(1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre douzième. »
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(1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre douzième. »

Chapitre douzième.

§ Ier. La Bruyère, comparé à Pascal, La Rochefoucauld, à Nicole comme moraliste. — § II. Contraste expliqué entre l’obscurité de sa vie et l’éclat de son recueil. — § III. Comparaison entre l’époque où La Bruyère prend ses portraits et celle qui a inspiré La Rochefoucauld. — § IV. La Bruyère, moraliste littérateur. En quoi il diffère, sous ce rapport, de ses devanciers. — § V. Des changements et des additions dans les diverses éditions des Caractères. — Détail de l’art de la Bruyère. — § VI. Du style des Caractères, et du jugement qu’en a porté Suard. — § VII. Des défauts de. La Bruyère, et pourquoi il y a lieu de les noter.

§ I. La Bruyère comparé à Pascal, à La Rochefoucauld, à Nicole, comme moraliste.

À l’époque où parut le livre des Caractères ou des mœurs de ce siècle, les Maximes et les Pensées étaient dans les mains de tout le monde, et La Bruyère sentit le besoin de repousser d’avance le reproche d’imitation. Dans la préface de la première édition (1688)99, il apprécie ainsi les deux ouvrages de ses devanciers : « L’un (les Pensées), par l’engagement de son auteur, fait servir la métaphysique à la religion, fait connaître l’âme, ses passions, ses vices, traite les grands et les sérieux motifs pour conduire à la vertu et veut rendre l’homme chrétien.

L’autre (les Maximes  ), qui est la production d’un esprit instruit par le commerce du monde, et dont la délicatesse était égale à la pénétration, observant que l’amour-propre est dans l’homme la cause de tous ses faibles, l’attaque sans relâche, quelque part où il se trouve ; et cette unique pensée, comme multipliée en mille autres, a toujours, par le choix des mots et la variété de l’expression, la grâce de la nouveauté. »

La Bruyère se caractérise ensuite lui-même : « L’on ne suit aucune de ces routes dans l’ouvrage qui est joint à la traduction des Caractères (de Théophraste) ; il est tout différent des deux autres que je viens de toucher : moins sublime que le premier et moins délicat que le second, il ne tend qu’à rendre l’homme raisonnable, mais par des voies simples et communes. »

Aucun auteur n’a mieux défini la nature ni marqué plus nettement le but de ses écrits. C’est là cette morale pratique dont nous fournissons la matière, et qui nous avertit de nos plus secrets mouvements, non par des analogies plus ou moins éloignées, mais en nous les faisant toucher du doigt.

Pascal avait affirmé avec cette force qui lui est propre, plutôt que pénétré par des efforts d’analyse qu’il dédaignait, nos imperfections et nos impuissances ; il nous avait fait voir la profondeur de nos maladies et la vanité de nos remèdes ; il avait frappé de discrédit jusqu’à notre morale, vraie en deçà des Pyrénées, disait-il, fausse au-delà. Au lieu de s’étendre avec une curiosité tranquille sur le détail de nos misères, il s’était borné à éclairer d’une lumière terrible les principaux objets de notre confiance, ce que l’on pourrait appeler les garanties des sociétés, la justice, la loi, la vertu. Il nous avait fait rougir de notre sagesse et douter de notre vérité ; il avait voulu nous mener, l’épée dans les reins, à la foi par le désespoir.

La Rochefoucauld, en poursuivant de son analyse amère et impitoyable tous les déguisements de notre mauvaise nature, en nous faisant peur de nos mouvements les plus naïfs, aurait pu nous ôter jusqu’au désir de l’innocence, à force de nous prouver qu’elle est impossible.

La Bruyère ne veut ni nous désespérer, ni nous réduire à l’alternative d’être des intrigants ou des saints ; il veut nous rendre meilleurs dans notre imperfection, et il nous aide par une morale appropriée à nos forces. Aussi La Bruyère est-il le plus populaire de nos moralistes.

La morale de La Bruyère, c’est celle de Montaigne, de Molière, de La Fontaine, de Boileau ; c’est tout ensemble une grande liberté d’observation, qui reste d’ailleurs dans les limites de la convenance, et une certaine indifférence qui laisse à chacun ses défauts, et qui paraît satisfaite qu’un homme imparfait ne soit pas pire.

Je ne me méprends pas sur le caractère du chapitre des Esprits forts, dont La Bruyère aurait voulu faire comme la sanction des chapitres précédents.

L’explication qu’il en donne est peut-être plus prudente que vraie. « Les hommes de goût, pieux et éclairés, dit-il100, n’ont-ils pas observé que, de seize chapitres qui composent le livre des Caractères, il y en a quinze qui, s’attachant à découvrir le faux et le ridicule qui se rencontrent dans les objets des passions et des attachements humains, ne tendent qu’à ruiner les obstacles qui affaiblissent d’abord et qui éteignent ensuite dans tous les hommes la connaissance de Dieu ; qu’ainsi ils ne sont que des préparations au seizième et dernier chapitre, où l’athéisme est attaqué et peut-être confondu, où les preuves de Dieu, une partie du moins de celles que les faibles hommes sont capables de recevoir dans leur esprit, sont apportées, où la providence de Dieu est défendue contre l’insulte et les plaintes des libertins ? » Ainsi, en 1696, la pensée de son livre était de ramener les hommes à Dieu. En 1688, il n’avait voulu que « les rendre raisonnables, par des voies simples et communes. » D’où vient la différence ? C’est qu’en 1696 les dévots gouvernaient ; il fallait se garder de leur donner prise. Cette déclaration, dans une préface où La Bruyère répond à toutes sortes d’attaques, n’est donc qu’une précaution du côté des dévots ; elle ne doit tromper personne sur le caractère plus philosophique que religieux de sa morale.

