M. Sainte-Beuve
Les Poésies de Joseph Delorme, Les Consolations, les Pensées d’août.
I
La maison Malassis vient de rééditer isolément les Poésies de Joseph Delorme, mais, après ces poésies, elle nous rééditera Les Consolations que l’auteur annonce dans sa préface, et, sans doute, quoiqu’il n’en parle pas, elle republiera les Pensées d’Août, du même poète. Nous aurons donc ainsi, dans un format distingué, élégant, et qui n’est plus le démocratique format Charpentier, toute l’œuvre poétique de M. Sainte-Beuve. Cela était important pour le bien juger.
Si on n’avait pensé qu’à jouir ou à faire jouir du talent de M. Sainte-Beuve, c’eût été assez que de publier le Joseph Delorme, ce premier recueil de vers qui, dans l’œuvre du poète, est le premier, de toutes manières, et dans lequel il y a, selon moi, l’accent le plus profond que la poésie de 1830, la poésie dite romantique, ait donné. Mais justement et grâce à cet accent unique du Joseph Delorme, M. Sainte-Beuve a été un jour, aux yeux des connaisseurs, un trop rare poète pour que l’Imagination autant que la Critique ne tienne pas à connaître toute l’œuvre de l’homme qui a donné cette note unique de profondeur, et à savoir, s’il l’a perdue, comment cela se fit.
Il l’a perdue en effet, non d’un coup et à jamais, de même que cette belle et célèbre chanteuse qui, un soir, dans tout l’éclat de son talent, perdit soudainement sa voix, comme si on lui eût enlevé avec la main l’appareil par lequel on chante, et qui, depuis, ne la retrouva plus, même en la cherchant avec frénésie dans le fond de son pauvre gosier au désespoir ! M. Sainte-Beuve, lui, fut moins pathétiquement et moins poétiquement malheureux. Il n’a pas été foudroyé. Son accent du Joseph Delorme, cette note qui valait toute une voix et qui en était une qu’avant lui on n’avait pas entendue, on la réentendit encore plus d’une fois, dans des poésies d’un autre timbre, mais, hélas ! elle alla changeant et s’affaiblissant toujours plus. Dans Les Consolations, diminuée d’intensité et d’étendue, elle s’atrophia presque entièrement dans les Pensées d’Août. Paralysie progressive d’une faculté, on en aimerait mieux la mystérieuse apoplexie ! Paralysie progressive et voulue peut-être… car souvent l’esprit est bien coupable envers les facultés qu’il perd.
Or, voilà la question que la Critique est en droit de poser aujourd’hui. Comment M. Sainte-Beuve, après avoir débuté dans les lettres par un livre qui doit être mis au premier rang des Œuvres poétiques du xixe siècle et mieux qu’au premier rang, à part des autres livres en raison de sa profonde individualité, comment M. Sainte-Beuve a-t-il perdu ce don d’originalité inestimable qu’il avait à vingt ans, c’est-à-dire, à l’âge où l’on n’a guères, même avec du talent et de l’avenir, que la folie de l’imitation, quand on n’en a pas la niaiserie ?…
Comment lui, dont les premiers chants furent des cris étouffés si poignants, et les peintures d’une réalité qui saisissait le cœur comme la vie même, comment ce Rembrandt du clair-obscur poétique qui s’annonçait alors, est-il devenu, la vie aidant, avec les expériences, ses blessures et les ombres sinistres qu’elle finit par jeter sur toutes choses, moins pénétrant, moins mordant, moins noir et or (la pointe d’or dans un fond noir), qu’en ces jeunes années où l’on est épris des roses lumières ? Pourquoi enfin le Rembrandt annoncé, le Rembrandt n’est-il pas venu ?…
Question instructive et intéressante ! J’en ai cru trouver le mot, et je le dirai, dussé-je insurger contre moi les esprits amoureux de littérature ! M. Sainte-Beuve, le lettré, le littérateur, le professeur (ces trois choses n’en font qu’une), a rongé le Sainte-Beuve poète. Joseph Delorme n’aurait pas professé. L’originalité première s’en est allée au contact de tant de livres, sous le frottement de tant d’esprits ; elle s’est dérobée sous le poids de tant de connaissances, inutiles à qui a vraiment génie de poète. M. Sainte-Beuve a écouté les livres plus que la vie. La vie a diminué d’autant. Il a pris pour elle les ornements de la pensée, et toute la poésie qui était en lui à un degré supérieur d’énergie, tout le temps qu’il savait moins, et par conséquent qu’il était plus sincère, la poésie est morte enfin, indigérée de littérature !
II
Et pourquoi pas ?… Elle est morte dans d’aussi forts et peut être dans de plus forts que M. Sainte-Beuve. C’est la science, les notions demandées à tout, l’encyclopédisme, cette rage des vieux siècles littéraires, qui a fait faiblir la poésie aussi dans Gœthe ; et je cite Gœthe, ce poète, qui n’a pas selon moi la grandeur qu’on lui donne, mais que je prends comme un exemple, parce qu’il est superstitieusement respecté ! Quand Gœthe, lutiné par l’idée de Voltaire, voulut jouer aussi à l’universalité, quand il se fit naturaliste, dessinateur, et dessinateur jusqu’au point de dire « qu’en dessinant, son âme chantait un morceau de son essence la plus intime », Gœthe tombait de son ancienne poésie, sentie, ressentie, exprimée, selon l’âme qu’il avait (et il n’en avait pas beaucoup), dans l’art élégant, ingénieux, fin, savant ; dans l’art qui est toujours le stérile, quoique le matériel amour des choses difficiles.
