L’abbé Galiani.
En parlant, il y a quelque temps, de Mme d’Épinay, j’ai été conduit vers l’abbé Galiani, avec qui cette dame entretint une correspondance pendant les douze dernières années de sa vie. L’abbé Galiani est une des figures les plus vives, les plus originales et les plus gaies du xviiie siècle ; il a écrit bon nombre de ses ouvrages en français ; il appartient à notre littérature autant qu’aucun étranger naturalisé chez nous, presque autant qu’Hamilton lui-même. Mais, en même temps qu’il entra si bien dans les idées et dans les goûts de la société française, il sut garder son air, sa physionomie, son geste, et aussi une indépendance de pensées qui l’empêcha d’abonder dans aucun des lieux communs du moment. Il se piquait d’avoir une manière d’envisager les choses qui lui était propre, et il l’avait en effet, il ne voyait pas comme un autre. Le xviiie siècle, jugé dans l’abbé Galiani, nous revient par des aspects tout nouveaux.
L’abbé Ferdinand Galiani, né dans le royaume de Naples le 2 décembre 1728, élevé
à Naples auprès d’un oncle archevêque, y avait développé les dispositions les
plus précoces pour les lettres et pour toute espèce de science ; mais, au
physique, il ne put jamais s’élever au-dessus de la taille de quatre pieds et
demi. Dans ce
petit corps très bien taillé et très joli, ce n’était
qu’esprit, grâce, saillie et sel pur ; la gaieté du masque couvrait bien du bon
sens et des idées profondes. En 1748, Galiani, âgé de vingt ans, devint célèbre
dans son pays par une plaisanterie poétique, une oraison funèbre du bourreau qui venait de mourir : c’était une parodie burlesque des
éloges académiques, encore plus emphatiques en Italie qu’ailleurs. Les
académiciens de Naples, tournés en ridicule, firent un éclat qui augmenta le
succès de l’ingénieuse satire. Galiani, vers ce temps, se livrait aux études les
plus sérieuses : il publiait à vingt et un ans un livre sur la
monnaie ; il rendait à un savant illustre, alors très vieux et presque
aveugle, à l’abbé Intieri, le service de décrire en son nom, dans un petit
traité substantiel et tout positif, un procédé nouveau pour la
conservation des grains. Il s’occupait aussi d’antiquités et d’histoire
naturelle. Ayant fait une collection des pierres et matières volcaniques vomies
par le Vésuve, non sans y joindre une dissertation savante, il en fit présent au
pape Benoît XIV, qui ne fut point ingrat. Sur l’une des caisses d’envoi à
l’adresse du Très-Saint-Père, Galiani avait eu soin d’écrire
ces mots de l’Évangile : « Fais que ces pierres deviennent des pains :
Fac ut lapides isti panes fiant. »
L’aimable
Benoît XIV comprit à demi-mot, et, en échange de ces pierres, il donna à Galiani
un bénéfice. L’oncle archevêque lui en avait déjà procuré plus d’un. Ce petit
homme de quatre pieds et demi, si gai, si fou, si sensé et si savant, était donc
abbé mitré et avait titre monseigneur.
Il vint à Paris en 1759 en qualité de secrétaire d’ambassade, et, à part de courtes absences, il y résida jusqu’en 1769, c’est-à-dire pendant dix années : il ne comptait avoir vécu d’une vraie vie que durant ce temps-là. Remarqué dès le premier jour pour la singularité de sa taille, il déconcerta à l’instant la curiosité railleuse et la changea en faveur par la vivacité et le piquant de ses reparties. Il fit les délices des sociétés qui se l’arrachaient ; ses amis particuliers, surtout Grimm et Diderot, appréciaient hautement la nouveauté et l’étendue de ses vues, de ses lumières :
Ce petit être, né au pied du mont Vésuve, écrivait Grimm, est un vrai phénomène. Il joint à un coup d’œil lumineux et profond une vaste et solide érudition, aux vues d’un homme de génie l’enjouement et les agréments d’un homme qui ne cherche qu’à amuser et à plaire. C’est Platon avec la verve et les gestes d’Arlequin.
Marmontel disait de lui également : « L’abbé Galiani était
de sa personne le plus joli petit Arlequin qu’eût produit l’Italie ; mais,
sur les épaules de cet Arlequin, était la tête de Machiavel. »
Ce
nom d’Arlequin qui revient ici est caractéristique de Galiani. Si Français qu’il
fût et qu’il voulût être, il ne cessa jamais d’être Italien, d’être Napolitain,
ce qu’il ne faut jamais oublier en le jugeant ; il avait le génie propre du cru,
le facétieux, le plaisant, le goût de la parodie. Dans un article de lui sur
Polichinelle30, il le fait naître dans la Campanie, non loin du lieu où
naquirent dans l’Antiquité les farces atellanes. Il semble
croire que l’esprit de ces farces antiques a pu se perpétuer dans l’original
moderne, et lui-même, le petit abbé, il en avait hérité quelque chose, même la
bouffonnerie et la licence. Il avait des pensées grandes, élevées, sublimes,
dignes de Vico sinon de Platon, dignes de la Grande-Grèce, et tout à coup ces
pensées étaient déjouées par des lazzis, des calembours, par du bouffon, et du
plus mauvais : « Mais voilà comme je suis, disait-il agréablement, deux
hommes divers, pétris ensemble, et qui cependant ne
tiennent pas tout à fait la place d’un seul. »
Lu aujourd’hui, l’abbé Galiani perd beaucoup ; il fallait l’entendre. Il ne débitait pas ses contes, il les jouait. Il y avait du mime en lui. À propos de chaque chose sérieuse, en politique, en morale, en religion, il avait quelque apologue, quelque bon conte à faire, un conte gai, fou, imprévu, qui vous faisait rire à chaudes larmes, comme il disait, et qui recelait souvent une moralité profonde. Il en faisait une petite pièce, une parade en action, s’agitant, se démenant, dialoguant chaque scène avec la gentillesse la plus naïve, faisant accepter les libertés et les indécences, même de Mme Necker, même de Mme Geoffrin. Il s’est peint lui-même à ravir dans une lettre de Naples adressée à cette dernière. En l’écrivant, il se revoit en idée et il se montre à nous chez Mme Geoffrin, comme il y était par le passé :
Me voilà donc tel que toujours, l’abbé, le petit abbé, votre petite chose. Je suis assis sur le bon fauteuil, remuant des pieds et des mains comme un énergumène, ma perruque de travers, parlant beaucoup, et disant des choses qu’on trouvait sublimes et qu’on m’attribuait. Ah ! madame, quelle erreur ! Ce n’était pas moi qui disais tant de belles choses : vos fauteuils sont des trépieds d’Apollon, et j’étais la Sibylle. Soyez sûre que, sur les chaises de paille napolitaine, je ne dis que des bêtises.
