Chapitre v
Les israélites
Une grande affaire d’Israël dans son éternelle pérégrination, c’est de se choisir une patrie. Il ne la tient pas toujours de ses aïeux ; il l’acquiert alors par un acte de volonté, et sa nationalité est sur lui comme une qualité dont il se préoccupe de prouver qu’il est digne.
Beaucoup d’israélites, fixés parmi nous depuis des générations et des siècles, sont membres naturels du corps national, mais ils sont préoccupés que leurs coreligionnaires nouvellement venus fassent leurs preuves de loyalisme. Aux premiers jours de la guerre, quand une émotion hostile se produisit dans l’ancien ghetto parisien (au 4e arrondissement) autour des juifs de Russie, de Pologne, de Roumanie et de Turquie, une réunion se tint chez l’un des rédacteurs du journal le Peuple juif, qui en donne le récit : « Ne croyez-vous pas, dit quelqu’un, qu’il soit nécessaire d’ouvrir une permanence spéciale pour les engagés juifs étrangers, afin que l’on sache bien que les juifs eux aussi ont donné leur contingent ? »
Le jour même, un appel en français et en yiddish fut lancé aux Juifs immigrés, les invitant à venir s’inscrire dans les salles de l’Université populaire juive, 8, rue de Jarente. Ils l’accueillirent avec enthousiasme, comme un bouclier, et, dit le Peuple juif, « pas un commerçant juif des quartiers juifs ne s’abstint d’en apposer un exemplaire à sa devanture, bien en évidence… Dès le lendemain, une foule énorme se pressait dans les salles de l’Université populaire juive… Chacun voulait être inscrit au plus tôt et être en possession de la carte attestant son engagement ; carte magique qui rompait les files d’agents dans les services d’ordre et apaisait le courroux des concierges et des voisines trop zélées. » (Le Peuple juif, octobre 1916.)
Des jeunes gens de bonne volonté, des intellectuels ce semble, interrogeaient, renseignaient, prêchaient, inscrivaient ces recrues disparates. Le plus zélé était un israélite de vingt-deux ans, élève de l’École des ponts et chaussées, petit, chétif, les yeux ardents, presque fébriles, d’une âme forte et envahissante. Enthousiaste, il rêvait de mettre debout une véritable légion juive. Rothstein était un sioniste. Par ce gage donné à la France, il ne doutait pas de servir la cause d’Israël.
Comment l’entendait-il ? Pensait-il obtenir de la victoire des Alliés la réalisation des projets si curieux, qui ne vont pas sans grandeur, du docteur Herzl, ou plus simplement et plus sûrement voulait-il augmenter par des sacrifices la force morale, l’autorité d’Israël ? Un mot qu’il prononça ne laisse pas de doute sur la vigueur et la direction de sa pensée. Il donnait rendez-vous à ses amis après la guerre en Palestine.
Quand tous furent engagés, lui-même signa la feuille d’enrôlement.
Parti simple soldat, Amédée Rothstein fut promu sous-lieutenant, puis cité à l’ordre de l’armée pour avoir « montré une fougue et un sang-froid remarquables, qui ont fait l’admiration des officiers d’infanterie et de ses hommes », enfin nommé chevalier de la Légion d’honneur pour « s’être particulièrement distingué le 25 septembre 1916 en sortant le premier des tranchées et en entraînant vigoureusement ses hommes, ce qui a contribué à donner un élan superbe à la première vague d’assaut ».
On aimerait connaître les pensées, les étonnements, les sympathies, les espérances de ce jeune héros d’Israël au milieu des soldats et des paysages de la France, dans une atmosphère morale si différente de son propre esprit, mais dont il s’enivrait et voulait s’enrichir.