Cette morale, que l’esprit chrétien a d’ailleurs élevée et épurée, ne prétend donner qu’un fonds de préceptes applicables à tous les temps comme à tous les pays, qui fassent faire à l’homme le meilleur usage de sa raison et rendent plus heureuse la vie présente. Elle nous montre tout près de la faute la peine, et dans le même jour la rémunération et le châtiment. C’est comme une justice du premier degré, qui abandonne à la justice suprême tous les cas qu’elle ne peut pas accommoder.

Nous irons chercher dans les ouvrages de Nicole la morale purement chrétienne. Là, tous les préceptes sont des paroles des Livres saints, et toutes les actions sont jugées d’avance. La bonne conduite n’est pas seulement de convenance, elle est de strict devoir. La foi laisse peu de chose à faire à la raison, ou, pour parler plus juste, la raison n’est qu’un doux acquiescement à la foi. Pour la peine, elle n’est plus bornée, comme dans la morale philosophique, à la vie présente ; mais, en revanche, la morale chrétienne nous parle d’un pardon plus vaste que la peine, et nous promet une justice qui réformera bien des condamnations et cassera bien des absolutions de la justice humaine.

§ II. Contraste expliqué entre l’obscurité de la vie de La Bruyère et l’éclat de son recueil.

Dans tous les jugements qu’on a portés sur La Bruyère, on a fait contraster avec la gloire de ses écrits l’obscurité et l’insignifiance de sa vie. Les événements connus s’y réduisent à deux ou trois faits. Trésorier de France, et général des finances dans la généralité de Caen, un projet d’arrangement pour la vente de sa charge à un parent de Bossuet le mit en relation avec l’évêque de Meaux. Celui-ci, qui, selon le témoignage de Fontenelle, « fournissait ordinairement aux princes les gens de mérite dans les lettres dont ils avaient besoin », fit entrer La Bruyère chez le prince de Condé pour y achever l’éducation du jeune duc de Bourbon commencée chez les jésuites. C’était à la fin de 1683, ou au commencement de 1684. Depuis cette époque jusqu’à sa mort, La Bruyère continua de faire partie de la maison de Condé, avec le titre d’écuyer gentilhomme de M. le Duc. Il publia ses Caractères en 1688, fut reçu de l’Académie en 1693, et mourut trois ans après en 1696.

L’abbé d’Olivet, qui parle de sa mort, de la surdité qui lui survint tout à coup quatre jours auparavant, au milieu d’une compagnie, et de l’apoplexie qui l’emporta en moins d’un quart d’heure, donne, sur ouï-dire, quelques traits de son caractère. « Il vivait, écrit-il, en philosophe, avec quelques amis et ses livres ; il avait l’humeur agréable, point d’ambition, pas même celle de montrer de l’esprit. » Ce dernier trait contredirait ce que Boileau en a écrit : « Qu’il ne lui manquerait rien si la nature l’avait fait aussi agréable qu’il a envie de l’être. » Il est vrai que Boileau dit de l’auteur ce que d’Olivet dit de l’homme. La Bruyère ne serait pas le seul exemple d’un homme simple ayant de la prétention comme écrivain.

Ce peu de détails sur sa vie prouve qu’il vivait beaucoup en lui, et que, sans se commettre avec les hommes dont il n’avait rien à prétendre, il les observait du poste où l’avait mis Bossuet. C’est de là qu’il put les voir de près sans s’y mêler, s’amuser du spectacle de leurs actions sans en avoir le contrecoup. Mieux placé que la Rochefoucauld, qui, durant l’âge où se formait le trésor de ses pensées, n’avait vu que la cour et les grands seigneurs, ou cette espèce d’hommes avides ou crédules qu’on appelle les hommes de parti, La Bruyère, par son emploi, avait vue sur la cour, et, par sa condition, sur la ville, et il mêlait dans ses peintures les grands et les petits. Plus heureux encore que l’auteur des Maximes, qui n’avait eu affaire qu’à de grandes passions et à de grands vices, La Bruyère avait surtout affaire aux travers qui sont ou le commencement ou la fin des vices ; et, le plaisir du ridicule tempérant chez lui l’indignation du mal, il devait être plus modéré et plus agréable, en même temps qu’il était plus varié.

§ III. Comparaison entre l’époque où La Bruyère prend ses portraits et celle qui a inspiré La Rochefoucauld.

