son génie, de ses affections, de ses vanités, de ses ambitions ; la France était son public ; l’univers n’existait pour elle qu’à Paris. Cette faiblesse puérile et presque maladive de son âme lui faisait envisager comme le comble de l’infortune l’éloignement de ce centre de toutes ses pensées. La grandeur de son esprit ne la défendait pas contre la petitesse de cette terreur de l’exil. C’est la paille dans son caractère ; c’est par là qu’il faiblit et qu’il se brisa plus d’une fois dans sa vie. Certes, pour toute autre âme que la sienne, ce n’était pas une bien tragique rigueur du sort qu’une résidence plus ou moins contrainte dans le château de sa famille, auprès d’un père adoré et d’enfants chéris, au sein de la plus pittoresque contrée de l’Europe, au bord du lac qui roule autant de poésies que de vagues, au pied des jardins de Coppet, entre Lausanne et Genève, deux villes habitées et visitées par l’élite des voyageurs lettrés ou illustres de toute l’Europe ; consolée dans sa propre patrie par toutes les délices de l’opulence et par tous les charmes d’une grande hospitalité ! Ajoutez à l’agrément de cette résidence la liberté de parcourir et d’habiter à son gré tout l’univers, excepté l’étroite enceinte de Paris.
Une telle proscription, qui fait sourire plus que frémir, paraîtrait le suprême bonheur à la plupart des hommes sensés ; pour madame de Staël, c’était la suprême adversité. Elle en détournait sa pensée comme elle l’aurait détournée de l’échafaud. Est-ce effémination d’une âme trop accoutumée dès le berceau aux caresses de la destinée ? Est-ce petitesse d’un esprit si vaste d’ailleurs, mais qui s’est localisé dans les habitudes d’une seule ville ? Est-ce besoin incessant de l’écho et de l’applaudissement de ces salons qui lui renvoyaient tous les soirs la gloire et l’enthousiasme pour chaque phrase ? Est-ce regret d’une actrice descendue de la scène avant l’âge, et qui ne peut renoncer sans désespoir aux rôles qu’elle s’était dessinés pour sa vie ? tout cela à la fois peut-être ; mais rien de cela n’est assez grand pour n’être pas dédaigné au besoin par une grande âme, et pour motiver l’éternelle désolation qui gémit depuis ce jour dans les écrits et dans les sanglots de madame de Staël. Il est impossible de ne pas soupçonner un plus sérieux motif à une telle douleur. Ce motif non avoué ne peut être qu’une grande ambition irrémédiablement déçue par la rigueur du premier consul.
Depuis son enfance jusqu’à la terreur, depuis le 9 thermidor jusqu’au consulat, madame de Staël avait aspiré, par l’éloquence et par l’influence sur les hommes marquants, à l’action politique. Habituée pendant dix ans à gouverner l’esprit de son père qui gouvernait la France, le gouvernement était devenu un besoin pour elle ; elle l’avait repris sous les Girondins, elle l’avait perdu sous les Jacobins, elle l’avait recouvré sous le Directoire, elle avait espéré le perpétuer sous le Consulat ; elle le cherchait de nouveau dans une conspiration nouvelle avec les Jacobins et avec Bernadotte. L’éloigner de Paris, c’était la destituer à jamais de toute influence sur le gouvernement ; l’absence la détrônait, voilà pourquoi elle la redoutait à l’égal de la mort. L’exil, il est vrai, lui laissait le génie et la gloire des lettres ; on ne pouvait exiler sa pensée ; mais la gloire des lettres n’était que la moitié de son existence. Elle voulait régner, on la laissait seulement briller. C’est là, selon nous, le secret de cette douleur sans proportions et sans bornes, dont l’expression dans ses mémoires excite presque la pitié à force d’exagération.
XXXIII
Elle parut se résigner néanmoins à la seule célébrité littéraire par la publication du roman de Delphine, celle de ses œuvres qui respire le plus de passion. L’impression de la jeunesse de la femme s’y fait sentir plus que dans les autres livres, c’est une réminiscence toute chaude encore de sentiments mal éteints. L’intérêt, quoique allongé par des dissertations étrangères au sujet, mais analogues au temps comme dans la Nouvelle Héloïse de J. J. Rousseau, y est entraînant. Le style égale souvent celui du Génevois, son modèle et son maître.
Le succès du livre fut immense, le bruit s’accrut de toutes les critiques acharnées dont les hommes de lettres complaisants du gouvernement nouveau s’efforcèrent de dénigrer le livre et l’auteur : on l’accusa de corrompre les mœurs que le consulat voulait épurer par sa police plus que par ses exemples. L’accusation n’avait ni fondement, ni prétexte : le livre triompha de l’opposition, et madame de Staël, qui n’avait signalé jusque-là que son génie de controverse et d’éloquence, signala sa puissance dans l’expression de la passion. Nulle part elle ne fut plus femme que dans Delphine ; elle ne perdit pas un enthousiasme, elle conquit des émotions. Elle méditait dès ce moment Corinne, son œuvre la plus lyrique, où elle voulait fondre ensemble l’émotion et l’enthousiasme pour éblouir à la fois l’imagination par le génie et pénétrer le cœur par l’amour.
XXXIV
Protégée par le succès de Delphine, elle crut pouvoir se rapprocher assez de Paris pour entendre le bruit de sa gloire. Regnault de Saint-Jean d’Angély qui, tout en servant la tyrannie, ne la concevait contre les femmes que comme une lâcheté, lui offrit l’asile d’une de ses maisons de campagne à quelques lieues de Paris. Elle n’accepta pas l’hospitalité, de peur de compromettre l’hôte. Elle emprunta le toit de madame de la Tour qu’elle ne connaissait que par des amis communs.
« J’arrivai donc dans la campagne d’une personne que je connaissais à peine, au milieu d’une société qui m’était tout à fait étrangère, et portant dans le cœur un chagrin cuisant que je ne voulais pas laisser voir. La nuit, seule avec une femme dévouée depuis plusieurs années à mon service, j’écoutais à la fenêtre si nous n’entendrions point les pas d’un gendarme à cheval ; le jour, j’essayais d’être aimable pour cacher ma situation. J’écrivis de cette campagne à Joseph Bonaparte une lettre qui exprimait avec vérité toute ma tristesse. Une retraite à dix lieues de Paris était l’unique objet de mon ambition, et je sentais avec désespoir que, si j’étais une fois exilée, ce serait pour longtemps, peut-être pour toujours. Joseph et son frère Lucien firent généreusement tous leurs efforts pour me sauver, et l’on va voir qu’ils ne furent pas les seuls.
« Madame Récamier, cette femme si célèbre pour sa figure, et dont le caractère est exprimé par sa beauté même, me fit proposer de venir demeurer à sa campagne, à Saint-Brice, à deux lieues de Paris. J’acceptai, car je ne savais pas alors que je pouvais nuire à une personne si étrangère à la politique, je la croyais à l’abri de tout, malgré la générosité de son caractère. La société la plus agréable se réunissait chez elle, et je jouissais là, pour la dernière fois, de tout ce que j’allais quitter. »
Le silence du gouvernement lui fit espérer sa tolérance. Elle quitta la maison de madame Récamier pour revenir avec une pleine sécurité à son premier asile. Cette sécurité n’était que le sommeil de la tyrannie. Elle raconte ainsi son lugubre réveil.
