(1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre sixième. Genèse et action des idées de réalité en soi, d’absolu, d’infini et de perfection »
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(1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre sixième. Genèse et action des idées de réalité en soi, d’absolu, d’infini et de perfection »

Chapitre sixième
Genèse et action des idées de réalité en soi, d’absolu, d’infini et de perfection

I. Idée de la réalité en soi, du noumène et de l’inconnaissable.

II. Idée de l’absolu.

III. Idée de vérité absolue et universelle.

IV. Idée de l’infini. Infini mathématique.

V. idée de perfection.

VI. Conclusion. Naturalisme et idéalisme.

I
Idée de la réalité en soi, du noumène et de l’inconnaissable

Les choses que nous connaissons sont les choses telles qu’elles apparaissent à notre conscience et telles que notre organisation mentale ou cérébrale nous force à les concevoir. Autre est le son hors de nous, par exemple, et le son en nous, puisque, considéré indépendamment de nous, il se réduit à une vibration de l’air plus ou moins rapide. Le phénomène extérieur et objectif qui constitue le son n’est donc pas identique au phénomène intérieur et subjectif qui constitue la sensation de son. Mais le fait extérieur lui-même n’est encore qu’un « phénomène », et il est toujours formé pour nous d’éléments subjectifs. Qu’est-ce en effet qu’une vibration de molécules ? Une simple traduction des sensations de son en sensations de la vue ou du toucher : nous nous figurons voir ou sentir un mouvement de va et vient, comme l’onde visible de la mer ou la pulsation tangible du diapason. Nous remplaçons donc des apparences par d’autres apparences moins superficielles ou plus constantes, mais nous ne sortons pas de l’apparence. L’espace même, où nous nous figurons le mouvement, est un mode de représentation qui tient probablement à l’organisation de notre cerveau ; les lois du mouvement sont des successions uniformes qui tiennent peut-être à ce que tout devient successif et uniforme dans notre conscience, si bien que nous ne pouvons rien concevoir en dehors de ce cadre imposé aux choses par notre cerveau. Bref, nous ne saurions nous abstraire entièrement, nous, notre sensibilité et nos formes intellectuelles, des objets de notre connaissance ; nous ne pouvons jamais les saisir que par rapport à nous et en nous. Donc ces objets sont toujours des phénomènes, des façons d’apparaître, des apparences. Sous tous les phénomènes nous cherchons des phénomènes plus durables ; sous ceux-là d’autres encore, comme, sous la surface agitée de la mer les couches plus tranquilles, et sous celles-là le fond immobile et obscur, l’insondable abîme.

La science repose tout entière sur l’opposition entre les apparences et les réalités objectives, dont elle s’efforce de déterminer les lois. L’opposition du sujet et de l’objet est la forme même de toute notre connaissance. En poussant jusqu’au bout cette opposition, nous finissons par nous, demander s’il ne peut exister un objet séparé du sujet, existant en lui-même et non plus seulement pour nous ; et nous formons ainsi la notion problématique d’une réalité en soi, par opposition à l’être pour nous, d’une réalité indépendante par opposition aux phénomènes dépendants de notre cerveau. Comme cette réalité, qui nous est par définition même inaccessible, est simplement un objet de pensée, on l’appelle le noumène, c’est-à-dire ce qui est purement conçu par l’intelligence, ou l’intelligible. Par ce mot d’intelligible, il ne faut pas entendre le compréhensible, ni même une chose vraiment saisissable à l’intelligence par quelque moyen que ce soit : c’est, au contraire, ce qui dépasse l’intelligence proprement dite, ce qui est en dehors d’elle et de ses formes. Aussi pourrait-on l’appeler mieux encore l’inintelligible que l’intelligible. C’est le mystère fondamental.

L’opposition kantienne du phénomène au noumène, de l’être pour nous à l’être en soi, revient à celle du connaissable et de l’inconnaissable, sur laquelle Spencer a tant insisté. Notre connaissance arrive à connaître qu’elle ne connaît pas tout, qu’il y a de l’inconnu. Cet inconnu provient souvent de ce que notre connaissance actuelle ne l’a pas encore atteint, quoique pouvant l’atteindre un jour. Par exemple, la cause des marées était inconnue pour les anciens ; elle est connue pour nous. Il y a donc de l’inconnu connaissable ; c’est tout ce qui est phénomène ou loi de phénomènes. Mais l’intelligence en vient à se demander s’il n’y a pas de l’inconnu qui ne serait ni phénomène ni loi de phénomènes, et qui, à ce titre, serait inconnaissable en vertu de sa nature et de la nôtre. Tel est le problème qui se pose aux limites idéales de notre science. En d’autres termes, nos moyens de sentir et de connaître ne sont peut-être pas tous les moyens de connaître réels ; la science même met en suspicion la valeur objective de nos sens, et la critique met en suspicion la valeur objective de nos catégories ou formes de pensée. Dès lors, la totalité des phénomènes, ou objets en rapport avec nos moyens de connaître, n’est peut-être pas la totalité des choses existantes. Il y a peut-être une réalité autre que notre connu et notre connaissable, une réalité pour nous inconnaissable.