Non, il ne disait pas de bêtises ; mais, à Naples, le genre de
talent qu’il avait au plus haut degré était plus commun ; on y remarquait moins
le jeu, l’action, chose plus habituelle, et on ne savait pas y discerner tout ce
que Galiani mettait là-dessous d’excellent et d’unique. Cette pétulance
gesticulante qui paraissait d’abord si curieuse à Paris, et qui le distinguait
aussitôt, était vulgaire dans la rue de Tolède et aux environs ;
Galiani manquait d’écouteurs et de cercle à lui tout seul :
« Paris, s’écriait-il souvent avec l’accent du désespoir après
l’avoir quitté, Paris est le seul pays où l’on m’écoutait. »
Une
fois retiré dans sa patrie, cette patrie qu’il aime pourtant, et dont il est une
des curiosités vivantes, il se meurt de paroles rentrées et
non écoutées. Galiani est un franc virtuose napolitain, mais qui ne pouvait se
passer de l’auditoire de Paris.
Aussi, comme il y était goûté ! Que l’on soit à La Chevrette chez Mme d’Épinay, au Grand-Val chez le baron d’Holbach, si l’on se sent un peu triste et si le jour baisse, si la conversation languit, si la pluie tombe, l’abbé Galiani entre,
et avec le gentil abbé la gaieté, l’imagination, l’esprit, la folie, tout ce qui fait oublier les peines de la vie. — L’abbé est inépuisable de mots et de traits plaisants, ajoute Diderot ; c’est un trésor dans les jours pluvieux. Je disais à Mme d’Épinay que, si l’on en faisait chez les tabletiers, tout le monde en voudrait avoir un à la campagne.
De ces mots heureux et de ces saillies de l’abbé, il s’en est retenu un grand
nombre. On parlait des arbres du parc de Versailles, et l’on disait qu’ils
étaient hauts, droits et minces :
Comme les
courtisans
, achevait l’abbé Galiani. Amateur de musique, et de
musique exquise, comme le sont les Napolitains, comme devait l’être l’ami de
Paisiello, il en voulait à l’Opéra français du temps, qui faisait trop de bruit,
et comme après l’incendie de la salle du Palais-Royal, cet Opéra ayant été
transféré aux Tuileries, quelqu’un se plaignait que la salle était sourde :
« Qu’elle est heureuse ! »
s’écriait Galiani. Mais bien des
gens, ou du moins plus d’un, ont de ces saillies qui partent sur le temps, qui
ne durent qu’un éclair, et qui sont suivies d’un long silence, et avec l’abbé
Galiani il n’y avait pas de silence : il alimentait presque à lui seul la
conversation ;
il y répandait les imaginations les plus folles, les
plus réjouissantes, et qui portaient souvent leur fin bon sens avec elles. En
cela, il était unique de son espèce. Diderot nous a conservé dans ses lettres à
Mlle Volland quelques-uns des bons contes de l’abbé,
celui du porco sacro, l’apologue du grand et gros moine en
malle-poste, le conte de l’archevêque contrefaisant une duchesse au lit devant
un cardinal qui la visite, et les coliques de la fausse duchesse et ce qui
s’ensuit, enfin mille folies intraduisibles, et qui, sous la plume de Diderot
lui-même, sont restées à l’état de simple canevas : cela se parle, cela se joue
et s’improvise, mais cela ne s’écrit pas. Les anciens avaient les mimes (petites scènes) de Sophron, et on les a perdus ; nous avons
perdu les mimes de l’abbé Galiani. Diderot nous a très bien
rendu pourtant l’apologue du Coucou, du Rossignol et de l’Âne, et on le peut lire dans ses
Œuvres ; mais, en fait d’apologue de Galiani, j’aime mieux
rappeler celui que je trouve rapporté dans les Mémoires de
l’abbé Morellet et qui est célèbref.
Un jour, chez le baron d’Holbach, après dîner, les philosophes rassemblés avaient
causé de Dieu à tue-tête et avaient dit des choses « à faire tomber cent
fois le tonnerre sur la maison, s’il tombait pour cela »
. Galiani
avait écouté patiemment toute cette dissertation intrépide ; enfin, lassé de
voir tout ce monde ne prendre qu’un seul côté de la question, il dit :
Messieurs les philosophes, vous allez bien vite. Je commence par vous dire que, si j’étais pape, je vous ferais mettre à l’Inquisition, et, si j’étais roi de France, à la Bastille ; mais, comme j’ai le bonheur de n’être ni l’un ni l’autre, je reviendrai dîner jeudi prochain, et vous m’entendrez comme j’ai eu la patience de vous entendre, et je vous réfuterai.
À jeudi !
s’écria-t-on tout d’une voix ; et le cartel fut accepté.
