(1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre IV. L’âge moderne. — Conclusion. Le passé et le présent. » pp. 424-475
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(1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre IV. L’âge moderne. — Conclusion. Le passé et le présent. » pp. 424-475

Conclusion.
Le passé et le présent.

I. Le passé. —  L’invasion saxonne. —  Comment elle a établi la race et fondé le caractère. —  La conquête normande. —  Comment elle a infléchi le caractère et établi la constitution. —  La Renaissance. —  Comment elle a manifesté l’esprit national. —  La Réforme. —  Comment elle a fixé le modèle idéal. —  La Restauration. —  Comment elle a importé la culture classique et dévié l’esprit national. —  La Révolution. —  Comment elle a développé la culture classique et redressé l’esprit national. —  L’âge moderne. —  Comment les idées européennes élargissent le moule national.

II. Le présent. —  Concordances de l’observation et de l’histoire. —  Le ciel. —  Le sol. —  Les produits. —  L’homme. —  Le commerce. —  L’industrie. —  L’agriculture. —  La société. —  La famille. —  Les arts. —  La philosophie. —  La religion. —  Quelles forces ont produit la civilisation présente et élaborent la civilisation future.

1.

I

Arrivés au terme de cette longue revue, nous pouvons maintenant embrasser d’un regard l’ensemble de la civilisation anglaise ; tout s’y tient : quelques puissances et quelques circonstances primitives ont produit le reste, et il n’y a qu’à suivre leur action continue pour comprendre la nation et son histoire, son passé et son présent. À l’origine, et au plus profond dans la région des causes, apparaît la race. Une nation entière, Angles et Saxons, a détruit, chassé ou asservi les anciens habitants, effacé la culture romaine, s’est établie seule et pure, et n’a trouvé parmi les derniers ravageurs danois qu’une recrue nouvelle et du même sang. C’est là le tronc primitif ; de sa substance et de ses propriétés innées naîtra presque toute la végétation future. En ce moment, et comme les voilà, seuls dans leur île, ils atteignent un développement tel quel, fruste, brutal et pourtant solide. Ils mangent et boivent, bâtissent et défrichent, surtout pullulent : les peuplades éparses qui ont passé la mer sur des bateaux de cuir deviennent une forte nation compacte, trois cent mille familles, riche, pourvue de bétail, largement épanouie dans l’abondance de la vie corporelle, à demi assise dans la sécurité de la vie sociale, avec un roi, des assemblées respectées et fréquentes, avec de bonnes coutumes judiciaires ; chez elle, parmi les fougues et les violences du tempérament barbare, la vieille fidélité germanique maintient les hommes en société, pendant que la vieille indépendance germanique maintient l’homme debout. Dans tout le reste, ils n’avancent guère. Quelques chants tronqués, une épopée où gronde encore l’exaltation guerrière de l’antique barbarie, des hymnes lugubres, une poésie âpre et furieuse, parfois sublime et toujours rude, voilà tout ce qui subsiste d’eux. En six siècles, ils ont fait à peine un pas hors des mœurs et des sentiments de leur inculte Germanie ; le christianisme qui a trouvé prise sur eux par la grandeur de ses tragédies bibliques et la tristesse anxieuse de ses aspirations, ne leur apporte point la civilisation latine ; elle demeure à la porte, à peine accueillie par quelques grands hommes, déformée, si elle entre, par la disproportion du génie romain et du génie saxon, toujours altérée et réduite, si bien que pour les hommes du continent, les hommes de l’île ne sont que des lourdauds illettrés, ivrognes et gloutons, en tout cas sauvages et lents par tempérament et par nature, rebelles à la culture et tardifs dans leur développement.

L’empire de ce monde est à la force. Ils sont conquis pour toujours et à demeure, conquis par des Normands, c’est-à-dire par des Français plus habiles, plus vite cultivés et organisés qu’eux ; là est le grand événement qui va achever leur caractère, décider de leur histoire et imprimer dans leur caractère et dans leur histoire, l’esprit politique et pratique qui les sépare des autres peuples germains. Opprimés, enserrés dans le réseau rigide de l’organisation normande, ils ont beau avoir été conquis, ils n’ont pas été détruits ; ils sont sur leur sol, chacun avec ses amis et dans sa commune ; ils font corps, ils sont encore vingt fois plus nombreux que leurs vainqueurs. Leur situation et leurs nécessités feront leurs habitudes et leurs aptitudes. Ils vont endurer, réclamer, lutter, résister ensemble et avec accord, faire effort aujourd’hui, demain, tous les jours, pour n’être pas tués ou volés, pour ramener leurs anciennes lois, pour obtenir ou extorquer des garanties, et par degrés ils vont acquérir la patience, le jugement, toutes les facultés et toutes les inclinations par lesquelles se maintiennent les libertés et se fondent les États. Par un bonheur singulier, les seigneurs normands les y aident ; car le roi s’est fait une si grosse part, et se trouve si redoutable que pour réprimer le grand pillard, les petits pillards sont forcés de ménager leurs sujets saxons, de s’allier à eux, de les comprendre dans leurs chartes, de se faire leurs représentants, de les admettre au Parlement, de les laisser impunément travailler, s’enrichir, prendre de la fierté, de la force, de l’autorité, intervenir avec eux dans les affaires publiques. Voilà donc que peu à peu la nation anglaise, enfoncée sous terre par la conquête comme par un coup de masse, se dégage et se relève ; cinq cents ans et davantage s’emploient à ce redressement. Mais pendant toute cette durée le loisir a manqué pour la fine et haute culture ; il a fallu vivre et se défendre, piocher la terre, tisser la laine, s’exercer à l’arc, aller aux assemblées, au jury, payer et raisonner pour les affaires communes ; l’homme important et estimé est celui qui sait bien se battre et faire de gros profits. Ce qui s’est développé ce sont les mœurs énergiques et militaires ; ce qui a régné, c’est l’esprit actif et positif ; ils ont laissé les lettres et les élégances aux nobles francisés de la cour. Quand le vaillant bourgeois saxon quittait son arc ou sa charrue, c’était pour festiner plantureusement ou pour chanter la ballade de Robin Hood. Il a vécu et agi ; il n’a point réfléchi ni écrit ; sa littérature nationale se réduit à des fragments et des rudiments, à des chansons de harpistes, à des épopées de taverne, à un poëme religieux, à quelques livres de réforme. En même temps, la littérature normande s’est desséchée ; séparée de la tige, et sur un sol étranger, elle a langui dans les imitations ; un seul grand poëte, presque Français d’esprit, tout Français de style, a paru, et après lui comme avant lui s’étale le radotage irrémédiable. Pour la seconde fois une civilisation de cinq siècles s’est trouvée stérile de grandes idées et de grandes œuvres, celle-ci plus encore que ses voisines, et à double titre, parce qu’à l’impuissance universelle du moyen âge, s’y joint l’appauvrissement de la conquête, et que des deux littératures qui la composent, l’une, transplantée, avorte, et l’autre, mutilée, cesse de s’épanouir.

