(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre X. Première partie. Théorie de la parole » pp. 268-299
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(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre X. Première partie. Théorie de la parole » pp. 268-299

Chapitre X. Première partie.
Théorie de la parole

L’homme n’a jamais trouvé l’inspiration en lui-même ; il l’a toujours puisée hors de lui, ou dans une révélation directe, ou dans les traditions religieuses et sociales, ou dans l’imitation. Maintenant que dans la société tout change continuellement et avec une rapidité vraiment nouvelle, et que les sources de l’imitation sont, pour ainsi dire, taries ; maintenant les esprits contemplatifs n’ont pas le temps de saisir et de s’approprier les inspirations de la société : telle est la cause de la difficulté qu’ils éprouvent à se mettre en harmonie avec ce qui est, car ce qui est aujourd’hui n’était pas encore hier. L’homme a besoin d’être aidé à produire ses pensées ; s’il n’a pas la confiance intime d’un appui dans l’opinion ou le sentiment de ses contemporains, il s’effraie de sa solitude ; s’il ne sent pas dans les autres l’influence qu’il se croyait appelé à exercer, le découragement vient le saisir, et il garde un silence qui le dévore : il n’est pas assez assuré dans sa propre conscience parce qu’il est éminemment un être social. Comment donc, sous l’empire absolu de la lettre, expliquer les attributs, la fécondité, les limites, la sainteté de la parole ? Nous serons obligés de nous transporter dans d’autres temps, de fouiller parmi les ruines de traditions qui ne sont plus, comme, pour faire l’histoire complète du genre humain, il faudrait commencer par une cosmogonie.

I

Dieu ne cesse de parler à l’homme parce qu’il ne cesse de veiller sur lui. Les cieux racontent la gloire de leur auteur : tous les êtres disent qu’ils sont l’ouvrage d’une main toute-puissante. La création tout entière est une manifestation de la parole divine, divine, pensée de Dieu écrite.

Une émanation de la parole divine a été communiquée à l’homme. Au commencement, Dieu voulut enseigner la parole à l’homme pour lui parler au moyen même de cette parole. Dieu apprit donc à l’homme le nom de chaque chose, de chaque être, et de toutes les idées premières. Dieu revêtit d’un nom tous les sentiments de l’homme et le lui enseigna. Dieu se donna à lui-même un nom pour que l’homme connût le nom de Dieu.

Il subsiste encore des monuments de ce premier état de choses, comme il y a des monuments géologiques qui attestent le premier état du globe. L’hébreu et le sanscrit portent dans leurs racines l’empreinte d’un sens intellectuel et moral, au lieu de porter l’empreinte d’un sens matériel et physique. La parole de Dieu est instantanée et éternelle : celle de l’homme est successive et limitée. Elle est successive, parce que l’homme vit dans le temps, parce que l’homme est un être collectif, qui ne peut jamais être isolé. L’homme, c’est le genre humain. Elle est limitée, parce que l’homme est perfectible avec limites sur la terre, et sans limites hors de la terre. L’homme ne peut se perfectionner qu’en devinant un ordre de choses plus parfait : encore, dans ce cas, ne fait-il que se rappeler, comme disait Platon, un souvenir confus de l’état qui a précédé la déchéance.

Dans l’origine, la parole de l’homme avait plus qu’à présent les prérogatives de la pensée. La succession du temps lui était moins nécessaire, parce que chaque expression avait un sens plus vaste et plus profond. Toutes les prérogatives primitives n’ont pas été perdues : sans cela notre parole ne serait plus qu’un son. La génération de la parole a conservé une partie de sa fécondité.

Puisque l’institution du langage vient de Dieu malheur à celui qui prostitue la parole !

Le type des idées et des sentiments de l’homme repose dans le langage qui lui a été donné par Dieu même ; et il connaît ses rapports avec Dieu et avec ses semblables par la parole.

La transmission du langage est une révélation sans cesse existante, où tous les hommes sont tour à tour prophètes et initiés, les uns à l’égard des autres, et dans les générations successives.

Les langues sont donc une révélation générale qui ne quitte jamais les sociétés humaines ; elles sont aussi une révélation continue pour tout le genre humain depuis l’origine des choses, et qui durera jusqu’à la fin des temps.

Ainsi toutes les sociétés humaines, le genre humain tout entier, depuis l’origine des choses jusqu’à la fin, ne forment par la parole qu’un seul être collectif uni à Dieu. Ainsi sont liés, dans la pensée de l’homme, dans son intelligence, dans ses affections, le présent, le passé, le futur, le monde idéal et le monde positif, le fini et l’infini, le temps et l’éternité. Ainsi toutes les générations humaines ; ainsi tous les peuples de tous les âges et de tous les lieux ; ainsi les vivants et les morts sont unis entre eux et avec Dieu par la parole. Voilà ce qui explique ces mots de l’apôtre des nations : La foi, c’est l’ouïe.

Le génie est une révélation particulière de Dieu, pour exercer une influence plus immédiate sur les destinées humaines : malheur donc à celui qui abuse du génie !