Jeudi arrive, continue Morellet. Après le dîner, et le café pris, l’abbé s’assied dans un fauteuil, ses jambes croisées en tailleur, c’était sa manière ; et, comme il faisait chaud, il prend sa perruque d’une main, et gesticulant de l’autre, il commence à peu près ainsi :
« Je suppose, messieurs, celui d’entre vous qui est le plus convaincu que le monde est l’ouvrage du hasard, jouant aux trois dés, je ne dis pas dans un tripot, mais dans la meilleure maison de Paris, et son antagoniste amenant une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, enfin constamment, rafle de six.
Pour peu que le jeu dure, mon ami Diderot, qui perdrait ainsi son argent, dira sans hésiter, sans en douter un seul moment : “Les dés sont pipés, je suis dans un coupe-gorge.”
Ah ! philosophe ! comment ! parce que dix ou douze coups de dés sont sortis du cornet de manière à vous faire perdre six francs, vous croyez fermement que c’est en conséquence d’une manœuvre adroite, d’une combinaison artificieuse, d’une friponnerie bien tissue ; et, en voyant dans cet univers un nombre si prodigieux de combinaisons mille et mille fois plus difficiles et plus compliquées, et plus soutenues, et plus utiles, etc., vous ne soupçonnez pas que les dés de la nature sont aussi pipés, et qu’il y a là-haut un grand fripon qui se fait un jeu de vous attraper, etc. »
Morellet ne fait qu’indiquer le canevas de ce développement, lequel, dans la bouche de Galiani, était, assure-t-il (et on le croira sans peine), la plus piquante chose du monde et valait le spectacle le plus amusant.
Voilà bien nos philosophes pris sur le fait, les voilà, comme tous les épicuriens du monde, faisant des questions les plus graves de la destinée et de la morale humaine un spectacle, une pure joute de loisir où le pour et le contre se traitent également à la légère, et tout étonnés ensuite (je parle de ceux qui survécurent, comme l’abbé Morellet) si, un jour, toutes ces théories de huis clos viennent à éclater, et, en tombant dans la rue, à se résumer sur la place de la Révolution dans les fêtes de la Raison et autres déesses. Le peuple cependant ne faisait là que traduire le raisonnement des plus fins ; il le traduisait grossièrement, selon l’ordinaire des traducteurs, mais sans trop de contresens.
Galiani, dans cette dispute, a l’air de jouer le beau rôle ; il semble plaider en
faveur de l’ordre et de l’Ordonnateur suprême, contre l’athéisme dogmatique et
par trop brutal de ses amis : ne nous en faisons pourtant pas, d’après ce
facétieux sermon, une trop édifiante idée. Il avait l’esprit trop fin, trop
sensé, pour ne pas être choqué des théories absolues de d’Holbach : « Au fond,
nous ne connaissons pas assez la nature, pensait-il, pour en former un
système. » Il reprochait à ces prétendus systèmes de la nature de ruiner toutes
les illusions naturelles et chères à l’homme ; et, comme le livre de d’Holbach
parut vers le temps où l’abbé Terray décrétait la banqueroute, il disait :
« Ce M. Mirabaud (pseudonyme de d’Holbach) est un
vrai abbé Terray de la métaphysique. Il fait des réductions, des
suspensions, et cause la banqueroute du savoir, du plaisir et de l’esprit
humain. »
En philosophie, le vrai système de l’abbé Galiani est celui-ci : il croit que
l’homme, quand il n’a point l’esprit alambiqué par la métaphysique et par le
trop de réflexion, vit dans l’illusion et est fait pour y
vivre : « L’homme, nous dit-il, est fait pour jouir des effets sans
pouvoir deviner les causes ; l’homme a cinq organes bâtis exprès pour lui
indiquer le plaisir et la douleur ; il n’en a pas un seul pour lui marquer
le vrai et le faux d’aucune chose. »
Galiani ne croit donc pas à la
vérité absolue pour l’homme, à la vérité digne de ce nom : la vérité relative,
qui n’est qu’une illusion d’optique, est la seule, selon lui,
que l’homme doive chercher. Selon lui encore, il en est de l’illusion au moral
comme au
physique : elle engendre des résultats qui peuvent être
beaux et bons, relativement à la société et à l’homme. C’est parce que notre œil
est configuré de manière à voir le ciel rond et voûté, que l’homme a ensuite
inventé la coupole, le dôme du temple, soutenu de colonnes, qui est une chose
belle à voir. Ainsi, au moral, nos illusions intérieures sur la liberté, sur la
cause première, ont engendré la religion, la morale, le droit, toutes choses
utiles, naturelles à l’homme, et même vraies si l’on veut, mais d’une vérité
purement relative et toute subordonnée à la configuration, à l’illusion
première.
En religion, en morale, on sent où une telle manière de voir le mène. Du moins, s’il se pique de se dégager lui-même des vues illusoires et des impressions relatives, il ne s’acharne pas à les détruire chez les autres, en quoi il diffère essentiellement de ses amis, les philosophes français du xviiie siècle. Il serait assez de l’avis de celui qui dirait : « Je me fais l’effet d’être dans la vie comme dans un appartement entre cave et grenier. En pareil cas on a un plancher qui recouvre la poutre, et de plus, si l’on a moyen, on met un tapis sous ses pieds. On tâche aussi d’orner son plafond pour cacher les lattes. Si l’on pouvait avoir sur ce plafond une belle fresque, un ciel peint à la Raphaël, ce serait tant mieux. Ainsi des illusions de la vie et des perspectives où elle se joue : il faut les respecter et par moments s’y complaire, même quand on sait trop bien ce qu’il y a par-delà. »
Voilà, dans toute sa vérité, la théologie de l’abbé Galiani, et, même au point de vue de l’illusion à laquelle il tenait tant, je ne la donne ni comme très belle ni comme consolante ; le total, il en convient, en est égal à zéro. Mais, dans son scepticisme, elle n’a rien de l’arrogance et de l’intrépidité de doctrine qui choque chez ses amis. Quand Mme Geoffrin tomba malade, en 1776, à la suite des excès de dévotion qu’elle avait commis, disait-on, pendant les exercices du Jubilé, Galiani écrivait à Mme d’Épinay :
J’ai rêvé sur cette étrange métamorphose (de Mme Geoffrin), et j’ai trouvé que c’était la chose du monde la plus naturelle. L’incrédulité est le plus grand effort que l’esprit de l’homme puisse faire contre son propre instinct et son goût. Il s’agit de se priver à jamais de tous les plaisirs de l’imagination, de tout le goût du merveilleux ; il s’agit de vider tout le sac du savoir (et l’homme voudrait tout savoir) ; de nier ou de douter toujours et de tout, et de rester dans l’appauvrissement de toutes les idées, des connaissances, des sciences sublimes. Quel vide affreux ! quel rien ! quel effort ! Il est donc démontré que la très grande partie des hommes (et surtout des femmes, dont l’imagination est double) ne saurait être incrédule, et pour ceux qui peuvent l’être, ils n’en sauraient soutenir l’effort que dans la plus grande force et jeunesse de l’âme. Si l’âme vieillit, quelque croyance reparaît.