XXXV
« J’étais à table avec trois de mes amis, dans une salle d’où l’on voyait le grand chemin et la porte d’entrée. C’était à la fin de septembre. À quatre heures, un homme en habit gris, à cheval, s’arrête à la grille et sonne ; je fus certaine de mon sort. Il me fit demander ; je le reçus dans le jardin. En avançant vers lui, le parfum des fleurs et la beauté du soleil me frappèrent. Les sensations qui nous viennent par les combinaisons de la société sont si différentes de celles de la nature ! Cet homme me dit qu’il était le commandant de la gendarmerie de Versailles, mais qu’on lui avait ordonné de ne pas mettre son uniforme dans la crainte de m’effrayer ; il me montra une lettre signée de Bonaparte, qui portait l’ordre de m’éloigner à quarante lieues de Paris, et enjoignait de me faire partir dans les vingt-quatre heures en me traitant cependant avec tous les égards dus à une femme d’un nom connu. Il prétendait que j’étais étrangère, et, comme telle, soumise à la police. Cet égard pour la liberté individuelle ne dura pas longtemps, et bientôt après moi d’autres Français et d’autres Françaises furent exilés sans aucune forme de procès. Je répondis à l’officier de gendarmerie que partir dans vingt-quatre heures convenait à des conscrits, mais non pas à une femme et à des enfants, et en conséquence je lui proposai de m’accompagner à Paris, où j’avais besoin de passer trois jours pour faire les arrangements nécessaires à mon voyage. Je montai donc dans ma voiture avec mes enfants et cet officier, qu’on avait choisi comme le plus littéraire des gendarmes. En effet, il me fit des compliments sur mes écrits. « Vous voyez, lui dis-je, monsieur, où cela mène, d’être une femme d’esprit ; déconseillez-le, je vous prie, aux personnes de votre famille, si vous en avez l’occasion. » J’essayais de me monter par la fierté, mais je sentais la griffe dans mon cœur.
« Je m’arrêtai quelques instants chez madame Récamier ; j’y trouvai le général Junot, qui, par dévouement pour elle, promit d’aller parler le lendemain au premier consul. Il le fit en effet avec la plus grande chaleur. On croirait qu’un homme si utile par son ardeur militaire à la puissance de Bonaparte devait avoir sur lui le crédit de le faire épargner une femme ; mais les généraux de Bonaparte, tout en obtenant de lui des grâces sans nombre pour eux-mêmes, n’ont aucun crédit. Quand ils demandent de l’argent ou des places, Bonaparte trouve cela convenable ; ils sont dans le sens de son pouvoir, puisqu’ils se mettent dans sa dépendance ; mais si, ce qui leur arrive rarement, ils voulaient défendre des infortunés, ou s’opposer à quelque injustice, on leur ferait sentir bien vite qu’ils ne sont que des bras chargés de maintenir l’esclavage en s’y soutenant eux-mêmes.
« J’arrive à Paris dans une maison nouvellement louée, et que je n’avais pas encore habitée ; je l’avais choisie avec soin dans le quartier et l’exposition qui me plaisaient ; et déjà, dans mon imagination, je m’étais établie dans le salon avec quelques amis dont l’entretien est, selon moi, le plus grand plaisir dont l’esprit humain puisse jouir. Je n’entrais dans cette maison qu’avec la certitude d’en sortir, et je passais les nuits à parcourir ces appartements dans lesquels je regrettais encore plus de bonheur que je n’en avais espéré. Mon gendarme revenait chaque matin, comme dans le conte de Barbe-Bleue, me presser de partir le lendemain, et chaque fois j’avais la faiblesse de demander encore un jour… Mes amis venaient dîner avec moi, et quelquefois nous étions gais, comme pour épuiser la coupe de la tristesse, en nous montrant les uns pour les autres le plus aimables qu’il nous était possible, au moment de nous quitter pour si longtemps. Ils me disaient que cet homme, qui venait chaque jour me sommer de partir, leur rappelait ces temps de la terreur pendant lesquels les gendarmes venaient demander leurs victimes.
« On s’étonnera peut-être que je compare l’exil à la mort ; mais de grands hommes de l’antiquité et des temps modernes ont succombé à cette peine. On rencontre plus de braves contre l’échafaud que contre la perte de la patrie. Dans tous les codes des lois, le bannissement perpétuel est considéré comme une des peines les plus sévères ; et le caprice d’un homme inflige en France, en se jouant, ce que des juges consciencieux n’imposent qu’à regret aux criminels ! Des circonstances particulières m’offraient un asile et des ressources de fortune dans la patrie de mes parents, la Suisse ; j’étais à cet égard moins à plaindre qu’un autre, et néanmoins j’ai cruellement souffert. Je ne serai donc point inutile au monde, en signalant tout ce qui doit porter à ne laisser jamais aux souverains le droit arbitraire de l’exil. Nul député, nul écrivain n’exprimera librement sa pensée s’il peut être banni quand sa franchise aura déplu ; nul homme n’osera parler avec sincérité, s’il peut lui en coûter le bonheur de sa famille entière. Les femmes surtout, qui sont destinées à soutenir et à récompenser l’enthousiasme, tâcheront d’étouffer en elles les sentiments généreux, s’il doit en résulter, ou qu’elles soient enlevées aux objets de leur tendresse, ou qu’ils leur sacrifient leur existence en les suivant dans l’exil. »
XXXVI
On ne peut s’empêcher de s’étonner et cependant de s’émouvoir des angoisses de cette femme, à qui le monde est ouvert, que sa maison, son père, ses enfants, sa patrie attendent, et qui se cramponne aux portes de Paris, comme si la terre et la vie allaient lui échapper avec l’horizon brumeux de cette ville ! Elle part enfin pour Berlin, avec Benjamin Constant ; elle y est accueillie par la belle reine de Prusse et par le prince Louis de Prusse, dont le sort était de succomber bientôt, l’une sous les insultes, l’autre sous le fer de Napoléon. La nouvelle du meurtre du duc d’Enghien lui arriva à Berlin ; sa haine contre le meurtrier s’en réjouit autant que sa pitié s’en affligea pour la victime. C’était enfin un crime non-seulement contre la politique, mais contre la nature, à détester dans son persécuteur. On voit à l’accent du récit qu’elle fait de cet événement, dans son livre Dix années d’exil, qu’elle éprouva quelque chose de semblable à ce qu’éprouva Agrippine à la première révélation de l’inhumanité de son fils, une consternation mêlée de joie tragique, parce qu’elle avait enfin le droit de haïr celui qu’elle craignait.
« Je demeurais, dit-elle, à Berlin, sur le quai de la Sprée, et mon appartement était au rez-de-chaussée. Un matin, à huit heures, on m’éveilla pour me dire que le prince Louis-Ferdinand était à cheval sous mes fenêtres, et me demandait de venir lui parler. Très-étonnée de cette visite si matinale, je me hâtai de me lever pour aller vers lui. Il avait singulièrement bonne grâce à cheval, et son émotion ajoutait encore à la noblesse de sa figure. « Savez-vous, me dit-il, que le duc d’Enghien a été enlevé sur le territoire de Baden, livré à une commission militaire, et fusillé vingt-quatre heures après son arrivée à Paris ? » — « Quelle folie ! lui répondis-je ; ne voyez-vous pas que ce sont les ennemis de la France qui ont fait circuler ce bruit ? » En effet, je l’avoue, ma haine, quelque forte qu’elle fût contre Bonaparte, n’allait pas jusqu’à me faire croire à la possibilité d’un tel forfait. « Puisque vous doutez de ce que je vous dis, me répondit le prince Louis, je vais vous envoyer le Moniteur, dans lequel vous lirez le jugement. »
« Il partit à ces mots, et l’expression de sa physionomie présageait la vengeance ou la mort. Un quart d’heure après, j’eus entre mes mains ce Moniteur du 21 mars (30 pluviôse), qui contenait un arrêt de mort, prononcé par la commission militaire séant à Vincennes contre le nommé Louis d’Enghien ! C’est ainsi que des Français désignaient le petit-fils des héros qui ont fait la gloire de leur patrie. Quand on abjurerait tous les préjugés d’illustre naissance que le retour des formes monarchiques devait nécessairement rappeler, pourrait-on blasphémer ainsi les souvenirs de la bataille de Lens et de celle de Rocroi ? Ce Bonaparte qui en a gagné, des batailles ! ne sait pas même les respecter ; il n’y a ni passé ni avenir pour lui ; son âme impérieuse et méprisante ne veut rien reconnaître de sacré pour l’opinion ; il n’admet le respect que pour la force existante. Le prince Louis m’écrivait en commençant son billet par ces mots : « Le nommé Louis de Prusse fait demander à Madame de Staël, etc. » Il sentait l’injure faite au sang royal dont il sortait, au souvenir des héros parmi lesquels il brûlait de se placer. Comment, après cette horrible action, un seul roi de l’Europe a-t-il pu se lier avec un tel homme ? La nécessité ? dira-t-on. Il y a un sanctuaire de l’âme où jamais son empire ne doit pénétrer ; s’il n’en était pas ainsi, que serait la vertu sur la terre ? un amusement libéral qui ne conviendrait qu’aux paisibles loisirs des hommes privés.