Ainsi se concilient le système des idées innées et la doctrine qui ne permet à l’homme d’enrichir son intelligence, d’orner son esprit, de perfectionner son âme que par la voie des sens. Toutes les facultés sont dans l’homme, mais toutes ont besoin d’y être fécondées : les unes le sont par les perceptions des sens, les autres le sont par la parole. Les sens, que l’homme a en commun avec les animaux, ne feraient de lui qu’un animal plus parfait à cause de la perfection relative de ses organes, la parole seule en fait un être intelligent et moral, c’est-à-dire l’homme.

La parole est donc l’homme tout entier ; et dans la langue d’un peuple on doit trouver la raison des mœurs et des institutions de ce peuple.

Les bornes des sens de l’homme, pour voir l’univers ; de son intelligence, pour en connaître les lois ; de ses facultés, pour en juger l’ensemble : telles sont les limites de la parole, considérée comme expression de l’intelligence ou de la pensée. Comme expression du sentiment moral, la parole a des limites qui ne peuvent se déterminer.

Dieu a révélé à l’homme par la parole tout ce qu’il doit savoir et connaître, aimer et craindre. chercher et éviter. Dieu a enfermé la liberté de l’homme dans une aire circonscrite par la parole. L’homme ne peut nommer que ce qui existe ; et ce n’est pas lui qui impose le nom, c’est la société. L’homme seul, entre les animaux, a le sentiment de l’existence, et il ne l’a que par la parole.

Dire que l’homme a pu inventer la parole et créer les langues est une haute folie, si ce n’est une impiété.

La parole primitive, révélée à l’homme, est la poésie.

II

La poésie est la parole primitive, révélée à l’homme. Elle est l’histoire de l’homme, le tableau de ses rapports avec Dieu, avec les intelligences supérieures, avec ses semblables, dans le passé, dans le présent, dans l’avenir, dans le temps et hors du temps.

Le poète domine de haut l’époque où il vit, et l’inonde de lumière : l’avenir est aussi dans sa pensée ; il embrasse, dans un seul point de vue, toutes les générations humaines, et la cause intime des événements dans les secrets de la Providence.

La poésie est éminemment allégorique ; et l’allégorie n’est autre chose que l’unité dans le but moral, ou l’expression d’une pensée universelle : son attribut essentiel consiste dans la faculté d’individualiser, c’est-à-dire de personnifier les sentiments et les passions de l’homme, la direction des idées et des esprits dans un siècle, à un âge de l’esprit humain. Ainsi la poésie des anciens est la seule vraie poésie.

Il y a deux sortes de compositions originales : l’une, puisée en soi, produit l’imitation de la nature ; l’autre, puisée hors de soi, produit l’imitation des modèles anciens. L’imitation de la nature consiste à faire éprouver aux autres l’impression reçue par le spectacle de la nature. En effet, un site, ainsi que chaque homme en particulier, est marqué d’un trait distinctif, porte un ensemble que l’on pourrait appeler physiognomonique, et qui le signale entre tous. Voilà ce qu’il a été donné aux poètes de voir et de faire voir aux autres. Le poète transmet l’impression sans peindre l’objet par des effets puisés dans les moyens techniques de l’art. Il en est de même pour la peinture d’une bataille, d’une tempête, d’une sédition populaire, d’une révolution politique, d’un bouleversement dans le globe, d’une vue quelconque de la nature, du tableau d’une nation, de celui d’un âge de l’esprit humain. Ceux qui se croient poètes, et qui ne le sont pas, au lieu de transmettre l’impression reçue, ont imaginé de peindre imparfaitement l’objet lui-même. Ainsi les onomatopées sont déjà une décadence des langues, car les sons ne peuvent jamais être assez imitatifs pour ne pas supposer nue convention. J’en dirai autant de la musique moderne. Nos langues actuelles sont comme nos noms ; elles n’ont que des significations convenues ; elles manquent de significations essentielles et sortant de leur énergie propre. Mais il y a toujours une empreinte qui, quoique effacée par le temps, n’en est pas moins réelle : sans cela nos langues seraient inhabiles à la poésie. L’autre imitation, qui est celle que nous faisons des anciens, devrait consister non point à les copier, non point à imiter leur manière la forme de leur style, la tournure de leurs phrases, leur système de composition, mais à imiter la nature, comme ils l’ont imitée, c’est-à-dire à peindre les objets par l’impression reçue. Ainsi donc, moins on imiterait servilement les anciens, plus on leur ressemblerait.

Le sentiment moral, le sentiment religieux, le sentiment de l’infini : telle est l’impression générale qui doit résulter de toute poésie.

La poésie transporte dans un monde idéal, c’est-à-dire dans un monde où les limites de la liberté de l’homme, de ses facultés, de ses prérogatives, de son intelligence, sont moins restreintes par l’état de déchéance ; dans un ordre de choses où la pureté des formes et de l’expression a moins été altérée par les passions et les sentiments mauvais.

La beauté est, pour la femme, la grâce unie à un sentiment moral ; pour l’homme, la grâce unie à la force et à un sentiment généreux : la vertu, pour les deux sexes, est la poésie en action : le sublime dans les arts est une des vues les plus élevées du génie : le goût, résultat d’une civilisation avancée, est le tact des convenances et des proportions. Telles sont les raisons générales des lois qui régissent toute littérature tant ancienne que moderne.