Il n’écrivit que fort tard. Né en 1645101, il avait plus de quarante ans quand il fit paraître ses Caractères ; il en avait quinze lorsque Louis XIV commença de régner personnellement. Pendant que la Rochefoucauld jetait un regard si triste et si profond sur une époque qui avait forcé tous les caractères, le jeune La Bruyère faisait son apprentissage d’observateur sur une société disciplinée, où les vices comme les vertus étaient revenus à leurs proportions naturelles, et où l’état de santé avait remplacé l’excitation de la fièvre. La royauté, pour la première fois acceptée de tous, avait fait connaître à chacun sa mesure. Tant qu’on n’avait vu au gouvernement qu’un roi moins la royauté, comme Richelieu, ou qu’un habile homme d’affaires comme Mazarin, personne n’avait eu au-dessus de sa tête quelque chose d’assez grand pour se trouver petit, et, par cette comparaison, arriver à une juste idée de soi. La grandeur de la royauté, sous Louis XIV, et la grandeur personnelle du roi, en abaissant tout le monde, mirent chacun dans sa vérité.

Tout ce vaste domaine de l’amour-propre, dont La Rochefoucauld recule si loin les limites, était enfin gouverné par un maître. Aucune des passions qui dépendent de l’amour-propre n’avait abdiqué, mais toutes avaient senti le frein. Les vices n’étaient plus des scandales, ni les vertus de l’héroïsme. Il n’y avait plus place pour le cardinal de Retz ni pour le président Molé. Sous cette forte discipline d’un jeune roi qui ne voulait pas plus des frondeurs du Parlement que des tuteurs de l’école de Richelieu ou de Mazarin, l’ambition avait dû changer de mœurs en changeant d’objet. L’intérêt avait cessé d’être téméraire et s’était donné des bornes. Quant à l’amour, il était redevenu la galanterie inoffensive, depuis que l’on ne pouvait plus faire sa cour à une duchesse par la guerre civile. Il y avait une sorte de proportion en toutes choses, et la plus grande des sociétés modernes se laissait voir dans ce moment de repos, où il faut prendre le portrait des nations comme des personnes.

Ce moment dura près de quarante années, les plus belles peut-être de l’histoire de notre nation, non seulement par la gloire des lettres et des arts, mais par l’emploi le plus complet de toutes ses facultés : au dedans, par les conquêtes pacifiques de l’unité sur les restes des institutions et des habitudes féodales ; au dehors, par des guerres glorieuses qui réunissaient au corps de la France des provinces qui en étaient comme les membres naturels.

Jamais peintre plus habile n’eut devant lui un modèle plus semblable à lui-même et plus commode. La Rochefoucauld avait vu les emportements des caractères : ses portraits se sentent des fortes impressions qu’il avait reçues de cette violence. La Bruyère voyait les habitudes, et, au lieu de visages échauffés par la passion, agrandis ou rapetissés outre mesure par les événements, des figures au repos, où les passions, devenues des manières d’être de chaque jour, avaient laissé des traces et comme gravé des rides ineffaçables. Il peignait à loisir et d’une main tranquille, sûr de retrouver le lendemain le modèle de la veille, ni pressé par le temps, ni troublé, comme la Rochefoucauld, par des souvenirs qui avaient pu être des blessures.

Il faut connaître ces convenances du temps et de l’écrivain, pour ne pas regarder les monuments d’une grande littérature comme des œuvres de mode, ou comme la bonne fortune d’un auteur. Tout y contribue et tout y sert. Non seulement la matière en est préparée depuis longtemps et à grand prix, mais tout le monde y a mis la main. Puis il s’élève un mortel privilégié, à qui Dieu donne l’instinct qui devine que cette matière est prête, et le génie qui sait la façonner. Tant de travail et tant de forces qui s’y emploient, une si étroite union de l’œuvre et de l’ouvrier, seraient-ce donc seulement de vains sujets pour des éloges académiques ou de la pâture pour le paradoxe ?

§ IV. La Bruyère, moraliste littérateur ; différence entre lui et ses devanciers.

L’aptitude de La Bruyère se révéla et se fortifia par l’étude de Théophraste et par l’excellente traduction qu’il en donna102. En publiant à la suite de cette traduction ce qu’il y ajoutait de son fonds, d’après des modèles pris dans sa nation, il faisait voir, par la comparaison, que notre littérature était mûre pour ce genre d’écrits. C’est à lui, en effet, qu’il faut faire honneur d’avoir su le premier présenter la morale sous la forme d’un genre ou d’un art. La Bruyère est le moraliste littérateur.