Eh bien ! ce qui est arrivé à Gœthe est arrivé à M. Sainte-Beuve. Il est devenu un artiste laborieux en vers, au lieu d’être le poète qu’il avait commencé d’être. Il a voulu avoir du goût, comme on l’entend à l’Académie. Il a finassé avec la Muse, cette franche fille à la fière candeur et à la violence adorable ; et ce jour-là, moins vrai d’inspiration et moins vrai d’expression, car la sincérité pénètre tout comme la lumière, il est sorti des méfiances et des désespoirs, tragiquement réels, de Joseph Delorme, pour entrer dans la comédie des Consolations !
Ainsi, comme toujours du reste, c’est la sincérité, mais la sincérité dans une manière de sentir à soi, qui fait le mérite immense du Joseph Delorme ; mais entendez-moi bien ! quand je dis le Joseph Delorme, je ne le prends pas tout entier. Non ! non ! la sincérité m’est trop chère pour que je me trompe sur sa nature et sur cet accent qu’elle seule a. Dans ce Joseph Delorme que j’admire, parce qu’il y a assez de sincérité pour qu’on s’y moque du mensonge, il y a deux inspirations, l’une collective, imitative, compagnonne de toutes les poésies de 1830, poésie partagée, renvoi d’échos et de reflets, large réverbération, étincelante expression d’un temps ou les Partis (les Partis littéraires) prenaient les hommes et fondaient leur individualité dans la leur ; l’autre solitaire, isolée, personnelle, et celle-là, c’est la vraie, c’est celle-là qui a créé la poésie de Joseph Delorme.
Si au lieu de l’auteur, devenu infiniment littéraire, une Critique entendue s’était chargée de ranger les poésies d’un livre auquel M. Sainte-Beuve devra sa gloire, certainement elle aurait fait trouée dans le recueil. Elle en aurait supprimé les pièces de la première inspiration, qui alternent un peu trop avec celles de la seconde. Elle les en aurait arrachées et les eût jetées aux vents : ludibria ventis, et par ce retranchement courageux, elle aurait donné au livre de M. Sainte-Beuve une unité de substance poétique, un effet d’ensemble dans le sentiment et la couleur, tout-puissant sur l’imagination, puisqu’il la frappe toujours à la même place, et bien préférable à une discordante variété. Sans doute, le livre aurait par là beaucoup perdu de son étendue, car, il faut bien le dire et avec regret, les morceaux de la première inspiration sont très-nombreux.
Le croira-t-on ? Le vrai Joseph Delorme ne commence qu’à la quinzième pièce du volume (et il y en a cinquante-six en tout) ; il ne se révèle pour la première fois que dans celle-là que le poète a intitulée Bonheur champêtre, et dans laquelle pourtant le vieux lyrisme du moment, jeune alors, mais connu, usé, poncif à présent, et qui retentissait en métaphores sur la lyre des Hugo et des Lamartine, couvre encore la voix neuve, la note unique qui, tout à coup, çà et là, y vibre :
Lorsqu’un peu de loisir me rend à la campagneEt qu’un beau soir d’automne, à travers champs, je gagneLes grands bois jaunissants, etc., etc.……………………………………………………Mais j’ai vu du faubourg fumer les cheminées,J’ai regagné la ville aux nuits illuminéesEt le pavé mouvant, etc., etc.
Ce lyrisme, auquel le poète s’est assoupli par la volonté, l’exercice et surtout le compagnonnage littéraire, est le plus grand ennemi de sa nature sincère, de cette poésie qui est la sienne, toute d’observation triste ou cruelle, qui se déchire le cœur dans un coin, et de ce petit coin sombre avec son noir chagrin, comme Alceste, allonge sur le monde extérieur un regard qui, comme celui de certains peintres malades de la bile ou du foie, teint, d’une nuance particulière et soucieuse, les objets sur lesquels il va lentement et longuement se fixer.
Poésie assise et rassise comme la Mélancolie d’Albert Durer, mais non si puissante ni si belle ; qui décrit tout curieusement et avec un détail plein de hardiesse et de crudité dans des vers contournés et d’une coquetterie bizarre, mais qui de tempérament répugne à l’élancement, à l’ouverture d’ailes, Musa pedestris, pauvre fille rêveuse, au bord d’une mare verdâtre, accroupie sur le talon de ses sabots ! Vous la connaissez, M. Sainte-Beuve vous l’a peinte en maître. Impossible de l’oublier ! Non, ce n’est pas la monumentale Contemplative du peintre allemand, tenant dans sa main sa joue de marbre ; c’est cette petite maigre, laide, rechignée et souffrante, que les bégueules du romantisme, Mesdemoiselles Jouffroy et Charles Magnin, trouvèrent dans le temps par trop souffrante, quand M. Sainte-Beuve, bravant le dégoût, et réel, comme depuis ne l’ont pas plus été les réalistes, nous la représentait ainsi :
… Quand seule, au bois, votre douleur chemine,Avez-vous vu, là-bas, dans un fond, la chaumineSous l’arbre mort ?… Auprès un ravin est creusé.Une fille en tout temps y lave un linge usé.Peut-être à votre vue elle a baissé la tête,Car, bien pauvre qu’elle est, sa naissance est honnête ;Elle eût pu, comme une autre, en de plus heureux jours,S’épanouir au monde et fleurir aux amours, etc.………………………………………………..Mais le ciel dès l’abord s’est obscurci sur elle,Et l’arbuste en naissant fut atteint de la grêle.Elle file, elle coud et garde, à la maison,Un père vieux, aveugle et privé de raison.Si, pour chasser de lui la terreur délirante,Elle chante parfois, une toux déchiranteLa prend dans sa chanson, pousse, en sifflant, un cri,Et lance les graviers de son poumon meurtri.Une pensée encore la soutient : elle espèreQu’avant elle bientôt s’en ira son vieux père.C’est là ma muse, à moi !