« Une personne de ma connaissance m’a raconté que peu de jours après la mort du duc d’Enghien elle alla se promener autour du donjon de Vincennes. La terre encore fraîche marquait la place où il avait été enseveli. Des enfants jouaient aux petits palets sur ce tertre de gazon, seul monument pour de telles cendres. Un vieux invalide, à cheveux blancs, assis non loin de là, était resté quelque temps à contempler ces enfants ; enfin, il se leva, et, les prenant par la main, il leur dit, en versant quelques pleurs : « Ne jouez pas là, mes enfants, je vous en prie. » Ces larmes furent tous les honneurs qu’on rendit au descendant du grand Condé, et la terre n’en porta pas longtemps l’empreinte.
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« Entre l’ordre de l’enlever et celui de le faire périr, plus de huit jours s’étaient écoulés, et Bonaparte commanda le supplice du duc d’Enghien longtemps d’avance, aussi tranquillement qu’il a depuis sacrifié des millions d’hommes à ses ambitieux caprices.
« On se demande maintenant quels ont été les motifs de cette terrible action, et je crois facile de les démêler. D’abord Bonaparte voulait rassurer le parti révolutionnaire, en contractant avec lui l’alliance du sang. Un ancien Jacobin s’écria, en apprenant cette nouvelle : « Tant mieux ! le général Bonaparte s’est fait de la Convention. » Pendant longtemps, les Jacobins voulaient qu’un homme eût voté la mort du roi pour être premier magistrat de la République : c’était ce qu’ils appelaient avoir donné des gages à la révolution. Bonaparte remplissait cette condition du crime, mise à la place de la condition de propriété exigée dans d’autres pays ; il donnait la certitude que jamais il ne servirait les Bourbons. Ainsi ceux de leur parti qui s’attachaient au sien, brûlaient leurs vaisseaux sans retour.
« À la veille de se faire couronner par les mêmes hommes qui avaient proscrit la royauté, de rétablir une noblesse par les fauteurs de l’égalité, il crut nécessaire de les rassurer par l’affreuse garantie de l’assassinat d’un Bourbon. Dans la conspiration de Pichegru et de Moreau, Bonaparte savait que les républicains et les royalistes s’étaient réunis contre lui ; cette étrange coalition, dont la haine qu’il inspire était le nœud, l’avait étonné. Plusieurs hommes, qui tenaient des places de lui, étaient désignés pour servir la révolution qui devait briser son pouvoir, et il lui importait que désormais tous ses agents se crussent perdus sans ressources, si leur maître était renversé ; enfin, surtout, ce qu’il voulait, au moment de saisir la couronne, c’était d’inspirer une telle terreur que personne ne sût lui résister. Il viola tout dans une seule action : le droit des gens européens, la constitution telle qu’elle existait encore, la pudeur publique, l’humanité, la religion. Il n’y avait rien au-delà de cette action ; donc on pouvait tout craindre de celui qui l’avait commise. On crut pendant quelque temps en France que le meurtre du duc d’Enghien était le signal d’un nouveau système révolutionnaire, et que les échafauds allaient être relevés. Mais Bonaparte ne voulait qu’apprendre une chose aux Français, c’est qu’il pouvait tout, afin qu’ils lui sussent gré du mal qu’il ne faisait pas, comme à d’autres d’un bienfait. On le trouvait clément quand il laissait vivre ; on avait si bien vu comme il lui était facile de faire mourir ! »
Cette interprétation, la seule que puisse adopter l’histoire après un demi-siècle de conjectures, aurait été celle de Machiavel, comme elle fut celle de madame de Staël et de M. de Chateaubriand : c’était un meurtre italien que le génie de la France se refusait à comprendre.
XXXVII
Madame de Staël apprit peu de jours après à Berlin la dernière maladie de M. Necker ; elle partit précipitamment pour Coppet, espérant recevoir encore le dernier soupir de son père. Sa douleur, comme dans toutes les âmes émues, devient poésie sous sa plume.
« Dans ce fatal voyage de Weymar à Coppet, j’enviais toute la vie qui circulait dans la nature, celle des oiseaux, des mouches qui volaient autour de moi ; je demandais un jour, un seul jour, pour lui parler encore, pour exciter sa pitié ; j’enviais ces arbres des forêts dont la durée se prolonge au-delà des siècles. Mais l’inexorable silence du tombeau a quelque chose qui confond l’esprit humain ; et, bien que ce soit la vérité la plus connue, jamais la vivacité de l’impression qu’elle produit ne peut s’éteindre. En approchant de la demeure de mon père, un de mes amis me montra sur la montagne des nuages qui ressemblaient à une grande figure d’homme qui disparaîtrait vers le soir, et il me sembla que le ciel m’offrait ainsi le symbole de la perte que je venais de faire. Il était grand, en effet, cet homme qui, dans aucune circonstance de sa vie, n’a préféré le plus important de ses intérêts au moindre de ses devoirs, cet homme dont les vertus étaient tellement inspirées par sa bonté qu’il eût pu se passer de principes et dont les principes étaient si fermes qu’il eût pu se passer de bonté.
« En arrivant à Coppet, j’appris que mon père, dans la maladie de neuf jours qui me l’avait enlevé, s’était constamment occupé de mon sort avec inquiétude. Il se faisait des reproches de son dernier livre, comme étant la cause de mon exil ; et, d’une main tremblante, il écrivit, pendant sa fièvre, au premier consul une lettre où il affirmait que je n’étais pour rien dans la publication de ce dernier ouvrage, qu’au contraire, j’avais désiré qu’il ne fût pas imprimé. Cette voix d’un mourant avait tant de solennité ! cette dernière prière d’un homme qui avait joué un si grand rôle en France, demandant pour toute grâce le retour de ses enfants dans le lieu de leur naissance et l’oubli des imprudences qu’une fille, jeune encore alors, avait pu commettre, tout me semblait irrésistible ; et, bien que je connusse le caractère de l’homme, il m’arriva ce qui, je crois, est dans la nature de ceux qui désirent ardemment la cessation d’une grande peine : j’espérai contre toute espérance. Le premier consul reçut cette lettre et me crut sans doute d’une rare niaiserie d’avoir pu me flatter qu’il en serait touché. Je suis à cet égard de son avis. »
On voit que l’impatience de madame de Staël pour le séjour de Paris l’emportait encore dans son âme sur l’horreur du meurtre du duc d’Enghien et qu’elle consentait à implorer celui qu’elle avait cessé d’estimer (dégradation de dignité du caractère qu’on ne pardonnerait pas dans un homme et qu’on déplore même dans une femme) ! Implorer la tyrannie qu’on déteste, c’est s’enlever le droit de la détester. Toute cette époque de la vie de madame de Staël fut pleine d’oscillations féminines qu’on ne peut justifier ; on y sent la mauvaise influence d’un homme qui faisait fléchir son caractère sous ses propres versatilités. Elle se glorifiait devant les ennemis de Bonaparte du titre de victime, mais les seules victimes méritoires sont les victimes volontaires ; l’héroïsme malgré soi est plus voisin de l’ostentation et du ridicule que de la vraie gloire. Éloignée de Paris, madame de Staël avait besoin de changer de scène.