II

Mais parmi tant d’ébauches et d’épreuves, un caractère s’est formé et le reste en dérivera. L’âge barbare a établi sur le sol une race de Germains, flegmatique et sérieuse, capable d’émotions spiritualistes et de discipline morale. L’âge féodal a imposé à cette race les habitudes de résistance et d’association, les préoccupations politiques et utilitaires. Figurez-vous un Allemand de Hambourg ou de Brême, serré pendant cinq cents ans dans le corselet de fer de Guillaume le Conquérant : ces deux natures, l’une innée, l’autre acquise, composent tous les ressorts de sa conduite. Il en est ainsi des autres nations. Comme des coureurs rangés en ligne à l’entrée de la carrière, on voit au moment de la Renaissance s’élancer les cinq grands peuples de l’Europe, sans que d’abord on puisse rien prévoir de leur course. Au premier regard, il semble que les accidents ou les circonstances gouverneront seuls leur vitesse, leur chute et leur succès. Il n’en est rien, et c’est d’eux seuls que dépendra leur histoire : chacun sera l’ouvrier de sa fortune ; le hasard n’a point de prise sur des événements si vastes, et ce sont les inclinations et les facultés nationales qui, renversant ou suscitant les obstacles, les conduiront fatalement chacun à son terme, les uns jusqu’au fond de la décadence, les autres jusqu’au faîte de la prospérité. Après tout, l’homme est toujours son propre maître, et son propre esclave. À l’ouverture de chaque âge, il est d’une certaine façon ; son corps, son cœur et son esprit ont une structure et une disposition distinctes ; et de cet agencement durable que tous les siècles précédents ont contribué à consolider ou à construire sortent des désirs ou des aptitudes permanentes, selon lesquelles il veut et il agit. Ainsi se forme en lui le modèle idéal qui, obscur ou distinct, achevé ou ébauché, va dorénavant flotter devant ses yeux, rallier toutes ses aspirations, tous ses efforts et toutes ses forces, et l’employer à un seul effet pendant des siècles, jusqu’à ce qu’enfin renouvelé par l’impuissance ou la réussite, il conçoive un nouveau but, et reprenne un nouvel élan. L’Espagnol catholique et exalté se représente la vie à la façon des croisés, des amoureux et des chevaliers, et, abandonnant le travail, la liberté et la science, se jette, à la suite de son inquisition et de son roi, dans la guerre fanatique, dans l’oisiveté romanesque, dans l’obéissance superstitieuse et passionnée, dans l’ignorance volontaire et irrémédiable1325. L’Allemand théologien et féodal se cantonne docilement, fidèlement sous ses petits princes, par patience naturelle et par loyauté héréditaire, occupé de sa femme et de son ménage, content d’avoir conquis la liberté religieuse, attardé par la lourdeur de son tempérament dans la grosse vie corporelle, et dans le respect inerte de l’ordre établi. L’Italien, le plus richement doué et le plus précoce de tous, mais de tous le plus incapable de discipline volontaire et d’austérité morale, se tourne du côté des beaux-arts et de la volupté, déchoit, se gâte sous la domination étrangère, se laisse vivre, oubliant de penser et content de jouir. Le Français sociable et égalitaire, se rallie autour de son roi qui lui donne la paix publique, la gloire extérieure, et le magnifique étalage d’une cour somptueuse, d’une administration réglée, d’une discipline uniforme, d’une prépondérance européenne et d’une littérature universelle. Pareillement, si vous regardez l’Anglais au seizième siècle, vous découvrez en lui les penchants et les puissances qui, pendant trois siècles, vont gouverner sa culture et façonner sa constitution. Dans cette expansion européenne de la vie naturelle et de la littérature païenne, on retrouve tout d’abord chez Shakspeare, Jonson et les tragiques, chez Spenser, Sidney et les lyriques, les traits nationaux, tous avec une profondeur et un éclat incomparable, et tels que la race et l’histoire les ont imprimés et enfoncés depuis mille ans. Ce n’est pas en vain que l’invasion a implanté ici une race sérieuse, et capable de retours sur soi. Ce n’est pas en vain que la conquête a tourné cette race vers la vie militante et les préoccupations pratiques. Dès la première saillie de l’invention originale, son œuvre manifeste l’énergie tragique, la passion intense et informe, le dédain de la régularité, la connaissance du réel, le sentiment des choses intérieures, la mélancolie naturelle, la divination anxieuse de l’obscur au-delà, tous les instincts qui, repliant l’homme sur lui-même et concentrant l’homme en lui-même, le préparent au protestantisme et au combat. Quel est-il ce protestantisme qui se fonde ? Quel est le modèle idéal qu’il présente et quelle conception originale va fournir à ce peuple son poëme permanent et dominateur ? La plus âpre et la plus pratique de toutes, celle des puritains, qui, négligeant la spéculation, se rabat sur l’action, enferme la vie humaine dans une discipline rigide, impose à l’âme humaine l’effort continu, prescrit à la société humaine l’austérité monacale, interdit le plaisir, commande l’action, exige le sacrifice, et forme le moraliste, le travailleur et le citoyen. La voilà implantée, la grande idée anglaise, j’entends la persuasion que l’homme est avant tout une personne morale et libre, et qu’ayant conçu seul dans sa conscience et devant Dieu la règle de sa conduite, il doit s’employer tout entier à l’appliquer en lui, hors de lui, obstinément, inflexiblement, par une résistance perpétuelle opposée aux autres et par une contrainte perpétuelle exercée sur soi. Elle aura beau se discréditer d’abord par ses emportements et sa tyrannie ; atténuée par l’épreuve, elle s’accommodera par degrés à la nature humaine, et, transportée du fanatisme puritain dans la morale laïque, elle gagnera toutes les sympathies publiques parce qu’elle correspond à tous les instincts nationaux. Elle a beau disparaître du grand monde, sous les mépris de la Restauration, et sous l’importation de la culture française ; elle subsiste sous terre. Car la culture française ici n’aboutit pas ; sur ce sol trop différent, elle ne fait éclore que des fruits malsains, grossiers ou incomplets. La fine élégance est devenue débauche ignoble ; le doute délicat s’est tourné en athéisme brutal ; la tragédie avorte, et n’est qu’une déclamation ; la comédie est effrontée et n’est qu’une école de vices ; de cette littérature, il ne subsiste que des études de raisonnement serré et de bon style ; elle-même est chassée de la scène publique presque en même temps que les Stuarts au commencement du dix-huitième siècle, et les maximes libérales et morales reprennent l’ascendant qu’elles ne perdront plus. Car en même temps que les idées, les événements ont poursuivi leur cours ; les inclinations nationales ont fait leur œuvre dans la société comme dans les lettres, et les instincts anglais ont transformé la constitution et la politique, en même temps que les talents et les esprits. Ces riches communes, ces vaillants yeomen, ces rudes bourgeois bien armés, amplement nourris, protégés par leurs jurys, habitués à compter sur eux-mêmes, obstinés, batailleurs, sensés, tels que le moyen âge anglais les a légués à l’Angleterre moderne, ont pu laisser le roi étaler au-dessus d’eux sa tyrannie temporaire, et faire peser sur sa noblesse les rigueurs d’un arbitraire qu’autorisaient les souvenirs de la guerre civile, et le danger des hautes trahisons. Mais il faut qu’Henri VIII et Élisabeth elle-même suivent dans les grands intérêts le courant de l’opinion publique ; s’ils sont si forts c’est qu’ils sont populaires ; le peuple ne soutient leurs entreprises et n’autorise leurs violences que parce qu’il trouve en eux les défenseurs de sa religion, et les protecteurs de son travail1326. Lui-même, il s’enfonce dans cette religion, et par-dessous l’établissement officiel, atteint les croyances personnelles. Il s’enrichit par le travail, et, sous le premier Stuart, il occupe déjà la plus grande place dans la nation. À ce moment, tout est décidé ; quels que soient les événements, il faut bien qu’un jour il devienne maître. Les situations sociales font les situations politiques ; toujours les constitutions légales s’accommodent aux choses réelles, et la prépondérance acquise aboutit infailliblement aux droits écrits. Des hommes si nombreux, si actifs, si résolus, si capables de se suffire à eux-mêmes, si disposés à tirer leurs opinions de leur réflexion propre et leur subsistance de leurs seuls efforts, finiront, quoi qu’il arrive, par arracher les garanties dont ils ont besoin. Du premier élan, et dans la ferveur de la foi primitive, ils renversent le trône, et le courant qui les porte est si fort, qu’en dépit de leurs excès et de leur défaite, la révolution s’accomplit d’elle-même par l’abolition des tenures féodales et l’institution de l’Habeas corpus sous Charles II, par le redressement universel de l’esprit libéral et protestant sous Jacques II, par l’établissement constitutionnel, l’acte de tolérance, et l’affranchissement de la presse sous Guillaume III. Dès ce moment l’Angleterre a trouvé son assiette ; ses deux forces intérieures et héréditaires, l’instinct moral et religieux, l’aptitude pratique et politique ont fait leur œuvre et désormais vont bâtir sans empêchement ni démolition sur les fondements qu’elles ont posés.

III

Ainsi naquit la littérature du dix-huitième siècle, toute conservatrice, utile, morale et bornée. Deux puissances la dirigent, l’une européenne, l’autre anglaise ; d’un côté ce talent d’analyse oratoire et ces habitudes de dignité littéraire qui sont propres à l’âge classique, de l’autre ce goût pour l’application et cette énergie de l’observation précise qui sont propres à l’esprit national. De là cette excellence et cette originalité de la satire politique, du discours parlementaire, de l’essai solide, du roman moral, et de tous les genres qui exigent un bon sens attentif, un bon style correct, et le talent de conseiller, de convaincre ou de blesser autrui. De là cette faiblesse ou cette impuissance de la pensée spéculative, de la vraie poésie, du théâtre original, et de tous les genres qui réclament la grande curiosité libre, ou la grande imagination désintéressée. Ils n’atteignent point l’élégance complète, ni la philosophie supérieure ; ils alourdissent les délicatesses françaises qu’ils imitent, et s’effrayent des hardiesses françaises qu’ils suggèrent ; ils restent à demi bourgeois et à demi barbares ; ils n’inventent que des idées insulaires, et des améliorations anglaises, et se confirment dans leur respect pour leur constitution et leur tradition. Mais en même temps ils se cultivent et se réforment ; leur richesse et leur bien-être s’accroissent énormément ; la littérature et l’opinion chez eux deviennent sévères jusqu’à l’intolérance, et leur longue guerre contre la Révolution française pousse à l’excès le rigorisme de leur morale, en même temps que l’invention des machines développe jusqu’au centuple leur confortable et leur prospérité. Un code salutaire et despotique de maximes approuvées, de convenances établies et de croyances inattaquables qui fortifie, roidit, courbe et emploie l’homme utilement et péniblement, sans lui permettre jamais de dévier ou de faiblir ; un attirail minutieux et une provision admirable d’inventions commodes, associations, institutions, mécanismes, ustensiles, méthodes qui travaillent incessamment pour fournir au corps et à l’esprit tout ce dont ils ont besoin, voilà désormais les deux traits saillants et particuliers de ce peuple. Se contraindre et se pourvoir, prendre l’empire de soi et l’empire de la nature, considérer la vie en moraliste et en économiste, comme un habit étroit dans lequel il faut marcher décemment, et comme un bon habit qu’il faut avoir le meilleur possible, être à la fois respectable et muni de bien-être, ces deux mots renferment tous les ressorts de l’action anglaise. Contre ce bon sens limité et contre cette austérité pédante, une révolte éclate. Avec le renouvellement universel de la pensée et de l’imagination humaine, la profonde source poétique qui avait coulé au seizième siècle s’épanche de nouveau au dix-neuvième, et une nouvelle littérature jaillit à la lumière ; la philosophie et l’histoire infiltrent leurs doctrines dans le vieil établissement ; le plus grand poëte du temps le heurte incessamment de ses malédictions et de ses sarcasmes ; de toutes parts, aujourd’hui encore, dans les sciences et dans les lettres, dans la pratique et la théorie, dans la vie privée et dans la vie publique, les plus puissants esprits essayent d’ouvrir une entrée au flot des idées continentales. Mais ils sont patriotes autant que novateurs, conservateurs autant que révolutionnaires ; s’ils touchent à la religion et à la constitution, aux mœurs et aux doctrines, c’est pour les élargir, non pour les détruire ; l’Angleterre est faite, elle le sait, et ils le savent ; telle que la voilà, assise sur toute l’histoire nationale et sur tous les instincts nationaux, elle est plus capable qu’aucun peuple de l’Europe de se transformer sans se refondre, et de se prêter à son avenir sans renoncer à son passé.