Et il a bien raison de dire qu’elle est à lui ! car personne avant lui n’avait écrit, en français du moins, des vers de cette énergie morbide, de cet amer, de ce saignant ! Seulement, ce n’est pas une pareille Muse et une pareille fille qui, comme dans la fameuse pièce du Cénacle, par exemple, peut enfler ses joues creuses sur l’ophicléide de M. Hugo. Ce n’est pas elle qui peut faire, comme dans le Vœu, de l’André Chénier non mythologique ou du Lamartine avec sa mer, sa vague, son azur, comme dans toutes les pièces adressées à Lamartine ; ce n’est pas elle, enfin, qui, pour la publication de je ne sais quel pauvre diable de livre, peut parler pompeusement d’un navire qu’on lance aux flots ! Évidemment, c’est une contradiction : la Muse de Joseph Delorme doit ignorer tous ces langages ; évidemment, elle n’est pas là !
III
Et où est-elle donc ? Je m’en vais vous le dire. Où est-elle, cette Muse inouïe, cette poésie faite avec des laideurs vraies, et parce qu’elles sont vraies, sensibles et douloureuses, ces laideurs, arrivant à un effet d’impression sur les âmes, égal à celui de la plus idéale beauté ?… Eh bien, elle est dans toutes les pièces qu’il fallait laisser seules pour que ce volume eût toute sa concentration et la profondeur navrante de son charme ; elle est dans une trentaine de véritables chefs-d’œuvre d’étrangeté, mais d’étrangeté sincère, cette poésie malade de l’isolement, du découragement, de réchignement, de la méfiance, de l’empoisonnement par la méfiance de tous les sentiments de la vie !
Ainsi elle est dans ces Rayons jaunes dont la Critique française, toujours française, s’est moquée presque autant que de la Ballade à la lune d’Alfred de Musset, et avec un sens poétique qui aurait indigné les poètes anglais, ces premiers poètes du monde ! Les Rayons jaunes, admirable merveille d’optique d’âme dans le spleen, qui étend sur tout la couleur de sa rêverie ! Elle est dans Le Soir de la jeunesse, qui est la méfiance de l’amour ; dans La Contredanse, ce dialogue de la tristesse au sein du plaisir ; dans la Promenade, qui est la caractérisation la plus vive et la plus pénétrante de la manière de ce poète pathologique, que M. Guizot appela, un soir, un Werther carabin, mais auquel il fallait ajouter aussi un Wordsworth ; dans Le Calme, où il y a encore beaucoup de bombast lamartinien que je ne voudrais pas y voir, mais où je rencontre de ces traits de paysage qui rachètent tout :
La quille où s’épaissit une verdâtre écume,Et la pointe du mât qui se perd dans la brume.
Enfin elle est dans la Muse, La Veillée, superbe de sinistre :
Moi, pendant ce temps-là, je veille aussi, je veilleAuprès d’un froid grabat sur le corps d’un défunt,C’est un voisin, vieillard goutteux, mort de la pierre, etc.
Dans le Dévouement, qui n’est plus que la générosité de ce cœur exaspéré de solitude, — dans ce beau portrait d’une touche lumineuse et cependant si mélancolique,
Toujours je la connus, pensive et sérieuse,
où, sous la placidité familière des images, on sent l’agitation de l’âme qui voudrait se rasséréner dans ce calme de la raison et de la vertu ; dans L’Enfant rêveur, Le Creux de la vallée, En m’en revenant un soir d’été, après neuf heures et demie, La Gronderie, la Pensée d’automne ; dans la magnifique pièce, souvenir, allumé comme un candélabre, dans l’âme de tout ce qui eut vingt-ans :
Les flambeaux pâlissaient, le bal allait finir,Et les mères disaient qu’il fallait s’en venir…
où le néant de la vie se met à sonner tout à coup, dans ces deux poitrines rapprochées qui étouffent de la valse et du bonheur de se toucher, ce glas funèbre :
… Ah ! je te le promets,Ces cinq minutes là ne reviendront jamais !
Dans Après une lecture d’Adolphe, que j’aime déjà moins, car cette pièce est teintée d’André Chénier, et l’auteur, d’ordinaire si sincère, y est si peu sûr de sa sincérité qu’il se croit obligé dans une note de se suspecter d’ironie, dans La Plaine, et, pour finir, dans Rose ! Rose, ce suave pastel qui est la cruauté dans la volupté, puisque Joseph Delorme, pour la première fois, s’y fait moraliste pour être cruel !
Voilà toutes les perles de cet écrin ! Et perles est bien le mot, car la perle ne jette pas de rayons ; elle n’a que des nuances lactées, rêveuses, berçantes, qui s’endorment ou s’éteignent, et elle jaunit aussi, comme si elle s’ennuyait de la vie, cette substance mystérieuse qui est, dit-on, malade, et qui doit sa plus grande beauté à la maladie ! J’ai voulu toutes les compter et dire nettement et incompatiblement : Voilà le véritable Joseph Delorme, et par là en marquer les limites, en désignant chaque pièce par son titre. Ce n’est pas long, comme vous voyez ! et je ne dirai pas que c’est exquis, mais c’est quelque chose, de tel nom qu’on le nomme, avec quoi on peut aller très bien à l’immortalité !