XXXVIII
Après avoir payé à la mémoire de son père le tribut d’affection qu’elle lui avait toujours portée dans une notice apologétique de sa vie et dans la publication de ses manuscrits, elle partit pour l’Italie, terre de son imagination. Son voyage était un poëme. Elle y prépara les matériaux de son plus important ouvrage littéraire, le roman poétique de Corinne. Corinne était sa propre personnification. Elle se retraçait elle-même sous ce nom. Une jeune femme, dont l’imagination enthousiaste anime, colore, passionne toute la nature et toute l’histoire en parcourant la plus grande scène du monde antique, inspire un amour d’admiration plutôt que de cœur à un voyageur anglais qu’elle rencontra à Rome.
L’amour plus méridional et plus absolu qu’elle ressent elle-même pour lui redouble son génie et divinise, pour ainsi dire, son enthousiasme. Les chants qu’elle improvise au Capitole ou au cap Misène lui méritent la couronne du Tasse et de Pétrarque.
Mais son amant s’épouvante de la splendeur même de son idole ; il craint avec raison que cette divinité d’intelligence ne puisse redescendre sur la terre au rôle modeste d’épouse obscure et de mère de famille. Ses faibles yeux ne peuvent supporter tant d’éclat, son cœur modéré ne peut fournir d’aliment à tant de flammes. Il s’éloigne, il se décourage, il épouse dans sa patrie une jeune parente d’une beauté virginale, d’un esprit médiocre, d’un caractère plus rassurant pour sa félicité domestique. Corinne, punie de sa beauté et de son génie, expire de tristesse sous l’excès même des dons qu’elle a reçus de la nature. Elle perd l’amour et la vie pour avoir conquis le bruit et la gloire.
Voilà le livre. On y sent à chaque page l’amertume d’une âme qui aurait voulu réunir dans une seule vie ce qui illustre l’existence et ce qui la voile, mais qui combat contre la nature des choses et contre la véritable destinée de la femme, qui est vaincue par le bons sens ou par ce qu’elle appelle les préjugés de la société.
Le livre de Corinne fut l’apogée du talent de madame de Staël. Le style est un reflet brûlant du ciel d’Italie, aperçu par-dessus les cimes des Alpes. Tantôt voyage, tantôt roman, le voyage est incomplet, le roman est déclamatoire. Mais l’âme, tantôt virile, tantôt féminine de madame de Staël, en inonde les pages d’une si magique et d’une si touchante poésie de cœur et de style, qu’on oublie le livre pour admirer l’écrivain. La jalouse persécution que madame de Staël subissait ajoutait son intérêt à l’ouvrage. Le succès fut immense, le nom de madame de Staël atteignit ou dépassa toutes les renommées littéraires du temps. Le siècle n’avait point de poëte français en vers, point d’orateur en action ; il adopta cette femme comme la poésie et l’éloquence de l’époque. Elle revint jouir de sa gloire à Coppet, à Genève, à Rouen, à Auxerre, enfin dans une terre de M. de Castellane, à douze lieues de Paris, sans oser s’en rapprocher davantage. Le bruit qu’elle y faisait était trop grand pour le silence absolu que l’empire faisait en France.
XXXIX
Madame de Staël reçut le 9 avril, anniversaire de la mort de son père, l’ordre de sortir de France et de résider à Coppet, sous la surveillance du préfet de Genève annexée par la conquête à l’empire. Le besoin de mouvement et de public la poussa bientôt au-delà du Rhin. Elle séjourna quelque temps à Vienne et s’y prépara dans la société des poëtes et des hommes de lettres à illustrer la Germanie comme elle avait illustré l’Italie. Revenue à Coppet, en 1809, elle écrivit son livre de l’Allemagne, titre modeste sous lequel se cachait le plus beau commentaire du génie littéraire moderne en philosophie, en politique, en poésie ; Corinne était éclipsée par l’auteur de Corinne. Le livre de l’Allemagne était plus qu’un livre ; c’était un manifeste européen contre le matérialisme de la philosophie du dix-huitième siècle et contre la brutalité du despotisme français abaissant la pensée dans tout l’univers, afin d’abaisser les caractères.
Ce livre terminé, elle obtint avec peine l’autorisation de se rapprocher de quarante lieues de Paris pour en surveiller l’impression. Elle croyait que l’intention secrète de ce livre, cachée sous des commentaires littéraires, échapperait à la police inintelligente de l’Empire. Mais la police avait la divination du despotisme ; elle ordonna des retranchements sans nombre au manuscrit. Madame de Staël les consentit tous pour enlever le prétexte de l’interdiction du livre. L’ouvrage, enfin imprimé, devait paraître dans quelques jours et récompenser par une légitime admiration les longues veilles de l’écrivain, quand un ordre arbitraire du ministre de la police, Savary, duc de Rovigo, fit mettre en pièces les dix mille exemplaires. Le manuscrit échappa à peine à l’inquisition impériale par les soins furtifs de quelques amis. Cette mesure fut suivie d’un ordre de sortir de France dans le délai de trois jours. Frappée inopinément dans sa sécurité, dans sa liberté, dans sa gloire, madame de Staël implora pour toute grâce une prolongation de huit jours pour se préparer à cette transplantation de son existence.
Napoléon avait dit à ceux qui lui demandaient grâce pour une femme : « Cette femme monte les esprits dans un sens qui ne convient pas à mes vues ; je ne sais comment il se fait que, quand on l’a lue, on m’aime moins. » L’exécuteur impassible de ses rigueurs, Savary, ajouta, dans la lettre qu’il répondit à madame de Staël, l’humiliation à la douleur. Cette lettre est un monument du dédain soldatesque du moment pour les suspects de génie et d’indépendance.
« J’ai reçu, madame, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. M. votre fils a dû vous apprendre que je ne voyais pas d’inconvénient à ce que vous retardassiez votre départ de sept à huit jours. Je désire qu’ils suffisent aux arrangements qui vous restent à prendre, parce que je ne puis vous en accorder davantage.
« Il ne faut point rechercher la cause de l’ordre que je vous ai signifié dans le silence que vous avez gardé à l’égard de l’empereur dans votre dernier ouvrage, ce serait une erreur : il ne pouvait pas y trouver une place qui fût digne de lui. Mais votre exil est une conséquence naturelle de la marche que vous suivez constamment depuis plusieurs années. Il m’a paru que l’air de ce pays-ci ne vous convenait point, et nous n’en sommes pas encore réduits à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez.
« Votre dernier ouvrage n’est point français ; c’est moi qui en ai arrêté l’impression. Je regrette la perte qu’il va faire éprouver au libraire, mais il ne m’est pas possible de le laisser paraître.
« Vous savez, madame, qu’il ne vous avait été permis de sortir de Coppet que parce que vous aviez exprimé le désir de passer en Amérique. Si mon prédécesseur vous a laissée habiter le département de Loir-et-Cher, vous n’avez pas dû regarder cette tolérance comme une révocation des dispositions qui avaient été arrêtées à votre égard. Aujourd’hui vous m’obligez à les faire exécuter strictement ; il ne faut vous en prendre qu’à vous-même.
« Je mande à M. Corbigny de tenir la main à l’exécution de l’ordre que je lui ai donné, lorsque le délai que je vous accorde sera expiré.