2.

I

Je commençais à démêler ces idées lorsque, pour la première fois, je débarquai en Angleterre, et je fus singulièrement frappé des confirmations mutuelles que se prêtaient l’observation et l’histoire ; il me sembla que le présent achevait le passé et que le passé expliquait le présent.

Dès l’abord la mer inquiète et étonne ; ce n’est pas en vain qu’un peuple est insulaire et marin, surtout avec cette mer et sur ces côtes ; leurs peintres, si mal doués, en sentent, malgré tout, l’aspect alarmant ou lugubre ; jusqu’au dix-huitième siècle, parmi les élégances de la culture française et sous la bonhomie de la tradition flamande, vous trouverez chez Gainsborough l’empreinte ineffaçable de ce grand sentiment. Aux doux moments, dans les beaux jours tranquilles d’été, la brume moite étend sur l’horizon son voile gris de perle ; la mer a la couleur d’une ardoise pâle, et les navires, ouvrant leur voilure, avancent patiemment dans la vapeur. Mais qu’on regarde autour de soi, et l’on verra bientôt les marques du danger quotidien. La côte est labourée, les vagues ont empiété, les arbres ont disparu, la terre s’est détrempée sous les averses incessantes, l’Océan est toujours là intraitable et farouche. Il gronde et beugle éternellement, le vieux monstre rauque, et le train aboyant de ses vagues avance comme une armée infinie devant laquelle toute force humaine doit plier. Qu’on songe aux mois d’hiver, aux tempêtes, aux longues heures du matelot ballotté, roulé aveuglément par les rafales ! En ce moment et dans cette belle saison, surtout le cercle de l’horizon, les nuages montent ternis, blafards, bientôt semblables à une fumée charbonneuse, quelques-uns d’une blancheur éblouissante et fragile, si enflés qu’on les sent prêts à fondre. Leurs pesantes masses cheminent, elles s’engorgent, et déjà çà et là, sur la plaine sans limite, un pan du ciel est brouillé par une averse. Au bout d’un instant, la mer est salie et cadavéreuse ; ses flots sursautent avec des tournoiements étranges, et leurs flancs prennent des teintes huileuses et livides. L’énorme coupole grisâtre a noyé et obstrué tout l’horizon ; la pluie s’abat, serrée, impitoyable. On n’en a pas l’idée tant qu’on ne l’a pas vue. Quand les gens du Sud, les Romains, sont arrivés là pour la première fois, ils ont dû se croire en enfer. Le large espace qui s’étend entre le sol et le ciel, et sur lequel nos yeux comptent comme sur leur domaine, manque tout d’un coup ; il n’y a plus d’air, on n’aperçoit plus que du brouillard coulant. Plus de couleurs ni de formes. Dans cette fumée jaunâtre, les objets semblent des fantômes effacés ; la nature a l’air d’une mauvaise ébauche au fusain sur laquelle un enfant a maladroitement passé la manche. Vous voilà à New-Haven, puis à Londres ; le ciel dégorge la pluie, la terre lui renvoie le brouillard, le brouillard rampe dans la pluie ; tout est noyé ; à regarder autour de soi, on ne voit pas de raison pour que cela doive jamais finir. C’est vraiment ici la contrée cimmérienne d’Homère ; les pieds clapotent, on n’a plus que faire de ses yeux ; on sent tous ses organes bouchés, rouillés par l’humidité qui monte ; on se croit hors du monde respirable, réduit à la condition des êtres marécageux, habitant des eaux sales ; vivre ici, ce n’est pas vivre. On se demande si cette énorme ville n’est pas un cimetière où barbotent des fantômes affairés et malheureux. Dans le déluge de suie mouillée, le fleuve bourbeux avec ses bateaux de fer infatigables, noirs insectes, qui débarquent et embarquent des ombres, fait penser au Styx. Plus de jour, on s’en fabrique un. Dernièrement sur la grande place, dans le plus bel hôtel, cinq journées durant, il a fallu laisser le gaz allumé. La mélancolie vient, on prend en dégoût les autres et soi-même. Que peuvent-ils faire dans ce sépulcre ? Rester chez soi sans travailler, c’est se ronger intérieurement et marcher au suicide. Sortir, c’est faire effort, ne plus se soucier de l’humidité ni du froid, braver le malaise et les sensations désagréables. Un pareil climat prescrit l’action, interdit l’oisiveté, développe l’énergie, enseigne la patience. Je regardais tout à l’heure sur le navire les matelots au gouvernail, avec leurs paletots imperméables, leurs grosses bottes ruisselantes, leurs calottes de cuir à rebord, si attentifs, si précis dans leurs mouvements, si graves, si maîtres d’eux-mêmes. J’ai vu depuis les ouvriers devant leurs métiers à coton, calmes, sérieux, silencieux, économisant leur effort, et persévérant tout le jour, toute l’année, toute la vie dans la même contention de corps et d’esprit régulière et monotone ; leur âme s’est conformée à leur climat. En effet, il faut s’y conformer pour y vivre ; au bout de huit jours on sent qu’on doit renoncer ici à la jouissance délicate et savourée, au bonheur de se laisser vivre, à l’oisiveté abandonnée, au contentement des yeux, à l’épanouissement facile et harmonieux de la nature artistique et animale, qu’il faut se marier, élever un troupeau d’enfants, prendre les soucis et l’importance du chef de famille, s’enrichir, se pourvoir contre la mauvaise saison, se munir de bien-être, devenir protestant, industriel, politique, bref, capable d’activité et de résistance, et, dans toutes les voies ouvertes à l’homme, endurer et faire effort.