La puissance des souvenirs, le charme de l’antiquité, le respect pour les traditions, ne sont qu’une seule et même chose, c’est-à-dire le culte filial des ancêtres, la religion des tombeaux, culte éminemment moral et poétique, religion qui a sa racine dans le cœur de l’homme.

La parole parlée est une parole vive ; la parole écrite est une parole morte. Dieu ne se communique aux hommes que par la parole vive.

La parole écrite, qu’elle ait été inventée par l’homme ou par la société, a subi toutes les vicissitudes des choses humaines. Traduction imparfaite de la parole parlée, la parole écrite ne conserve quelque énergie, n’exerce quelque influence sur les hommes, ne traverse les générations successives, que comme souvenir de la parole parlée.

Voyez, sur la débilité de la langue écrite, Platon et saint Chrysostome, cités par M. de Maistre, et le beau commentaire que ce dernier a fait sur ces deux textes si remarquables.

La poésie est la parole traditionnelle ; la prose est la parole écrite : les limites de la poésie et de la prose, chez toutes les nations, dans toutes les langues, reposent sur la ligne naturelle qui fut posée, à l’origine, par la force même des choses ; ou, pour parler plus exactement, par celui qui enferma les mers dans leurs bassins, et l’intelligence humaine dans la parole.

Selon Strabon, la prose est une imitation de la poésie. Cadmus de Milet, d’après ce géographe, fut le premier qui imagina de rompre la mesure, en conservant d’ailleurs tous les caractères de la poésie. Il fut imité par Phérécide et par Hécatée.

Dès que la poésie a été séparée du chant, elle n’a plus eu la même antipathie pour la prose.

III

La langue française, qui est tout analytique, ne laisse point assez incertaines les limites de l’expression. Elle est à la fois noble, élégante et positive. Positive, elle est plus utile à l’intelligence qu’à l’imagination ; élégante, elle reconnaît pour législateur le goût plus que le génie ; noble, mais dédaigneuse, si elle sait rendre l’expression des sentiments généreux et élevés, elle se refuse peut-être à la naïveté sublime. Inhabile à s’élever comme à s’abaisser, elle reste dans une région moyenne. Son caractère propre est cette médiocrité d’or, conseillée par les poètes et les moralistes. L’harmonie de la langue française est une certaine délicatesse de sons, un nombre convenu. La versification française, toute seule, n’est point la poésie : une périphrase, le mérite de la difficulté vaincue, ne constituèrent jamais l’essence de la poésie. Le genre qu’on a voulu décorer du nom de poésie française n’est qu’une langue ornée, plus exclusive, qui est loin d’embrasser toute la langue poétique. Ce genre renferme des choses qui ne sont ni prose, ni poésie, un vain bruit pour l’oreille, qui ne peut ni transmettre un sentiment, ni faire naître une idée. Michel-Ange, aveugle, cherchait à s’exalter en venant toucher le torse qu’il ne pouvait plus voir : qu’eût dit à ses mains inspirées le plus bel ouvrage d’orfèvrerie ?

Il y a, n’en doutons point, dans la langue libre, c’est-à-dire dans la prose française, une langue moyenne qui n’est pas dépourvue de nombre, et qui embrasse une plus grande partie de la langue poétique française ; mais ni la prose ni la versification ne peuvent pleinement satisfaire, dans notre langue, le génie de la poésie. La poésie n’est point, pour les Français, une production originale : qu’elle s’exprime en prose ou en vers, c’est toujours une traduction plus ou moins parfaite, mais une traduction seulement de la poésie ancienne, qui est la véritable poésie. La littérature de toutes les nations résulte de leurs propres origines. Les Français ont voulu marier leur littérature native à la littérature des anciens. De là ce quelque chose de factice et d’artificiel, qui vient frapper de froideur même l’expression des sentiments vrais ; de là cette nature et ces mœurs convenues, qui ne sont ni dans la vérité ni dans l’idéal ; de là enfin cette perfection de détails, ce fini d’exécution, qui annoncent le travail et non l’inspiration.

Enfin la langue française n’est, à proprement parler, qu’une langue écrite : c’est la perfection de la langue morte. Elle n’a rien de ce qui constitue la parole parlée, c’est-à-dire la parole vive. Voilà pourquoi elle n’est ni populaire, ni improvisatrice.

Je vais être accusé de déprécier la langue française ; il faut que je me hâte de m’expliquer.