Il ajoutait encore que l’incrédule, celui qui persiste à l’être à
tous les instants, fait un vrai tour de force ; qu’il ressemble à « un
danseur de corde qui fait les tours les plus incroyables en l’air,
voltigeant autour de sa corde ; il remplit de frayeur et d’étonnement tous
les spectateurs, et personne n’est tenté de le suivre ou de
l’imiter »
. Et il en concluait qu’il ne faut jamais persécuter les
vrais incrédules, les incrédules paisibles et sincères : attendez et ne regardez
pas, il y a toute chance pour qu’il arrive un moment où, cet effort
contre-nature venant à se relâcher, l’incrédule cessera de l’être.
En politique, l’abbé Galiani n’avait pas des idées moins originales et moins à part de celles de presque tous les philosophes du xviiie siècle. Il ne croyait pas comme eux (et tant s’en faut !) au progrès et au triomphe de la raison ; en revanche, il comptait fort sur le gain de cause des folies et des sottises. Il eût dit très volontiers avec quelqu’un de son école :
Il arrive bien souvent que l’idée qui triomphe parmi les hommes est une folie pure ; mais, dès que cette folie a éclaté, le bon sens, le sens pratique et intéressé d’un chacun s’y loge insensiblement, l’organise, la rend viable, et la folie ou l’utopie devient une institution qui dure des siècles. Cela s’est vu.
En fait de politique, il avait coutume de dire : « Les sots
font le texte, et les hommes d’esprit font les commentaires. »
Les
livres comme ceux de l’abbé Raynal (Histoire des deux Indes)
lui faisaient pitié au fond : « Ce n’est pas mon livre, disait-il ; en
politique je n’admets que le machiavélisme pur, sans mélange, cru, vert,
dans toute sa force, dans toute son âpreté. »
Ce machiavélisme dont
il était imbu et qu’il affichait beaucoup trop, il l’a pratiqué jusqu’à un
certain point. De retour à Naples, devenu magistrat et conseiller du Commerce,
tout en insistant sur certaines réformes positives et utiles, et en s’appliquant
à les introduire dans son pays, il ne chercha point du tout, comme on disait en
France, à propager les lumières. Un jour qu’une troupe
française était à Naples et qu’elle y jouait la comédie, chargé de l’examen des
pièces, il empêcha qu’on ne jouât Le Tartuffe. Il l’écrit à
d’Alembert et s’en vante.
Quand on l’entendait causer politique, on dit qu’il était aussi charmant que lumineux. Quand on le lit aujourd’hui, s’échappant sur ces matières dans sa Correspondance, il faut faire la part des idées hasardées, des paradoxes, du besoin d’amuser qui le tourmentait toujours, de sa manie de prédire et de prophétiser, enfin des bouffonneries perpétuelles qui viennent se mêler à tout cela. Chez lui, un raisonnement sérieux et profond se tourne tout à coup en calembour. Pourtant à travers ces défauts, aujourd’hui très sensibles, il y a bien du bon sens, bien des idées, des horizons d’une grande étendue, et, à chaque instant, des perspectives.
Les deux contemporains avec qui il était le plus en intimité, le
plus en rapport de cœur et d’intelligence, Grimm et Diderot l’ont jugé tout à
fait avec admiration, avec enthousiasme, et ils parlent de lui comme d’un vrai
génie. Galiani lui-même ne semble pas du tout récuser cette manière de voir à
son sujet, et il ne craint pas de dire couramment et sans y prendre garde :
Montesquieu et moi
. D’autres
contemporains paraissent avoir été plus frappés de ses défauts :
L’abbé Galiani s’en retourne à Naples, écrivait le sage et fin David Hume à l’abbé Morellet ; il fait bien de quitter Paris avant que j’y aille, car je l’aurais certainement mis à mort pour tout le mal qu’il a dit de l’Angleterre. Mais il en est arrivé comme l’avait prédit son ami Caraccioli, lequel disait que l’abbé resterait deux mois dans ce pays, qu’il n’y aurait à parler que pour lui, qu’il ne permettrait pas à un Anglais de placer une syllabe, et qu’à son retour il donnerait le caractère de la nation et pour tout le reste de sa vie, comme s’il n’avait connu et étudié que cela.
Galiani eut, à un certain moment, un grand succès et un vrai triomphe.