Enfin on peut aller plus loin encore et se demander s’il n’y a pas une réalité inconnaissable non seulement pour nous, mais en soi et pour toute intelligence, une réalité qui existerait parce qu’elle existerait, sans qu’on en pût donner aucune raison, sans qu’on pût en aucune manière rendre son existence intelligible.

C’est là, évidemment, une idée toute problématique, mais qui n’en agit pas moins sur notre intelligence et notre volonté. L’action de cette idée sur notre intelligence consiste en ce qu’elle excite la spéculation à reporter toujours plus loin ses bornes, tout en lui montrant l’impossibilité de supprimer jamais ces bornes. En outre, l’idée de l’inconnaissable, combinée avec les idées du connaissable, a une influence morale que nous avons déjà signalée ailleurs143 et sur laquelle nous reviendrons un jour dans un travail consacré spécialement aux fondements de l’éthique.

II
Idée de l’absolu

Puisque l’être en soi est supposé exister en lui-même et non plus relativement à nous ni à tout ce que nous pouvons connaître ; puisque, d’autre part, notre connaissance roule toute sur des relations, il en résulte que l’être en soi, s’il existe, sera indépendant de toute relation à nous connue. Or, le contraire du relatif, nous le nommons absolu. L’être en soi sera donc pour nous l’absolu, c’est-à-dire une réalité non relative à notre pensée ni aux relations de notre pensée. En outre, comme les relations de notre pensée en sont les conditions et que tout objet de notre connaissance est ainsi conditionné, l’absolu sera ce qui échappe à toute condition, ce qui est inconditionné. Enfin, comme ce qui ne dépend d’aucune condition est entièrement indépendant et ne peut exister que par soi-même, non par l’effet d’autre chose, on en vient à définir l’absolu l’être par soi.

Existe-t-il réellement un tel être ? C’est une question de métaphysique. En ce moment, nous n’étudions qu’au point de vue psychologique la notion de l’absolu, ses caractères et son origine. Or, cette origine, nous pouvons maintenant la déterminer. L’idée d’absolu n’est autre que celle d’objet en général, d’existence en général, à laquelle nous ajoutons les attributs en soi et par soi. L’existence, nous la connaissons par la conscience. L’opposition de ce qui existe en soi et de ce qui n’existe que pour nous est encore due à la conscience, car c’est simplement l’opposition du sujet et de l’objet, par exemple de vous et de moi, de vous qui poussez mon bras dans une direction et de moi qui résiste à votre effort ; c’est la distinction du moi et du non-moi. Enfin l’idée d’existence par soi est celle d’une cause qui ne serait plus elle-même l’effet d’une autre cause ; c’est celle d’un commencement, d’une première cause. Or l’idée de commencement est due à la conscience, où nous voyons des choses qui paraissent commencer. En supposant une réalité qui serait quelque chose de premier en soi, non plus seulement pour moi, je forme l’idée d’absolu. Cette idée est donc tout entière réductible à des éléments de conscience que nous combinons et auxquels nous affectons des négations : l’absolu est un objet non relatif, un non-moi non connaissable pour moi, une limite, un commencement, un premier terme infranchissable, etc. La pensée crée de toutes pièces la notion d’absolu en niant ses propres conditions, et en supposant que quelque chose est encore possible ou réel en dehors de ces conditions, en dehors même de toute condition et de toute relation. Cette supposition, à son tour, vient de ce que l’expérience nous montre des choses autres que notre pensée, existant sans notre pensée et existant d’une autre manière que nous ne l’avions pensé.

Kant a établi que l’idée d’absolu ne nous donne aucune connaissance de son objet et demeure un problème. Mais elle n’en est pas moins utile pour nous exciter à rechercher de plus en plus loin les conditions de nos connaissances, à remonter l’échelle des effets ou celle des moyens ; elle exige de nous la plus grande extension possible de la connaissance suivant les lois de l’expérience. L’idée de l’absolu, en ce sens, est une idée-force, un aiguillon qui empêche l’expérience de se reposer. Aristote déclare qu’il faut s’arrêter, ἀνάγϰη στῆναι ; mais, au contraire, il ne faut s’arrêter jamais, parce qu’aucun ensemble de phénomènes, aucun objet de l’expérience ne peut satisfaire notre idée de l’absolu, ne peut constituer une expérience totale, adéquate à la réalité entière. Dans l’idée d’absolu, il n’y a de positif que l’idée du tout de la réalité, quel qu’il soit. Nous ne pouvons atteindre le tout ; mais l’idée du tout nous fait ajouter sans cesse les parties aux parties, et elle est par là l’origine du progrès intellectuel. L’idée demeure en nous comme une forme qu’aucun contenu ne peut remplir et qui, dépassant tout, nous invite à tout dépasser nous-mêmes. L’usage de cette idée est donc, selon le mot de Kant, régulateur, c’est-à-dire qu’elle dirige l’entendement vers un certain but, où convergent les lignes qu’il suit. Il en résulte un effet d’optique tel que ces lignes semblent partir d’un objet particulier qui serait placé en dehors du champ de la connaissance expérimentale, « de même que les objets paraissent être derrière le miroir où on les voit. »