J’ai lu de lui une analyse de la thèse de Pinès sur la « littérature judéo-allemande », analyse écourtée, bien sèche, qui fait regretter un travail plus considérable « trop subjectif, trop personnel », nous dit-on, qu’il avait consacré au même sujet. Telles quelles, ces dix pages, où il écoute le peuple juif parler, montrent son idée fixe, son obsession des souffrances et des espoirs d’Israël, et son regard tourné vers la Palestine. Il semble mettre au-dessus de tout le sentiment de la fierté nationale qu’il se préoccupe de concilier avec l’idéal humanitaire.
Nous possédons ses Ultima verba dans une lettre adressée à son aumônier, M. Léon Sommer ; « Actuellement, dit-il, je tiens ma vie comme entièrement sacrifiée, mais si le sort veut bien me la laisser, à la fin de la guerre je la considérerai comme ne m’appartenant plus, et, après avoir fait mon devoir envers la France, je me dévouerai au beau et malheureux peuple d’Israël dont je suis issu. Mon cher aumônier, au cas où je viendrai à disparaître, j’aimerais bien dormir sous l’égide de David. Un « Maguem David » me bercerait peut-être d’un dernier frisson, et mon esprit se complaît à la pensée de dormir mon sommeil éternel à l’ombre du symbole de Sion ».
Le 18 août 1916, le sous-lieutenant Rothstein tombait à la tête de ses hommes, frappé d’une balle au front.
Il y a quelque chose de douloureux et d’attachant dans cette destinée d’un jeune esprit qui regarde le monde et la vie exclusivement à travers la nation juive et qui meurt au service de ceux qu’il aime le plus, mais dont il tient à se distinguer. C’est une des épreuves innombrables d’Israël errant.
Maintenant approchons-nous d’un pas, et de cet ami du dehors venons à nos adoptés.
Les juifs d’Algérie, durant cette guerre, nous font voir Israël qui vient de se lier à la civilisation française et qui désire ardemment coopérer à nos droits, à nos devoirs et à nos sentiments. Il y a quarante-cinq ans, ils ne participaient à aucun droit. Crémieux soudain leur accorda un privilège qui a fort bouleversé les Arabes. Il les décréta citoyens français. La noblesse de ce titre, les prérogatives qui lui sont attachées et notre éducation semblent les avoir transformés en patriotes. Leurs pères ne connaissaient que le commerce, mais eux vibrèrent à l’appel aux armes. Ils partirent, me dit-on, avec un grand enthousiasme. Un témoin m’assure qu’on les entendit s’écrier ; « Nous courrons aux Boches, et nous leur enfoncerons nos baïonnettes dans le ventre au cri de l’Éternel ».
Le cri est superbe et emmène notre imagination vers les vieux temps bibliques et l’épopée des Macchabées. J’aimerais avoir sur l’activité guerrière des Israélites d’Algérie des précisions que je n’ai pu me procurer12 ; mais, passant à un autre compartiment de ce même chapitre des adoptés qui se conduisent en bons Français pour payer et justifier leur adoption, j’apporte un témoignage certain qui nous met devant une âme noble et véhémente, et nous introduit au milieu des tourments intimes de l’Israël francisé.
J’ai entre les mains la correspondance familiale de Robert Hertz, élève de l’École normale supérieure, professeur de philosophie au lycée Douai, fondateur des Cahiers du socialisme, fils d’un israélite allemand. Et c’est ce dernier point qui fait le tragique de sa position et de sa pensée. Ses lettres à sa femme sont admirables de plénitude et de chaleur. Je lui fais tort si je ne vous dis pas son amour de son foyer, sa vigoureuse curiosité intellectuelle qui s’exerce de la manière la plus originale au cours même de la guerre, sa pleine satisfaction dans cette discipline militaire où il satisfait ce qu’il appelle sa « nostalgie de la cathédrale absente », enfin sa volonté indomptable et bien réfléchie d’aller « jusqu’au bout ». A plusieurs reprises, mon nom blâmé, loué, revient sous sa plume, et j’écoute nos accords et nos désaccords avec la plus grande attention, car la guerre ne laisse rien en nous que nous refusions de reviser. Mais je ne m’arrêterai pas ; j’ai hâte d’aller presque brutalement, c’est pour l’honneur de ce Robert Hertz, jusqu’à sa pensée toute nue et frémissante, « Si je tombe, écrit-il à sa femme, je n’aurai acquitté qu’une toute petite part de ma dette envers le pays… »
Et là-dessus, ce morceau capital :
Chère, je me rappelle des rêves de quand j’étais tout petit, et plus tard lycéen, là-bas, dans la chambre près de la cuisine, avenue de l’Alma. De tout mon être je voulais être Français, mériter de l’être, prouver que je l’étais, et je rêvais d’actions d’éclat à la guerre contre Guillaume. Puis ce désir d’« intégration » a pris une autre forme, car mon socialisme procédait de là pour une large part.