Vers l’an 1750, dit Voltaire, la nation rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d’opéras, de romans, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore, et de disputes théologiques sur la grâce et sur les convulsions, se mit enfin à raisonner sur les blés. On oublia même les vignes pour ne parler que de froment et de seigle…
Les blés et tout ce qui se rapporte à ce commerce étaient donc très
à la mode durant le séjour de l’abbé Galiani en France. Fallait-il accorder la
libre exportation ? fallait-il la régler ou l’interdire ? La secte économique se
fondait alors, et des hommes éclairés accordaient grande attention et grande
estime à ces vues systématiques. Galiani, très au fait de ces questions, et qui
les avait étudiées avant son arrivée en France, avait en horreur les idées
absolues en telle
matière, et surtout la façon dogmatique,
tranchante, mystérieuse et ennuyeuse, dont les économistes présentaient les
leurs. Il se mit à raisonner et à badiner là-dessus. Il paraît même que ce fut à
quelque plaisanterie qu’il se permit à ce sujet et qui atteignait
M. de Choiseul, pour les concessions que ce ministre faisait aux idées
nouvelles, qu’il dut son rappel de France, sollicité près de sa cour par
M. de Choiseul même. Quoi qu’il en soit, Galiani, en partant, lança sa flèche ;
il laissa en manuscrit ses Dialogues sur le commerce des blés,
qui parurent en 1770, et dont Diderot revit les épreuves. Ce fut le feu
d’artifice et le bouquet par lequel le spirituel abbé couronna brillamment sa
période d’existence parisienne. On ne peut se faire idée aujourd’hui du succès
de ces Dialogues ; les femmes en raffolaient, elles croyaient
comprendre ; elles étaient alors économistes, comme elles furent depuis pour
l’électricité, comme elles avaient été précédemment pour la grâce, comme elles
sont aujourd’hui quelque peu socialistes : toujours la mode du jour ou celle de
demain. On a comparé ces Dialogues de Galiani aux Petites lettres de Pascal ; c’est beaucoup dire. Ils sont moins
faciles à relire aujourd’hui que Les Provinciales, qui ne
laissent pas elles-mêmes par endroits de fatiguer un peu. Galiani avait pris à
dessein cette forme du dialogue, comme plus française : « Cela est
naturel, disait-il ; le langage du peuple le plus social de l’univers, le
langage d’une nation qui parle plus qu’elle ne pense, d’une nation qui a
besoin de parler pour penser, et qui ne pense que pour parler, doit être le
langage le plus dialoguant. »
Quant au fond, en combattant les idées
absolues et les raisonnements des économistes, Galiani visait à faire entrevoir
les idées politiques qui doivent régir et dominer même ces matières. Quand il
avait dit d’un homme : « C’est un économiste, et rien
de
plus »
, il le croyait jugé et retranché de la sphère des hommes
d’État. « Il est bon à faire des mémoires, des journaux, des
dictionnaires, ajoutait-il, à occuper les libraires et les imprimeurs, à
amuser les oisifs ; mais il ne vaut rien pour gouverner. »
Un homme
d’État, selon lui, ne devait pas seulement connaître à fond les matières
spéciales, mais aussi connaître la matière par excellence sur laquelle il a à
opérer, c’est-à-dire le cœur humain. « Vous êtes un délicat anatomiste de
l’homme »
, dit le Marquis des Dialogues au
Chevalier. Celui-ci répond : « C’est ce qu’il faut être lorsqu’on veut
parler des hommes. Il faut les avoir bien étudiés pour se mêler de les
gouverner. »
Il déniait cette connaissance et cet art à M. Turgot
lui-même, à plus forte raison aux hommes de la secte. Galiani n’avait pas
attendu l’éveil et le coup de tocsin de la Révolution française pour se méfier
des hommes d’État optimistes et rationalistes, de ces honnêtes gens comme on en
a vu sous Louis XVI et depuis, qui oublient trop les vraies, les réelles et
toujours périlleuses conditions de toute société politique :
Croyez-moi, disait-il, ne craignez pas les fripons, ni les méchants, tôt ou tard ils se démasquent : craignez l’honnête homme trompé ; il est de bonne foi avec lui-même ; il veut le bien, et tout le monde s’y fie ; mais malheureusement il se trompe sur les moyens de le procurer aux hommes.
Les amis de Galiani, et l’abbé lui-même avaient coutume de dire de
son livre sur les blés : « C’est moins un livre sur le commerce des blés
qu’un ouvrage sur la science du gouvernement : il faut savoir y lire le blanc et l’entre-deux des
lignes. »
Le gouvernement chargea l’abbé Morellet de répondre à
Galiani, et cet autre abbé, aussi grand de taille que l’autre était petit, aussi
didactique et pesant de plume que l’autre était léger, fit cette réponse de
manière à n’être pas lu. Il n’est
pas d’espiègleries que, durant
cette polémique, le malicieux Napolitain n’adressât de loin à son patient et
lent adversaire. Turgot, dont les principes étaient fort intéressés dans la
question, s’est expliqué sur le livre de Galiani, et, sans en méconnaître
l’agrément, il a écrit quelques mots qui marquent bien l’opposition des vues,
des inspirations et des doctrines :
Je n’aime pas non plus, dit-il après quelques critiques sur sa méthode sautillante et faite pour dérouter, je n’aime pas à le voir toujours si prudent, si ennemi de l’enthousiasme, si fort d’accord avec tous les Ne quid nimis et avec tous ces gens qui jouissent du présent, et qui sont fort aises qu’on laisse aller le monde comme il va, parce qu’il va fort bien pour eux, gens qui, ayant leur lit bien fait, ne veulent pas qu’on le remue.
Turgot touchait à l’un des faibles du petit abbé mitré et à
bénéfices. Ce qu’on sent trop d’ailleurs dans ces Dialogues,
et ce que Galiani a pris soin plus tard de nous confirmer en toutes lettres,
c’est que son Chevalier Zanobi, qui représente l’auteur, « ne croit ni ne
pense un mot de tout ce qu’il dit ; qu’il est le plus grand sceptique et le
plus grand académique du monde ; qu’il ne croit rien en rien,
sur rien de rien »
. Galiani définit son homme d’État
« un homme qui a la clef du mystère, et qui sait que le tout se
réduit à zéro »
. Ici la plaisanterie est trop
forte ; les marionnettes humaines, tant qu’on veut les bien mener, ne sauraient
se traiter avec cette absence de ressort, et Turgot, même avec ses erreurs et
ses gaucheries d’honnête homme et d’homme éclairé, qui se fie trop à son
raisonnement, reprend sur Galiani tous ses avantages.