Cela est, en effet, sous très peu de mots qui entrent en nous comme des agrafes et, pour s’y attacher davantage, nous font saigner sous leurs ardillons, cela est un siècle et cela est un homme qui porte l’idiosyncrasie de ce siècle fondue dans la sienne ! M. Guizot a dit : Werther carabin. Un autre dira : René bourgeois et cloporte ; un troisième : Oberman de la plaine Montrouge ; un autre encore : Byron de faubourg, pauvre, laid et qui boite non d’un pied, mais de l’un et de l’autre côté, comme dit la Bible ; Pascal débauché qui s’en revient des lieux mauvais, le front bas, laver ses rougeurs dans le frais clair de lune d’un soir qui se lève et qui, à nous autres rêveurs, parle éloquemment de pureté.
On pourra dire tout cela, mais moi je dis : C’est le xixe siècle et sa jeunesse ; c’est le xixe siècle, non pas pris, — et c’est là l’originalité du Joseph Delorme, — dans les hauteurs sociales où tout s’exceptionnalise, mais dans le niveau commun, dans l’universalité, dans le torrent qui passe à travers la pleine route ! Moi, je dis que dans ce Joseph Delorme chacun de nous a sa facette dans laquelle il peut se mirer, s’il l’ose, et se retrouver, tel qu’il fut au moins quelques jours ! Peinture enlevée avec une vigueur un peu cynique, je ne le nie pas, brutal débridement de plaie qui montre le fond, et fait honneur au carabin. Ne croyez pas, du reste, qu’il n’y ait là que de l’énergie.
La grâce y est encore bien plus. La grâce y est si grande qu’elle y peut remplacer la tendresse, qui n’y est jamais. Joseph Delorme la mêle à tout, et même à la honte. J’ai connu autrefois une femme qui disait « j’ai honte » avec un si divin accent, quand il y avait de la honte à avoir, qu’elle s’en faisait une pudeur ! Cette honte-là, elle est à bien des places dans ces Poésies de Joseph Delorme.
La grâce, la grâce, qu’on aime peut-être mieux dans la laideur que dans la beauté, parce qu’étant toute seule, on l’y voit mieux, Joseph Delorme l’a dans ce contraste suprême, comme il a l’ardeur de la passion dans l’impuissance, et rappelle-t-il parfois, cet énervé du rêve moderne, l’eunuque des Lettres persanes, dont l’indigence avive le désir.
En inventant son Joseph Delorme, M. Sainte-Beuve a été le Geoffroy Saint-Hilaire d’une vraie tératologie poétique, avant que M. Saint-Hilaire songeât à la sienne. Joseph Delorme est un monstre qui a vécu, non pas seulement parmi nous, mais bien dans chacun de nous. Produit d’une société qui a ses misères à côté de ses grandeurs et ses vices intellectuels à côté de ses vertus sensibles.
Jamais le mal moderne n’a eu, pour le peindre, une expression de ce hâve, de ce fiévreux — de cette transe ! Je ne crois pas qu’il soit possible de l’oublier et que les générations futures, fussent-elles plus saines que nous, puissent se soustraire à l’impression de cette poésie, qui leur apprendra ce qu’un jour aura été l’âme de leurs pères !
IV
Telle est donc pour nous résumer cette Poésie de Joseph Delorme. C’est l’idiosyncrasie d’un siècle répercutée dans celle d’un homme qui a les dons de peinture d’un poète. Le monde extérieur qu’il décrit passe à travers son âme malade, avant d’éclore sous son pinceau, y charrie des couleurs prises à cette âme envenimée, et sa peinture n’en est que plus vraie, car, au lieu d’une, elle exprime deux vérités.
C’est cette double vérité qui fait du livre de M. Sainte-Beuve, intitulé Joseph Delorme, le livre de Poésies le plus genuine, le plus original, le plus pénétrant du xixe siècle. Les autres, et les plus beaux, ceux que les connaisseurs aiment le plus, ont leur coin de mensonge ou d’idéal exagéré ! celui-ci, non !
Supposez que M. Sainte-Beuve, accru et mûri par la vie, eût toujours eu avec lui-même cette sincérité poétique du Joseph Delorme, quel poète ne serait-il pas devenu, quelles autres émotions ne nous eût-il pas données encore ! Mais cette sincérité poétique… Nous examinerons tout à l’heure Les Consolations et les Pensées d’août, — et vous allez voir ce qu’il en a fait !
V
Quand on est d’organisation aussi poète que le fut l’auteur des Poésies de Joseph Delorme, il faut se donner beaucoup de mal pour cesser de l’être. On ne tue pas cette vérité d’impression, d’où sort toute poésie, sans s’y reprendre à plusieurs fois. C’est là ce qui est arrivé à M. Sainte-Beuve. Nous l’avons dit, le jour qu’il écrivait le dernier vers de ce recueil, morbidement beau, qu’il appela Joseph Delorme, ce ne fut pas son dernier mot. Tout ne fut point dit. Il ne fit pas comme le Coureur Antique qui, arrivé au but de sa course, tomba expirant sous son flambeau renversé. Il resta en lui, allumée et difficile à éteindre, de la flamme épaisse de ce Joseph Delorme, sous le nom duquel il s’était peint ; et vivace, le rêveur ardent et sombre des premiers jours résista et survécut longtemps, à travers tous les travaux d’érudition littéraire auxquels se livra le poète, guéri (voulait-il) de cette hypocondrie puissante qui avait été son génie.
