(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « M. Necker. — I. » pp. 329-349
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(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « M. Necker. — I. » pp. 329-349

I.

Parmi les étrangers célèbres qui se naturalisèrent en France au xviiie  siècle, aucun n’eut plus d’influence, et une influence plus directe sur nos destinées, que M. Necker. Politiquement il semble que tout ait été dit sur lui, et que le pour et le contre soient épuisés : ce côté politique me tente peu ; mais il est une manière d’étudier M. Necker, qui est à la fois moins rebattue et moins épineuse : c’est de le lire comme un auteur qui, ayant beaucoup écrit, a beaucoup parlé de lui et qui s’est peint immanquablement lui-même. M. Necker n’a pas laissé moins de quinze volumes d’Œuvres ; je ne conseille pas à tous d’en aborder la lecture ; c’est au critique de prendre ce soin, et, en lisant bien, de choisir ce qui peut définir l’homme, soit au moral, soit dans sa forme et son esprit littéraire ; car M. Necker a eu aussi chez nous une influence littéraire. Quand on l’aura connu de cette sorte, on aura jour suffisamment sur le politique, et bien des conséquences suivront d’elles-mêmes.

Cet homme distingué était né à Genève, le 30 septembre 1732, d’un père professeur de droit public qui, né à Custrin en Prusse, était venu s’établir dans la ville de Calvin, et qui tirait lui-même son origine d’une famille irlandaise. Le jeune Necker fut destiné de bonne heure à la banque. Il reçut une excellente éducation de famille, et fit de premières études classiques, qui cependant durent être assez bornées, selon toute apparence. Les études qu’on lui faisait faire l’occupaient peu, a-t-on dit, et il avait besoin, pour s’y intéresser, de se les proposer à lui-même. « Il était né penseur, et les pensées d’autrui ne pouvaient se mêler avec les siennes. » Ce qu’il devait être un jour, ce n’était que par un long travail intérieur qu’il était destiné à le devenir. Il fut envoyé à Paris dans une maison de banque tenue par un Genevois, et il y étendit ses vues, il y exerça son coup d’œil. On raconte que, dès ce temps-là, il recherchait les productions littéraires nouvelles, et qu’il s’essayait même à la composition ; il avait une finesse singulière pour saisir certains travers de société, et il avait fait quelques petites comédies qui sont restées en portefeuille. Les affaires, d’ailleurs, l’occupèrent bientôt entièrement : il y déployait beaucoup de capacité. Devenu associé et l’un des chefs d’une maison de banque, il fit preuve, dans ses spéculations diverses, d’une sagacité supérieure et d’un esprit de combinaison que récompensa la fortune. Au milieu de ses succès de commerce, il avait gardé de l’enfance un trait de son caractère qui semblait en tout l’opposé de l’esprit d’entreprise. Penseur de sa nature, il ne voulait se déterminer sur rien que par des motifs suffisants :

Son esprit, a dit une personne qui l’a bien connu (ce même M. Meister que nous avons vu près de Grimm), son esprit avait l’habitude de considérer toutes les faces d’une affaire avec tant d’exactitude et de réflexion, sa prévoyance était tellement susceptible et tellement scrupuleuse qu’il n’était plus frappé, dans les circonstances même les plus pressantes, que des difficultés d’une décision quelconque, et ne se déterminait, pour ainsi dire, que forcément à vouloir ce qu’il voulait. Prendre un parti sans un motif qui fût à ses yeux de la dernière évidence, semblait un effort au-dessus de son pouvoir, quelquefois même pour les petites choses comme pour les grandes. Je lui ai moi-même entendu raconter que, durant les premières années de son séjour à Paris, il lui était arrivé cent fois de rester plus d’un quart d’heure dans son fiacre avant de parvenir à se décider sur la maison où il devait se faire conduire d’abord.