Il y a pourtant ici des beautés charmantes et touchantes, celles du pays humide. Lorsque, par un jour demi-serein, on sort dans la campagne et qu’on arrive sur une hauteur, les yeux éprouvent une sensation unique et un plaisir qu’ils ne connaissaient pas. À perte de vue, aux quatre coins de l’horizon, dans les prairies, sur les collines, s’étend la verdure éternelle, plantes fourragères et potagères, luzerne, houblon, admirables prairies toutes regorgeantes d’herbes hautes et serrées ; çà et là un bouquet de grands arbres ; des pâturages enclos de haies, où ruminent à genoux, paisiblement, des vaches alourdies. La brume monte insensiblement entre les intervalles des arbres, et les lointains nagent dans une vapeur lumineuse. Il n’y a rien de plus doux au monde, ni de plus délicat que ces teintes ; on s’arrêterait pendant des heures entières à regarder ces nuages de satin, ce fin duvet aérien, cette molle gaze transparente qui emprisonne les rayons du soleil, les émousse, et ne les laisse arriver sur la terre que souriants et caressants. Des deux côtés de la voiture passent incessamment des prairies toujours plus belles, où les boutons d’or, les reines des prés, les pâquerettes s’entassent par traînées avec des teintes fondues ; une suavité presque douloureuse, un charme étrange, s’exhalent de cette végétation inépuisable et passagère. Elle est trop fraîche, elle ne peut durer ; rien n’est arrêté, stable et ferme ici, comme dans les pays du Midi ; tout est coulant, en train de naître et de mourir, suspendu entre les pleurs et la joie. Les gouttes d’eau roulantes luisent sur les feuilles comme des perles ; les têtes rondes des arbres, les larges feuillages étalés chuchotent sous la brise faible, et le bruit des larmes laissées par la dernière ondée est incessant sur leur pyramide. Comme ils vivent opulemment dans les clairières, étalés à plaisir, toujours rajeunis et abreuvés par l’air moite ! Comme la séve monte dans ces plantes rafraîchies et abritées contre le ciel ! Et comme le ciel et le pays semblent faits pour ménager leurs tissus et aviver leurs couleurs ! Au moindre soupçon de soleil, elles sourient avec une grâce délicieuse ; on dirait de belles vierges timides et frêles sous un voile qu’on va lever. Que le soleil un instant se dégage, et vous les verrez resplendir comme dans une parure de bal. La lumière s’abat par nappes éblouissantes ; les pétales lustrés, dorés, éclatent avec un coloris trop fort ; les plus magnifiques broderies, le velours constellé de diamants, la soie chatoyante couturée de perles n’approchent pas de cette teinte profonde ; la joie déborde comme d’une coupe trop pleine. À l’étrangeté, à la rareté de ce spectacle, on comprend pour la première fois la vie du pays humide. L’eau multiplie et amollit les tissus vivants ; les plantes foisonnent et n’ont point de suc ; la nourriture surabonde et n’a pas de goût ; l’humidité enfante, mais le soleil n’élabore pas. Beaucoup d’herbe, beaucoup de bétail, beaucoup de viande ; la grande mangeaille et la grosse mangeaille ; ainsi se soutient le tempérament absorbant et flegmatique ; la pousse humaine, comme toute la pousse végétale et animale, est puissante, mais lourde ; l’homme est amplement charpente, mais à gros coups ; la machine est solide, mais elle roule lentement sur ses gonds, et le plus souvent les gonds grincent et sont rouilles. Lorsqu’on regarde les gens de près, il semble que leurs diverses pièces sont indépendantes, du moins qu’elles ont besoin de temps pour se transmettre les chocs. Leurs idées n’éclatent pas d’abord en passions, en gestes, en actions. Comme chez le Flamand et l’Allemand, elles s’arrêtent d’abord dans la cervelle, elles s’y étalent, elles y déposent ; l’homme n’est point secoué, il n’a point de peine à demeurer immobile ; il n’est point entraîné ; il peut agir sagement, uniformément ; car son moteur intérieur est une idée ou une consigne, non une émotion ou un attrait. Il sait s’ennuyer ; ou plutôt il ne s’ennuie pas ; son train ordinaire, ce sont les sensations ternes, et l’insipide monotonie de la vie machinale n’a rien qui doive le rebuter. Il y est fait, sa nature y est conforme. Quand on a mangé toute sa vie des navets, on ne regrette pas les oranges. Il se résignera aisément à écouter quinze discours de suite sur le même sujet, à demander vingt ans de suite la même réforme, à compulser des statistiques, à étudier des traités moraux, à faire des classes le dimanche, à élever une douzaine d’enfants. Le piquant, l’agréable ne sont point un besoin pour lui. La faiblesse de ses impulsions sensibles contribue à la force de ses impulsions morales. Son tempérament le fait raisonnable ; il peut se passer de gendarme ; les chocs de l’homme contre l’homme n’aboutissent point ici à des explosions. Il peut discuter sur la place publique, et tout haut, à propos de religion et de politique, avoir des meetings, faire des associations, attaquer rudement les gens en place, dire que la Constitution est violée, prédire la ruine de l’État ; cela n’a pas d’inconvénient ; il a les nerfs calmes ; il raisonnera sans s’égorger, il ne fera pas de révolutions, et peut-être fera-t-il une réforme. Considérez les passants dans la rue ; en trois heures vous verrez tous les traits sensibles de ce tempérament : les cheveux blonds, et, chez les enfants, la filasse presque blanche ; les yeux pâles, souvent bleus comme une faïence, les favoris rouges, la haute taille, les mouvements d’automate, et avec cela d’autres traits plus frappants encore, ceux que la forte nourriture et la vie militante ont ajoutés à ce tempérament. Ici l’énorme soldat des gardes, au teint rose, majestueux, cambré, qui se prélasse une petite canne à la main, étalant son torse et montrant sa raie claire entre ses cheveux pommadés ; là, le gros homme sur-nourri, courtaud, rougeaud, semblable à un animal de boucherie, à l’air inquiétant, ahuri, et pourtant inerte ; un peu plus loin, le gentilhomme de campagne, haut de six pieds, gros et grand corps de Germain qui sort de sa forêt, avec un mufle et un nez de dogue, des favoris disproportionnés et sauvages, des yeux roulants, la face apoplectique ; ce sont là les excès de la séve et de l’alimentation brutales ; ajoutez-y, même chez les femmes, la devanture blanche de dents carnivores, et les grands pieds d’échassiers, solidement chaussés, excellents pour marcher dans la boue. En revanche, voyez les jeunes gens dans une partie de cricket ou de campagne ; sans doute l’esprit ne petille pas dans leurs yeux, mais la vie y abonde ; il y a dans tout leur être quelque chose de décidé, d’énergique ; sains et actifs, prompts au mouvement, à l’entreprise, voilà les mots qui à leur endroit reviennent involontairement aux lèvres. Plusieurs ont l’air de beaux lévriers élancés, humant l’air et en pleine chasse. La vie gymnastique et hasardeuse est en honneur ici ; ils ont besoin de remuer leur corps, de nager, de lancer la balle, de courir dans la prairie mouillée, de ramer, de respirer en canot la vapeur salée de la mer, de sentir sur leur front les gouttes de pluie des grands chênes, de sauter à cheval les fossés et les barrières ; les instincts animaux sont intacts. Ils goûtent encore les plaisirs naturels ; la précocité ne les a point gâtés. Rien de plus simple que les jeunes filles ; parmi les belles choses, il y en a peu d’aussi belles au monde ; sveltes, fortes, sûres d’elles-mêmes, si foncièrement honnêtes et loyales, si exemptes de coquetterie ! On n’imagine point, quand on ne l’a point vue, cette fraîcheur, cette innocence ; beaucoup d’entre elles sont des fleurs, des fleurs épanouies ; il n’y a qu’une rose matinale, avec son coloris fugitif et délicieux, avec ses pétales trempés de rosée, qui puisse en donner l’idée ; cela laisse bien loin la beauté du Midi et ses contours précis, stables, achevés, arrêtés dans un dessin définitif ; on sent ici la fragilité, la délicatesse et la continuelle poussée de la vie ; les yeux candides, bleus comme des pervenches, regardent sans songer qu’on les regarde ; au moindre mouvement de l’âme, le sang afflue aux joues, au col, jusqu’aux épaules, en ondées de pourpre ; vous voyez les émotions passer sur ces teints transparents comme les couleurs changer sur leurs prairies ; et cette pudeur virginale est si sincère, que vous êtes tenté de baisser les yeux par respect. Et pourtant toutes naturelles et naïves comme les voilà, elles ne sont point languissantes et rêveuses ; elles aiment et supportent l’exercice comme leurs frères ; en cheveux flottants, à six ans, elles courent à cheval et font de grandes marches. La vie active fortifie en ce pays le tempérament flegmatique, et le cœur s’y conserve plus simple en même temps que le corps y devient plus sain. Encore un regard ; car au-dessus de toutes ces figures un type surnage, le plus véritablement anglais, le plus saillant pour un étranger. Plantez-vous une heure durant, vers le matin, au débarcadère d’un chemin de fer, et considérez les hommes au-dessus de trente ans qui viennent à Londres pour leurs affaires : les traits sont tirés, les visages pâles, les yeux fixes, préoccupés, la bouche ouverte et comme contractée ; l’homme est fatigué, usé et roidi par l’excès du travail ; il court sans regarder autour de lui. Tout son être est tendu vers un seul but ; il faut qu’il fasse effort incessamment, le même effort, un effort profitable ; il est devenu machine. Cela est surtout visible dans les ouvriers ; la persévérance, l’opiniâtreté, la résignation sont peintes sur leurs longs visages osseux et ternes. Cela est encore plus visible dans les femmes du peuple ; beaucoup sont amaigries, étiques, les yeux caves, le nez effilé, la peau rayée de marbrures rouges ; elles ont trop pâti, elles ont eu trop d’enfants, elles ont l’air éteint, ou opprimé, ou soumis, ou stoïquement impassible ; on sent qu’elles ont supporté beaucoup et qu’elles peuvent supporter encore davantage. Même dans la classe moyenne ou supérieure, cette patience et cet endurcissement morne sont fréquents ; on pense, en les voyant, à ces pauvres bêtes de somme déformées par le harnais, qui demeurent immobiles sous la pluie sans songer à s’en garantir. Certainement la bataille de la vie est plus âpre et plus obstinée ici qu’ailleurs ; quiconque fléchit, tombe. Sous la rigueur du climat et de la concurrence, parmi les chômages de l’industrie, les faibles, les imprévoyants périssent ou s’avilissent ; le gin arrive alors, et fait son office ; de là ces longues files de misérables femmes qui s’offrent le soir dans le Strand pour payer leur terme ; de là ces quartiers honteux de Londres, de Liverpool, et de toutes les grandes villes, ces spectres déguenillés, mornes ou ivres, qui encombrent les échoppes d’eau-de-vie, qui emplissent les rues de leur triste linge et de leurs haillons pendus aux cordes, qui couchent sur un tas de suie, parmi des troupeaux d’enfants pâles ; horrible bas-fonds où descendent tous ceux que leurs bras blessés, paresseux ou débiles n’ont pu soutenir à la surface du grand courant. Les chances de la vie sont tragiques ici et la punition de l’imprévoyance est atroce. L’on comprend vite pourquoi, sous cette obligation de lutter et de s’endurcir, les sensations fines disparaissent, pourquoi le goût s’émousse, comment l’homme devient disgracieux et roide, comment les dissonances, les exagérations viennent gâter le costume et les façons, pourquoi les mouvements et les formes finissent par être énergiques et discordants à la façon du branle d’une machine. Si l’homme est Germain de race, de tempérament et d’esprit, il a dû à la longue fortifier, altérer, tourner tout d’un côté sa nature originelle ; ce n’est plus un animal primitif, c’est un animal entraîné : son corps et son esprit ont été transformés par la forte nourriture, par l’exercice corporel, par la religion austère, par la morale publique, par la lutte politique, par la perpétuité de l’effort ; il est devenu de tous les hommes le plus capable d’agir utilement et puissamment dans toutes les voies, le travailleur le plus productif et le plus efficace, comme son bœuf est devenu la meilleure bête à viande, son mouton la meilleure bête à laine, et son cheval le meilleur coureur.