On se rappellera ce que j’ai dit, que notre langue poétique, dans la prose, affectait l’imitation de la langue grecque, et que, dans la versification, elle affectait l’imitation de la langue latine. Cela s’explique par le séjour des Phocéens, qui ont fondé Marseille, et des Romains, qui ont tant multiplié leurs colonies dans les Gaules. Nous autres Français, par cette sorte d’impatience qui fut toujours dans le fond de notre caractère, nous avons voulu faire notre langue, comme nous voulons à présent faire nos institutions. Ainsi nous avons successivement abandonné, sans que rien nous y contraignît, la langue des Troubadours et des Trouvères. Quelle qu’eût été celle de ces deux langues que nous eussions conservée, elle nous aurait donné une littérature fondée sur nos propres origines. Cette littérature, nous l’avons imposée aux autres nations ; puis nous avons voulu introduire de force, dans notre langue des Trouvères, le grec et le latin. Je dis de force, car, puisque déjà nous avions le sceptre de la langue universelle, la pente naturelle des choses ne comportait pas une telle introduction. Tous les monuments de notre littérature de transition entre le moyen âge et notre grand siècle attestent ces efforts constants et réitérés. Ne parlons ni de Ronsard, ni même de Chapelain, dont l’oreille était trop façonnée à l’hexamètre ancien, n’est-il pas évident que nos grands auteurs du siècle de Louis XIV n’ont paru avoir si bien deviné notre langue, qu’à cause de la connaissance intime qu’ils avaient des deux langues anciennes ? Corneille n’a jamais pu entrer parfaitement dans cette direction ; il tendait plus à cette indépendance qui est si propre à une littérature nationale. Il avait l’imagination tournée du côté du génie espagnol ; et même le caractère romain ne lui était apparu qu’au travers du voile espagnol, car Lucain était de Cordoue. Racine est celui de tous nos écrivains dont les sentiments étaient le plus en harmonie avec la langue française. Il avait quelque chose de doux, d’abondant, de tempéré, qui pouvait se passer des mouvements d’une langue transpositive. Si nous pouvions nous arrêter à des détails, nous aurions ici quelques remarques singulières à faire sur la solennité de Balzac, qui n’a point été égalée, sur la magnificence du style de Buffon, et la plénitude de celui de Thomas ; tentatives plus ou moins heureuses du génie de la langue française qui s’agitait dans les liens de la prose.

Si l’on se rappelle encore ce que j’ai dit sur le partage des langues entre les facultés humaines, on peut présumer que le génie de la langue celtique nous est resté malgré nous, et que si le génie de cette langue est celui qui s’applique à l’intelligence plus qu’à l’imagination, il en résulte que la langue française convient éminemment à l’âge actuel de l’esprit humain. Au reste, on peut dire, sous le seul point de vue historique, que le caractère de l’universalité appartient à la langue française, dès l’origine, et que c’est le coin dont elle fut frappée, sans doute dès l’instant de sa formation. Elle fut, pour ne pas remonter plus haut que le temps où cette langue était partagée entre deux dialectes, celui du Nord et celui du Sud, elle fut parlée dans les cours d’Italie, dans une partie de l’Espagne et dans le Portugal ; et lorsqu’elle s’éteignait en Espagne, des Catalans portaient le provençal dans l’Attique et dans la Béotie, dont ils venaient de s’emparer après avoir secouru les Thessaliens. Des Normands portaient la langue d’oïl dans la Sicile et dans la Calabre ; et l’Angleterre en conserve des traces jusque dans ses formules constitutionnelles. La langue française fut parlée dans la principauté de la Morée et dans le duché d’Athènes, même après que les Grecs y furent rentrés, vers 1300. Les royaumes de Chypre et de Jérusalem ont eu des lois écrites en français. La francique ou la langue franque, sur les bords de la Méditerranée et de la mer Rouge, offre encore des traces profondes de la langue française. M. de Chateaubriand a entendu des sons français sur les bords du Nil. Dans les traités diplomatiques le français n’a jamais eu à lutter que contre le latin ; à présent cette langue est celle de tous les pays policés, de la bonne compagnie de tous les états de l’Europe.

Avant de renoncer à notre littérature native, nous l’avons imposée, comme nous disions tout à l’heure, à toute l’Europe, car c’est nous qui lui avons donné la littérature romantique, qu’elle veut nous imposer à son tour. L’Angleterre, isolée du continent, a eu besoin d’une autre inspiration : lorsqu’elle s’est formé une littérature, elle n’a point connu le Parnasse grec, ni les chansons du gai savoir ; elle a été fidèle au culte d’Odin et à toutes les créations fantastiques de l’Edda : heureusement elle a eu Shakespeare. C’est ainsi qu’elle a été si souvent étrangère aux mouvements de la civilisation ; qu’elle a suivi la marche progressive indépendamment des autres états ; que l’influence exercée par les croisades a été nulle pour elle, quoiqu’elle ait participé à ces expéditions lointaines.

Il faut qu’il y ait une énergie particulière attachée à une langue : ce n’est point par les conquêtes des armes qu’elle se propage. Nos soldats laissent partout la langue française, et ne rapportent de nulle part les langues des pays où ils ont séjourné. Les étrangers ne font que passer chez nous, et ils emportent partout notre langue. Les Romains eux-mêmes, qui firent tant de choses pour assurer la conquête des Gaules, se plaignaient de la résistance que nos pères apportaient à parler la langue du vainqueur. Le fond de notre langue était déjà la langue celtique.

Je ne sais, mais il me semble que cette langue était tenue en réserve pour cette époque-ci, l’âge de la lettre fixe, de l’émancipation de la pensée. Il est possible que cette époque-ci eût été devancée si nous eussions conservé notre langue sans la modifier contre la force des choses. Nous n’ayons pas pu la priver de son caractère d’universalité, parce qu’il lui a été imprimé par Dieu même.