III
Idée de vérité absolue et universelle

Les platonisants font de l’idée de « vérité » le produit d’une « conscience intellectuelle » supérieure à la conscience sensible. — Nous croyons tous, disent-ils, à l’objectivité, à l’existence réelle du monde extérieur ; nous avons donc une conscience intellectuelle qui, en pensant le monde extérieur, l’affranchit de la subjectivité de la conscience sensible et l’érige en vérité. Même à nos propres états de conscience nous attribuons une vérité intrinsèque, qu’ils conserveront dans le passé quand nous nous en souviendrons, et qu’ils possédaient d’avance dans l’avenir, alors qu’ils n’existaient pas encore. Il est vrai, objectivement vrai, que j’ai vu hier la foudre tomber ; et il était vrai que je la verrais, alors même que je ne l’avais pas encore vue. Il y a donc en nous une pensée qui, élevée au-dessus de tous les temps, voit mes états de conscience dans ce qu’ils sont, dans ce qu’ils ont été, dans ce qu’ils doivent être144. — La conscience intellectuelle, la pensée pure, quoique numériquement identique à la conscience sensible, et n’ayant pas par elle-même de contenu particulier, en diffère en ce qu’elle convertit de simples états subjectifs en faits et en êtres qui existent en eux-mêmes et pour tous les esprits : elle est la conscience, non des choses, mais de la vérité ou de l’existence des choses. Cette vérité consiste dans la raison déterminante et explicative des choses, qui permet d’affirmer qu’elles ne sont pas un rêve, mais qu’elles prennent place dans l’ordre universel. Elle constitue le droit des choses à l’existence, par opposition au simple fait d’exister. « Il n’y a aucune science, ajoute-t-on, qui ne parle de ce que les choses sont en elles-mêmes, en dehors de toute perception actuelle. La science présuppose donc l’idée d’une vérité absolue. »

A cette théorie nous répondrons d’abord que, si la science se place en dehors de toute perception actuelle, elle ne se place pas en dehors de toute perception possible. Quand je dis que la terre tourne autour du soleil, malgré ma perception actuelle, je veux dire que, si j’occupais dans l’espace un point fixe, à une assez grande distance du soleil et de la lune, je percevrais le mouvement de la terre autour du soleil. Je ne me place pas pour cela au point de vue d’une conscience pure concevant l’absolu ; je me place au point de vue de relations autres que celles où, actuellement, ma perception est engagée.

— Mais le psychologue empiriste, continue-t-on, parle lui-même de ce qui se passe dans sa propre conscience « comme de quelque chose de vrai en soi, et qu’il désire voir admis comme tel par tout le monde, y compris moi-même » ; il se place donc et me place avec lui au point de vue de l’absolu, au moment même où il prétend m’en exclure. — Non pas ; il se place au point de vue d’une relation possible et conditionnelle : s’il était à ma place, il sentirait ce que j’ai senti, et, si j’étais à sa place, si je faisais les observations et raisonnements qu’il fait, je penserais comme lui. L’absolu n’est ici qu’une identité de relations. Dire : il est absolument vrai que je sens la faim, c’est dire : un autre que moi, placé exactement dans les mêmes relations que moi, sentirait la faim. Il participerait, non au même absolu, mais à la même relativité, subirait les mêmes relations et les mêmes phénomènes. Cette relativité, nous l’universalisons. Nous disons que tout être sentant, identique à nous, et dans les mêmes relations que nous, aurait faim : c’est cette universalité qui donne un air d’absolu à notre affirmation d’une relativité radicale, s’étendant à tous les êtres hypothétiquement pensés comme identiques à nous. Elle résulte simplement de notre impuissance à concevoir qu’un être comme nous, placé dans les mêmes conditions, puisse sentir autrement que nous ; les données étant les mêmes, nous ne pouvons pas supposer une autre solution ni sortir de notre propre expérience. L’absolu est donc ici tout négatif. Ce qui est positif, c’est notre affirmation des mêmes relations, fondée sur la loi d’identité, forme essentielle de notre conscience, en dehors de laquelle, par conséquent, nous ne pouvons rien concevoir. Loin donc de nous dépasser nous-mêmes, nous sommes enfermés en nous et ne pouvons-nous figurer l’universel que sur le type de notre expérience particulière en des relations supposées identiques. Nous tournons sur nous-mêmes comme une porte sur ses gonds. L’universel est l’expansion indéfinie du moi, avec le signe non-moi, qui n’exclut pas : semblable à moi.

L’expérience, objecte-t-on, peut bien nous apprendre que certaines successions se reproduisent plus fréquemment que d’autres, et établir ainsi, entre la veille et le rêve, une distinction de fait ; mais elle ne peut pas nous répondre que la veille ne soit pas elle-même un autre rêve, mieux suivi et plus durable ; elle ne peut pas convertir « le fait en droit », puisqu’elle ne se compose que de faits et qu’il n’y a aucun de ces faits qui porte en lui-même, plutôt que tous les autres, le caractère du droit. Il faut donc qu’il y ait en nous, avant toute expérience, « une idée de ce qui doit être, un être idéal, comme le voulait Platon, qui est pour nous le type et la mesure de l’être réel. » C’est cette idée qui est, et qui seule peut être « le sujet de la connaissance, car elle n’est point une chose, mais la vérité a priori de toutes choses ; et la connaissance n’est que la conscience que cette vérité idéale prend d’elle-même, en se reconnaissant dans les choses qui la réalisent145 ».