Ses deux devanciers n’avaient pensé qu’à se rendre compte à eux-mêmes, celui-ci de ses souvenirs et de la morale qu’il en voulait tirer, celui-là de ses motifs d’abdiquer et de se réfugier dans la foi. La Bruyère, moins sublime, en effet, que Pascal, et moins profond que La Rochefoucauld, songe plus à s’approprier au public, et s’accoutume à ne regarder les choses que jusqu’où la vue des autres peut le suivre. Philosophe plus libre que La Rochefoucauld et Pascal, il n’est pas enchaîné à son passé comme le premier, ni, comme le second, tiraillé entre le doute et la foi. S’il plonge moins avant ou s’il voit de moins haut, il touche à plus de points et voit plus juste. Au lieu de vouloir enfoncer dans les cœurs la vérité toute nue, à la manière de La Rochefoucauld, comme un trait acéré, La Bruyère nous la présente comme un fruit de notre propre sagesse, et par là nous dispose à nous l’appliquer. Au lieu de nous accabler, comme Pascal, et de nous désarmer au moment du combat, il excite notre activité ; il nous fortifie par cet art de montrer à la fois à qui nous avons affaire, et qu’il y a presque toujours pire que nous. Pour ne pas nous fatiguer, il varie sa manière, et il peint plus qu’il ne raisonne, sachant bien qu’il sera plus longtemps maître de l’imagination de son lecteur que de sa raison. Rien n’est annoncé d’avance ; il aime mieux, pour l’efficacité de la leçon, surprendre nos consciences tandis qu’elles sont occupées des autres, et les faire revenir par comparaison sur elles-mêmes, que de les attaquer dogmatiquement, au risque de les trouver en défense derrière des préjugés ou des intérêts auxquels se brisent la vérité impérieuse de La Rochefoucauld et la vérité impitoyable de Pascal.

Le ressentiment perce dans les Maximes ; on dirait d’une vengeance calme et patiente qui cherche jusque dans la postérité ses victimes. Les Pensées semblent vouloir déshonorer quiconque oserait se trouver content de sa part de cette sagesse humaine que Pascal secoue comme un préjugé, mais qui tient, quoi qu’il fasse, à sa chair et à ses os. On résiste aux Maximes et aux Pensées comme à l’autorité d’une raison individuelle, aigrie par des circonstances personnelles à l’auteur ; mais on reçoit volontiers les leçons de la Bruyère, parce que sa raison est libre de ressentiments et de souffrances, et que, comme il le dit si délicatement, il ne fait que rendre au public ce que le public lui a prêté.

Voilà par quelles différences profondes La Bruyère se distingue de ses devanciers. Je ne les note point comme des progrès du bien au mieux dans un genre, mais comme des beautés d’un même fonds, dont aucune ne fait ombre à l’autre. C’est la même vérité qui s’est servie successivement des violents combats de l’âme de Pascal, de la mélancolie de La Rochefoucauld, et de la tranquille ironie de La Bruyère.

§ V. Des changements et additions dans les diverses éditions des Caractères. — Détail de l’art de La Bruyère.

La Bruyère n’arriva pas tout d’abord à cet ensemble de convenances qui constitue un genre, et il y arriva guidé par ce même public qui lui fournissait la matière de son livre. La première édition des Caractères, publiée en 1688, est fort différente de la neuvième, qui parut huit ans après103. Les Caractères ne furent d’abord que des abstractions, et les Mœurs que des réflexions morales, rangées dans un nouvel ordre, mais qui ressemblent beaucoup aux Maximes et aux Pensées. A peine, dans quelques chapitres, un ou deux de ces portraits, qui firent plus tard la gloire de La Bruyère, interrompaient-ils cette suite de moralités détachées, que rassemblait, sans les lier, le titre du chapitre.

Le public, si digne alors des auteurs, et qui pouvait aider les plus illustres à se connaître, sentit que ces trop rares portraits donneraient seuls à La Bruyère une place à côté de La Rochefoucauld et de Pascal, et il lui en commanda de nouveaux. L’auteur ne les fit pas attendre. La quatrième édition, qui parut trois ans après la première, offrait déjà une plus juste proportion entre les portraits et les réflexions morales ; tout l’ouvrage s’était accru de plus d’un tiers. Un an après, la galerie s’était encore enrichie. C’est ainsi que, de la cinquième à la neuvième édition, chaque division du livre forma comme une salle particulière, où vinrent se ranger, à mesure que le siècle les faisait passer devant lui, les originaux les plus marquants de la même famille.

La partie dogmatique du livre s’augmentait dans la même mesure ; toute observation de mœurs qui ne pouvait pas prendre un corps et un visage paraissait sous la forme d’une réflexion ou d’un aphorisme. La première édition forme à peine le quart de la dernière, qui est l’édition usuelle. La Bruyère distribuait ses additions avec beaucoup d’art, aux endroits où l’effet en devait être certain, soit que la nouvelle pensée dût éclaircir ou compléter l’ancienne, soit que le portrait nouvellement fait dût rendre plus sensible, en la personnifiant, une vérité morale que la forme abstraite eût dérobée au lecteur, soit simplement pour rompre une suite de réflexions par une peinture.

Le détail de cette mise en œuvre est admirable. Quoique le plan du livre le divise par chapitres dont chacun porte un titre distinct, La Bruyère ne s’y astreint pas si étroitement qu’un certain nombre d’observations ne trouvent à s’appliquer hors de ce cercle et ne soient plus générales que le titre. C’est conforme à ce qui se passe dans la vie. Toutes les conditions n’ont-elles pas des points communs par où la même leçon peut les toucher ; et l’homme, tel que Dieu l’a fait, ne déborde-t-il pas toujours les cadres et les compartiments dans lesquels l’esprit de société tend à l’enfermer ? Dans les Caractères, les mêmes réflexions sont à la fois très spéciales par rapport au titre, et très générales par rapport aux applications que l’on en peut faire à des conditions ou à des travers analogues.