Maintenant le vieux rêve puéril revit en moi plus ardent que jamais. Je suis reconnaissant aux chefs qui m’acceptent pour leur subordonné, aux hommes que je suis fier de commander, eux, les enfants d’un peuple vraiment élu. Oui, je suis pénétré de gratitude envers la patrie qui m’accepte et me comble. Rien ne sera trop pour payer cela, et que mon petit gars puisse toujours marcher la tête haute, et dans la France restaurée ne pas connaître le tourment qui a empoisonné beaucoup d’heures de notre enfance et de notre jeunesse. « Suis-je Français ? Mérité-je de l’être ? » Non, petit gars, tu auras une patrie et tu pourras faire sonner ton pas sur la terre en te nourrissant de cette assurance : « Mon papa y était et il a tout donné à la France ». Pour moi, s’il en faut une, cette pensée est la plus douce récompense.
Il y avait dans la situation des Juifs, surtout des Juifs allemands nouvellement immigrés, quelque chose de louche et d’irrégulier, de clandestin et de bâtard. Je considère cette guerre comme une occasion bien venue de « régulariser la situation » pour nous et pour nos enfants. Après ils pourront travailler, s’il leur plaît, à l’œuvre supra et internationale, mais d’abord il fallait montrer par le fait qu’on n’est pas au dessous de l’idéal national… (Lettres communiquées.)
L’auteur de ce testament l’a signé de son sang, certifié de sa mort. Robert Hertz a été tué le 13 avril 1910 à Marcheville, étant sous-lieutenant au 330e d’infanterie. Je ne crois pas qu’il soit possible de trouver un texte où s’affirme avec plus de force et d’émotion le désir passionné d’Israël de se confondre dans l’âme française.
Voilà des Israélites nouvellement venus parmi nous et chez qui la part irraisonnée, quasi animale qu’il y a dans notre amour de la patrie (comme dans notre attachement à notre mère), n’existe pas. Leur patriotisme est tout spirituel, acte de volonté, décision, choix de l’esprit. Ils préfèrent la France ; la patrie leur apparaît comme une association librement consentie. D’ailleurs, ils peuvent trouver dans cette situation même une raison de se dévouer, et Robert Hertz, fils d’Allemand, nous fait voir en termes admirables que se connaissant comme un adopté il veut se conduire de manière à mériter son adoption. Mais il est d’autres Israélites en grand nombre, enracinés depuis des siècles et des générations dans le sol de France et mêlés familièrement aux bonheurs, aux malheurs de la vie nationale. Je me demande ce qu’ils trouvent de soutien patriotique dans leur religion. Que subsiste-t-il en eux du vieil Israël pieux, et quel secours celui-ci offre-t-il à ses fils engagés dans la guerre ?
M. le grand rabbin du Consistoire central de France, dans une lettre que j’ai sous les yeux, répond : « Mes aumôniers et moi, nous avons constaté depuis le début de la guerre chez les soldats israélites une grande recrudescence de foi religieuse s’alliant à l’enthousiasme patriotique ». Cependant je n’ai pas de textes. J’indique en toute bonne foi les lacunes de mon enquête. Les documents que je possède sur l’élite morale des israélites ne me font connaître que des consciences qui paraissent vidées de leur tradition religieuse13. Ce sont des libres-penseurs.