En tout, Galiani croyait à une doctrine secrète, à un fin mot
que peu de gens sont appelés à pénétrer, et que de très grands talents eux-mêmes
ne soupçonnent pas. Il prétendait, selon sa façon demi-sérieuse, demi-bouffonne,
et où la pensée se doublait du calembour, qu’il y avait trois
sortes de raisonnements ou résonnements : 1º raisonnements de
cruches ; c’était, à ce qu’il croyait, les plus
ordinaires, ceux du commun des hommes ; 2º raisonnements ou résonnements de cloches ; c’étaient ceux de bien des
poètes et orateurs, de gens de haut talent, mais qui s’en tenaient trop, selon
lui, aux apparences, aux formes majestueuses et retentissantes de l’illusion
humaine. Il osait ranger dans cette classe de raisonnements ceux de Bossuet et
de Jean-Jacques Rousseau. 3º Enfin, il y avait, selon lui toujours, les
raisonnements d’hommes, ceux des vrais sages, de ceux qui ont
cassé la noix (comme l’abbé Galiani), et qui ont trouvé qu’elle ne contient
rien. Je pense qu’à ses moments les plus sérieux il aurait défini le sage
« celui qui, aux heures de réflexion, se dégage complètement et se
dépouille de toutes les impressions relatives, et qui se rend compte de son
propre accident, de son propre rien, au sein de
l’universalité des choses »
.
L’abbé Galiani quitta Paris, pour n’y plus revenir, dans l’été de 1769, et c’est
à cette date que commence sa Correspondance avec Mme d’Épinay ; c’est par elle dès lors qu’il se rattache
presque uniquement à ses amis de Paris, et il aura l’occasion de lui répéter
bien souvent : « Je suis perdu si vous me manquez. »
Ce petit
Machiavel, qui faisait l’insensible, qui se vantait de n’avoir pleuré de sa vie,
et d’avoir vu d’un œil sec s’en aller père, mère, sœurs, tous les siens (il se
calomniait lui-même), pleurait et sanglotait en quittant Paris, en quittant
« cette nation aimable, disait-il, et qui m’a tant aimé »
. Il
fallut l’en arracher, sans quoi il n’eût pas eu la force de partir. Toute sa Correspondance n’est qu’un long regret. Cette Naples, qui a
tant d’attraits pour qui l’a vue une fois, et où l’on voudrait mourir, ne lui
paraît qu’un exil. « La
vie y est d’une uniformité tuante.
Que faire dans un pays où l’on ne dispute de rien, pas même de
religion ? »
Il s’y occupe pourtant, et avec plus de
sérieux qu’il ne dit. Homme du roi, conseiller-secrétaire du Commerce, il y juge
ou fait juger des cas difficiles : il s’applique, dans les intervalles de sa
charge, aux lettres et à l’étude ; il reprend ses anciens écrits de jeunesse
pour les revoir, les corriger, en donner des éditions nouvelles : « Ils
sont tous en italien ; il y a des dissertations, des vers, de la prose, des
recherches d’antiquités, des pensées détachées : cela est bien jeune en
vérité, cependant c’est de moi. »
Il laisse voir
naïvement dans ces choses de l’esprit sa tendresse de père. Il s’applique aussi
à des ouvrages nouveaux ; il pousse plus loin son étude sur Horace, qu’il avait
déjà commenté avec un goût rare, aiguisé de paradoxe ; il pense à tirer de son
poète favori toute une philosophie morale. Il s’adonne, avec une passion qu’on
aime à retrouver en lui, à son dialecte napolitain, dont il maintient la
prééminence et l’antériorité sur les autres dialectes de l’Italie ; il le
compare au dorique des Grecs. Parmi les poètes et écrivains
célèbres en ce patois, on retrouverait, j’imagine, plus d’un type de Galiani
resté à l’état pur et non taillé à la française. L’abbé, redevenu napolitain,
recommence, pour n’en pas perdre l’habitude, à se moquer des sots, des pédants
littéraires du lieu, et, sous le titre du Socrate imaginaire,
il bâtit une pièce, un opéra bouffon dont un autre fait les vers, et dont
l’illustre Paisiello compose la musique ; la pièce fit fureur, et on crut devoir
l’interdire. Au milieu de ces distractions d’esprit et des jeux avec sa chatte
qui lui fournit mille sujets d’observations philosophiques et folâtres, Galiani
remplit exactement ses devoirs d’homme public et ceux de chef de famille. Il a
trois nièces dont il fait bon marché dans sa Correspondance
(« Mes nièces
sont bêtes, et je n’ai qu’une chatte pour
toute société »
), trois nièces qui demandent à être mariées à cor et
à cri, et dont il est, comme il dit, le
maquignon
. Sous cet air d’en rire, il les marie très
paternellement. Cependant le pauvre abbé vieillit et plus vite qu’un autre,
comme si chez lui, avec cette vivacité de feu, tout était dans une mesure plus
rapide, comme si l’étoffe plus mince devait être plus vite dévorée. Il perd ses
dents ; il ne peut plus manger, lui friand ; mais surtout, ô malheur ! il ne
peut plus parler, il balbutie : « Or, imaginez ce que
c’est que le petit abbé muet ! »
Par une contradiction qui n’est pas rare, cet épicurien, qui ne veut d’aucun des
ressorts généreux en eux-mêmes et qui les décompose, a pour son propre compte
l’âme noble, élevée, et toute la fierté de l’honnête homme. Les ministres
changent, se succèdent : sa fortune, bonne assurément, mais non pas au niveau de
ses talents, s’arrête au même point. Que lui importe que son ami Sambuca
devienne ministre à la place de Tanucci ? « Un ministre ne s’attache
qu’aux gens qui se dévouent, et moi je ne puis point me dévouer ; je ne
saurais pas même me donner au Diable. Je suis à
moi ! »
De même, cet homme qui fait l’insensible éprouve toutes les inquiétudes de l’amitié ; il en ressent les douleurs cruelles dans les pertes qu’il fait. Il est vrai que le nombre de ses vrais amis, de ceux auxquels il tient réellement et par les fibres secrètes, se réduit fort avec les années. Apprenant par Mme d’Épinay la mort d’un de ses amis de Paris, le marquis de Croismare, il s’étonne de n’en pas être aussi affecté qu’il aurait cru :
Ce phénomène m’a étonné, a pensé me faire horreur à moi-même, dit-il, et j’ai voulu en approfondir la cause. Ce n’est pas l’absence ; ce n’est pas que mon cœur ait changé ou qu’il se soit endurci : c’est qu’on n’a d’attachement à la vie d’autrui que dans la mesure de l’attachement qu’on a à la sienne, et on n’est attaché à la vie qu’en proportion des plaisirs qu’elle nous procure. J’entends à présent pourquoi les paysans meurent tranquillement et voient mourir les autres stupidement. Un homme, envoyé à Bicêtre pour toujours, apprendrait toutes les morts de l’univers sans regret.