Cette première variété, propre à tous les chefs-d’œuvre du dix-septième siècle, est une des beautés du théâtre de Molière104. C’est par ces traits communs à l’espèce humaine que chaque individu se reconnaît dans tous les caractères. C’est par là que, même dans une société où règne la distinction des classes, les diverses classes ne sont pas les unes pour les autres l’objet d’une curiosité stérile qui s’amuserait des différences ; elles peuvent se donner réciproquement des leçons. C’est par là que je trouve des enseignements pour ma condition obscure, dans la peinture des conditions les plus élevées, et qu’enfant du peuple, je profite de la leçon faite aux grands.

Il y a une autre sorte de variété, plus féconde et plus flatteuse encore pour l’esprit, dans la manière dont La Bruyère administre la morale. Philosophe, écrivain satirique, moraliste chrétien, esprit mordant, libre, d’une indépendance qui ne fléchit que sous le devoir il est tour à tour sévère jusqu’à une certaine amertume et enjoué jusqu’au caprice, indifférent aujourd’hui pour ce qui l’irritait hier ; ici tranchant et dogmatique, là laissant voir ses propres doutes et s’y reposant. Est-ce mobilité et caprice, et non pas plutôt la diversité de la vie, qui affecte un esprit bien fait en proportion de ce que vaut chaque chose, et qui lui donne tour à tour toutes les dispositions dans une juste mesure, sans qu’aucune prenne le dessus ?

Quand La Bruyère s’occupe des grands, par exemple, leurs avantages d’abord le touchent. Est-ce jusqu’à l’envie ? Non ; car, de la même vue dont il regarde ces avantages, il aperçoit ceux qui leur manquent. Les vices des grands l’indisposent ; leur ingratitude envers les serviteurs qui se sont crevés à les suivre, leur goût pour les intrigants, l’incommodité où les met un honnête homme, leur superbe, leur vanité, tout cela le choque. Est-ce jusqu’à la colère ? Nullement. Un peu après, il remarquera dans les petits des vices et des travers analogues, et il tiendra compte aux grands des misères par lesquelles ils expient les leurs. S’il s’indigne, c’est si à point et si sobrement, qu’il paraît bien que cette indignation est le soulagement d’un esprit honnête et délicat, et non la complaisance d’un esprit chagrin pour sa mauvaise humeur.

La morale de La Bruyère blâme, mais elle ne flétrit pas ; elle conseille, mais elle ne prêche point.

On n’est pas mécontent des autres jusqu’à prendre le rôle de Timon, ni de soi-même jusqu’à vouloir entrer dans un couvent.

Cette morale prend toutes les formes : elle analyse, elle décrit, elle discute ; elle dogmatise aussi, mais plus rarement, car elle craint d’ennuyer ; elle aime mieux captiver l’esprit qu’attaquer la conscience. Enfin, comme dans La Fontaine, quelquefois elle ne conclut pas, elle abdique. La Bruyère ne se pique pas d’avoir des remèdes pour tous les maux.

En lisant les Caractères, je regrette de temps en temps l’autorité du prédicateur chrétien, qui me rendrait ma mobilité suspecte et me ferait craindre que mon indifférence sur les vices ne fût de la complicité ; mais, pour une fois que ma liberté m’est incommode et m’embarrasse, combien de fois ne suis-je pas flatté de l’avoir entière, et combien n’ai-je pas plus de goût pour l’écrivain supérieur qui a trouvé l’art de la caresser sans la corrompre !

La Bruyère nous fait la leçon d’une main si légère qu’il serait de trop mauvais goût de s’en offenser, outre qu’il excelle à intéresser l’esprit et l’imagination à cet enseignement de la raison. A égale distance de la colère du satirique et de l’austérité du prédicateur, il se tient dans une sorte de sérénité aimable ; plus heureux d’avoir trouvé le trait vif, saisi le ridicule et créé l’expression qui le peint, qu’affecté de la tristesse de sa matière et du peu d’efficacité probable de la leçon. Pourvu qu’il réussisse, soit à nous amuser aux dépens des autres, soit à nous rendre plus curieux de nous-mêmes, peu lui importe que nous devenions meilleurs ou qu’il suscite dans notre conscience un trouble salutaire. Il n’en veut pas à ses originaux, même à ceux de la pire espèce, et, comme Tacite, à qui ne déplaisaient pas les sujets sombres où il excelle, il ne hait pas ce qu’il peint avec tant de bonheur. Il n’avait point eu à souffrir, comme La Rochefoucauld, des caractères qu’il a tracés, et sa sévérité même est exempte de rancune. Il n’avait pas senti, comme Pascal, le supplice de toutes les imperfections humaines ; elles ont exercé doucement plutôt qu’aigri sa raison.