Rien ne peut ressusciter une langue dont la mission est finie. Nous le voyons pour le grec, qui n’a rien pu créer sous les Ptolémée, qui ne peut rien créer à présent quoiqu’il soit une langue vulgaire dans plusieurs contrées ; nous le voyons pour le latin, qui a été la langue des lettrés dans toute l’Europe, et qui est encore vulgaire dans la Pologne. Le grec et le latin sont des dérivés. Le français est une langue primitive, malgré toutes les modifications qu’elle a subies et les vicissitudes qui l’ont travaillée. Elle porte donc en soi la raison de son existence, et elle va commencer une nouvelle mission.

La langue française est éminemment aristocratique, c’est-à-dire à l’usage des classes cultivées par l’éducation. C’est la langue du tu et du vous ; c’est-à-dire la langue des bienséances et des hiérarchies sociales.

Le goût français a été, en littérature, ce que l’honneur a été dans les institutions monarchiques.

Chez nous, la littérature, ni la poésie, ni les arts, n’ont jamais pu devenir populaires.

Nous avons déjà remarqué que nos mœurs étaient restées aristocratiques, malgré le principe de l’égalité, introduit avec les idées de la révolution.

Le principe conservateur des sociétés est aristocratique, parce que les sociétés ne peuvent se passer de hiérarchie.

Ainsi nous serions portés à voir une grande vue de la Providence dans le soin qu’elle a pris de placer le principe conservateur de l’ordre dans les mœurs et dans la langue du peuple, qui doit régir l’âge actuel des sociétés européennes.

IV

L’épopée est l’histoire du genre humain dans les divers âges de la société. Le représentant des idées d’un siècle, le législateur d’un peuple, le fondateur d’un empire : voilà le héros de l’épopée. Ceux qui s’avancent hors de leur siècle, et qui, personnages isolés sur la scène du monde, fécondent les idées du siècle suivant, s’ils ne meurent pas obscurs, sont dignes de l’épopée. L’homme de génie qui, voyant que tout est lié dans les destinées humaines, exprimerait d’avance les idées vulgaires d’un autre âge ; celui-là, comblant l’espace qui le tiendrait séparé des temps postérieurs, créerait dans l’avenir des événements et des chefs d’empire, et prédirait ainsi une épopée.

Une société humaine, gouvernée immédiatement par Dieu, ou visiblement dirigée par la Providence : ce magnifique motif d’épopée ne peut se trouver que chez les Hébreux ou chez les Français ; il attend encore un poète. Bossuet eut la vaste intelligence qu’il fallait pour une telle composition : on ne sait s’il lui manqua le sentiment du génie allégorique, cette flamme de l’inspiration, qui est la parole vive, la révélation directe ; et il est plus sûr de dire qu’il fut revêtu d’un autre ministère.

À de certaines époques, certaines idées, mûries à l’insu des hommes, se répandent de toutes parts sur la société. Ces époques, qui sont des âges de crise, attirent les regards du poète épique.

Le platonisme, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, fut, parmi les nations païennes, une heureuse préparation à la religion de Jésus-Christ. Le platonisme fut utile avant et après le christianisme ; avant, pour y amener les hommes ; après, pour les confirmer dans cette croyance.

Le christianisme, naissant au sein d’un peuple grossier, promettant à ses apôtres les fers et la mort ; annonçant à Rome et à Athènes, au sein des lumières, la morale d’un homme qui venait d’expirer sur la croix, renversant les idoles jusque dans les métropoles du culte idolâtre ; contredisant tous les orgueils de l’homme ; les chrétiens, mourant comme leur maître, et donnant leur mort même pour preuve de leur mission ; consentant ainsi à l’ignominie du supplice ou à la honte du mensonge : tel est le tableau que présente l’établissement du christianisme. Ce tableau est le plus digne de tous ceux qui peuvent s’offrir à l’épopée. On y verrait les facultés de l’imagination luttant de toute leur puissance contre la rigueur des idées morales ; on y verrait les instincts des sens et les sophismes de la raison fournir de fragiles appuis à des superstitions privées de force vitale. Les dieux d’Homère ne régnaient plus sur l’Olympe, mais les prestiges et les amulettes avaient encore une prise terrible sur les esprits effrayés ; et les sages voulaient pouvoir continuer à dédaigner les croyances de la multitude.

Une idée sublime, appartenant à d’anciennes traditions répandues dans le monde, quoiqu’elles n’y fussent pas universellement connues, avait choisi pour asile, parmi les doctrines païennes, le platonisme. Cette idée qui consistait à faire de Dieu même le type de l’homme et de ses facultés fut d’abord appliquée seulement à l’intelligence, et ensuite étendue aux sentiments moraux ; c’est-à-dire que l’on vint à concevoir dans Dieu, modèle de toutes les perfections, la source merveilleuse du dévouement. Ainsi les Gentils comme les Juifs ont reçu d’avance le bienfait de la promesse ; ainsi les Gentils comme les Juifs, en différents temps, ont eu des prophètes, ont conversé avec des précurseurs : pourquoi aucun poète n’est-il encore entré dans le champ du christianisme antérieur ?

Milton peignit l’homme dans son état d’innocence, puis déchu de cet état primitif par le mauvais usage de sa liberté.

Homère peignit l’homme luttant avec ses seules forces contre les limites de la liberté, assignées par l’état de déchéance.