Selon nous, cette métaphysique transcendante est une dialectique abstraite qui transforme en idées a priori de simples processus d’expérience. L’idée de l’existence, si on l’analyse, renferme d’abord l’image confuse de ce qu’il y a de plus général dans nos états de conscience ; et cette image, en s’associant à une perception donnée, particulière, la classe dans le genre des perceptions mêmes, l’assimile à toutes les autres perceptions, la reconnaît comme reproduction d’un état dont on a eu l’expérience, lui enlève ainsi déjà quelque chose de sa particularité pour lui donner une valeur générique et générale. — Mais cette association d’une vague image avec une perception particulière n’est toujours qu’un état momentané de notre conscience individuelle. — Sans doute ; mais en cet état momentané il y a le retentissement de toute l’existence passée, de toutes les perceptions passées : c’est une perspective ouverte. C’est en même temps une classification qui assigne une place à la perception présente dans une trame continue de perceptions. Toutefois, ce point de vue n’est pas encore suffisant : nous restons trop dans la pure passivité des sensations ; il faut rétablir l’élément de réaction, d’appétition, d’effort, de puissance et, abstraitement, de possibilité. À chaque sensation, ne l’oublions pas, répond une réaction appétitive et motrice, chaque sensation étant le signe et le début d’une action et d’un mouvement. Or, l’action, par les effets qu’elle réalise, acquiert un caractère de réalité indéniable et empêche notre pensée de demeurer seule avec elle-même dans un monde de pur rêve. L’expérience ne peut sans doute nous garantir que la veille ne soit pas elle-même, au moins en grande partie, « un autre rêve » ; mais rien, en dehors de l’expérience et de ses lois constantes, ne peut davantage nous donner cette assurance. Nous ne distinguons la veille du rêve que par l’ordre de causalité régulière établi entre les sensations dans la veille. L’idée à laquelle nous rapportons toute vérité, c’est celle de l’enchaînement déterminé des causes et des effets. La « vérité » est le déterminisme universel, et le déterminisme n’est que l’identité des effets quand les données sont, par hypothèse, identiques. Cette hypothèse, la nature la vérifie pour l’homme éveillé ; dans le rêve, le déterminisme fait place à des contradictions et à des absences de cause. La « mesure » intérieure du vrai est donc la constitution même de notre pensée, qui ne peut concevoir l’identité des contradictoires, parce qu’elle ne la réalise jamais en elle-même et ne la trouve jamais réalisée hors d’elle-même. Pour avoir conscience des lois de la pensée, il n’est pas nécessaire d’avoir a priori une idée de l’absolue vérité, encore moins d’être cette idée même prenant conscience de soi. Nous prenons simplement conscience de notre propre constitution intellectuelle, et nous concevons la constitution parallèle du monde.

IV
Idée de l’infini — Infini mathématique

On appelle infini, au sens propre du mot, une grandeur sans limites. Par exemple, on dit que l’espace est infini, que le temps est infini, que la série des nombres est infinie.

Nous formons la notion d’infini par abstraction et par déduction, en nous appuyant sur les principes d’identité et de raison suffisante. Par exemple, soit le nombre 1. Je puis l’ajouter une fois à lui-même, et j’ai 1 + 1 ou 2. Ce second 1 que j’ai ajouté est absolument identique au premier, car j’ai fait abstraction de toute autre qualité que celle de l’unité. Il ne s’agit pas d’un cheval, d’un homme, mais du nombre 1. Or 1 = 1. Donc, je puis faire au second 1 la même addition qu’au premier et lui ajouter encore 1 ; j’ai alors 1 + 1 +1, ou 3. Les mêmes raisons subsistant, je puis continuer la même opération ; et il est clair que je ne saurais rencontrer de limite, car la limite serait une unité qui ne pourrait plus s’ajouter à elle-même, qui ne serait plus identique aux autres unités ; ce qui est contre l’hypothèse. Donc, de ce que les mêmes principes ont les mêmes conséquences, je puis déduire l’impossibilité d’une limite à l’addition de l’unité. Cette impossibilité d’une limite, résultant de « l’égalité des raisons », comme disait Leibnitz, est l’infinité. L’infinité est donc la négation de toute limite comme contradictoire à la définition d’un objet.

Pareillement, soit la ligne AB. Je puis l’ajouter une fois à elle-même. Ainsi ajoutée, elle demeure toujours identique à soi ; donc je puis encore l’ajouter à elle-même, et ainsi de suite, sans fin. La fin serait une conséquence différente tirée de principes semblables, ce qui est contradictoire. — Même déduction pour le temps.

La notion de l’infini n’a donc rien de mystérieux : elle n’est que la conclusion d’un raisonnement mathématique où, de données identiques, on tire une solution identique.

V
Idée de perfection

Quand on applique l’idée d’infini à une qualité, par exemple à l’intelligence, à la puissance, au bonheur, non plus seulement à une quantité abstraite, on forme l’idée de perfection.