Les libres penseurs issus du catholicisme ou du protestantisme vivent, pour une grande part, du vieux fonds chrétien ; durant des siècles, ils furent préparés dans les petites églises de village. Mais ces Israélites, de quoi sont faits leur dévouement et leur acceptation ? Que leur a dit la Sagesse qui repose dans l’ombre de la vieille synagogue ? Vers quel synonyme de Jéhovah sont-ils inclinés quand ils prononcent le Fiat voluntas tua ? Et comment se nuance leur consentement sur cette gamme morale qui va de l’attente douloureuse au joyeux appétit du sacrifice ?
Un jeune juif nous donne une réponse à ces grandes questions. Roger Cahen, sorti depuis peu de l’école normale supérieure, âgé de moins de vingt-cinq ans, est sous-lieutenant dans les bois de l’Argonne. Sous le feu allemand, il se livre avec volupté à des examens de conscience dont ses lettres nous donnent le dessin. Claires et fortes, avec tous les germes qui annoncent le grand talent, elles respirent la confiance d’un jeune intellectuel qui, parlant à sa famille, à des amis sûrs, à son ancien maître, M. Paul Desjardins, ne craint pas d’étaler sa fierté et sa liberté spirituelle. Ce sont autant de petites méditations où l’on voit que le jeune soldat ne cherche et ne rencontre que lui-même dans tout le chaos de cette guerre. Roger Cahen ne s’aventure pas au-delà du cercle de clarté que répand sa petite flamme intérieure : « Je ne crois à aucun dogme d’aucune religion », écrit-il. C’était son opinion avant la guerre ; il s’y confirme en décembre 1915, deux mois avant sa fin héroïque, « Je viens de lire la Bible. Elle est pour moi un recueil de contes, de vieilles et charmantes histoires. Je n’y cherche et n’y trouve pas autre chose que des émotions poétiques. »
Ce sont des émotions poétiques encore qu’il cherche dans la guerre, et il en trouve de fort belles. Je le crois tout à fait quand il écrit : « J’ai en moi une abondance de gaieté indéfiniment renouvelable, une âme toute fraîche et nette, accueillante, à tous et à toutes les sensations. J’ai chaque matin l’impression que je viens seulement de naître et que je vois le vaste monde pour la première fois… » Certaines de ses lettres écrites sur ses genoux, à la lueur d’une pauvre bougie, à cinq mètres sous terre, sont d’un grand lyrique. Écoutez avec piété ce fragment de l’éternelle poésie :
Splendeur du jour naissant, aucun hymne n’égalera celui qui monte dans l’âme des hommes qui veillent dans les tranchées quand, après des heures d’attente, ils sentent, puis voient apparaître et grandir le jour triomphant. A ces instants-là, j’ai tout un orchestre en moi. Si je pouvais noter ces chants intérieurs qu’aucun concert ne me rendra jamais ! Si vous saviez combien elles sont riches et belles les émotions que donne la venue au monde du jour bien-aimé !