Virgile, en racontant les origines de l’empire romain, en transportant les pénates de Troie sur la vieille terre du Latium, nous montre comment se fondent les empires, comment les traditions lient les générations les unes aux autres. Son héros, homme pieux, père d’une tige royale, est le vrai fondateur d’une société humaine. Virgile exprime encore les sentiments délicats et généreux d’une civilisation avancée, et montre ainsi comment avec un goût parfait le poète peut marier certaines idées et certaines mœurs d’un siècle avec celles d’un siècle antérieur, leçon admirable qui ne fut point perdue pour Racine et pour Fénelon. Mais Virgile fit plus : il devança, sous ce rapport, le siècle où il vivait, rare prérogative des génies de l’ordre le plus élevé.

Le Tasse avait à peindre le berceau de la société chrétienne. Les lois de l’épopée ne lui furent pas toutes révélées. Sans passé, sans avenir, son regard s’est arrêté sur un seul moment. Son poème, plein d’aimables merveilles, a, dans son ensemble, tout le charme du roman, et ne s’élève que rarement à la dignité de l’épopée.

M. de Maistre remarque admirablement bien que « toute religion, par la nature même des choses, pousse une mythologie qui lui ressemble ; et que la mythologie de la religion chrétienne est, par cette raison, toujours chaste, toujours utile, et souvent sublime, sans que, par un privilège particulier, il soit possible de la confondre avec la religion même ». Si Boileau se fût élevé à cette haute considération, il aurait connu les ressources de l’épopée chrétienne ; son esprit réservé et sévère n’aurait pas été effrayé d’une profanation qui était impossible pour le véritable poète ; et il n’aurait pas continué à perpétuer parmi nous le règne caduc des divinités de la Grèce.

Maintenant, il faut l’avouer, il est trop tard pour revenir d’un préjugé qui nous fut si fatal ; qui trop longtemps a été classique, et qui peut-être, à cause de cela, a privé notre littérature de pouvoir s’enorgueillir d’une des plus belles productions de l’esprit humain, d’un poème épique.

Le Dante et Klopstock ont jeté l’homme hors des limites du inonde. Mais l’appréciation de la fable du Dante exigerait de trop longs développements pour que je puisse m’y livrer.

Le Camoens introduisit les anciens ressorts épiques dans un sujet moderne, exemple singulier qu’un poète allemand vient d’imiter. Je n’ai pas besoin de le dire : la seule manière d’user des anciennes divinités païennes, c’était de les transformer, comme l’a fait Milton, en des anges ennemis, en des esprits de séduction et de perte.

Voltaire, ainsi que Lucain, ont entièrement méconnu les lois de l’épopée. Ils n’ont vu, l’un et l’autre, ni avant l’époque dont ils ont voulu retracer l’histoire, ni au-delà. Ils ont mis des faits en beaux vers, et les ont isolés de toute tradition. L’esprit philosophique de Voltaire a frappé de stérilité une composition déjà aride par elle-même ; car il ne faut pas qu’un homme de talent s’imagine qu’il puisse créer la poésie, s’il ne la trouve pas toute faite. Voilà pourquoi Jeanne d’Arc, qui ne réunit point, il est vrai, toutes les conditions de l’épopée, en a du moins qui auraient pu tenter un génie élevé. Voltaire, au reste, est bien loin d’avoir embrassé tout entier le sujet de la Henriade.

Le génie de l’épopée, qui tend toujours à individualiser et à faire des créations allégoriques, établit une sorte de chronologie qui seule est la vraie lorsqu’elle existe ; c’est là, sans doute, ce que les anciens appelèrent le cycle épique. Les poètes tragiques, chez eux, se firent une loi de puiser leurs sujets dans les annales de l’épopée ; et l’épopée, comme il a été dit, n’était autre chose que l’histoire même des âges de l’esprit humain.

Ainsi donc, si le cycle épique de la haute antiquité nous fût parvenu entier, et qu’il eût été continué par les poètes des âges postérieurs ; si les modernes eussent conçu l’épopée dans toute son étendue, et eussent fait un cycle épique, éclairé par la révélation, nous aurions la vraie histoire du genre humain.

Chez les Grecs, la tragédie commença par ramener les faits du cycle épique à la rigueur des faits historiques : bientôt les faits historiques s’élevèrent à la dignité des faits du cycle épique. La Prise de Milet, par Phrynicus, fut, dit-on, le premier exemple de cette sorte de profanation qui excita alors assez de scandale parmi les classiques de cette époque. Une dernière profanation ne tarda pas d’alarmer la muse tragique. Agathon mit sur le théâtre des sujets de pure invention : l’art alors fut perdu. Toutes les littératures offrent la même série de dégénérations. La poésie entre dans le domaine de l’histoire, où bientôt elle se trouve étrangère ; et, méconnaissant ses véritables attributions, elle veut créer, usurpation dont elle est punie à l’instant même par le discrédit le plus complet.