Remarquons d’abord que toute qualité a une intensité, conséquemment une quantité. Par exemple, la joie peut être plus ou moins intense ; la puissance que je déploie pour vaincre un obstacle intérieur ou extérieur, un mouvement de colère ou un poids à soulever, peut être également plus ou moins intense. De même, notre intelligence peut s’appliquer à une quantité d’objets plus ou moins grande ; elle peut avoir une clarté plus ou moins grande, etc. Donc la notion de quantité et de grandeur se retrouve dans toutes les qualités que nous pouvons concevoir. En général, nous ne pouvons rien concevoir en dehors de la catégorie de grandeur ; quand ce n’est pas une grandeur en espace, c’est une grandeur en durée, une grandeur en intensité, etc.

S’il en est ainsi, je puis appliquer l’idée d’infini aux qualités comme à tout le reste. Je construis ainsi l’idée d’une béatitude infinie, d’une puissance infinie, d’une intelligence embrassant tout dans sa science infinie, etc. Les qualités supposées infinies sont des perfections en leur genre. Une douleur infinie, si elle était possible, serait elle-même la perfection de la douleur, une perfection en son espèce, purement quantitative, mais ne serait pas une perfection proprement dite et qualitative, c’est-à-dire un bien d’une grandeur infinie. Il faut donc, pour expliquer l’élément qualitatif qui, dans l’idée de perfection, se joint à l’élément quantitatif, distinguer ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui est qualité proprement dite de ce qui est manque, ce qui est réalité positive de ce qui est négation et limitation. Or, pour cela, nous sommes obligés de faire appel à l’expérience intérieure ou extérieure, à la conscience que nous avons des diverses qualités positives. Nous disons, par exemple, que l’intelligence est quelque chose de positif, parce qu’elle connaît un certain nombre d’objets, et que cette connaissance a une étendue plus ou moins grande. Nous disons que la joie est positive, parce que nous y avons conscience d’une puissance qui se développe sans obstacles ou en triomphant de ces obstacles.

Toutes les notions de perfection qualitative sont donc expérimentales, et même, comme Kant l’a fait voir, notre dernier critérium de la perfection et du bien, en dehors de la moralité proprement dite ou du devoir, est en définitive la joie, laquelle est une affection de notre sensibilité. Nous jugeons l’intelligence bonne, parce que nous jouissons de connaître et de comprendre, la puissance bonne, parce que nous jouissons d’agir et de mouvoir, etc.

En combinant les diverses qualités ou biens que nous connaissons par expérience et en les supposant élevés à l’infini, nous construisons l’idée d’un être parfait, d’un suprême idéal qui serait en même temps une suprême réalité. Il est donc inutile, pour l’idée du parfait comme pour celle d’infini, d’admettre en nous une faculté particulière qui en serait l’origine. La conscience et les opérations intellectuelles, abstraction, généralisation, induction, déduction, association des idées et imagination, sont suffisantes pour expliquer l’origine de l’idée du parfait. Cette idée est essentiellement complexe : c’est une combinaison ou synthèse de nos facultés propres, que nous supposons pouvoir être portées à l’infini sans être détruites.

On objecte, avec Descartes, 1° qu’on ne peut construire l’idée de perfection en niant l’imperfection, parce que la perfection est conçue par nous comme positive. — Mais ce que nous nions et éliminons, ce sont précisément les limitations que nous trouvons en nous-mêmes, le côté négatif de notre bonheur, de notre intelligence, de notre puissance ; le reste est donc constitué par des qualités positives et non négatives.

2° — Nous ne trouvons en nous, dit Descartes, que la puissance de progrès ; or la perfection est en acte, non pas seulement en puissance ; donc ridée de perfection ne peut avoir en nous son origine. « Peut-être, s’objecte Descartes à lui-même, que je suis quelque chose de plus que je ne m’imagine, et que toutes les perfections sont en quelque façon en moi en puissance, quoiqu’elles ne se produisent pas encore et ne se fassent point paraître par leurs actions. En effet, j’expérimente déjà que ma connaissance s’augmente et se perfectionne peu à peu ; et je ne vois rien qui puisse empêcher qu’elle ne s’augmente ainsi de plus en plus jusqu’à l’infini146. » À cette objection. Descartes se contente de répondre : « Encore que ma connaissance s’augmentât de plus en plus, je ne laisse pas de concevoir qu’elle ne saurait être actuellement infinie : or je conçois Dieu actuellement infini. » — Mais il ne suffit pas de remarquer ainsi qu’un être qui passe de la puissance à l’acte et qui se perfectionne n’est pas et ne sera jamais l’infinie perfection : c’est là chose entendue. Il s’agit de savoir si cette possibilité constante de progrès que nous déduisons de la constante égalité « des raisons » (comme pour l’infini de l’espace et du temps), sans nous rendre réellement parfaits, ne suffit pas cependant à nous fournir l’idée de la perfection. L’objet n’est jamais pour nous aussi intelligible que notre pensée est intelligente ; il y a donc en nous une puissance qui dépasse ses actes particuliers et peut recommencer toujours l’opération. Et il n’est pas vrai de dire, avec Descartes, que cette puissance n’est rien ; car il ne s’agit pas ici d’une puissance abstraite et nue comme celle de l’école : il s’agit d’une puissance vivante et concrète qui a toujours conscience de déborder sa réalisation actuelle. Nous sommes donc en possession de ces quatre termes : puissance, acte, unité de la puissance et de l’acte en certains points, rapprochement de la puissance et de l’acte en d’autres points. Par abstraction, j’élimine toutes les différences qui peuvent encore rester en moi entre la puissance et l’acte, et je conçois alors le suprême degré d’activité, d’intelligence, de béatitude. La pensée de la personnalité parfaite est la pensée de ma personnalité dont j’ôte les bornes. Par-là, je crée moi-même en moi l’idée de perfection.