« Je suis aux regrets, Madame, que vous m’ayez contraint de commencer ma correspondance avec vous par une mesure de rigueur : il m’aurait été plus agréable de n’avoir qu’à vous offrir le témoignage de la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être,
« Madame,
« Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Signé : « Le duc de Rovigo. »
« P. S. J’ai des raisons, Madame, pour vous indiquer les ports de Lorient, La Rochelle, Bordeaux et Rochefort, comme étant les seuls ports dans lesquels vous pouvez vous embarquer. Je vous invite à me faire connaître celui que vous aurez choisi. »
XL
Les deux fils de madame de Staël, innocents des opinions et du génie de leur mère, se présentèrent en vain à Fontainebleau pour intercéder auprès de Napoléon ; ils reçurent l’ordre de s’éloigner et furent compris dans l’exil. Le séjour de Coppet fut converti en prison d’État par le préfet de Genève. Les habitants ne pouvaient étendre leurs promenades que dans un rayon de deux lieues du château : les amis qui venaient les visiter encouraient eux-mêmes l’exil. M. Mathieu de Montmorency et madame Récamier, deux cœurs tentés par le péril quand il fallait avouer ou consoler l’amitié, bravèrent cet ordre et subirent la peine de leur courageuse générosité.
« Le même jour, Napoléon frappa l’illustration et la vertu dans M. de Montmorency, la beauté dans madame Récamier, et, si j’ose le dire, en moi quelque réputation de talent. Peut-être s’est-il aussi flatté d’attaquer le souvenir de mon père dans sa fille, afin qu’il fût bien dit que sur cette terre, ni les morts, ni les vivants, ni la pitié, ni les charmes, ni l’esprit, ni la célébrité, n’étaient de rien sous son règne. On s’était rendu coupable quand on avait manqué aux nuances délicates de la flatterie, en n’abandonnant pas quiconque était frappé de sa disgrâce. Il ne reconnaît que deux classes d’hommes, ceux qui le servent et ceux qui s’avisent, non de lui nuire, mais d’exister par eux-mêmes. Il ne veut pas que dans l’univers, depuis les détails de ménage jusqu’à la direction des empires, une seule volonté s’exerce sans relever de la sienne.
« Madame de Staël, disait le préfet de Genève, s’est fait une existence agréable chez elle ; ses amis et les étrangers viennent la voir à Coppet ; l’empereur ne veut pas souffrir cela. » Et pourquoi me tourmentait-il ainsi ? Pour que j’imprimasse un éloge de lui ? Et que lui faisait cet éloge, à travers les milliers de phrases que la crainte et l’espérance sont empressées à lui offrir ? Bonaparte a dit une fois : « Si l’on me donnait à choisir entre faire moi-même une belle action ou induire mon adversaire à commettre une bassesse, je n’hésiterais pas à préférer l’avilissement de mon ennemi. » Voilà toute l’explication du soin particulier qu’il a mis à déchirer ma vie. Il me savait attachée à mes amis, à la France, à mes ouvrages, à mes goûts, à la société ; il a voulu, en m’ôtant tout ce qui composait mon bonheur, me troubler assez pour que j’écrivisse une platitude dans l’espoir qu’elle me vaudrait mon rappel. En m’y refusant, je dois le dire, je n’ai pas eu le mérite de faire un sacrifice. L’empereur voulait de moi une bassesse, mais une bassesse inutile ; car, dans un temps où le succès est divinisé, le ridicule n’eût pas été complet, si j’avais réussi à revenir à Paris, par quelque moyen que ce pût être. Il fallait, pour plaire à notre maître, vraiment habile dans l’art de dégrader ce qu’il reste encore d’âmes fières, il fallait que je me déshonorasse pour obtenir mon retour en France, qu’il se moquât de mon zèle à le louer, lui qui n’avait cessé de me persécuter, et que ce zèle ne me servît à rien. Je lui ai refusé ce plaisir vraiment raffiné ; c’est le seul mérite que j’aie eu dans la longue lutte qu’il a établie entre sa toute-puissance et ma faiblesse.
« La famille de M. de Montmorency, désespérée de son exil, souhaita, comme elle le devait, qu’il s’éloignât de la triste cause de cet exil, et je vis partir cet ami sans savoir si jamais sa présence honorerait encore ma demeure sur cette terre. C’est le 31 août 1811 que je brisai le premier et le dernier de mes liens avec ma patrie ; je le brisai, du moins, par les rapports humains qui ne peuvent plus exister entre nous ; mais je ne lève jamais les yeux au ciel sans penser à mon respectable ami, et j’ose croire aussi que dans ses prières il me répond. La destinée ne m’accorde plus une autre correspondance avec lui. »
XLI
Cette page des mémoires de la femme persécutée dans ses amis respire la vengeance d’une âme libre ; elle atteste aussi plus de constance dans la dignité de l’âme que le despotisme n’était accoutumé à en rencontrer autour de lui. Si le gémissement est disproportionné au malheur chez une exilée au sein de sa famille, de son opulence et de ses jardins dans l’Oasis enchantée du lac de Genève, on ne peut s’empêcher de reconnaître que madame de Staël, qui pouvait se relever de la proscription par une phrase d’éloge au despotisme, montra un véritable courage en la refusant. Femme, elle fut plus homme que les hommes : de trop illustres exemples pouvaient excuser sa faiblesse. Peu d’écrivains de cette époque se firent scrupule d’adorer au moins d’une génuflexion et d’un enthousiasme le maître de la force. M. Michaud, l’auteur royaliste du Printemps d’un Proscrit, dédiait un poëme impérial, le treizième chant de l’Énéide, à la dynastie napoléonienne. M. de Chateaubriand célébrait, dans l’exorde d’un discours de réception à l’Institut, le nouveau Cyrus en style de prophète ; M. de Maistre lui-même, le philosophe du despotisme, converti à l’usurpation par le succès, écrivait de Pétersbourg dans sa correspondance, aujourd’hui publiée, des adorations à la fortune de Napoléon. Si on la compare à ces hommes, madame de Staël paraît seule plus grande que le sort. Ils y cédaient, elle lui résistait, et sa résistance est d’autant plus belle qu’on ne lui demandait qu’une ligne de sa main pour prix de la faveur et de la liberté.
XLII
Elle se décida à la fuite. Le récit de cette fuite rouvre toutes les cicatrices d’un cœur de fille et de mère déchiré dans ses affections, dans ses souvenirs et dans ses habitudes.
« Déchirée la veille par l’incertitude, je parcourus, dit-elle, le parc de Coppet ; je m’assis dans tous les lieux où mon père avait coutume de se reposer pour contempler la nature ; je revis ces mêmes beautés des ondes et de la verdure que nous avions souvent admirées ensemble ; je leur dis adieu en me recommandant à leur douce influence. Le monument qui renferme les cendres de mon père et de ma mère, et dans lequel, si le bon Dieu le permet, les miennes doivent être déposées, était une des principales causes de mes regrets en m’éloignant des lieux que j’habitais ; mais je trouvais presque toujours, en m’en approchant, une sorte de force qui me semblait venir d’en haut. Je passai une heure en prière devant cette porte de fer qui s’est refermée sur les restes du plus noble des humains, et là, mon âme fut convaincue de la nécessité de partir. Je me rappelai ces vers fameux de Claudien, dans lesquels il exprime l’espèce de doute qui s’élève dans les âmes les plus religieuses lorsqu’elles voient la terre abandonnée aux méchants et le sort des mortels comme flottant au gré du hasard. Je sentais que je n’avais plus la force d’alimenter l’enthousiasme qui développait en moi tout ce que je puis avoir de bon, et qu’il me fallait entendre parler ceux qui pensaient comme moi pour me fier à ma propre croyance et conserver le culte que mon père m’avait inspiré. J’invoquai plusieurs fois, dans cette anxiété, la mémoire de mon père, de cet homme, le Fénelon de la politique, dont le génie était en tout l’opposé de celui de Bonaparte ; et il en avait du génie, car il en faut au moins autant pour se mettre en harmonie avec le ciel que pour évoquer à soi tous les moyens déchaînés par l’absence des lois divines et humaines. J’allai revoir le cabinet de mon père, où son fauteuil, sa table et ses papiers sont encore à la même place ; j’embrassai chaque trace chérie, je pris son manteau que jusqu’alors j’avais ordonné de laisser sur sa chaise, et je l’emportai avec moi pour m’en envelopper si le messager de la mort s’approchait de moi. Ces adieux terminés, j’évitai le plus que je pus les autres adieux qui me faisaient trop de mal, et j’écrivis aux amis que je quittais, en ayant pris soin que ma lettre ne leur fût remise que plusieurs jours après mon départ.