Dans le même temps que La Bruyère, par sa manière d’administrer la morale, nous met le plus à l’aise avec nous-mêmes, par sa méthode, ou plutôt par ce manque étudié de méthode, il se rend maître de notre attention. Son secret, c’est de ne lui demander aucun effort et de paraître pouvoir s’en passer. Beaucoup de ses traits sont à la fois si frappants et si rapides, que la réflexion qui suit l’impression n’ajouterait pas beaucoup à l’effet produit. Là, au contraire, où La Bruyère a besoin de piquer ou de soutenir notre attention, il n’est caresses ni avances qu’il ne lui fasse. C’est tout un art imaginé pour faire passer les pensées communes qu’il n’a pas su éviter, ou dont il a cru avoir besoin comme de degrés pour nous mener à des pensées plus relevées. La parure sous laquelle il les déguise, le moment où il les produit, le jour dans lequel il les montre, l’artifice qui les rajeunit, tout sert à nous arrêter où nous eussions passé légèrement, à nous réveiller où nous eussions langui ; et tel précepte que la déclamation a décrédité, ou que la sagesse de ménage a rendu insipide, recouvre honneur et faveur par la manière dont il l’assaisonne.

Le mélange de réflexions et de portraits, dans La Bruyère, flatte singulièrement une de nos habitudes d’esprit. C’est de cette sorte que nous nous parlons à nous-mêmes ou que nous causons avec nos amis. Comme notre auteur, après avoir affirmé nous doutons ; nous passons de la bonne opinion à la mauvaise ; la mélancolie nous saisit tout riants et tout raillants encore, la gaieté à peine envolée, le visage à peine rentré dans cette gravité un peu triste qui est notre air naturel. Sévères après avoir été indulgents, nous allons d’une remarque qui décourage à une remarque consolante. Tel vice que nous n’avons pas nous indigne dans l’orgueil de notre innocence, et nous parlons d’autrui en Catons, les mêmes qui tout à l’heure allons fort baisser le ton, à la vue d’un défaut déjà vieux, planté en nous ou qui y pousse.

Mais bientôt nous cessons les réflexions purement abstraites sur la nature humaine, et notre curiosité ou notre malice s’évertue aux dépens des individus. Voilà le tour des portraits. Cette galerie si riche, si variée, c’est la part que La Bruyère a faite à notre esprit de médisance. Célimène lui avait appris cet art ingénieux de nous instruire en flattant notre penchant à médire. Ces portraits si achevés, nous en traçons tous les jours des ébauches, dans ces conversations où nous ne ménageons guère que nous-mêmes et ceux qui nous écoutent. Ce que La Bruyère a peint en perfection, nous l’avons quelquefois esquissé. Les traits qu’il a réunis et groupés dans une personnification vivante, nous les avons vus éparpillés sur un certain nombre d’originaux dont son art a fait un type. Qui sait ? N’avons-nous pas nous-mêmes notre portrait dans la galerie ? Si, par vanité ou faute d’esprit, nous ne savons pas l’y trouver, nos amis s’en chargeront. La conformité du lecteur avec le livre est donc complète ; il y retrouve tout ceux qu’il connaît, et il y figure de sa personne.

§ VI. Du style des Caractères, et du jugement qu’en a porté Suard.

Le style de La Bruyère ne mérite pas d’éloge particulier. Où les mots égalent les pensées, c’est le même style que celui de tous les grands écrivains du dix-septième siècle. Cependant un critique délicat, Suard105, le loue de qualités qui auraient manqué à ceux-ci. Selon lui, ni Bossuet, dont La Bruyère n’a pas les élans ni les traits sublimes ; ni Fénelon, dont il n’a pas le nombre, l’abondance et l’harmonie ; ni Voltaire, dont il n’a pas la grâce brillante et l’abandon ; ni Rousseau, dont il n’a pas l’émotion, n’ont au même degré la variété, la finesse, l’originalité des formes et des tours, qui étonnent dans La Bruyère. « Il n’y a peut-être pas, dit Suard, une beauté de style propre à notre idiome dont on ne trouve des exemples et des modèles dans cet écrivain. » Le style de La Bruyère, toutes les fois que sa pensée est juste et relevée, ressemble au style des grands écrivains dont Suard l’a distingué. C’est cette ressemblance nécessaire des styles, dans la différence des sujets ou du génie particulier des grands écrivains, qui fait la beauté de notre littérature : c’est l’unité de la langue dans la diversité des écrits. Je défierais le critique le plus exercé, s’il ne sait pas l’endroit de mémoire, de reconnaître à qui appartient une pensée exprimée en perfection.

Il vaut mieux dire simplement que La Bruyère, comme tous les écrivains supérieurs, sait dire tout ce qu’il veut, et ne dit que ce qui est dans sa nature et dans son dessein. Si l’on tient à noter des différences, ce doit être dans le génie particulier et le dessein de chacun. Ainsi, pour La Bruyère, moraliste et peintre de portraits, cette variété, cette finesse, cette originalité des formes, dont parle Suard, seront, si je puis parler ainsi, les qualités du genre. Comment être moraliste, sans être fin ? Comment peindre des portraits, sans être varié ? La matière fournit d’elle-même ses formes et ses couleurs à l’écrivain qui y est propre. Pour que l’avertissement du moraliste porte coup, pour que les portraits du peintre respirent, ni l’expression ne peut être trop forte, ni les couleurs trop vraies. Un peu en deçà, ce ne sera plus La Bruyère, mais quelque aimable esprit moralisant par honnêteté ou par imitation, et peignant les ridicules d’une main incertaine ; ce sera Vauvenargues. Un peu au-delà, ce seront certaines grimaces laborieuses et certains raffinements désespérés, que les esprits avides de nouveautés préféreront peut-être à La Bruyère.