II

En effet, il n’y a pas de plus grand spectacle que son œuvre ; dans aucun siècle et chez aucune nation de la terre, on n’a, je crois, ainsi manié et utilisé la matière. Entrez à Londres par le fleuve, et vous verrez une accumulation de travail et d’œuvres qui n’a pas d’égale sur la planète. Paris, en comparaison, n’est qu’une élégante ville de plaisir ; la Seine, avec ses quais, un joli jouet commode. Ici tout est énorme ; j’avais vu Marseille, Bordeaux, Amsterdam, je n’avais pas l’idée d’un pareil amas. De Greenwich à Londres, les deux rives sont un quai continu : toujours des marchandises qu’on empile, des sacs qu’on hisse, des navires qu’on amarre ; toujours de nouveaux magasins pour le cuivre, la bière, les agrès, le goudron, les matières chimiques. Les entrepôts, les chantiers, les bassins de calfat et de construction se multiplient et se serrent. Il y a sur la gauche la carcasse en fer d’une église qu’on achève pour la porter dans l’Inde. Le fleuve a un mille de large, et n’est plus qu’une rue peuplée de vaisseaux, un tortueux chantier de travail. Les bâtiments à vapeur, à voiles, montent, descendent, stationnent, par paquets de deux, trois, dix, puis en longs amas, puis en haie serrée ; il y en a cinq ou six mille à l’ancre. Sur la droite, les docks, comme autant de rues maritimes, arrivent en travers, dégorgeant ou emmagasinant les navires. Si vous montez sur une hauteur, vous voyez les bâtiments au loin par centaines et par milliers, posés comme en pleine terre ; leurs mâts alignés, leurs cordages grêles font une toile d’araignée qui ceint tout l’horizon. Cependant sur le fleuve lui-même, du côté du couchant, on voit se lever une forêt inextricable de mâtures, de vergues et de câbles ; ce sont les navires qui se déchargent, accrochés, mêlés parmi les cheminées des maisons, parmi les poulies des magasins, parmi les grues, les cabestans et tout l’attirail du labeur incessant et gigantesque. Une fumée brumeuse, pénétrée du soleil, les enveloppe de son voile roussâtre ; c’est l’air lourd et charbonneux d’une grosse serre ; depuis le sol et l’homme jusqu’à la lumière et l’air, tout est transformé par le travail. Si vous entrez dans un de ces docks, l’impression sera plus accablante encore ; chacun d’eux semble une ville ; toujours des navires, et encore des navires, alignés, montrant leur tête, leurs flancs évasés, leur poitrine de cuivre, comme de monstrueux poissons sous leur cuirasse d’écaille. Quand on descend jusqu’au bas, on voit que cette cuirasse a cinquante pieds de haut ; beaucoup d’entre eux portent trois mille, quatre mille tonneaux ; les clippers longs de trois cents pieds vont partir pour l’Australie, pour Ceylan, pour l’Amérique. Un pont se lève au moyen d’une machine, il pèse cent tonnes, et il ne faut qu’un homme pour le mouvoir. Ici est le quartier du vin : il y a trente mille tonneaux de porto dans les celliers ; ici le quartier des peaux ; ici celui des suifs, celui de la glace. Le réceptacle des épiceries s’allonge à perte de vue, colossal, sombre comme un tableau de Rembrandt, comblé de futailles énormes, peuplé d’une fourmilière d’hommes qui s’agite dans l’ombre vacillante. L’univers aboutit à ce centre ; comme un cœur où afflue le sang et d’où jaillit le sang, l’argent, les marchandises, le négoce, arrivent ici des quatre coins de la planète et coulent d’ici vers tous les bouts du globe. Et cette circulation semble naturelle, tant elle est bien conduite. Les grues tournent sans bruit, les tonneaux ont l’air de se mouvoir d’eux-mêmes, un petit traîneau les roule à l’instant et sans effort ; les ballots descendent par leur propre poids sur les plans inclinés qui les conduisent à leur place. Les clerks, sans se presser, crient les numéros ; les hommes poussent ou tirent sans confusion, avec calme, épargnant leur peine, pendant que le maître flegmatique, en chapeau noir, commande gravement avec des gestes rares et sans prononcer un mot.

À présent, prenez un chemin de fer et allez à Glasgow, à Birmingham, à Liverpool, à Manchester, voir l’industrie. À mesure que tous avancez dans le pays houiller, l’air s’obscurcit de fumée ; les cheminées, hautes comme des obélisques, s’entassent par centaines et couvrent la plaine à perte de vue ; les files multipliées, entre-croisées, de hauts bâtiments en briques rouges et monotones, passent devant les yeux, comme des rangées de ruches économiques et affairées. Les hauts fourneaux flamboient dans la brume ; j’en ai compté seize en un seul tas ; les débris de minerais s’amoncellent comme des montagnes ; les locomotives courent, semblables à des fourmis noires, d’un mouvement automatique et violent ; et tout d’un coup on se trouve engouffré dans la ville monstrueuse. Telle usine a cinq mille ouvriers, telle manufacture contient trois cent mille broches. Les magasins de tissus sont des édifices babyloniens, larges et longs de cent vingt pas, à six étages. À Liverpool, il y a cinq mille navires rangés le long de la Mersey et qui s’étouffent ; d’autres attendent pour entrer ; les docks ont six milles d’étendue, et les entrepôts de coton qui les bordent allongent à perte de vue leur énorme rempart rougeâtre. Toutes les choses semblent ici bâties dans des proportions démesurées et comme par des bras de colosses. Vous entrez dans une usine : ce ne sont que piliers de fer épais comme des troncs d’arbres, cylindres larges comme un homme, arbres de locomotives qui ressemblent à de grands chênes, machines à entailler qui font sauter des copeaux de fer, laminoirs qui plient la tôle comme une pâte, volants qui disparaissent dans l’essor de leur vitesse ; huit ouvriers, commandés par une espèce de colosse paisible, poussaient et retiraient de la forge un arbre de fer rougi gros comme mon corps. C’est la houille qui a fait pousser tout cela : l’Angleterre en produit deux fois autant que le reste du monde. Ajoutez la brique, les grands schistes qui affleurent, et les estuaires des fleuves où la mer entre pour faire un port naturel. Liverpool, Manchester et une dizaine de villes de quarante à cent mille âmes germent comme une végétation sur le bassin du Lancashire ; jetez les yeux sur la carte, et voyez les districts teintés de noir, Glasgow, Newcastle, Birmingham, le pays de Galles, toute l’Irlande, qui n’est qu’un bloc de charbon. Les vieilles forêts antédiluviennes, en accumulant ici les aliments du feu, y ont emmagasiné la puissance qui remue la matière, et la mer fournit le vrai chemin sur lequel la matière peut être transportée. L’homme lui-même, esprit et corps, semble fait pour mettre à profit ces avantages. Ses muscles sont résistants et son esprit peut supporter l’ennui. Il est moins sujet à la lassitude et au dégoût qu’un autre. Il travaille aussi bien à la dixième heure qu’à la première. Nul ne manie mieux les machines ; il a leur régularité et leur précision ; deux ouvriers font dans une manufacture de coton l’ouvrage de trois et parfois de quatre ouvriers français. Cherchez maintenant dans les statistiques combien de lieues d’étoffes ils fabriquent chaque année, combien de millions de tonnes ils exportent et importent, combien de milliards ils produisent et consomment ; ajoutez-y les empires industriels ou commerciaux qu’ils ont fondés où qu’ils fondent en Amérique, en Chine, dans l’Inde, en Australie, et peut-être alors, en comptant les hommes et les valeurs, en calculant que leur capital est sept ou huit fois plus grand que celui de la France, que leur population a doublé depuis cinquante ans, que leurs colonies, partout où le climat est sain, deviennent de nouvelles Angleterre, vous atteindrez quelque idée bien sèche, bien imparfaite, d’une œuvre dont les yeux seuls peuvent mesurer la grandeur.