Il ne faut pas croire que le génie se porte toujours bien. Il en est dont l’essence et la maladie, et tel était celui de cet étrange jeune homme que M. Guizot avait nommé « un carabin », moins parce que, dans la fiction de M. Sainte-Beuve, il est un élève en médecine, que parce qu’il avait, malade, comme toute la jeunesse de sa génération, écrit, en vers neufs et surprenants, une cruelle et magnifique nosographie sociale. Aujourd’hui, dans la nouvelle édition Malassis, on a ajouté aux poésies connues du Joseph Delorme d’autres poésies qui n’avaient pas encore été publiées et qui, inspirations de dates différentes et peut-être très-éloignées les unes des autres, montrent à quel point le Joseph Delorme que le poète s’était cru arracher du sein, était toujours près de revenir et de reparaître, du fond de cette organisation qui, chez les vrais poètes, a la profondeur d’un abîme.
Quelques-unes de ces pièces avaient déjà paru dans l’édition Charpentier de 1855. M. Sainte-Beuve, qui est l’Oronte de la petite note,
Sonnet. C’est un sonnet, l’espoir… c’est une dame, etc.,
y avait écrit cette petite-ci : « On a cru possible de jeter à la suite du Joseph Delorme quelques pièces qui en rappellent le ton, et qui ne pouvaient trouver place que là. » Seulement le nombre des pièces en question, qui ne sont qu’une vingtaine dans l’édition de 1886, dépassent de beaucoup la soixantaine dans l’édition d’aujourd’hui, et la Critique, pour être juste, doit tenir compte de ce nombre de pièces où l’accent diminué, gâté, affadi, mais l’accent autrefois profond et fiévreux du Joseph Delorme, est cependant sensible encore.
Regain obstiné qui poussait, malgré l’auteur, dans sa vie studieuse et assagie, épi rebelle qu’il avait beau peigner et couper, et qui se redressait toujours à un petit coin de sa tête, dont les cheveux n’avaient plus, hélas ! le beau coup de vent de la jeunesse, bouton d’émétique qui se remettait à tacher la tempe ou le front, de son corail enflammé, et qui disait de temps à autre que tout le poison, dont on se croyait débarrassé, n’était pas encore sorti !
Et heureusement il ne l’était pas ! Heureusement il roulait encore dans la veine du poète quelques gouttelettes de ce poison qui avait donné à sa poésie quelque chose de si caractéristiquement ulcéré. Ça et là, en effet, on en retrouve la brûlante amertume dans plusieurs de ces pièces posthumes d’un Joseph Delorme qui se survit ; par exemple, dans celle où le poète ne s’est jamais mieux peint, parce qu’il veut qu’on le regrette, et où il a le sentiment si violent d’une laideur — qu’il a bien tort d’accuser, car elle est sa beauté, à lui !
Savez-vous ce que fut celui que nous pleurons ?Savez-vous ses ennuis, tous ses secrets affronts ?Tout ce qu’il épanchait de bile amère et lente ?Que ce marais stagnant avait l’onde brûlante ?Que cet ombrage obscur et plus noir qu’un cyprèsDonnait un lourd vertige à qui dormait trop près ?…Savez-vous de quels soins, de quelle molle adresseVous auriez dû nourrir et bercer sa tendresse,Que même, entre deux bras croisés contre son cœur,Il eût aimé peut-être à troubler son bonheur,Et ce qu’il eût fallu de baisers et de larmes ?…Et savez-vous aussi, vous, brillante de charmes,Que ce jeune homme, objet de vos tardifs aveux,N’était pas un amant aux longs et noirs cheveux,Au noble front rêveur, à la marche assurée ?Qu’il n’avait ni cils blonds, ni prunelle azurée,Ni l’accent qui séduit, ni l’œil demi-voilé ?Pourtant, vous l’avez dit : Je l’aurais consolé !…………………………………………………………….
Ainsi dans L’Invocation, qui est l’impuissance d’un cœur appelant à grands cris l’amour, l’amour qui nous soulèverait de cette morne vie, et qui ne vient pas ! Ainsi dans Épode, qui est la tristesse furieuse de l’âme qui ne trouve pas le bonheur ou elle l’a cru, dans la caresse. Ainsi dans le sonnet :
Sous les derniers soleils de l’automne avancée,
où je reconnais le Joseph Delorme à l’ardeur physique des derniers vers, à ces fermentations d’un matérialisme que l’Imagination colore… Mais en ces pièces nouvelles, ce qui rappelle et ressuscite, pour une minute, l’ancien Joseph Delorme est fort rare, dans cette proportion du moins. Non ! ce qui domine ici, ce sont des inspirations de parti pris, des inspirations choisies, épousées, voulues bien plutôt que subies, ressenties, et involontaires ! Pour ma part, je ne puis accepter toute celle poésie qu’on fait pour les autres et au nom des autres, et qui ne sort pas saignante ou fleurie de sentiments personnels ! M. Sainte-Beuve a fait une foule de vers au nom de ses amis : M. Auguste Desplaces, M. Ulric Guttinguer, et le cher Marmier. Il prête sa rhétorique à ces messieurs, parce que cela peut se prêter, de la rhétorique ! Mais la poésie ! Mais la Muse ! On ne la prête pas plus que la femme qu’on aime !