Phrynicus et Agathon n’ont pas seulement gâté la poésie pour les Grecs, ils l’ont gâtée aussi pour nous, parce que nous étant placés dans la sphère de l’imitation, les traditions ont été dénaturées pour nous dès l’origine, et toutes nos voies sont devenues incertaines. Chez les Romains, Virgile seul eut le sentiment de la poésie. Pour nous l’erreur était bien facile, parce que les véritables sujets tragiques des anciens, transportés sur nos théâtres, ne pouvaient être que des sujets d’imagination. Cependant ces sujets étaient doués d’une telle fécondité de poésie qu’ils purent encore exciter toute notre admiration. Les sujets historiques furent d’abord pris hors de notre histoire, ce qui était un hommage rendu à la vérité du sentiment qui avait dicté les préceptes anciens. Mais il est remarquable que nous essayâmes bien vite les sujets d’invention.

À côté de la poésie d’inspiration, dont le berceau se confond avec le berceau des peuples, il y a toujours une imitation de cette poésie, laquelle entre dans la forme et non point dans l’essence. Cette imitation de poésie commence chez toutes les nations par des vers satiriques, comme chez les Grecs ; des vers saturniens ou fescennins ; comme chez les Latins ; des blasons, des sirventes, des fabliaux, comme chez nos Troubadours ou nos Trouvères.

V

Dans la haute antiquité, la musique est l’ensemble des lettres humaines et des institutions sociales. Il y a eu une décadence successive qui s’est manifestée ainsi : on commença par séparer la musique de la poésie ; la poésie une fois isolée, on fut conduit naturellement à la prose ; enfin la versification vint tantôt comme un auxiliaire à la poésie, et tantôt intervint pour en voiler l’absence. La rime, dans nos langues modernes de l’Europe, seconda merveilleusement le labeur de la versification. Dans le soin que les législateurs anciens apportèrent à régler la musique, il faut reconnaître le respect pour la parole traditionnelle. Le récit des merveilles attribuées par les poètes à la musique n’est point une vaine fiction ; car les poètes n’ont rien inventé : ils n’ont été qu’historiens, mais historiens symboliques, ce qui est le sens universel de l’ensemble des choses humaines.

Les législateurs anciens, en prescrivant de ne point écrire les lois, voulaient-ils entretenir l’ignorance des peuples ? Non, sans doute ; ainsi que nous l’avons déjà dit, ils furent guidés par un plus noble sentiment, celui de commander le respect pour la loi ; d’en interdire l’examen indiscret ; de la transmettre par la parole parlée, sainte et mystérieuse ; d’en confier le dépôt directement à l’âme ; de ne point en enfermer le vaste sens dans les limites d’une expression matérielle : ils voulurent se réserver de celer au profane vulgaire les choses qu’il doit ignorer, et de mesurer l’instruction selon les castes et les tribus ; car les castes et les tribus, conservatrices des traditions, furent une institution nécessaire des premiers âges des sociétés humaines. Les lois somptuaires, relatives à l’éducation et au costume, témoignent la sagesse de ces temps reculés.

Nos ancêtres imitèrent, autant qu’il était en eux, la sagesse des anciens. Ils n’écrivaient point les lois dans la langue vulgaire, mais dans une langue qui avait survécu à un grand peuple, langue devenue sainte et vénérable, où les limites de l’expression avaient cessé d’être positives. Ainsi étaient évités les examens indiscrets des profanes, des discoureurs, des impies.

Platon, en parlant de la langue-écrite, s’exprimait ainsi : « Elle ne sait ce qu’il faut dire à un homme, ni ce qu’il faut cacher à un autre. Si l’on vient à l’attaquer ou à l’insulter sans raison, elle ne peut se défendre, car son père n’est jamais là pour la soutenir. » Ce peu de mots, pour lesquels j’emploie la traduction de M. de Maistre, explique toute la sagesse des anciens. Cette immobilité de la parole écrite, ce silence qu’elle est obligée de garder lorsqu’elle est attaquée, disent avec quelque éloquence sans doute les raisons qui ont engagé l’Église à refuser de reconnaître jusqu’à présent les traductions de l’Écriture sainte en langue vulgaire. Maintenant elle n’y apporte plus que des ménagements sans y apporter de l’opposition. La cour de Rome s’est expliquée à cet égard en dernier lieu. Elle a dit formellement qu’il était utile de remédier aux dangers de la parole écrite par les moyens mêmes de la parole écrite.

Mais il est une observation qui a échappé à Platon et à M. de Maistre, et que je crois devoir consigner ici. L’écriture manque de pudeur parce qu’elle peut se produire en l’absence de celui qui la fit. Elle choisit son temps pour paraître, et, si cela lui convient, pour se réfugier ensuite dans l’ombre comme une courtisane. De même que son père n’est pas là pour la défendre lorsqu’elle est attaquée ou insultée sans raison, de même aussi, lorsque l’on a de justes reproches à lui adresser, son père n’est pas là pour rougir. Jamais Catulle, jamais Pétrone, n’auraient songé à offenser l’honnêteté publique s’ils eussent dû vaincre la pudeur des oreilles pour confier leurs ouvrages à la mémoire des hommes. Sans le triple rideau de l’écriture, de l’imprimerie, de l’anonyme, Voltaire, sans doute, eût été chaste et sérieux comme les poètes antiques, comme les premiers philosophes, comme Homère, et comme Pythagore. S’il eût dû lire à la France assemblée, dans de nouveaux jeux olympiques, tout ce qu’il a écrit sur l’histoire, il n’aurait pas si souvent désolé la raison. Ainsi, outre que l’écriture manque de pudeur, elle est indiscrète et téméraire. Les hommes isolés peuvent obéir à mille mauvais penchants ; réunis, une révérentielle honte, comme disait Montaigne, vient les saisir, tant il est vrai que Dieu a placé un instinct moral dans la société. L’homme tout seul peut bien avoir des sentiments nobles et généreux, puisqu’il y a des vertus obscures, des sacrifices ignorés ; mais comment l’homme aurait-il conçu de tels sentiments s’il n’eût pas vécu avec ses semblables ? La langue parlée est donc plus pure et plus réservée en toutes choses que la langue écrite, à cause de l’intensité du sentiment social lui-même, qui est comme la source et l’occasion de tous les autres.