Il reste pourtant encore une de ses portions à explorer, la culture ; du wagon, on en voit assez déjà pour la comprendre. Une prairie avec une haie, puis une autre prairie avec une autre haie, et ainsi de suite ; parfois d’immenses carrés de raves ; tout cela aligné, nettoyé, lisse ; point de forêts, çà et là seulement un bouquet d’arbres : la campagne est un large potager, une fabrique d’herbe et de viande ; rien n’est laissé à la nature et au hasard ; tout est calculé, aménagé, tourné vers le produit et le profit. Si vous regardez les paysans, vous ne trouvez pas non plus de vrais paysans ; rien de semblable à nos campagnards, sortes de fellahs, parents de la terre, défiants et incultes, séparés des citadins par un abîme. L’homme de la campagne ici ressemble à un ouvrier ; et en effet, un champ est une manufacture avec un fermier pour contre-maître. Propriétaires et fermiers, ils prodiguent les capitaux à la façon des grands entrepreneurs ; ils ont drainé, assolé ; ils ont fait un bétail, le plus riche en rendement qu’il y ait au monde ; ils ont importé les machines à vapeur dans la culture et dans l’élevage, ils perfectionnent les étables perfectionnées. Les plus grands seigneurs y mettent leur gloire ; quantité de gentlemen de campagne n’ont pas d’autre emploi ; le prince Albert, a près de Windsor, une ferme modèle, et cette ferme rapporte de l’argent ; il y a quelques années, les journaux annonçaient que la reine avait découvert un remède pour la maladie des dindonneaux. Sous cet effort universel1327, la production agricole a doublé en cinquante ans, l’hectare anglais a reçu huit ou dix fois plus d’engrais que l’hectare français ; quoique de qualité inférieure, on lui a fait produire le double ; trente personnes ont suffi à cette œuvre, quand il fallait en France quarante personnes pour obtenir la moitié de cette œuvre. Vous entrez dans une ferme, même médiocre, de cent acres par exemple ; vous trouvez des gens décents, dignes, bien vêtus, qui s’expliquent clairement et sensément, un grand bâtiment sain, confortable, souvent un petit péristyle avec des fleurs grimpantes, un jardin bien tenu, des arbres d’ornement, les murs intérieurs blanchis tous les ans à la chaux, les carreaux du sol lavés tous les huit jours, une propreté presque hollandaise ; avec cela un assez grand nombre de livres, des voyages, des traités d’agriculture, quelques volumes de religion ou d’histoire, au premier rang la grande Bible de famille. Même dans les plus pauvres chaumières on trouve quelques objets de confortable et d’agrément : un large poêle de fonte luisant, un tapis, presque toujours un papier de tenture, un ou deux petits romans moraux, et toujours la Bible. Le cottage est propre ; il y a là des habitudes d’ordre ; les assiettes à dessins bleuâtres, régulièrement rangées, font un bon effet au-dessus du buffet brillant ; les carreaux rouges ont été balayés, il n’y a pas de vitres cassées, ni salies ; point de portes disjointes, de volets dépendus, de mares stagnantes, de fumiers épars, comme chez nos villageois ; le petit jardin est purgé de toutes les mauvaises herbes ; souvent des rosiers, des chèvrefeuilles encadrent la porte, et, le dimanche, on voit le père, la mère assis près d’une table bien essuyée, avec du thé et du beurre, jouir de leur home, et de l’ordre qu’ils y ont mis. Chez nous le paysan, le dimanche, sort de sa cabane pour aller voir sa terre ; ce qu’il souhaite, c’est la possession ; ce que ceux-ci aiment, c’est le confortable. Point de pays où l’on soit plus exigeant à cet endroit. « Notre vice, me disait un d’eux, c’est la passion exagérée de toutes les choses bonnes et commodes ; nous avons trop de besoins, nous dépensons trop ; nos paysans, sitôt qu’ils ont un peu d’argent, au lieu d’acquérir un bout de terre, achètent le meilleur sherry, les meilleurs habits1328. » À mesure qu’on monte vers les hautes classes, ce goût devient plus fort. Dans les moyennes, l’homme s’excède de travail pour donner à sa femme des robes trop voyantes et pour mettre dans sa maison les cent mille brimborions du demi-luxe. Vers le sommet, les inventions du bien-être sont si multipliées, qu’on en est gêné ; il y a trop de journaux et de revues sur votre table de nuit, trop d’espèces de tapis, de cuvettes, d’allumettes, de serviettes dans votre cabinet de toilette : leur raffinement est infini : vous songerez, en fourrant vos pieds dans les pantoufles, qu’il a fallu vingt générations d’inventeurs pour porter la semelle et la doublure jusqu’à ce degré de perfection. On ne saurait imaginer des clubs mieux munis du nécessaire et du superflu, des maisons si bien approvisionnées et si bien menées, l’agrément et l’abondance si savamment entendus, un service si sûr, si respectueux, si rapide. Les domestiques, dans le dernier recensement, faisaient « la classe la plus nombreuse parmi les sujets de Sa Majesté » ; ils en ont cinq là où nous en avons deux. Quand, à Hyde-Park, on voit leurs jeunes filles riches, leurs gentlemen à cheval et en équipage, lorsqu’on réfléchit sur leurs maisons de campagne, sur leurs habits, leurs parcs et leurs écuries, on se dit que véritablement ce peuple est fait selon le cour des économistes, j’entends qu’il est le plus grand producteur et le plus grand consommateur de la terre, que nul n’est plus propre à exprimer et aussi à absorber le suc des choses ; qu’il a développé ses besoins en même temps que ses ressources, et vous pensez involontairement à ces insectes qui, après leur métamorphose, se trouvent tout d’un coup munis de dents, d’antennes, de pattes infatigables, d’instruments admirables et terribles, propres à fouir, à scier, à bâtir, à tout faire, mais pourvus en même temps d’une faim incessante et de quatre estomacs.

III

Comment se gouverne la fourmilière ? À mesure que le wagon avance, vous apercevez, parmi les fermes et les cultures, le long mur d’un parc, la façade d’un château, plus souvent quelque vaste maison ornée, sorte d’hôtel campagnard, de médiocre architecture, avec des prétentions gothiques ou italiennes, mais entouré de belles pelouses, de grands arbres soigneusement conservés ; là vivent les bourgeois riches ; je me trompe, le mot est faux, c’est gentlemen qu’il faut dire ; bourgeois est un mot français et désigne ces enrichis oisifs qui s’occupent à se reposer et ne prennent point part à la vie publique ; ici, c’est tout le contraire ; les cent ou cent vingt mille familles qui dépensent par an mille livres sterling et davantage gouvernent effectivement le pays. Et ce n’est point là un gouvernement importé, implanté artificiellement et du dehors ; c’est un gouvernement spontané et naturel. Sitôt que des hommes veulent agir ensemble, il leur faut des chefs ; toute association volontaire ou involontaire en a un ; quelle qu’elle soit, État, armée, navire ou commune, elle ne peut se passer d’un guide qui trouve la voie, y entre, appelle les autres, gourmande les retardataires. Nous avons beau nous dire indépendants ; dès que nous marchons en corps, nous avons besoin d’un chef de file ; nous jetons les yeux à droite et à gauche, attendant qu’il se montre. La grande affaire est de le démêler, d’avoir le meilleur, de ne pas suivre un autre à sa place ; c’est un grand bonheur qu’il y en ait un, et qu’on le reconnaisse. Ceux-ci, sans élection populaire ni désignation d’en haut, le trouvent tout fait et tout reconnu dans le propriétaire important, ancien habitant du pays, puissant par ses amis, ses protégés, ses fermiers, intéressé plus que personne par ses grands biens aux affaires de la commune, expert en des intérêts que sa famille manie depuis trois générations, plus capable par son éducation de donner le bon conseil, et par ses influences de mener à bien l’entreprise commune. En effet, c’est ainsi que les choses se passent ; tous les jours des centaines de gens riches quittent Londres pour passer un jour à la campagne ; c’est qu’ils ont convocation pour les affaires de leur commune ou de leur Église ; il sont justices, overseers, présidents de toutes sortes de Sociétés, et gratuitement. Tel a bâti un pont à ses frais, tel autre une chapelle, une maison d’école ; plusieurs établissent des bibliothèques qui prêtent des livres, avec des chambres chauffées ou éclairées, où les villageois trouvent le soir des journaux, des jeux, du thé à bon marché, bref des divertissements honnêtes qui les détournent du cabaret et du gin. Beaucoup d’entre eux font des lectures ; leurs sœurs ou leurs filles tiennent des écoles de dimanche ; en somme, ils donnent à leurs frais aux ignorants et aux pauvres la justice, l’administration, la civilisation. J’en ai vu un, riche de trente millions, qui le dimanche, dans son école, enseignait à chanter aux petites filles ; lord Palmerston offre son parc pour les archery meetings ; le duc de Marlborough ouvre le sien journellement au public « en priant (le mot y est) les visiteurs de ne pas gâter les gazons. » Un ferme et fier sentiment du devoir, un véritable esprit public, une grande idée de ce qu’un gentleman se doit à lui-même, leur donne la supériorité morale qui autorise le commandement ; probablement, depuis les anciennes cités grecques, on n’a point vu d’éducation ni de condition où la noblesse native de l’homme ait reçu un développement plus sain et plus complet. Bref, ils sont magistrats et patrons de naissance, chefs des grandes entreprises où il faut hasarder des capitaux, promoteurs de toutes les largesses, de toutes les améliorations, de toutes les réformes, et, avec les honneurs du commandement ils en prennent les charges. Car remarquez qu’à l’inverse des autres aristocraties, ils sont instruits, libéraux, et marchent à la tête, non à la queue, dans la civilisation publique. Ce ne sont point des délicats de salon, comme nos marquis du dix-huitième siècle : un lord visite ses pêcheries, étudie le système des engrais liquides, parle pertinemment du fromage, et son fils est souvent meilleur rameur, marcheur et boxeur que ses fermiers. Ce ne sont point des mécontents arriérés comme les nôtres, occupés à jouer au whist et à regretter le moyen âge. Ils ont voyagé par toute l’Europe, et souvent plus loin ; ils savent des langues et des littératures ; leurs filles lisent couramment Schiller, Manzoni et Lamartine. Par les revues, les journaux, les innombrables volumes de géographie, de statistique et de voyages, ils ont le monde sur le bout du doigt. Ils soutiennent et président les Sociétés scientifiques ; si les libres chercheurs d’Oxford, au milieu du rigorisme officiel, ont pu expliquer la Bible, c’est parce qu’on les savait soutenus par les laïques éclairés et du premier rang. Il n’y a pas de danger non plus que cette élite tourne à la coterie ; elle se renouvelle ; un grand médecin, un profond légiste, un général illustre reçoivent la noblesse et fondent des familles. Quand un industriel ou un marchand a gagné quelques millions, sa première pensée est d’acquérir une terre ; au bout de deux ou trois générations, sa famille a pris racine et participe au gouvernement du pays : de cette façon les meilleurs plants de la grande forêt populaire viennent recruter la pépinière aristocratique. Notez enfin que l’institution n’est pas isolée. Partout il y a des chefs reconnus, respectés, qu’on suit avec confiance et déférence, qui se sentent responsables et portent le poids en même temps que les avantages de leur dignité. Il y en a dans le mariage, où l’homme règne incontesté, suivi par sa femme jusqu’au bout du monde, fidèlement attendu le soir, libre dans ses affaires qu’il ne communique pas. Il y en a dans la famille, où le père1329 peut déshériter ses enfants et garde avec eux, jusque dans les plus minces circonstances de la vie domestique, un degré d’autorité et de dignité que nous ne connaissons pas : tel fils malade, absent depuis longtemps, n’ose pas venir voir son père à la campagne sans lui demander d’abord permission ; une servante, à qui je remettais ma carte, refusait de la porter : « Oh ! je n’oserais pas maintenant. Monsieur dîne. » Le respect est à tous les étages, dans les ateliers comme aux champs, dans l’armée comme dans la famille. Partout il y a des inférieurs et des supérieurs qui se sentent tels ; le mécanisme du pouvoir établi se dérangerait, qu’on le verrait bientôt se reformer de lui-même ; par-dessous la constitution légale s’étend la constitution sociale, et l’action humaine entre forcément dans un moule solide qui est tout prêt.