À quelques places de ces pièces que nous vous signalons comme des exercices d’obligeance, ou même dans celles-là que M. Sainte-Beuve a intitulées Reprise, comme si on se reprenait jamais quand on s’est une fois abandonné ! on sent que le lettré avec ses imitations et importations de littérature étrangère, — que le professeur avec sa préoccupation des modèles anciens, ont envahi le poète, le poète naïvement et cruellement descriptif, qui peignait autrefois la nature, à travers son âme, en la jaunissant de ses bilieuses mélancolies ! Il y a ici du grec, de l’anglais, de l’allemand. Que n’y a-t-il pas ?… Ah ! voilà les ressources de toutes les poésies en décadence ! L’alexandrin, le néo-grec, le néo-classique, est né ! Que sais-je, moi ? Et, d’ailleurs, quelles que soient les dates de ces pièces où je le trouve, ce poète d’ordre décadent et composite, M. Sainte-Beuve n’en avait-il pas annoncé publiquement la naissance et la venue en publiant, il y a des années, ses deux recueils officiels, — les Pensées d’août et Les Consolations ?
VI
Les Consolations furent les poésies qui suivirent le Joseph Delorme, et le premier démenti que l’auteur donna à une manière et à une inspiration qui, malgré le démenti, restera sa gloire. Les Consolations, c’est le Joseph Delorme qui ne rêve plus le suicide dans sa mare ombragée de saules :
Certes ! pour se noyer, la place est bien choisie !
mais qui de Werther, sans Charlotte, tourne de court à l’Amaury de Volupté. Le carabin s’est converti en abbé, mais en un abbé comme celui-là qui dit, avec un sentiment qui n’est pas de Port-Royal encore, dans Le Crucifix de M. de Lamartine, en prenant la croix sur le sein de la jeune trépassée :
Voilà le souvenir et voilà l’espérance ;Emportez-les, mon fils !
Nous ne sommes plus un misanthrope, et pour preuve, le poète qui naguère en avait les défiances fait précéder ses Consolations d’un long fragment en prose Sur l’amitié, dans lequel, de réel et de cru qu’il était dans Joseph Delorme, il devient mystique et vaporeux, mais vaporeux d’une vapeur d’encens. Laissera-t-on celle préface dans l’édition du volume qu’on prépare ? Littérairement, la valeur n’en est pas très grande ; mais au point de vue de la puissance qu’exercent les poètes sur leur pensée, elle a son intérêt et doit, selon nous, être maintenue à la place où elle fut mise pour la première fois. On y verra que le René de Chateaubriand, qui est l’Argan tragique, le sombre Malade imaginaire du dix-neuvième siècle, et dont Joseph Delorme a été une des plus saisissantes variétés, va essayer de se laver de ses impuretés et de perdre ses doutes dans les douces larmes d’Augustin.
Résolution d’art ou de conscience, laquelle des deux ?… Mais vous le voyez ! C’est toujours la terrible question de sincérité qui revient et s’élève, du livre comme de la préface ; terrible, car pour nous, nous l’avons assez dit, on ne peut pas dédoubler la sincérité poétique et la sincérité morale, qui, à elles deux, ne font qu’une seule sincérité.
Eh bien ! franchement, nous avons vainement cherché dans ce livre des Consolations cet accent sincère qui traduit, de manière à ce qu’on ne puisse pas s’y tromper, ces deux choses qui sont consubstantielles dans les grands poètes, leur moralité et leur génie, et font du tout, quand on l’exprime bien, ce qu’on appelle une originalité. Une originalité ! remontez donc à l’origine du mot, c’est toujours de la vérité personnelle ! Toute imitation est un mensonge relatif, car les esprits de néant, sans fécondité et sans initiative, sont des menteurs à leur nature lorsqu’ils prétendent exprimer quelque chose, eux qui n’ont rien à exprimer ! Or ici, dans ces Consolations, M. Sainte-Beuve imite ponctuellement quelqu’un…. Quand il écrivait son Joseph Delorme qui, — l’ai-je assez dit ? — rappelle le René de Chateaubriand, mais vulgarisé, mis à la portée de tout le monde, descendu d’accent de dix octaves et dont le médium, dans Joseph Delorme, nous a si intimement pénétrés, allez, M. Sainte-Beuve, alors poète et observateur, et inspiré pour son propre compte, n’imitait pas Chateaubriand ! Il puisait comme Chateaubriand dans le plein cœur du dix-neuvième siècle.
L’un puisait par en haut dans cet étang de sang, de larmes et de fanges typhoïdes ; l’autre puisait par en bas, mais ils étaient tous deux originaux, tous deux trouveurs, l’un, en nous rapportant son idéale amphore de marbre noir veiné de rose, l’autre son humble cruche de grès, toutes deux remplies de la même vase saignante et des mêmes larmes de l’humanité ! Ce n’était pas la faute de M. Sainte-Beuve, si tout le dix-neuvième siècle n’était que René ! Cet inévitable René, mais dont M. Sainte-Beuve a fait Joseph Delorme par une transformation de génie, j’en entends l’accent affaibli, expirant, dans Les Consolations. Il y est toujours, cet accent d’une réalité qui palpite, et qui, en somme, n’a perdu que de son intensité, tandis qu’au contraire l’Augustin vrai que je cherche, l’Augustin dans lequel le poète veut fondre le René pour en faire un type inattendu, une autre création poétique vivante, je ne le vois pas. Je n’y vois qu’un Augustin de placage. Qu’il soit plus ou moins bien plaqué, ce n’est pas la question. Il s’agit de vérité, de profondeur humaine ; il ne s’agit pas d’habileté, d’art retors, savant, consommé, qui, d’ailleurs, à ce degré, n’y est pas non plus.