Je n’entendrai jamais les prisonniers de Fidelio monter sur la tour, sans associer à la musique sublime de Beethoven cette voix du petit sous-lieutenant… Une nuit, voyant venir dans le ciel, à la lueur des fusées, une flotte de nuages chargés de pluie, il les salue en lui-même du chant des mariniers du premier acte de Tristan. Au fond des tranchées, en première ligne, il note que les seuls événements de son histoire « ce sont les changements de l’ordre naturel, la tombée de la nuit, la naissance du jour, un ciel couvert ou étoilé, la chaleur ou la fraîcheur de l’air. Cette confusion avec la vie du monde donne à notre vie une grandeur, une beauté incomparables… »
Ainsi attaché à la splendeur universelle, il défie le destin. « J’ai confiance que quoi qu’il arrive aujourd’hui, demain, dans huit jours, je me suis monté assez haut pour dominer les événements et ne les regarder qu’avec curiosité ». Et le voilà qui lève son regard : « Le ciel est tout bleu. Bourdonnement d’avions. Nous assisterons encore aujourd’hui à des luttes. A voir les avions se chercher, foncer l’un sur l’autre, se mitrailler, reprendre le large, revenir à la charge jusqu’à ce que l’un des deux s’enfuie ou tombe, je retrouve tout pur le plaisir passionnant des courses de taureaux : émotion pareille, l’arène est en haut. »
Tout cela se résume dans cette profession de foi :
Au risque de vous paraître fou, je déclare en mon âme et conscience que j’aime être ici ; j’aime la tranchée de première ligne, comme un « pensoir » incomparable ; on y est ramassé sur soi-même, toutes ses forces rassemblées ; on y jouit d’une entière plénitude de vie. J’y suis comme sous un réflecteur, je m’y vois dans une clarté toute crue, avec une lucidité qui mieux que n’importe quel bureau de travail facilite l’analyse… Je lis peu, j’ai plus de plaisir à voir autour de moi, à essayer de démêler et de coordonner mes impressions ; travail de prolongement et d’approfondissement, ce que mes hommes font pour les boyaux, je le fais en moi-même.
Si vous étiez disposé à la longue à trouver ce dilettantisme un peu voulu, hâtez-vous de reconnaître dans cette volonté, qui de toute manière serait méritoire, un fond bien touchant de tendresse. Ces lettres, le courageux enfant les écrit à ses parents. A-t-il cette tranquillité toujours dans son cœur ? Je le crois. Mais je suis sûr aussi qu’il veut la donner aux siens. Eh ! ne cesse-t-il de leur répéter, en fin de compte, c’est un enrichissement d’images et de sensations :
Je suis heureux comme un homme à qui l’on offrirait une touffe de roses à respirer. Et puis l’habitude de ne contempler que des spectacles de la plus grande poésie m’agrandit l’âme… Cette campagne aura été pour moi, comme je m’y attendais, une excellente épreuve. Elle m’aura fait un homme ; elle m’aura appris que je puis m’assurer toujours sur moi-même. Elle m’aura élargi la vue (toute ma vie intérieure est devenue plus facile, plus large — large comme une avenue où j’aimerais voir aller et venir beaucoup de passants) — surtout en me montrant les effets que peuvent avoir sur les autres un visage égal, souriant, accueillant à n’importe quelle heure, et quelques bonnes paroles.
A chacune de ses lettres, sa conclusion ne manque jamais d’être qu’il se tient désormais pour un bon et solide instrument. C’est le refrain et le ressort de sa pensée quotidienne. Il a trouvé sa règle et sa voie. Il est sûr de lui.
Pour définir sa méthode et son état d’esprit, son culte ou sa culture du moi, il trouve une quantité d’expressions pleines d’esprit : « Réjouissez-vous, écrit-il à ses parents, mais non d’une joie de primitif, à la façon des Boches, d’une joie critique. » Un autre jour, voulant indiquer la monotonie des journées et des heures et son repos quasi-monastique d’esprit, il écrit : « Je jouis du sentiment de la continuité. » Et encore : « J’étais fait pour cette vie aventureuse… Je jouis de l’exercice voluptueux de ma volonté. »
Son refrain dans cette dure vie ne varie pas un instant. Chaque jour, il note : « Je crois faire de sérieux progrès intérieurs. Je rapporterai une magnifique collection d’images et d’impressions. »
A la longue, on s’en offenserait. Vraiment, dans un tel drame, cette volupté de collectionneur… Eh ! il est à la peine, ce vaillant, nous n’allons pas lui chicaner son droit de prendre son réconfort où il le trouve ; admirons plutôt qu’il se crée de la volupté, là où tant d’autres gémiraient. Une nuit qu’il est de garde dans la tranchée, entre une et quatre heures, et que les balles et les grenades s’écrasent contre le parapet, il note les combinaisons et le scintillement des étoiles, et ajoute : « Il faudra que j’apprenne l’astronomie. »
Cela est très beau. Et cela lui est utile pour être un brave. C’est en suivant sa volupté qu’il s’achemine à l’héroïsme.