C’est parce que ce réseau aristocratique est fort que l’action de l’homme peut être libre ; car le gouvernement local et naturel étant enraciné partout, comme un lierre, par cent petites attaches toujours renaissantes, les mouvements brusques, si violents qu’ils soient, ne sont pas capables de l’arracher tout entier ; les gens ont beau parler, crier, faire des meetings, des processions, des ligues, ils ne démoliront pas l’État ; ils n’ont point affaire à un compartiment de fonctionnaires plaqué extérieurement sur le pays, et qui, comme tout placage, peut être remplacé par un autre ; toujours les trente ou quarante gentlemen d’un district, riches, influents, accrédités, utiles comme ils sont, se trouveront les conducteurs du district. « Comme on voit le diable dans les papiers périodiques, disait Montesquieu, on croit que le peuple va se révolter demain. » Point du tout, c’est leur façon de parler ; seulement ils parlent haut, et d’un ton rude. Le lendemain du jour où j’arrivai à Londres, je vis marcher des hommes-affiches portant sur leur ventre et sur leur dos cet écriteau en grosses lettres : « Usurpation énorme, attentat des Lords dans le vote du budget contre les droits du peuple. » Il est vrai que l’affiche ajoutait : « Compatriotes, une pétition ! » Les choses se bornent là ; on raisonne en termes francs, et le raisonnement, s’il est bon, se propage. Une autre fois, à Hyde-Park, des orateurs en plein vent déclamaient contre les Lords, qui sont des coquins (rogues). L’auditoire applaudissait ou sifflait, à volonté. « En somme, me disait un Anglais, c’est de cette façon-là que nous faisons nos affaires. Chez nous, quand un homme a une idée, il l’écrit ; une douzaine de personnes la jugent bonne ; et là-dessus tous mettent en commun de l’argent pour la publier ; cela fait une petite association, qui grandit, imprime des traités à bon marché, fait des lectures, puis des pétitions, rallie l’opinion, et enfin apporte un projet au Parlement ; le Parlement refuse, ou remet l’affaire ; cependant le projet prend du poids ; la majorité de la nation pousse, elle force les portes, et voilà une loi faite. » Libre à chacun d’agir ainsi ; les ouvriers peuvent se liguer contre leurs maîtres ; en effet, leurs associations enveloppent toute l’Angleterre ; à Preston, je crois, il y eut une fois une grève qui dura plus de six mois. Ils feront parfois des émeutes, mais point de révoltes ; ils savent déjà l’économie politique, et comprennent que violenter les capitaux, c’est supprimer le travail. Surtout ils sont flegmatiques ; ici comme ailleurs le tempérament est toujours la grande force. La colère, le sang ne leur montent pas aux yeux d’abord comme chez les nations méridionales ; un long intervalle sépare toujours l’idée de l’action, et les raisonnements sages, le calcul répété viennent remplir cet intervalle. Entrez dans un meeting, considérez ces gens de toute condition, ces dames qui viennent pour la trentième fois entendre la même dissertation, ornée de chiffres, sur l’éducation, sur le coton, sur les salaires. Ils n’ont pas l’air de s’ennuyer ; ils savent heurter argument contre argument, patienter, réclamer gravement, recommencer leur réclamation ; ce sont les mêmes gens qui attendent le train au bord de la voie ferrée, sans se faire écraser, et qui jouent au cricket deux heures durant sans élever la voix ni se disputer une minute. Deux cochers qui s’accrochent se dégagent sans tempêter ni s’injurier. Ainsi dure leur association politique ; ils peuvent être libres parce qu’ils ont des conducteurs naturels et des nerfs patients. Après tout, l’État est une machine comme les autres ; tâchez d’avoir de bons rouages et prenez garde de les casser ; ceux-ci ont le double avantage d’en posséder de très-bons et de les manier avec sang-froid.

IV

Voilà notre Anglais approvisionné et administré ; à présent qu’il a pourvu au bien-être privé et à la sécurité publique, que va-t-il faire, et comment se gouvernera-t-il dans ce domaine plus haut, plus noble, où l’homme monte pour contempler la beauté et la vérité ? En tout cas, ce ne sont pas les arts qui l’y conduisent. Cet énorme Londres est monumental, mais comme le château d’un enrichi ; tout y est soigné et coûteux, rien de plus. Ces hautes maisons en pierres massives, chargées de péristyles, de demi-colonnes, d’ornements grecs, sont le plus souvent lugubres ; les pauvres colonnes des monuments semblent lessivées à l’encre. Le dimanche, par un temps brumeux, on se croirait dans un cimetière décent ; les adresses lisibles, parfaites, en cuivre, ressemblent à des inscriptions funéraires. Rien de beau ; tout au plus les maisons bourgeoises vernissées, avec leur carré de verdure, sont agréables ; on sent qu’elles sont bien tenues, commodes, excellentes pour un homme d’affaires qui veut se délasser, se détendre après une journée laborieuse. Mais un sentiment plus fin et plus haut n’a rien à goûter là. Quant aux statues, il est difficile de ne pas rire. Il faut voir lord Wellington, avec son chapeau à plumes de fer ; Nelson, muni d’un câble qui lui fait une queue, planté sur sa colonne et traversé d’un paratonnerre comme un rat empalé au bout d’une perche, ou bien encore les généraux de Waterloo déshabillés et couronnés par des Victoires. Les Anglais, de chair et d’os, semblent déjà fabriqués en tôle ; que sera-ce des statues anglaises ? —  Ils se piquent de peinture, du moins ils l’étudient avec une minutie étonnante, à la chinoise ; ils sont capables de peindre une botte de foin si exactement, qu’un botaniste reconnaîtra l’espèce de chaque tige ; celui-ci s’est installé sous une tente pendant trois mois dans une bruyère afin de connaître à fond la bruyère ; beaucoup sont des observateurs excellents, surtout de l’expression morale, et réussiront très-bien à vous montrer l’âme par le visage ; on s’instruit à les regarder, on fait avec eux un cours de psychologie ; ils peuvent illustrer un roman ; on sera touché par l’intention poétique et rêveuse de plusieurs de leurs paysages. Mais dans la vraie peinture, la peinture pittoresque, ils sont révoltants. Je ne pense pas que jamais on ait placé sur la toile des couleurs si crues, des corps si roides, des étoffes si semblables à du fer-blanc, des tons aussi criards. Figurez-vous un opéra où il n’y a que des fausses notes. Vous verrez des paysages passés au sang de bœuf, des arbres qui crèvent la toile, des gazons qui semblent un pot de vert-perroquet répandu à terre, des Christs qui ont l’air d’être cuits et conservés dans l’huile, des cerfs expressifs, des chiens sentimentaux, des femmes nues auxquelles on souhaite aussitôt d’offrir une robe. En fait de musique, ils importent l’opéra italien ; c’est un oranger entretenu à grands frais parmi des betteraves. Les arts ont besoin d’esprits oisifs, délicats, point stoïciens, surtout point puritains, aisément choqués par les dissonances, enclins au plaisir sensible, et qui emploient leurs longs loisirs, leurs libres rêves à arranger harmonieusement, sans autre objet que la jouissance, les formes, les couleurs et les sons. Je n’ai pas besoin de dire qu’ici la pente des esprits est toute contraire, et l’on voit assez pourquoi, parmi ces politiques militants, ces industriels laborieux, ces hommes d’action énergiques, l’art ne peut fournir que des fruits exotiques ou déformés.