La seule différence à remarquer entre La Bruyère et les grands écrivains de son siècle, et qui ne tienne pas à la matière et au dessein de son ouvrage, c’est qu’en certains endroits le fond n’y égale pas le travail de l’expression. Suard dit avec raison « qu’en lisant avec attention les Caractères de La Bruyère, il semble qu’on est moins frappé des pensées que du style, et que les tournures et les expressions paraissent avoir quelque chose de plus brillant, de plus fin, de plus inattendu, que le fond des choses mêmes. » Mais il a tort d’ajouter que c’est moins « l’homme de génie qu’on admire alors que le grand écrivain. » Qu’est-ce donc dans les lettres qu’un grand écrivain qui n’est pas un homme de génie ? Là où le fond des choses n’est pas à la fois juste et relevé, il n’y a pas de grand écrivain ; mais il peut y avoir un très habile homme qui veut cacher aux autres, et peut-être à lui-même, la faiblesse de ses pensées. C’est de La Bruyère, quand il n’est que cet habile homme, que Boileau disait ce mot déjà cité : « Qu’il ne manquerait rien à Maximilien, si la nature l’avait fait aussi agréable qu’il a envie de l’être106. »

Un peu par faiblesse, un peu par l’extrême difficulté pour le moraliste de se tenir entre le raffiné et le commun, La Bruyère tantôt cherche à parer, pour les déguiser, des préceptes de sagesse banale qu’il n’a pas su éviter, et tantôt s’éblouit de la finesse de ses vues. Toujours occupé du soin de plaire au lecteur, il se défie de la variété naturelle de son sujet, et il prodigue les artifices pour diversifier la variété elle-même. Mais pour un petit nombre d’endroits où il tourne autour des esprits sans y entrer, combien d’autres où il y entre en vainqueur et en maître ! Que de moyens de bon aloi pour nous attacher, nous tenir éveillés, nous surprendre ! Que de duretés habiles ! Que de complaisances ingénieuses et d’à-propos dans cette censure ! Que de délicatesse dans ces flatteries ! Quels savants détours pour nous conduire où il veut ! De quel miel n’enduit-il pas les bords de cette coupe où il nous fait boire les amers conseils ! Combien, pour certaines fois où il fait l’agréable, Maximilien est agréable naturellement et sans efforts !

Mais il ne faut pas pousser trop loin l’apologie. La variété dans les Caractères est, en plus d’un endroit, l’effet du calcul plutôt que de la richesse de l’invention. On regrette la force de réflexion et de combinaison qu’il a employée pour se défendre de la monotonie. C’est de la difficulté vaincue, il est vrai ; mais le mérite de la difficulté vaincue n’est une qualité supérieure que là où elle fait valoir les choses et non l’écrivain. L’artifice et l’ornement ne prouvent pas l’invention ; j’y vois plutôt la marque de la stérilité. Le génie fécond ne se fatigue pas en arrangements ; il va droit à ces choses éternelles qui n’ont pas besoin d’être ornées, et par le même effort d’esprit il les découvre et les exprime.

§ VII. Des défauts de La Bruyère, et pourquoi il y a lieu de les noter.

La Bruyère a le faible des écrivains qui sont doués de l’imagination du style ; il en perd quelquefois à vouloir embellir des pensées communes. Suard s’en doute bien un peu ; mais, dans le pieux désir de ménager une gloire si populaire, il aime mieux faire tort aux pensées de leur vulgarité qu’à l’auteur. « La justesse d’une pensée, dit-il, la rend triviale. » C’est une excuse d’apologiste, et non une vérité. La justesse ne rend triviales que les pensées qu’il ne faut pas mettre dans les livres. Il en est une infinité d’autres qui, quoique justes et d’une application de tous les jours, ne nous viennent à l’esprit qu’à la suite de quelque avertissement qui nous les rend nouvelles. Quelques-unes nous trouvent si distraits et si occupés des soins de la vie, que leur présence nous donne un plaisir de surprise, ou si incapables d’en retenir l’impression dans nos faibles cerveaux que, comme un air de musique difficile et charmant, nous avons besoin de les rapprendre sans cesse. L’art de l’écrivain supérieur est de les aller chercher au fond de nous-mêmes, où elles sont comme étouffées et assoupies par nos besoins et nos passions, et de les exprimer dans le caractère et la sévère beauté de la langue de son pays. Les pensées communes, quoique justes, ne doivent pas être recueillies dans les livres, lesquels sont faits pour défendre contre notre faiblesse et notre oubli, les plus essentielles de nos pensées, et comme les titres de notre nature. Vouloir fixer par écrit des pensées communes, c’est, dans l’auteur, ou médiocrité d’invention, ou illusion de l’ouvrier qui estime moins la matière que la façon.