Cette théorie, très vraie peut-être, se trouve en défaut par
rapport à lui dès qu’il est en présence d’une perte vive et qui lui tient
réellement au cœur ; il n’en est pas venu encore à l’insensibilité qu’il
suppose : « Le temps, remarque-t-il, efface les petits sillons, mais les
profondes gravures restent. Je sais à présent quelles sont les personnes qui
m’ont le plus intéressé à Paris ; dans les premières années je ne les
distinguais pas. »
Le jour où il perd Mme d’Épinay, ce jour-là seulement son âme se brise, sa vie parisienne est
close ; le Galiani parisien meurt avec elle, le Galiani napolitain continue de
végéter. Une femme de Paris, Mme Du Bocage, lui avait
proposé de remplacer auprès de lui Mme d’Épinay comme
correspondante, pour le tenir au courant des choses et des personnes ; il refuse
cette distraction et ce soulagement :
Il n’y en a plus pour moi, s’écrie-t-il avec un accent qu’on ne saurait méconnaître ; j’ai vécu, j’ai donné de sages conseils, j’ai servi l’État et mon maître, j’ai tenu lieu de père à une famille nombreuse ; j’ai écrit pour le bonheur de mes semblables ; et, dans cet âge où l’amitié devient plus nécessaire, j’ai perdu tous mes amis ! j’ai tout perdu ! On ne survit point à ses amis.
Bravo ! aimable abbé, c’est ainsi que vous étiez noblement en désaccord avec vos principes affichés, avec vos prétentions de sécheresse, et c’est ainsi qu’on vous aime !
Ginguené, dans une bonne Notice sur Galiani, s’est attaché à
montrer que le petit abbé était patriote au vrai sens du mot ;
qu’il n’a cessé, à travers ses plaisanteries,
de chercher à être
utile, à améliorer la vie humaine autour de lui, et qu’il n’a pas démenti en
effet cette maxime de son Chevalier dans ses Dialogues :
« La corvée du sage est de faire du bien aux hommes. »
Sur ce
point, Ginguené me paraît avoir tout à fait raison ; mais il s’avance beaucoup
quand il nous assure que, loin d’être incrédule, Galiani fut
toujours religieux. Ce qu’on peut dire, c’est que Galiani
mourut selon les formes et les convenances de son habit et de son pays, non sans
avoir trouvé jusqu’à la dernière heure quelque plaisanterie à la Rabelais. On
pourrait ajouter son nom à la liste des hommes célèbres morts en plaisantant. Il
n’avait pas cinquante-neuf ans quand il expira le 30 octobre 1787.
Son vrai titre littéraire aujourd’hui pour nous, sa Correspondance avec Mme d’Épinay, a été publiée en
deux volumes, et les deux éditions de cette Correspondance qui
parurent à la fois et concurremment en 1818, l’une d’après une copie, l’autre
d’après les originaux, sont également défectueuses, au point de compromettre
l’agrément de la lecture. On ne saurait imaginer les inexactitudes de mots, les
altérations de sens, les inepties pour tout dire, qui se sont glissées dans le
texte de l’une et de l’autre de ces éditions : il serait difficile de les
distinguer à cet égard. Lui-même, l’abbé Galiani, qui, en écrivant, songeait
certainement au cercle de ses amis de Paris, et qui recommande sans cesse à Mme d’Épinay de garder ses lettres, de les recueillir, ne
s’est pas assez rendu compte de l’effet qu’elles pourraient faire sur un public
plus étendu et moins initié. Il y parle trop de ses affaires d’intérêt, de ses
ports de lettres. Il veut sans cesse paraître amusant, étincelant, et il n’est
pas tous les jours en veine : « Je suis bête ce soir…
Je n’ai rien de drôle à vous mander d’ici… Je ne suis pas
gai aujourd’hui, et ma lettre ne sera pas à imprimer. »
Cela
revient perpétuellement sous sa plume et nuit au naturel. Il y a
des jours, on le sent, où il se pince pour faire rire. Ajoutez, comme
inconvénient, des indécences fréquentes, incroyables, même dans le siècle de
Diderot et de Voltaire, et qui n’ont de précédent que chez Rabelais :
« Ne donnons pas gain de cause aux gens délicats, répétait Galiani ;
je veux être ce que je suis, je veux avoir le ton qui me plaît. »
Il
a usé et abusé de la licence. Dans un temps où la librairie aurait tous ses
loisirs et pourrait se permettre toutes ses largesses, ce qui serait à faire, ce
serait un volume unique de Galiani, dans lequel on n’admettrait que ce qu’il a
fait de mieux, ses meilleures lettres, dont on respecterait en tout le texte,
dût-il paraître un peu salé et mordant ; on se contenterait de ne pas multiplier
les échantillons en ce genre. On élaguerait les lettres d’affaires, celles où il
rabâche, où il se bat les flancs pour avoir trop d’esprit. On dégagerait de la
sorte et on mettrait dans tout leur jour des pages fines, neuves, délicates, les
lettres sur la Curiosité, sur l’Éducation,
celles sur Cicéron, sur Voltaire commentateur de
Corneille, celle où il trace le plan d’une Correspondance
entre Carlin et Ganganelli, et tant d’autres. On n’a jamais mieux parlé
de la France, on ne l’a jamais mieux jugée que l’abbé Galiani ; il faut
l’entendre expliquer pourquoi Paris est la « capitale de la
curiosité »
; comme quoi « à Paris il n’y a que
l’à-propos »
; comment nous parlons si bien des arts et de toute
chose, en n’y réussissant souvent qu’à demi. À l’occasion d’une exposition au
Louvre et de je ne sais quelle critique qu’on en avait faite :
Je remarque, dit-il, que le caractère dominant des Français perce toujours. Ils sont causeurs, raisonneurs, badins par essence ; un mauvais tableau enfante une bonne brochure ; ainsi, vous parlerez mieux des arts que vous n’en ferez jamais. Il se trouvera au bout du compte, dans quelques siècles, que vous aurez le mieux raisonné, le mieux discuté ce que toutes les autres nations auront fait de mieux. Chérissez donc l’imprimerie ; c’est votre lot dans ce bas monde.