« Le lendemain samedi, 23 mai 1812, à deux heures après midi, je montai dans ma voiture en disant que je reviendrais pour dîner ; je ne pris avec moi aucun paquet quelconque ; en descendant l’avenue de Coppet, je m’évanouis ; ma fille me prit la main et me dit : « Ma mère, songe que tu pars pour l’Angleterre, le pays de la liberté. » À Berne, mon fils me quitta, et, quand je ne le vis plus, je pus dire comme lord Russel : « La douleur de la mort est passée. »
Après avoir traversé l’Allemagne et la Pologne, elle se rendit en Russie pendant que Napoléon marchait avec un million d’hommes sur Moscou. L’empereur Alexandre la reçut à Pétersbourg comme il aurait reçu une alliée qui lui apportait pour concours l’opinion du monde libre, cette puissance qui équivaut aux armées et qui leur survit. Cependant elle n’osa pas résider ouvertement dans le seul pays ennemi de la France où sa résidence eût été un crime, puni peut-être dans la fortune de ses enfants. Elle chercha un asile à Stokholm auprès de ce même Bernadotte devenu prince royal de Suède. Tout fait présumer qu’elle augurait alors une fortune plus haute encore pour cet ancien ami, transfuge de la république, ennemi caché de Napoléon, allié secret et bientôt allié avoué de ses ennemis, que le flot de la guerre avait porté sur le trône de Suède et qu’un autre reflux pouvait reporter sur le trône de France. Bernadotte, Moreau et madame de Staël étaient alors les trois Coriolans de leur patrie.
Mais madame de Staël n’était française que par la conquête et par la servitude. Ce qui était crime dans Moreau et dans Bernadotte n’était en elle que légitime aspiration de sa liberté personnelle et de la liberté du monde. Après quelques mois de séjour à Stokholm, elle passa en Angleterre ; elle y fut reçue avec l’enthousiasme dû à son nom, à son génie, à son indépendance. Ce fut là qu’elle vécut pendant ces deux dernières années où la fortune de Napoléon, s’écroulant pièce à pièce aussi rapidement qu’il l’avait construite, coalisa l’Europe soulevée contre lui et vengea, par l’invasion de Paris, l’invasion de tant de capitales.
XLIII
Ces représailles déplorables, mais ordinaires, du sort rouvrirent Paris à madame de Staël. Elle y rentra avec les Bourbons et avec la liberté constitutionnelle ; elle y rentra, de plus, comme une exilée de la gloire que l’enthousiasme de sa patrie venge d’une longue oppression. Quel que soit le deuil de convenance qu’elle affectât un moment de porter sur les revers de l’empereur, sur la ruine de l’empire, sur l’invasion de la patrie, on ne peut croire à la sincérité bien poignante de cette douleur. Elle avait été elle-même un des membres les plus efficaces de cette coalition ; elle avait recruté, comme Annibal, des ennemis à Napoléon dans tout l’univers ; elle n’était rentrée que par la brèche de Paris dans Paris ; elle y retrouvait la patrie, la fortune, la liberté, l’exercice de son génie, l’écho tout français de sa gloire, une grande influence sur les esprits, sur les souverains coalisés, sur les Bourbons eux-mêmes. Ces hypocrisies de sentiment ne siéent pas au véritable génie ; le captif ne maudit pas sincèrement la main qui brise ses chaînes.
La rentrée de madame de Staël fut une restauration comme celle de Louis XVIII. Le roi la combla de faveurs comme roi et comme lettré ; il caressa dans madame de Staël la fille de M. Necker dont jeune il avait partagé les opinions libérales, l’ennemie de Napoléon, la femme éloquente, la femme poëte, la femme politique qui, par son exemple et par son influence, ramenait aux Bourbons les républicains convertis à la monarchie tempérée. Elle ne fut pas un débris à cette époque, elle fut une puissance ; son salon, où se groupaient pour l’entendre tous les hommes éminents de toutes les opinions et de toutes les nations réunies par la coalition de Paris, devint la tribune du monde. Jamais elle ne régna plus universellement sur la pensée de l’Europe. Indépendamment de ses opinions anglaises, qui la portaient à favoriser l’établissement d’un régime représentatif en France pour corriger une longue servitude et pour retremper les mœurs avilies par le despotisme, elle avait un grand intérêt de famille à complaire au roi.
La France devait à son père deux millions, que M. Necker en fuyant de Paris avait laissés en gage au trésor public. Ces deux millions, englobés dans les banqueroutes générales de la révolution, ne pouvaient être restitués à la famille de M. Necker que par une justice exceptionnelle du prince ; elle en sollicitait la restitution. Cette faveur dépendait de la bienveillance autant que de l’équité du roi ; une opposition acerbe et prématurée aurait aigri le gouvernement qu’il fallait fléchir. Les Bourbons n’étaient donc pas seulement pour madame de Staël la liberté et la patrie, ils étaient la fortune ; elle les accueillait par réminiscence, mais elle les accueillait aussi par politique.
XLIV
Elle se hâta de profiter de la liberté de la pensée et de la parole pour publier son premier titre de gloire, ce beau livre de l’Allemagne que Napoléon avait fait impitoyablement lacérer par ses censeurs.
Ce livre, retardé ainsi par la brutalité du despotisme, parut bien plus à son heure en ce moment qu’il n’aurait fait trois ans plus tôt au milieu des destructions de la guerre européenne et au bruit de l’écroulement de l’empire. Napoléon sans le vouloir avait servi par cette tyrannie la gloire de son ennemie : ce livre fut la restauration du spiritualisme dans la philosophie, de l’originalité dans la littérature, de la liberté dans sa politique, de la conscience dans l’esprit humain. Il fit pour la littérature ce que le Génie du Christianisme de M. de Chateaubriand avait fait pour le catholicisme ; il fit plus, car dans son livre de l’Allemagne madame de Staël inaugurait une force nouvelle dans le domaine de l’intelligence et de l’art. Elle créait, au lieu de la monarchie classique et plagiaire des lettres grecques et latines, la république du génie. La France se mourait d’imitation dans le fond et dans la forme des œuvres de l’esprit ; elle lui ouvrait des sources neuves et intarissables d’inspiration dans l’originalité, cette muse qui se rajeunit avec les siècles. Elle trouvait le génie dans l’âme au lieu de le chercher dans l’artifice ; elle faisait de la pensée exprimée par la littérature non plus un métier, mais une religion ; elle réhabilitait le verbe humain avili par les lettrés de profession jusqu’à un vain battelage de mots et d’images transmis d’Athènes à Rome et de Rome à nous par les écoles.