Certains portraits de La Bruyère sont excessifs, moins encore par l’exagération que par le trop grand nombre de traits ; chaque original en porte plus que sa charge : ce sont les Hercules du ridicule. Ainsi le portrait du ministre et du plénipotentiaire107 ; ainsi encore celui d’Onuphre, ou le faux dévot108. Ce dernier a le double tort d’être démesurément long et de se donner comme un amendement au Tartufe indirectement critiqué partout où Onuphre diffère de Tartufe. Je ne puis souffrir un portrait qui ressemble à une biographie ; et, quant au faux dévot, je persiste à ne le reconnaître que dans Tartufe.

Là surtout le besoin de plaire au public a fait sortir La Bruyère des limites de son art. Il l’avoue dans une note sur le portrait de Ménalque le distrait109, ou l’excès de longueur choque d’autant plus qu’il s’agit du type même de la pétulance, du défaut de suite, de la mobilité, de l’absence. « Ceci, dit-il, est moins un caractère particulier qu’un recueil de faits de distraction ; ils ne sauraient être en trop grand nombre s’ils sont agréables ; car, les goûts étant différents, on a à choisir. » Raison spécieuse, et qui n’est pas d’un maître de l’art. La Bruyère donne l’exemple, trop souvent imité, des théories imaginées par les écrivains pour se mettre en paix sur leurs défauts. L’art ne consiste pas à contenter tous les goûts, en flattant les uns par ce qui choque les autres, mais à faire que les goûts les plus différents soient d’accord de la justesse d’une pensée, de la beauté d’une expression, de la vérité d’une peinture. Molière y a excellé. Suivez-le, fût-ce du plus loin, et surtout ne me donnez pas « à choisir » ; car vous risquez fort que je n’en veuille pas prendre la peine et que, pour n’avoir pas à faire de choix, je ne rejette le tout.

Au reste, ces défauts de La Bruyère sont inhérents à la forme même de son ouvrage. Le danger inévitable de n’avoir pas de plan, ni de ce que Vauvenargues, parlant de Descartes, appelle l’imagination des dessins, c’est de donner trop au détail. La Bruyère est souvent trompé par le prix qu’il met à tout. Tels passages ressemblent à certains tableaux qu’on cite dans l’histoire de l’art ; il manque à ces tableaux, parfaits dans les détails, un objet principal dont tous les accessoires tirent leur prix. Tant d’habileté et d’adresse, une expression si vive, un tour si ingénieux, des images si frappantes, n’ont pas réussi à nous imprimer ces passages dans la mémoire ; ce qui paraît si arrêté n’est pas définitif. Quelqu’un prendra ces procédés à La Bruyère, et, par un meilleur emploi, se les rendra propres, en les appliquant à des choses durables.

Les critiques contemporains n’avaient pas manqué de reconnaître, la prévention aidant, par où péchaient les Caractères. Je ne parle pas de ceux qui n’y voyaient un ouvrage « que parce qu’il a une couverture et qu’il est relié comme les autres livres110 », mais de ceux qui n’y trouvaient pas les qualités d’un ouvrage suivi, et qui y notaient de l’affectation. La Bruyère les a traités fort mal. « Ce sont, dit-il, de vieux corbeaux qui croassent autour de ceux qui, d’un vol libre et d’une plume légère, se sont élevés à quelque gloire par leurs écrits111. » Ils n’en ont pas moins touché le point faible, et ils n’ont fait que dire par malignité ce que Boileau disait avec la réserve de l’estime.

On accusait encore La Bruyère d’être incapable de lier ses pensées et de faire des transitions. Boileau l’avait remarqué le premier. « Il s’est dispensé, disait-il, du plus difficile dans l’art d’écrire, à savoir, les transitions112. » Il ne s’agit pas de tours d’adresse et comme de plans inclinés pour faire glisser commodément l’esprit d’une idée à l’autre, mais d’idées considérables et nécessaires, qui ont leur place marquée dans le discours et qui en forment la chaîne. Il s’agit de cette logique qui, dans tous les arts, n’est que l’imitation de la nature, laquelle ne crée pas de membres séparés du corps. Mais, dans Boileau lui-même, toutes les transitions sont-elles irréprochables ?

Les défauts de La Bruyère lui donnent une physionomie à part, au milieu des grands prosateurs du dix-septième siècle. Il est peut-être le seul qui ait d’autres défauts que ceux de l’imperfection humaine113 : c’est pour cela qu’il a été le plus imité. Le seul de cette grande famille, il a cherché la vérité pour plaire, dans un temps où les auteurs plaisaient en la cherchant pour elle-même. Il est trop souvent littérateur ; les autres ne sont qu’écrivains, c’est-à-dire hommes d’action par la plume. Aussi n’ont-ils point eu d’imitateurs ; car, s’il suffit, pour imiter les littérateurs, de leur emprunter leurs procédés, pour imiter les écrivains il faut avoir leur âme, il faut les égaler. La Bruyère doit donc être lu avec précaution ; mais là où son style est proportionné aux choses, nul écrivain ne saurait être lu de trop près, ni trop étudié.