Le ton augustinien de cette préface n’est que l’imprégnement de la lecture des Confessions en un esprit qui cherche à réaliser son procédé poétique, comme il le dit un peu trop, avec des airs de littérateur à projets et à combinaisons, à la fin de ce petit traité de l’Amitié, qu’il achève par de… l’amour-propre d’auteur. Malheureusement Lamartine n’est pas saint Augustin, et c’est Lamartine qui emporte dans son grand fleuve de religiosité sentimentale et de vague christianisme le poète des Consolations. C’est un Lamartine, en effet, à plusieurs Elvires, et dont la chair veut chanter comme chantait l’âme de l’autre… Cependant il a des traits bien à lui et qui ne manquent pas de cette fougue qui, si elle durait, tacherait le mors de sang (comme dans la pièce à M. Viguier) :
Tous mes sens révoltés m’entraînaient plus rapidesQue le poulain fumant qui s’effraie et bondit,Ou la mule sans frein d’un Absalon maudit !Oh ! si c’était là tout, on pourrait vivre encoreEt croupir du sommeil d’un être qui s’ignore !On pourrait s’étourdir, — mais aux pires instantsL’immortelle pensée, aux sillons éclatants,Comme un feu des marais jaillit de cette fange,Et remplissant nos yeux nous éclaire… et se venge !
Mais ces traits, il les noie dans l’abondance de ces deux modèles qu’il veut imiter — ou qu’il n’imite pas, mais dont il subit l’influence, plus esclave en cela que s’il imitait. Lui si net, si concentré dans son Joseph Delorme, quelquefois dur dans les contournements de son dessin, ardemment maigre avec sa pommette écarlate, comme l’impressive poitrinaire qui est sa Muse, le voilà lymphatique maintenant avec des chairs rosaires, un peu macérées ; le voilà qui s’enfle en de longues périodes qui n’en finissent plus ! J’ai compté, page 224 (et c’est sa manière habituelle), vingt-quatre vers pour une seule phrase, ce qui, en prose même, serait long. Cicéron, le Cicéron sans reins, est vaincu. Et ce n’est pas tout. La grâce du Joseph Delorme, cette grâce sur laquelle nous avons tant insisté, où est-elle ? Il n’en reste plus, à deux ou trois endroits, que cette coquetterie modeste qui se met derrière les autres (page 241) :
Et, comme un nain chétif, en mon orgueil risible,Je me plaisais à dire : « Où donc est l’invisible ? »Mais, quand des grands mortels par degré j’approchai,Je me sentis de honte et de respect touché.………………………………………………Je lus dans leur regard, j’écoutai leur parole,………………………………………………Tel qu’un enfant, au pied d’une haie et d’un mur,Entendant les passants vanter un figuier mûr,Une rose, un oiseau qu’on aperçoit derrière,Se parler de bosquets, de jets d’eau, de volière,Et de cygnes nageant dans un plein réservoir,Je leur dis : « Prenez-moi dans vos bras, je veux voir ! »
Grâce, il faut l’avouer, très-particulière et très-piquante encore : mais que je l’aimais bien mieux, mêlée à la honte de l’Adam du Joseph Delorme, rougissant de toutes les nudités de son âme et de son péché !
Ainsi, ne vous y trompez pas, du Joseph Delorme, pour tout, dans ces Consolations, du Joseph Delorme, quand il y est toutefois, comme dans les vers à madame Hugo où il n’a de puissance que dans la partie de ces vers qui désole ; dans l’épître à M. Auguste Le Prévôt, où il est estompé dans une rêverie pieuse, à la nuance de laquelle il aurait dû s’arrêter, mais qu’il a forcée et trop forcée partout ailleurs ; dans la pièce qui commence par le vers :
J’arrive de bien loin, et demain je repars ;
idée charmante, inspirée par la famille, cette source de toute poésie intime ; dans Les Larmes de Racine, où l’on retrouve le détail secret, domestique, obscur, dans lequel M. Sainte-Beuve serait si aisément un maître :
Les châtaigniers aux larges ombres, etc.
Oui, du Joseph Delorme, mis à genoux, mais non tombé à genoux, car tomber à genoux implique la foi, et se mettre à genoux n’implique que la convenance ! Le voilà, le mystère et le mot des Consolations, de ces poésies de mélancolie modérée, d’honnête ferveur et d’élégance réussie ! À la désolation du Werther indécis qui agaça la languette de son pistolet, mais qui ne lira pas, à la sauvagerie hagarde du solitaire de la plaine crayeuse de Montrouge, qui, le soir Venu, s’apprivoisait sous les réverbères des faubourgs, a succédé la convenance sociale, religieuse et poétique, d’un faiseur de vers voués au blanc et qu’on peut donner sans inconvénient aux jeunes filles qui n’ont pas besoin d’être consolées…
La seule convenance que je n’y trouve pas, c’est l’emploi abusif et presque insolent des images empruntées à ce que nos Évangiles ont de plus divin pour dire… quoi ? que M. de Vigny aborde le drame !… Faute même de rhétorique, dans toute cette rhétorique qui laisse le cœur froid et n’a jamais consolé personne, pas même le poète qui n’est plus cet énergique fouilleur d’âme que nous avons connu, mais un artiste qui sertissait des mots, quand il fit ces Consolations.