Notons-le en passant. Roger Cahen est justifié par Pascal, qui disait dans sa haute sainteté : « L’homme est esclave de la délectation ; ce qui le délecte davantage l’attire infailliblement. » Pascal avec les jansénistes présentait là une doctrine de saint Augustin, qui lui-même l’avait prise chez Virgile. A leurs yeux, c’était en outre une vérité de sens commun : « On ne quitte les biens de la terre que parce qu’on en trouve de plus grands au service de Dieu. » Roger Cahen, qui aimait lire Virgile dans sa tranchée, aurait pu prendre pour devise Trahit sua quemque voluptas. Telle était sa voie pour prononcer à son tour et à sa manière le Fiat voluntas tua.
Je tâche de mettre à profit mon isolement et l’acuité que donne le danger pour mieux me connaître. Si vous saviez avec quelle simplicité on se considère et on se juge dans ce pays ! J’ai réussi jusqu’à présent à me maintenir dans un état d’égalité et d’insouciance philosophique, de constante acceptation.
Le voilà, le mot de tous, l’acceptation ! Et ce n’est pas le mot seulement, c’est bien la pensée. Toute chaude, toute noble, profondément douloureuse pour ceux qui l’écoutent avec une parfaite sympathie, mais pour lui nuancée de paix joyeuse :
Je me suis interdit de porter des jugements de valeur sur les événements de ma vie ; je les accepte tous comme des occasions que m’offre le sort pour mieux me connaître et m’améliorer.
Et encore :
Je regarde. Je me laisse émouvoir. Ne suppose pas que je fais des efforts d’intelligence pour voir les choses et les hommes à leur place dans le tout ; aucun vraiment. J’ai fait cet effort-là autrefois, dans la première partie de la vie, avant la guerre. Maintenant le pli est pris. Délivrance de toute tension. La vie me paraît simple, simple, et toujours si admirable que je ne comprends pas qu’on ne s’y prête pas avec reconnaissance…
Un des jeunes amis à qui il adresse ces belles lettres cherche à le classer et lui dit ; « Tu es fataliste. » Roger Cahen proteste avec vivacité : « Ni fataliste, ni déterministe ; j’accepte seulement avec amour tous les événements qui sont créateurs de sentiments nouveaux, de forces nouvelles ; je suis celui qui espère toujours, je suis persuadé que le Messie est à venir. »
Un autre jour, il écrira : « Je suis d’une âme très pieuse, mais ma piété est celle de Jean Christophe : “Sois pieux envers le jour qui se relève.” Mon Dieu, c’est le Temps, le Temps très bon et très puissant. »
Enfin, à la veille de sa mort, cette belle page :
J’ai été purement stoïcien entre quinze et dix-sept ans ; j’avais alors Marc-Aurèle constamment sur ma table et je me grisais à froid d’Epictète… Depuis la guerre, j’ai dépassé et abandonné la doctrine stoïcienne ; je n’avais plus besoin de cet échafaudage, je l’ai mis à bas. J’étais mal à l’aise dans son déterminisme, et puis elle me paraissait vraiment trop sèche et manquer de cœur. Je continue à croire que la principale vertu est l’effort de la raison pour voir les choses à leur place dans l’ensemble, pour les « remettre au point » en toute vérité et simplicité, et à mon détriment s’il le faut, quelque douloureux que ce soit, mais je ne crois pas que le monde soit pénétré de raison. Je constate qu’il est mené uniquement par les sentiments et les passions.
Quelle solitude dans ces réflexions ! On peut hardiment supposer que ce petit recueil de lettres exprime une manière de penser qui fut à peu près unique dans les ravins de la Fille Morte. Roger Cahen est seul en face de la nature.