Le mot poète, qui signifie faiseur, et le mot poésie, qui signifie invention, ne furent d’un usage général que vers le temps d’Hérodote. Jusque-là les mots chanteurs et chants avaient été seuls employés pour désigner les poètes et la poésie. Le mot rhapsode lui-même signifie couseurs de chants. L’écriture paraît avoir donné lieu à la prose : les premiers écrivains furent sans doute les premiers prosateurs. Ainsi l’invention n’aurait été attribuée aux poètes que lorsqu’il y eut des prosateurs, parce qu’à ceux-ci on ne leur crut que la simple fonction de constater c’est du moins de cette manière que s’explique Pindare. Mais les premiers poètes furent bien loin de se présenter, comme des inventeurs. Ils se disaient interprètes des Muses, ou, en d’autres termes, interprètes des traditions. « L’absence du merveilleux, dit Thucydide, sera cause peut-être que les événements que je décris plairont moins à la lecture. » Le même écrivain dit encore : « Les anciens historiens ont plus songé à plaire à la lecture, qu’ils n’ont songé à dire la vérité. » Ces deux phrases sont remarquables en ce qu’elles indiquent bien les deux genres d’altérations que les premiers historiens ont apportées dans leurs rédactions en prose, altérations dont on leur a su gré, et qui ont cependant conduit à l’arbitraire. Ils ont cru pouvoir commencer à écarter le merveilleux de leurs récits, et bientôt ils se sont arrogé le droit de choisir dans leurs matériaux, ou, pour parler plus exactement, de choisir dans les traditions, et même de modifier celles qu’ils consentaient à consacrer de nouveau. Dès lors rien n’a été certain. On a été livré à l’esprit individuel de chaque écrivain, au lieu d’être soumis à l’esprit général des traditions.

La poésie est faite pour être ouïe, avons-nous dit, et la prose pour être lue. Mais il est arrivé que la poésie elle-même a été lue, et que ce que nous avons adopté ensuite comme poésie n’a plus été fait que pour être lu. Alors on a confondu la forme et l’essence de la poésie ; et il en est résulté une poésie de convention. Le règne de cette poésie de convention est fini ; et nous verrons tout à l’heure que nous sommes obligés de remonter au berceau même de la poésie.

Souvenons-nous des assemblées des vieillards aux portes des villes, comme dans la Bible et dans Homère. Le mot porte en Orient a encore une signification qui tient à ces usages antiques, et le nom de Porte-Ottomane donné au gouvernement turc est un monument de ces mêmes usages. Souvenons-nous du Forum, des tribunaux sur les places des villes et des bourgs, des actes dont une simple pierre enfoncée dans un lieu désigné, en présence de témoins, conservait seule la mémoire. À présent même, une pierre brute, servant de limite à nos héritages, est la dernière trace de ces usages primitifs.

Tant que dura la liberté chez les Grecs, ces peuples menaient une vie publique, qui supposait peu le loisir de la lecture. Ainsi, lors même que l’écriture fut introduite, on demeura encore longtemps avec les habitudes de la langue ouïe. Les poètes épiques eux-mêmes étaient peu lus, les poètes dramatiques l’étaient bien moins encore. Hérodote, quoiqu’il eût écrit en prose, lisait son histoire à la Grèce assemblée. Tant il est vrai que la lecture privée fut très tardive, et que l’écriture a été très longtemps avant de pouvoir s’appliquer aux usages particuliers. Les philosophes discouraient en présence de leurs disciples, et Socrate n’écrivit point.

Remarquons enfin que sitôt qu’une langue commence à s’écrire, elle commence à s’altérer ; parce que l’écriture, et je ne parle ici que de l’écriture syllabique, contient quelque chose d’arbitraire et de conventionnel.

Toutes ces vicissitudes des langues, qu’il serait long de suivre, et trop difficile d’expliquer, devaient amener graduellement l’âge de l’émancipation de la pensée.

Il faudra bien des siècles avant que les peuples de l’Orient s’affranchissent des liens de la parole, pour arrivera l’émancipation de la pensée, si toutefois ils y parviennent jamais.

La langue hébraïque, quoique perdue pour les Juifs eux-mêmes, continue d’enchaîner les enfants d’Israël dans ses liens immortels : ils ne peuvent se fondre parmi les nations au milieu desquelles ils vivent dispersés. Moïse, le seul des législateurs anciens qui ait écrit ses lois, avait prévu tous les détails pour que la lettre ne restât pas en silence ; et Dieu avait imprimé à cette législation écrite un sceau de durée que ne peuvent avoir les ouvrages des hommes.