Il en est autrement dans la science ; mais c’est que dans la science il y a deux parts. On peut la traiter comme une affaire, ramasser et vérifier des observations, combiner des expériences, aligner des chiffres, peser des vraisemblances, découvrir des faits, des lois partielles, posséder des laboratoires, des bibliothèques, des sociétés chargées d’emmagasiner et d’accroître les connaissances positives ; en tout cela ils excellent ; ils ont même des Lyell, des Darwin, des Owen capables d’embrasser, de renouveler une science ; dans la construction du vaste édifice, les maçons industrieux, les maîtres de second ordre ne manquent pas ; ce sont les grands architectes, les penseurs, les vrais spéculatifs qui leur manquent ; la philosophie, surtout la métaphysique, est aussi peu indigène ici que la musique et la peinture ; ils l’importent ; encore en laissent-ils la meilleure partie en chemin ; Carlyle est obligé de la transformer en poésie mystique, en fantaisies d’humoriste et de prophète ; Hamilton l’effleure, mais pour la déclarer chimérique ; Stuart Mill, Buckle, n’en prennent que l’espèce la plus palpable, un résidu pesant, le positivisme. Ce n’est pas de ce côté que le débouché se fera. C’est sur d’autres objets que se rejetteront la grande curiosité, les instincts sublimes de l’esprit, le besoin de l’universel et de l’infini, le désir des choses idéales et parfaites. Prenons le jour où le silence des affaires laisse aux aspirations désintéressées un libre champ. Nul spectacle plus frappant pour un étranger que le dimanche à Londres. Les rues sont vides et les églises sont pleines. Une proclamation de la reine interdit de jouer à aucun jeu ce jour-là, en public ou en particulier ; défense aux tavernes de recevoir les gens pendant le service. D’ailleurs toutes les personnes convenables sont aux offices ; les bancs regorgent ; et ce ne sont pas les servantes, comme chez nous, les vieilles femmes, quelques rentiers assoupis, une volée de dames élégantes qui sont là ; ce sont des gens bien vêtus, ou du moins proprement habillés, et autant de gentlemen que de femmes. La religion ne reste pas en dehors et au-dessous de la culture publique ; les jeunes gens, les hommes instruits, l’élite de la nation, toute la haute classe et la classe moyenne y demeurent attachés. Le ministre, même au village, n’est pas un fils de paysan, mal décrassé, encore imbu du séminaire, enfermé dans une éducation monacale, séparé de la société par le célibat, à demi enfoncé dans le moyen âge1330. C’est un homme du siècle, souvent un homme du monde, souvent de bonne famille, ayant les intérêts, les habitudes, les libertés des autres, parfois une voiture, des gens, des mœurs élégantes, ordinairement instruit, qui a lu et qui lit encore. À tous ces titres, il peut être dans son canton le guide des idées, comme son voisin le squire est le guide des affaires. S’il ne marche pas au même rang que les penseurs libres, il ne reste derrière eux que d’un ou deux pas ; vous, homme moderne, Parisien, vous pouvez causer avec lui de tous les grands sujets ; vous ne sentez pas un abîme entre son esprit et le vôtre. À proprement parler, c’est un laïque comme vous ; la seule différence, c’est qu’il est surintendant de la morale. Jusque dans ses dehors, sauf un rabat passager, et la perpétuelle cravate blanche, il vous ressemble ; au premier aspect vous le prendriez pour un professeur, un magistrat ou un notaire, et les discours qu’il prononce sont d’accord avec sa personne. Il ne dit point anathème au monde ; en cela sa doctrine est moderne, il suit la grande voie dans laquelle la Renaissance et la Réforme ont lancé la religion. Lorsque le christianisme parut il y a dix-huit siècles, c’était en Orient, dans le pays des Esséniens et des Thérapeutes, au milieu de l’accablement et du désespoir universels, quand la seule délivrance semblait le renoncement au monde, l’abandon de la vie civile, la destruction des instincts naturels, et l’attente journalière du royaume de Dieu. Lorsqu’il reparut, il y a trois siècles, c’est en Occident, chez des peuples laborieux et à demi libres, au milieu du redressement et de l’invention universelle, quand l’homme, améliorant sa condition, prenait confiance en sa destinée terrestre, et épanouissait largement ses facultés. Rien d’étonnant si le protestantisme nouveau diffère du christianisme antique, s’il recommande l’action au lieu de prêcher l’ascétisme, s’il autorise le bien-être au lieu de prescrire la mortification, s’il honore le mariage, le travail, le patriotisme, l’examen, la science, toutes les affections et toutes les facultés naturelles, au lieu de louer le célibat, la retraite, le dédain du siècle, l’extase, la captivité de l’esprit et la mutilation du cœur. Par cette infusion de l’esprit moderne, il a reçu un nouveau sang, et le protestantisme aujourd’hui forme avec la science les deux organes moteurs et comme le double cœur de la vie européenne. Car, en acceptant la réhabilitation du monde, il n’a point renoncé à l’épuration de l’homme ; au contraire, c’est de ce côté qu’il a porté tout son effort. Il a retranché de la religion toutes les portions qui ne sont point cette épuration même, et l’a fortifiée en la réduisant. Une institution, comme une machine et comme un homme, est d’autant plus puissante qu’elle est plus spéciale ; on fait d’autant mieux une œuvre qu’on n’en fait qu’une, et qu’on rapporte tout à celle-là. Par la suppression des légendes et des pratiques, la pensée entière de l’homme a été concentrée sur un seul objet, l’amélioration morale. C’est de cela qu’on lui parle dans les églises, en style grave et froid, avec une suite de raisonnements sensés et solides : comment un homme doit réfléchir sur ses devoirs, les noter un à un dans son esprit, se faire des principes, avoir une sorte de code intérieur librement consenti et fermement arrêté, auquel il rapporte toutes ses actions sans biaiser ni balancer ; comment ces principes peuvent s’enraciner par la pratique ; comment l’examen incessant, l’effort personnel, le redressement continu de soi-même par soi-même doivent asseoir lentement notre volonté dans la droiture : ce sont là les questions qui, avec une multitude d’exemples, de preuves, d’appels à l’expérience journalière1331, reviennent dans toutes les chaires, pour développer dans l’homme la réforme volontaire, la surveillance et l’empire de soi-même, l’habitude de se contraindre, et une sorte de stoïcisme moderne presque aussi noble que l’ancien. De toutes parts les laïques y aident, et l’avertissement moral, parti de la littérature en même temps que de la théologie, réunit dans un seul accord le monde et le clergé. Presque jamais un livre ici ne peint l’homme d’une façon désintéressée ; critiques, philosophes, historiens, romanciers, poëtes même, ils donnent une leçon, ils soutiennent une thèse, ils démasquent ou punissent un vice, ils peignent une tentation surmontée, ils racontent l’histoire d’un caractère qui s’assied. Leur exacte et minutieuse description des sentiments aboutit toujours à une approbation ou à un blâme ; ils ne sont pas artistes, mais moralistes ; c’est seulement en pays protestant que vous trouverez un roman employé tout entier à décrire les progrès du sentiment moral dans une enfant de douze ans1332. Tout travaille en ce sens dans la religion et jusqu’à la partie mystique. On en a laissé tomber les distinctions et les subtilités byzantines ; on n’y a point introduit les curiosités et les spéculations germaniques ; c’est le dieu de la conscience qui seul y règne ; les douceurs féminines en ont été retranchées ; on n’y trouve point l’époux des âmes, le consolateur aimable, que l’Imitation poursuit dans ses rêves tendres ; quelque chose de viril y respire ; on voit que l’Ancien Testament, que les sévères psaumes hébraïques y ont laissé leur empreinte. Ce n’est plus un ami de cœur à qui l’on confie ses menus désirs, ses petites peines, une sorte de directeur affectueux et tout humain ; ce n’est plus un roi dont on essaye de gagner les parents ou les courtisans, et de qui on espère des grâces ou des places : on ne voit en lui que le gardien du devoir, et on ne lui parle pas d’autre chose. Ce qu’on lui demande, c’est la force d’être vertueux, la rénovation intérieure par laquelle on devient capable de toujours bien faire, et une supplication semblable est par elle-même un levier suffisant pour arracher l’homme à ses faiblesses. Ce que l’on sait de lui, c’est qu’il est parfaitement juste, et une confiance pareille suffit pour représenter tous les événements de la vie comme un acheminement vers le règne de la justice. À proprement parler, il n’y a qu’elle ; le monde est une figure qui la cache ; mais le cœur et la conscience la sentent, et il n’y a rien d’important, ni de vrai dans l’homme, que l’étreinte par laquelle il la tient. Ainsi parlent les vieilles et graves prières, les chants sévères qui roulent dans le temple, soutenus par l’orgue. Quoique Français et né dans une religion différente, je les écoutais avec une admiration et une émotion sincères. Poëmes sérieux et grandioses qui, ouvrant une échappée sur l’infini, laissent entrer un rayon de lumière dans l’obscurité sans limites et contentent les profonds instincts poétiques, le vague besoin de sublimité et de mélancolie que cette race a manifestés dès l’origine et qu’elle a conservés jusqu’au bout.

V

Au fond du présent comme au fond du passé, reparaît toujours une cause intérieure et persistante, le caractère de la race ; l’hérédité et le climat l’ont entretenu ; une perturbation violente, la conquête normande, l’a infléchi ; à la fin, après des oscillations diverses, il s’est manifesté par la conception d’un modèle idéal propre, qui peu à peu a façonné ou produit la religion, la littérature et les institutions. Ainsi fixé et exprimé, il est désormais le moteur du reste ; c’est lui qui explique le présent, c’est de lui que dépend l’avenir ; sa force et sa direction produisent la civilisation présente ; sa force et sa direction produiront la civilisation future. Aujourd’hui que les grandes violences historiques, j’entends les destructions et les asservissements de peuples, sont devenus presque impraticables, chaque nation peut développer sa vie suivant sa conception de la vie ; les hasards d’une guerre ou d’une invention n’ont de prise que sur les détails ; seules, maintenant, les inclinations et les aptitudes nationales dessinent les grands traits de l’histoire nationale ; lorsque vingt-cinq millions d’hommes conçoivent d’une certaine façon le bien et l’utile, c’est cette sorte de bien et d’utile qu’ils recherchent et finissent par atteindre. L’Anglais a désormais son prêtre, son gentleman, sa manufacture, son confortable et son roman. Si l’on veut chercher dans quel sens cette œuvre changera, il faut chercher dans quel sens change la conception centrale. Une vaste révolution se fait depuis trois siècles dans l’intelligence humaine, semblable à ces soulèvements réguliers et énormes qui, déplaçant un continent, déplacent tous les points de vue. Nous savons que les découvertes positives vont tous les jours croissant, qu’elles iront tous les jours croissant davantage, que d’objet en objet elles atteignent les plus relevés, qu’elles commencent à renouveler la science de l’homme, que leurs applications utiles et leurs conséquences philosophiques se dégagent sans cesse ; bref, que leur empiétement universel finira par s’étendre sur tout l’esprit humain. De ce corps de vérités envahissantes sort aussi une conception originale du bien et de l’utile, et, partant, une nouvelle idée de l’État et de l’Église, de l’art et de l’industrie, de la philosophie et de la religion. Celle-ci a sa force comme l’ancienne a sa force ; elle est scientifique si l’autre est nationale ; elle s’appuie sur les faits prouvés si l’autre s’appuie sur les choses établies. Déjà leur opposition se manifeste ; déjà leurs transactions commencent, et nous pouvons affirmer d’avance que l’état prochain de la civilisation anglaise dépendra de leur divergence et de leur accord.