J’ai été habitué de longue date à la solitude ; j’ai appris à l’aimer et à la rendre féconde ; je travaille intérieurement le plus possible ; je sais vivre au milieu des gens qui me sont indifférents comme si j’étais seul, sans récriminations insensées contre eux et sans me ronger moi-même, en toute paix, avec un complet détachement de ceux auprès desquels je dois vivre. Enfin, tout ce que je vois autour de moi, pays, ciel, forêt et scènes humaines, tout est si beau, si beau que la joie de la contemplation est constamment la plus forte. Avec les camarades, je me contente de relations de politesse : avec la nature, j’ai d’intimes, émouvantes et très douloureuses relations d’affection.
C’est vrai qu’il est différent, mais comment le lire sans l’aimer, ce jeune intellectuel, mort à vingt-cinq ans pour la France ! Certes, il est heureux qu’à côté de lui il y ait eu Péguy, Psichari, Marcel Drouet, et les jeunes Léo Latil, Jean Rival Cazalis, enfants tout lumineux. Sa liberté d’esprit, son isolement, sa nature fine et noblement voluptueuse sont tout de même une forme de courage bien élégante et bien forte. Et puis il se rattache à notre terre par sa culture ; il écrit dans sa cagna en se servant de Montaigne comme d’un pupitre, il raffole de la Chartreuse de Parme. Seul, absolument seul jusqu’à cette heure, il nous représente, au milieu de la guerre, une attitude d’amateur qui fut celle, vis-à-vis de la vie, d’un nombre immense de jeunes lettrés. Leurs domaines imaginaires furent submergés par un flot d’émotion qui leur monta du cœur ; ils se livrèrent, dans le vaste océan, à la commune passion, Où sont les cénacles de la Revue Indépendante, de la Revue Blanche ? Roger Cahen continue, renouvelle, élargit une conception de l’existence que nous avons tellement aimée, il y a un quart de siècle. Il l’héroïse. Tombé au champ d’honneur, dans cette Argonne où, durant six mois, il avait inlassablement écouté dialoguer ses pensées, il est porté à l’ordre de la 18e brigade d’infanterie et pleuré, nous dit un sergent, par les hommes de sa compagnie.
Roger Cahen, Robert Hertz, Amédé Rothstein, toutes ces figures vigoureusement caractérisées offrent quelque chose de rare et de singulier. J’aime suivre en elles les âges divers, les étapes, la formation d’un personnage, le jeune intellectuel juif, qui joue un grand rôle depuis plusieurs années en France, mais je ne les donne pas comme représentatives de la communauté israélite française14. Les vieilles familles enracinées par des générations dans le sol de France aimeront mieux prendre pour héros exemplaire et pour étendard, le grand-rabbin de Lyon, qui tombe au champ d’honneur en offrant un crucifix au soldat catholique mourant.
Dans le village de Taintrux, près de Saint-Dié, dans les Vosges, le 29 août 1914 (un samedi, le jour saint des juifs), l’ambulance du 14e corps prend feu sous le tir des Allemands, Les brancardiers emportent, au milieu des flammes et des éclatements, les cent cinquante blessés. L’un de ceux-ci, frappé à mort, réclame un crucifix. Il le demande à M. Abraham Bloch, l’aumônier israélite, qu’il prend pour l’aumônier catholique. M. Bloch s’empresse : il cherche, il trouve, il apporte au mourant le symbole de la foi des chrétiens. Et quelques pas plus loin, un obus le frappe lui-même. Il expire aux bras de l’aumônier catholique, le Père Jamin, jésuite, de qui le témoignage établit cette scène.
Nul commentaire n’ajouterait rien à l’émotion de sympathie que nous inspire un tel acte, plein de tendresse humaine. Un long cortège d’exemples vient de nous montrer Israël qui s’applique dans cette guerre à prouver sa gratitude envers la France. De degré en degré, nous nous sommes élevés ; ici la fraternité trouve spontanément son geste parfait : le vieux rabbin présentant au soldat qui meurt le signe immortel du Christ sur la croix, c’est une image qui ne périra pas.