VII
Et cet artiste en mots a diminué encore (comme le poète dans Les Consolations avait diminué) dans le troisième recueil, publié par M. Sainte-Beuve, en ces Pensées d’août qu’aucun soleil d’août n’avait besoin de brûler pour les rendre arides. Fruits sans saveur, sans couleur, sans parfum ! Je ne connais rien de plus pénible, de plus tourmenté, de plus avorté, de plus sec, de plus nain que ces poésies où le parti pris fait saillie jusqu’à frapper les yeux les moins intelligents. J’ai parlé déjà de l’influence des littératures étrangères sur l’inspiration du lettré qui, en M. Sainte-Beuve, s’est substitué graduellement au poète. Mais les Pensées d’août attestent plus vivement que jamais cette influence mortelle a toute vie propre et à toute personnalité.
Dans Les Consolations, M. Sainte-Beuve a fait du saint Augustin étendu dans du Lamartine ; dans les Pensées d’août, il fait du Goldsmith, du Gray et du Crabbe, mais il ne les a pas étendus, eux ! Il les a ratatinés et durcis. Qui ne se rappelle le poème de Monsieur Jean, ce modèle de naïf travaillé et… constipé, aurait dit Montaigne ?… La langue n’est plus là qu’une contraction de syllabes heurtées et de rythme blessant, un cailloutis de mots sans rondeur et sans transparence ! La langue, en effet, est ce qui a subi, dans les Pensées d’août, le plus de déchets effroyables. On y trouve une quantité de vers dans le genre de ceux-ci :
Très doux entre les doux et les humbles de race,Il n’a garde de plus, ne prévaut sur pas un.
Puis encore, genre de patois inimitable :
Ô vous qui vous portez entre tous gens de cœur,Qui l’êtes, non pas seuls, et qui d’un air vainqueurÉcraseriez Doudun et cette élite obscure,Leur demandant l’audace et les piquant d’injure,Ne les méprisez pas, ces frères de vertuQui vous laissent l’arène et le lot combattu !Si dans l’ombre et la paix leur cœur timide habite,Si le sillon pour eux est celui qu’on évite,Que guerres et périls s’en viennent les saisir,Ils ont chef Catinat, le héros sans désir !
Je ne suis point sans désir, moi, et je désirerais fort que M. Sainte-Beuve n’eût pas écrit des vers pareils, et presque tout un volume, car ils embarrassent terriblement l’admiration qu’il a souvent excitée en moi et que je voudrais lui continuer toujours. Tel est, sauf de très rares exceptions, le style ordinaire des Pensées d’août, qui déshonorerait de la prose. Les exceptions y sont ; voyez, par exemple, ce marbre ailé, dédié à David d’Angers, sur un de ses ouvrages, Le Joueur d’orgue, quelques Sonnets vigoureusement frappés, etc. : mais il faut les chercher à travers une langue et une inspiration si laborieuses que je ne pense pas que M. Sainte-Beuve puisse publier, sans retouche, cette œuvre, fausse à force de recherche, des Pensées d’août !
N’oublions pas que c’est à la première ligne de ce recueil qu’on trouve ces fameux coteaux modérés, qui ont fait un bruit si gai dans le temps et sur lesquels, depuis ce temps-là, on voit toujours un peu M. Sainte-Beuve. Il est resté le Stator du coteau modéré, le Stylite, sans danger, de cette innocente colonnette.
Sans danger ? Non pas ! Ce serait se tromper, si on le disait, quand on y regarde. Le « coteau modéré » sur lequel se tient M. Sainte-Beuve, à mi-côte de tout, est le lieu où il a chuté, et cela a été, pour un poète comme il l’était, tomber assez bas que d’y descendre ! Parti du Joseph Delorme, de ce livre d’intensité, qui trancha même sur les autres publications d’une époque qui avait de la vie jusque sous les ongles, dont elle se servait pour combattre, M. Sainte-Beuve, romantique de la première heure, aurait dû, s’il avait continué d’aller vaillamment dans le sens de sa jeunesse, monter au plus haut dans l’outrance de ses facultés et de sa manière.
Au lieu de cela, il est descendu sur le coteau modéré, non de la poésie, qui n’a, elle, qu’un sommet de la pointe duquel, disaient les Grecs, un cheval ailé s’élance dans l’azur, mais de la littérature savante, éloquente et prudente. À mi-côte du romantisme d’autrefois et de la vieille tradition classique, confessée aux pieds de Boileau, jadis insulté, M. Sainte-Beuve, devenu académicien, comme Alfred de Musset, l’auteur de la Ballade à la lune, astre romantique qui, malgré sa mélancolie, a dû un peu rire en voyant cela, M. Sainte-Beuve a planté son fauteuil d’Académie sur son « coteau modéré » pour s’y chauffer au petit soleil de trois heures et demie, comme on se chauffe à la petite Provence, quand, dans la vie, ou est à six heures du soir !
Lui, l’auteur des Rayons jaunes et du Suicide, il a fait des vers dix-septième siècle qui sont des flatteries pour M. Villemain, et pour M. Patin, des camaraderies. Critique, érudit, anecdotier, professeur de professeurs, sachant du grec autant qu’homme de France, il a fait jusque de l’André Chénier qui déjà imitait les autres ! Il a archaïsé cet archaïsant. Il a été un écho… à s’y méprendre quelquefois ! Mais la voix ! mais le poète ? Il peut rédiger l’épitaphe pour le tombeau du poète qu’il placera aussi sur son coteau modéré. Il n’est plus qu’un homme d’esprit et de goût. Mais j’aimerais bien mieux l’homme d’un jour qui, ce jour-là, eut du génie.