Penser fortement, sentir sincèrement, agir dignement, parler éloquemment, agir au besoin héroïquement étaient à ses yeux une même condition littéraire. La religion, la liberté, l’amour, la vertu faisaient partie essentielle du génie. La littérature ainsi comprise, au lieu d’être un jeu de l’esprit, devenait une sublime morale révélée par le talent ; c’était le culte du beau inséparable du bien et confondant la vérité et la gloire ; en un mot, la littérature de la conscience au lieu de la littérature de l’imagination.
LXV
Cette critique créatrice de madame de Staël, appliquée avec une merveilleuse éloquence aux grandes œuvres philosophiques, lyriques ou dramatiques des grands écrivains du Nord, procédait par l’admiration au lieu de procéder par le dénigrement. C’est à la flamme de l’enthousiasme qu’elle faisait comparaître le génie, non pour énumérer froidement ses taches, mais pour s’extasier sur ses chefs-d’œuvre. L’homme grandissait aux yeux de l’homme, au lieu de se rapetisser à cette optique ; on sortait de cette étude comme d’un temple où l’on venait contempler les merveilles de l’esprit humain et où la grandeur de l’intelligence révélait la grandeur de celui qui l’a créé ; l’admiration devenait piété. Un tel livre était l’hymne du spiritualisme chanté par une voix émue sur les débris de la littérature matérialiste qui venait d’apostasier Dieu, l’âme, l’immortalité, la liberté, et de se ravaler au service et à la glorification de la tyrannie.
Le style de l’écrivain de l’Allemagne était partout à la hauteur de cette pensée ; c’était un chant plutôt qu’un style. Qu’on en juge par ce qu’elle dit de la poésie à l’occasion de sa rencontre à Weymar avec Gœthe et Schiller, ces deux poëtes dont le génie, au lieu de faire deux rivaux, fit deux amis immortels.
« Ce qui est vraiment divin dans le cœur de l’homme ne peut être défini ; s’il y a des mots pour quelques traits, il n’y en a point pour exprimer l’ensemble, et surtout le mystère de la véritable beauté dans tous les genres. Il est facile de dire ce qui n’est pas de la poésie ; mais si l’on veut comprendre ce qu’elle est, il faut appeler à son secours les impressions qu’excitent une belle contrée, une musique harmonieuse, le regard d’un objet chéri, et par-dessus tout un sentiment religieux qui nous fait éprouver en nous-mêmes la présence de la divinité. La poésie est le langage naturel à tous les cultes. La Bible est pleine de poésie, Homère est plein de religion ; ce n’est pas qu’il y ait des fictions dans la Bible, ni des dogmes dans Homère ; mais l’enthousiasme rassemble dans un même foyer des sentiments divers, l’enthousiasme est l’encens de la terre vers le ciel, il les réunit l’un à l’autre.
« Le don de révéler par la parole ce qu’on ressent au fond du cœur est très-rare ; il y a pourtant de la poésie dans tous les êtres capables d’affections vives et profondes ; l’expression manque à ceux qui ne sont pas exercés à la trouver. Le poëte ne fait, pour ainsi dire, que dégager le sentiment prisonnier au fond de l’âme ; le génie poétique est une disposition intérieure de la même nature que celle qui rend capable d’un généreux sacrifice ; c’est rêver l’héroïsme que composer une belle ode. Si le talent n’était pas mobile, il inspirerait aussi souvent les belles actions que les touchantes paroles ; car elles partent toutes également de la conscience du beau, qui se fait sentir en nous-mêmes.
« Un homme d’un esprit supérieur disait que la prose était factice, et la poésie naturelle : en effet les nations peu civilisées commencent toujours par la poésie, et dès qu’une passion forte agite l’âme, les hommes les plus vulgaires se servent, à leur insu d’images et de métaphores ; ils appellent à leur secours la nature extérieure pour exprimer ce qui se passe en eux d’inexprimable. Les gens du peuple sont beaucoup plus près d’être poëtes que les hommes de bonne compagnie, car la convenance et le persiflage ne sont propres qu’à servir de borne : ils ne peuvent rien inspirer.
« Il y a lutte interminable dans ce monde entre la poésie et la prose, et la plaisanterie doit toujours se mettre du côté de la prose ; car c’est rabattre que de plaisanter. L’esprit de société est cependant très-favorable à la poésie de la grâce et de la gaieté dont l’Arioste, La Fontaine, Voltaire sont les brillants modèles. La poésie dramatique est admirable dans nos premiers écrivains ; la poésie descriptive, et surtout la poésie didactique a été portée chez les Français à un très-haut degré de perfection ; mais il ne paraît pas qu’ils soient appelés jusqu’à présent à se distinguer dans la poésie lyrique ou épique, telle que les anciens et les étrangers la conçoivent.
« La poésie lyrique s’exprime au nom de l’auteur même ; ce n’est plus dans un personnage qu’il se transporte, c’est en lui-même qu’il trouve les divers mouvements dont il est animé : J.-B. Rousseau dans ses Odes religieuses, Racine dans Athalie, se sont montrés poëtes lyriques ; ils étaient nourris des psaumes et pénétrés d’une foi vive ; néanmoins les difficultés de la langue et de la versification française s’opposent presque toujours à l’abandon de l’enthousiasme. On peut citer des strophes admirables dans quelques-unes de nos odes ; mais y en a-t-il une entière dans laquelle le Dieu n’ait point abandonné le poëte ? De beaux vers ne sont pas de la poésie ; l’inspiration dans les arts est une source inépuisable qui vivifie depuis la première parole jusqu’à la dernière : amour, patrie, croyance, tout doit être divinisé dans l’ode, c’est l’apothéose du sentiment ; il faut, pour concevoir la vraie grandeur de la poésie lyrique, errer par la rêverie dans les régions éthérées, oublier le bruit de la terre en écoutant l’harmonie céleste, et considérer l’univers entier comme un symbole des émotions de l’âme.
« L’énigme de la destinée humaine n’est de rien pour la plupart des hommes ; le poëte l’a toujours présente à l’imagination. L’idée de la mort, qui décourage les esprits vulgaires, rend le génie plus audacieux, et le mélange des beautés de la nature et des terreurs de la destruction excite je ne sais quel délire de bonheur et d’effroi, sans lequel l’on ne peut ni comprendre ni décrire le spectacle de ce monde. La poésie lyrique ne raconte rien, ne s’astreint en rien à la succession des temps, ni aux limites des lieux ; elle plane sur les pays et sur les siècles ; elle donne de la durée à ce moment sublime pendant lequel l’homme s’élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie. Il se sent au milieu des merveilles du monde comme un être à la fois créateur et créé, qui doit mourir et qui ne peut cesser d’être, et dont le cœur tremblant et fort en même temps, s’enorgueillit en lui-même et se prosterne devant Dieu.
« Les Allemands réunissant tout à la fois, ce qui est très-rare, l’imagination et le recueillement contemplatif, sont plus capables que la plupart des autres nations de la poésie lyrique. Les modernes ne peuvent se passer d’une certaine profondeur d’idées dont une religion spiritualiste leur a donné l’habitude ; et si cependant cette profondeur n’était point revêtue d’images, ce ne serait pas de la poésie ; il faut donc que la nature grandisse aux yeux de l’homme pour qu’il puisse s’en servir comme de l’emblème de ses pensées. Les bosquets, les fleurs et les ruisseaux aux poëtes du paganisme ; la solitude des forêts, l’Océan sans bornes, le ciel étoilé peuvent à peine exprimer l’Éternel et l’infini dont l’âme des chrétiens est remplie.