Descartes objecte encore : — Si nous formons l’idée de perfection suprême par la réunion de nos perfections en un tout, l’idée de perfection n’aura pas d’unité ; or, « l’unité absolue » est le caractère de la perfection. — On peut répondre que l’idée même de cette unité attribuée par nous à la perfection est encore empruntée à notre conscience. Nous nous paraissons à nous-mêmes un seul moi, doué d’attributs qui se distinguent par leurs effets : intelligence, sensibilité, volonté. En réunissant ces attributs et en les élevant à l’infini, nous supposons qu’ils coïncident ensemble, comme ils tendent à coïncider en nous à mesure qu’ils se développent. La science produit, par exemple, la puissance et le bonheur. Nous avons donc, à la limite, une unité idéale, comme celle du centre où convergent les rayons d’une sphère. Dans cette construction de la pensée, il n’y a toujours aucun élément et aucune combinaison d’éléments qui ne soient empruntés à la conscience. L’argumentation de Descartes est donc vicieuse.

De ce que nous concevons des cercles parfaits, des triangles parfaits, etc., Platon concluait, lui aussi, à l’existence éternelle du cercle idéal, du triangle idéal. L’expérience, disait-il, ne nous montre aucune figure géométrique parfaite, ni, en général, aucune forme parfaite ; donc nous en prenons l’idée dans un monde supérieur.

Kant lui-même considérait les figures géométriques comme des synthèses a priori que l’expérience ne peut fournir, mais qui pourtant ne répondent pas, comme le croyait Platon, à des objets réels. — Il est bien vrai, peut-on répondre à Platon et à Kant, que nous construisons par la pensée des figures d’une exactitude parfaite dont l’expérience ne nous montre jamais une complète réalisation, comme une ligne exactement droite ou exactement circulaire ; mais nous n’avons besoin pour cela que de l’abstraction. L’expérience, en effet, nous fait voir elle-même des lignes sensiblement droites, des cercles sensiblement ronds, comme celui de la pleine lune ou du soleil, des surfaces sensiblement planes, comme celle de la mer. Au fond, toutes ces notions de figures parfaites sont des notions incomplètes, tenant à l’imperfection même de notre vue, qui n’aperçoit pas les réelles sinuosités d’une ligne droite ou d’un cercle, ni les vagues montantes et descendantes de la mer lointaine. Mais la ligne réellement décrite par une fusée est-elle plus imparfaite parce qu’elle n’est pas vraiment droite et qu’elle enveloppe une complexité merveilleuse d’actions et de réactions ? La mer serait-elle plus parfaite si elle était unie comme un miroir et si sa surface, en apparence plane, n’enveloppait pas la richesse incalculable de ses ondes ? Notre prétendu parfait ou achevé est précisément l’inachevé et l’incomplet. La régularité et la pureté des idées mathématiques sont des qualités négatives, qui nous plaisent parce qu’elles simplifient le travail de notre pensée ou de nos yeux pour les embrasser. Ces idées sont, sinon des forces, du moins des économies de force. De plus, elles sont des instruments d’analyse pour la décomposition de la réalité en ses formes ou mouvements élémentaires. Dans tout cela, la perfection proprement dite n’a rien à voir, et il est inutile de nous attribuer une faculté spéciale pour la construction des figures mathématiques.

VI
Conclusion : naturalisme et idéalisme

Quelle est, en résumé, la conclusion du grand débat qui se poursuit à notre époque sur la genèse des idées ? — D’une part, la doctrine naturaliste nous montre bien la formation des idées proprement dites dans la conscience une fois donnée, sous l’action du milieu extérieur et du milieu social, de la sélection naturelle et de la sélection sociale. D’autre part, les partisans de l’idéalisme ont raison de dire qu’on ne peut engendrer la conscience même avec des éléments sans pensée, ou du moins sans volonté, et qu’en ce sens l’intelligence, ou plutôt la volonté, doit être innée à elle-même. Ils ont raison de dire, en d’autres termes, que la pensée ne saurait se ramener entièrement aux choses qu’elle pense ni s’expliquer entièrement par elles. Le mot choses, en effet, a deux sens possibles : il peut signifier d’abord les choses constituées comme elles apparaissent dans notre expérience ; les mouvements de la matière, par exemple, et la matière elle-même, résistante, étendue, durable, etc., sont des choses d’expérience. Et c’est à ces choses que le réalisme matérialiste attribue le pouvoir de causer la pensée. Or, il est clair que le mouvement et la matière, objets particuliers d’expérience, en un mot de sensation et de représentation, ont en eux-mêmes quelque chose d’emprunté à notre sensation et à notre représentation. La résistance ne se conçoit pas sans notre sensation, le temps ne se conçoit pas sans le sentiment interne que nous en donne le changement de nos états de conscience ; l’étendue même est avant tout un mode de représentation ; enfin le mouvement ne peut manquer d’en être un, puisqu’il se ramène aux éléments qui précèdent et, en définitive, à un certain ordre temporel et spatial de nos sensations. Il en résulte que durée, étendue, mouvement, matière, tous les objets de l’expérience ne peuvent pas entièrement expliquer le fait même de l’expérience, ni la conscience comme telle, ni la pensée. Aussi les réalistes sont-ils obligés de donner au mot de choses un autre sens, et de désigner par là des choses en dehors de notre expérience, inaccessibles à notre conscience et à notre représentation. Mais alors, cela revient à dire que notre expérience a pour causes des choses dont nous ne savons absolument rien et ne pouvons rien savoir, pas même qu’elles sont des causes. Cela revient encore à dire que la cause de la conscience, s’il y en a une, est absolument inconnue et inconnaissable. Il ne faut donc pas prétendre expliquer la conscience même, le sentiment et la pensée, par les seules relations des choses extérieures et par les mouvements de la matière. En somme, le réalisme matérialiste joue sur le sens du mot choses, en désignant comme causes de l’expérience tantôt des choses d’expérience et tantôt des choses en dehors de l’expérience.