Cela ne l’empêche pas un autre jour de parler bien sévèrement de la
liberté de la presse que M. Turgot songeait, disait-on, à octroyer par édit, et
de la vouloir très restreinte dans l’intérêt même de l’esprit français, qui se
joue mieux et qui triomphe dans la contrainte. « Il y a des empires qui
ne sont jolis que dans leur décadence »
, dit-il encore de nous.
Enfin il nous sent, il nous aime, il est un des nôtres, et nous devons bien à ce
charmant abbé une sépulture littéraire honorable, choisie, toute mignonne, urna brevis, une petite urne élégante et qui ne soit pas plus
grande que lui.
Il y faudrait peut-être graver, comme emblème, un Silène, une tête de Platon, un Polichinelle, et une Grâce.
[Errata (t. VIII, 3e éd., p. 545-546.)]
Je m’applique, dans cette réimpression, à corriger les quelques erreurs et
inexactitudes que, malgré tous mes soins, il ne m’a pas été donné d’éviter.
Je profite des critiques, toutes les fois qu’on me dénonce de ces fautes,
mais je n’aime pas qu’on m’en impute de tout à fait imaginaires. Ainsi, j’ai
donné, au second volume de ces Causeries, un article sur
l’abbé Galiani. Je l’ai fait aussi complet et aussi nourri que possible en
peu de pages. Un jeune écrivain, M. Paul Ristelhuber, a eu l’idée, quinze
ans après (1866), de faire un choix dans Galiani, de découper un certain
nombre de passages dans sa Correspondance et ailleurs, et
il a publié ce petit travail qui ne lui a pas donné grand-peine, qui ne lui
a coûté que quelques coups de ciseaux, sous ce titre un peu prétentieux :
Un Napolitain du dernier siècle. Contes, lettres et pensées
de l’abbé Galiani, etc., etc. Il eût été plus exact et plus vrai
d’annoncer d’abord qu’on ne donnait que des échantillons de tout cela. Passe
pourtant, puisqu’il est d’usage aujourd’hui que l’étiquette, en librairie,
enfle la valeur de la marchandise. Mais l’éditeur a fait précéder ce léger
recueil d’extraits, assez agréable d’ailleurs à parcourir, d’une Introduction, c’est-à-dire d’une dizaine de pages, où il a
tenu à se montrer le plus qu’il a pu désobligeant et maussade pour tous ceux
qui l’ont précédé sur ce même sujet et dont il n’a eu vraiment qu’à
profiter. Il y a une morale littéraire qui devrait être celle des honnêtes
gens (en prenant ce mot par opposition à celui de pédant).
Un des points de cette morale, c’est quand un écrivain de quelque mérite
vous a devancé sur un sujet et qu’on profite de lui, de ne le contredire,
quand on le juge à propos, qu’avec une légère marque de politesse. Cette
règle, non écrite, mais de bon usage, M. Ristelhuber ne l’a nullement
pratiquée. Il semble, en vérité, pour qui ne lirait que le petit nombre de
pages qu’il a mises en tête de sa compilation écourtée, que tout le monde,
excepté lui, a plus ou moins déraisonné et battu la campagne jusqu’ici, sur
le compte du spirituel abbé napolitain. M. Ch. Mehl, dans Le Bibliographe alsacien, n’a pu s’empêcher de relever quelque
chose du procédé, qui n’a pas échappé non plus à l’auteur d’une note dans la
Revue critique du 6 octobre 1866. Mais voici qui est
plus fort. Parlant de la conversation de l’abbé Galiani et des récits
amusants qu’il faisait en société, des excellents contes qu’il jouait en
quelque sorte, et rappelant que Diderot en a conservé quelques-uns dans ses
lettres à Mlle Volland, le nouvel éditeur ajoute :
« M. Sainte-Beuve, dans ses Causeries du lundi
(t. II, 3e édit., p. 426), en rappelle un autre,
qu’il dit rapporté dans les Mémoires de l’abbé
Morellet. Nous avouons humblement n’avoir pu le découvrir dans ces Mémoires (Paris, 1821, 2 vol. in-8o). »
— Eh bien ! répondrai-je dans la même forme et
avec le même appareil, si vous ouvrez les Mémoires de
l’abbé Morellet (Paris, 1821, 2 vol. in-8º), à la page 131 et suiv. du
tome I, vous lisez précisément tout au long et en très gros caractères le
conte même que j’ai cité. On voit que M. Ristelhuber, s’il est dénué
d’originalité comme poète (car il a fait aussi son volume de vers), n’est
pas encore tout à fait préparé à faire des découvertes comme érudit.