« Les Allemands n’ont pas plus que nous de poëme épique ; cette admirable composition ne paraît pas accordée aux modernes, et peut-être n’y a-t-il que l’Iliade qui réponde entièrement à l’idée qu’on se fait de ce genre d’ouvrage : il faut pour le poëme épique un concours singulier de circonstances qui ne s’est rencontré que chez les Grecs, l’imagination des temps héroïques et la perfection du langage des temps civilisés. Dans le moyen âge, l’imagination était forte, mais le langage imparfait ; de nos jours le langage est pur, mais l’imagination est en défaut. Les Allemands ont beaucoup d’audace dans les idées et dans le style, et peu d’invention dans le fond du sujet ; leurs essais épiques se rapprochent presque toujours du genre lyrique. Ceux des Français rentrent plutôt dans le genre dramatique, et l’on y trouve plus d’intérêt que de grandeur. Quand il s’agit de plaire au théâtre, l’art de se circonscrire dans un cadre donné, de deviner le goût des spectateurs, et de s’y plier avec adresse, fait une partie du succès ; tandis que rien ne doit tenir aux circonstances extérieures et passagères dans la composition d’un poëme épique. Il exige des beautés absolues, des beautés qui frappent le lecteur solitaire, lorsque ses sentiments sont plus naturels et son imagination plus hardie. Celui qui voudrait trop hasarder dans un poëme épique, pourrait bien encourir le blâme sévère du bon goût français ; mais celui qui ne hasarderait rien n’en serait pas moins dédaigné.
« Boileau, tout en perfectionnant le goût et la langue, a donné à l’esprit français, l’on ne saurait le nier, une disposition très-défavorable à la poésie. Il n’a parlé que de ce qu’il fallait éviter ; il n’a insisté que sur des préceptes de raison et de sagesse qui ont introduit dans la littérature une sorte de pédanterie très-nuisible au sublime élan des arts. Nous avons en français des chefs-d’œuvre de versification ; mais comment peut-on appeler la versification de la poésie ? Traduire en vers ce qui était fait pour rester en prose, exprimer en dix syllabes comme Pope, les jeux de cartes et leurs moindres détails, ou comme les derniers poëmes qui ont paru chez nous, le trictrac, les échecs, la chimie, c’est un tour de passe-passe en fait de paroles, c’est composer avec les mots, comme avec les notes, des sonates sous le nom de poëme.
« Il faut cependant une grande connaissance de la langue poétique pour décrire ainsi noblement les objets qui prêtent le moins à l’imagination, et l’on a raison d’admirer quelques morceaux détachés de ces galeries de tableaux ; mais les transitions qui les lient entre eux sont nécessairement prosaïques, comme ce qui se passe dans la tête de l’écrivain. Il s’est dit : — Je ferai des vers sur ce sujet, puis sur celui-ci, puis sur celui-là. — Et, sans s’en apercevoir, il nous met dans la confidence de sa manière de travailler. Le véritable poëte conçoit, pour ainsi dire, tout son poëme à la fois au fond de son âme : sans les difficultés du langage, il improviserait, comme la sibylle et les prophètes, les hymnes saints du génie. Il est ébranlé par ses conceptions, comme par un événement de sa vie. Un monde nouveau s’offre à lui ; l’image sublime de chaque situation, de chaque caractère, de chaque beauté de la nature frappe ses regards, et son cœur bat pour un bonheur céleste qui traverse comme un éclair l’obscurité du sort. La poésie est une possession momentanée de tout ce que notre âme souhaite ; le talent fait disparaître les bornes de l’existence et change en images brillantes le vague espoir des mortels.
« Il serait plus aisé de décrire les symptômes du talent que de lui donner des préceptes ; le génie se sent comme l’amour par la profondeur même de l’émotion dont il pénètre celui qui en est doué ; mais si l’on osait donner des conseils à ce génie, dont la nature veut être le seul guide, ce ne serait pas des conseils purement littéraires qu’on devrait lui adresser ; il faudrait parler aux poëtes comme à des citoyens, comme à des héros, il faudrait leur dire : — Soyez vertueux, soyez croyants, soyez libres, respectez ce que vous aimez, cherchez l’immortalité dans l’amour, et la divinité dans la nature ; enfin, sanctifiez votre âme comme un temple, et l’ange des nobles pensées ne dédaignera pas d’y apparaître. »
Ne croit-on pas entendre la poésie elle-même devenue ce que Dieu l’a faite, la sibylle de la nature et la prêtresse du cœur humain ?
XLVI
La poésie intime et domestique des Allemands, la seule épopée possible de nos jours, parce que les lumières ont fait évanouir de l’esprit humain les prodiges, cette poésie du mensonge, n’inspire pas moins bien madame de Staël dans sa critique de Woss, le précurseur de Gœthe dans son poëme d’Hermann et Dorothée.
« La pureté naïve et pathétique, qui est le principal charme du poëme de Woss, intitulé Louise, se fait sentir surtout, dit-elle, dans la bénédiction nuptiale du pasteur allemand en mariant sa fille.
« Ma fille, lui dit-il avec une voix émue, que la bénédiction de Dieu soit avec toi. Aimable et vertueux enfant, que la bénédiction de Dieu t’accompagne sur la terre et dans le ciel. J’ai été jeune et je suis devenu vieux, et, dans cette vie incertaine, le Tout-Puissant m’a envoyé beaucoup de joie et de douleur. Qu’il soit béni pour toutes deux ! Je vais bientôt reposer sans regret ma tête blanchie dans le tombeau de mes pères, car ma fille est heureuse ; elle l’est, parce qu’elle sait qu’un Dieu paternel soigne notre âme par la douleur comme par le plaisir. Quel spectacle plus touchant que celui de cette jeune et belle fiancée ! Dans la simplicité de son cœur elle s’appuie sur la main de l’ami qui doit la conduire dans le sentier de la vie ; c’est avec lui que, dans une intimité sainte, elle partagera le bonheur et l’infortune ; c’est elle qui, si Dieu le veut, doit essuyer la dernière sueur sur le front de son époux mortel. Mon âme était aussi remplie de pressentiments lorsque, le jour de mes noces, j’amenai dans ces lieux ma timide compagne ; content, mais sérieux, je lui montrai de loin la borne de nos champs, la tour de l’église et l’habitation du pasteur où nous avons éprouvé tant de biens et de maux.
« Mon unique enfant, car il ne me reste que toi, d’autres à qui j’avais donné la vie dorment là-bas sous le gazon du cimetière ; mon unique enfant, tu vas t’en aller en suivant la route par laquelle je suis venu. La chambre de ma fille sera déserte ; sa place à notre table ne sera plus occupée ; c’est en vain que je prêterai l’oreille à ses pas, à sa voix. Oui, quand ton époux t’emmènera loin de moi, des sanglots m’échapperont et mes yeux mouillés de pleurs te suivront longtemps encore, car je suis homme et père, et j’aime avec tendresse cette fille qui m’aime aussi sincèrement. Mais bientôt, réprimant mes larmes, j’élèverai vers le ciel mes mains suppliantes, et je me prosternerai devant la volonté de Dieu qui commande à la femme de quitter sa mère et son père pour suivre son époux. Va donc en paix, mon enfant, abandonne ta famille et la maison paternelle ; suis le jeune homme qui maintenant te tiendra lieu de ceux à qui tu dois le jour ; sois dans sa maison comme une vigne féconde, entoure-la de nobles rejetons. Un mariage religieux est la plus belle des félicités terrestres ; mais, si le Seigneur ne fonde pas lui même l’édifice de l’homme, qu’importe ses vains travaux ? »
« Voilà, ajoute-t-elle, de la vraie simplicité, celle de l’âme, celle qui convient au peuple comme aux rois, aux pauvres comme aux riches ; enfin, à toutes les créatures de Dieu. On se lasse promptement de la poésie descriptive, quand elle s’applique à des objets qui n’ont rien de grand en eux-mêmes ; mais les sentiments descendent du ciel, et dans quelque humble séjour que pénètrent leurs rayons, ils ne perdent rien de leur beauté. »