Une fois admis que la conscience ne s’explique pas par le dehors, il en résulte que ce qui est vraiment constitutif du fait même de conscience ne s’explique pas davantage par le dehors ; c’est là ce qu’on peut retenir du kantisme. Spencer lui-même répète à plusieurs reprises, par une flagrante contradiction avec son empirisme général, qu’il existe une « vérité a priori », une seule, la « persistance de la force », et que cette vérité est a priori parce qu’elle a son origine dans la constitution même de la conscience, antérieurement à toute expérience des relations externes. « Nous voyons, dit-il, que, de toutes façons, nous sommes obligés de reconnaître le fait qu’il y a une vérité donnée dans notre constitution mentale… Ce principe est le fondement de tout système de science positive. Le postulat auquel nous sommes arrivés est antérieur à la démonstration, antérieur à la connaissance définie ; il est aussi ancien que la nature même de notre esprit. Son autorité s’élève au-dessus de toute autorité ; car, non seulement il est donné dans la constitution de notre propre conscience, mais il est impossible d’imaginer une conscience constituée de façon à ne pas le donner. Le seul principe qui dépasse l’expérience, parce qu’il lui sert de fondement, c’est donc la persistance de la force. Si c’est la base de l’expérience, ce doit être la base de toute organisation scientifique des expériences. C’est à ce principe que nous amène une analyse radicale147. » L’analyse de Spencer n’est évidemment pas aussi radicale qu’il l’imagine. Séduit par la mécanique, il érige en une sorte de divinité la persistance de la force, qui ne mérite point un tel honneur. Il n’est pas difficile de réduire la persistance de la force, en ce qu’elle a d’intelligible et de scientifique, à des éléments plus primordiaux. Ce principe prétendu a priori est une simple conséquence du principe de causalité, en vertu duquel on ne peut concevoir l’anéantissement ni de l’existence, ni de l’action, ni du mouvement. Spencer, d’ailleurs, ne sait lui-même ce qu’il entend par la persistance de la force : il interprète ce postulat de diverses manières qui sont contradictoires entre elles. Il reconnaît d’abord que la « force » dont nous affirmons la persistance n’est pas la force dont nous avons directement conscience dans nos efforts musculaires ; celle-ci, en effet, ne persiste pas : « Dès qu’un membre étendu se relâche, le sentiment de la tension disparaît. » Mais Spencer passe de là à la conclusion la plus inattendue et, disons le mot, la plus énorme, sur l’absolu. « Par conséquent, dit-il, la force dont nous affirmons la persistance est la force absolue, dont nous avons nécessairement conscience comme corrélatif nécessaire de la force que nous connaissons. Par la persistance de la force, nous entendons la persistance d’un pouvoir qui dépasse notre connaissance et notre conception. Les manifestations qui surviennent en nous et hors de nous ne persistent pas, mais ce qui persiste, c’est la cause inconnue de ces manifestations. En d’autres termes, affirmer la persistance de la force, ce n’est qu’une autre manière d’affirmer une réalité inconditionnée, sans commencement et sans fin. » Ainsi, c’est l’absolu, l’inconditionné, le « noumène » dont Spencer, allant bien plus loin que Kant, affirme ici non seulement la possibilité, mais la réalité, sous le nom scientifique de persistance de la force.

Toute cette métaphysique est d’une pitoyable incohérence ; c’est du kantisme inconscient, inconséquent, outré. On y voit le principe de la persistance de la force pris tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Là, c’est au sens physique : la force motrice, la somme des forces potentielles et des énergies actuelles ; ici, c’est au sens métaphysique : la force absolue (ce qui est inintelligible), le noumène inconnaissable et cependant connu comme éternellement réel ! Comment admettre que cette notion à formes changeantes soit absolument irréductible ? Le principe de causalité et celui d’identité se retrouvent au fond de ce que Spencer appelle tantôt le « postulat » a priori, tantôt l’axiome a priori. Mais, quelque étrange et mal élucidée que soit la théorie de Spencer, ce qui est important à noter, c’est qu’il y a, selon lui, quelque chose de donné dans notre constitution mentale. Seulement, peut-on prétendre avec lui « qu’il y ait une vérité donnée dans cette constitution ? » Non, ce n’est pas une vérité toute faite qui peut être donnée, c’est une simple direction de l’activité intellectuelle, une démarche essentielle, une fonction essentielle dont les vérités proprement dites ne peuvent être que les produits. Pour évoluer, il faut que l’être conscient existe, et, pour exister, il faut qu’il fonctionne. Quelles sont donc les fonctions vraiment constitutives de la conscience, les conditions du fait même de penser et, par conséquent, de toute idée, — voilà ce que Spencer aurait dû déterminer, en réunissant et en complétant les éléments fournis soit par le kantisme, soit par la psychologie de l’association, soit par la doctrine de révolution. Il a laissé le problème non résolu.

Une seule condition, nous l’avons montré plus haut, est vraiment constitutive de la conscience : c’est la position de la volonté ou de la pensée en face de son objet ; 1° comme identique à elle-même et différente de son objet ; 2° comme agissant identiquement sous des raisons identiques, différemment sous des raisons différentes. L’expression logique de la première loi est le principe d’identité, qui préside à tout raisonnement ; l’expression logique de la seconde loi est le principe de raison suffisante. Ce dernier est l’extension au dehors des conditions du raisonnement, extension d’abord hypothétique, puis certaine aussitôt qu’en fait des similitudes nous sont données. La fonction constitutive du fait de conscience n’est pas pour cela une « faculté » mystérieuse, extérieure et supérieure à l’expérience. Ce qui est en dehors de l’expérience interne ou externe est cérébral, physiologiquement constitutionnel ; ce n’est plus, comme Kant l’a cru, une faculté psychique.

Quant à l’expérience même, elle a simplement des degrés, selon qu’elle est plus ou moins intérieure, selon qu’on en pénètre plus ou moins le contenu. Il y a une expérience en quelque sorte radicale et constante, qui est la conscience même de ce qu’il y a de permanent dans notre manière d’agir et de réagir, dans notre volonté intelligente. C’est cette conscience radicale, en dehors de laquelle nous ne pouvons rien concevoir, c’est cette expérience nécessaire à toutes les autres qu’on a érigée en « Raison », sans voir que, si elle semble atteindre des objets universels, c’est uniquement parce qu’elle atteint ce qu’il y a de fondamental dans le « sujet » même ; si bien que le contraire demeure pour lui inconcevable, n’étant ni réalisé ni réalisable en sa conscience. Nous n’avons point une faculté des « idées » pures, ni même une faculté des « formes » à priori : nous avons une conscience à degrés divers, changeante en ses modifications de surface, constante en sa direction centrale. Les « formes » de notre pensée ne sont que des fonctions de notre volonté primordiale et normale, auxquelles répondent les fonctions essentielles de la vie physiologique. La volonté ne peut concevoir autre chose que ce qu’elle trouve en elle-même : or, que trouve-t-elle ? — Identité et raison suffisante. L’impossibilité pour la volonté et la pensée de sortir de sa propre nature crée la nécessité subjective, laquelle produit la nécessité et l’universalité objectives. En cela le kantisme et l’évolutionnisme doivent se mettre d’accord. La raison n’est que la conscience se projetant en toutes choses, imposant à toutes choses ses propres manières d’être et trouvant dans l’expérience extérieure la confirmation de cette induction instinctive. La preuve que notre boussole intellectuelle n’est pas affolée, c’est qu’en nous guidant d’après elle nous atteignons le but.

L’hypothèse philosophique qui explique le plus simplement cet accord de la pensée et de ses objets est la doctrine d’unité radicale qu’on nomme le monisme. De même qu’en nous rien n’est étranger à la pensée et à la volonté, puisque rien n’existe pour nous que ce qui tombe sous notre conscience et sous notre activité volontaire, de même, au dehors de nous, rien ne doit être étranger à la pensée et à la volonté, et tout en doit envelopper le germe. Le naturalisme matérialiste se figure un monde complet en soi indépendamment de tout élément d’ordre mental, de tout rudiment de conscience, de sentiment, de désir, une sorte d’univers qui existerait et se suffirait alors même que nulle part il n’arriverait à sentir, à penser, à vouloir ; mais alors, d’où viendrait cette pensée surajoutée au monde par surcroît, étrangère à sa nature essentielle et pourtant capable de surgir du sein des choses, de sentir et de comprendre l’insensible et inintelligent univers ? Le matérialisme aboutit au dualisme d’une matière sans aucun élément psychique d’où sort cependant le sentiment, la pensée, la volonté : le monde est coupé en deux tronçons discontinus qui ne peuvent se réunir. Il est plus logique d’admettre que le sujet pensant et voulant a un mode d’action qui se confond avec le mode d’action fondamental de l’objet pensé, et que les idées sont les réalités mêmes arrivées, dans le cerveau, à un état de conscience plus élevé. C’est pour cela qu’elles sont des forces. La volonté, répandue partout dans l’univers, n’a besoin que de se réfléchir progressivement sur soi et, par cela même, d’acquérir une plus grande intensité de conscience pour devenir en nous sentiment et pensée.