Quand il fut question, plus tard, de conduire le char de l’État sur une pente rapide, et que pas un instant n’était à perdre, on conçoit que ce fond d’indécision dut être fatal : dans l’habitude de la vie, ce n’était qu’une singularité piquante. M. Necker, en une de ses Pensées, a retracé lui-même les tourments de l’indécision, desquels l’homme indécis ne parvient souvent à sortir qu’en s’en remettant au hasard ou à des règles bizarrement inventées, mais qui ont au moins le mérite d’être fixes. Vieux, dans sa retraite, ayant eu l’occasion d’être présenté, à Genève, au Premier consul qui partait pour la campagne de Marengo, et de s’entretenir avec lui, il en rapporta surtout l’impression de cette force de volonté, de ce qui lui manquait à lui-même, et il écrivit cette note :

Ce qui distingue éminemment le Premier consul, c’est la fermeté et la décision de son caractère ; c’est une superbe volonté qui saisit tout, règle tout, et qui s’étend ou s’arrête à propos. Cette volonté, telle que je la dépeins d’après un grand modèle, est la première qualité pour gouverner en chef un grand empire. On finit par considérer cette volonté comme un ordre de la nature, et toutes les oppositions cessent. C’est aux secondes places que le vouloir est gêné, parce que toutes sortes de ménagements sont alors nécessaires, et qu’il faut y destiner une partie de ses moyens.

Il faisait un retour sur lui-même eu parlant ainsi, et il aimait à imputer en partie aux obstacles le défaut qui avait été essentiellement en lui. Un biographe que je citais tout à l’heure, et qui avait beaucoup vécu dans sa société, disait : « Je ne crois pas l’avoir jamais laissé plus satisfait de mes éloges, qu’en l’assurant qu’une volonté très décidée me paraissait presque incompatible avec une grande étendue, une grande finesse, une grande supériorité d’esprit. »

Nous avons à revenir, après être allés ainsi tout d’abord au centre de l’homme. M. Necker, enrichi par d’heureuses opérations et encore jeune, ayant épousé Mlle Curchod qui avait le culte de l’esprit, eut à Paris, dès 1765, une maison qui devint presque aussitôt le rendez-vous des philosophes et des littérateurs les plus célèbres. Son attitude dans le salon de sa femme était particulière ; bien que ce fût à son intention, et en grande partie pour lui plaire, pour servir et accroître sa renommée, qu’elle s’appliquât à rassembler cette élite brillante, il n’était là qu’un spectateur silencieux et froid : « Hormis quelques mots fins qu’il plaçait çà et là, personnage muet, il laissait à sa femme le soin de soutenir la conversation. » Marmontel, qui fait cette remarque, ajoute que ce silence et cette gravité de M. Necker, que plusieurs ont attribués depuis à un peu de morgue, mais qu’il observait même avant son élévation, devaient tenir surtout à de la discrétion et de la prudence. M. Necker, qui a tracé des portraits de société curieusement observés, en a fait un qui commence ainsi : « C’est une véritable tactique que la conduite d’un homme public occupé à cacher son ignorance. Il faut remarquer son silence apprêté lorsque la conversation roule sur des objets qu’il devrait savoir et qu’il ne sait pas, et l’adresse avec laquelle il s’esquive lorsque cette conversation s’approche trop près de lui… » Il pouvait y avoir un peu de cette adresse dans le silence habituel de M. Necker au milieu d’un cercle de gens de lettres, dont la conversation parcourait des sujets qui ne lui devinrent familiers que par degrés ; mais il y avait autre chose encore. Son esprit fin, ironique, dédaigneux, plein de nuances, se plaisait à observer un monde dont il voyait à merveille les exagérations et les légers ridicules, un monde dont il jouissait et dont il allait se servir sans jamais s’y mêler entièrement. Un des meilleurs témoins de ce temps-là, Mme Du Deffand, dont M. et Mme Necker firent la connaissance. en 1773, nous les a peints, la femme et le mari, et surtout le dernier, d’une façon vraie et qui ne laisse rien à désirer au point de vue de la société : « Ils ont voulu me connaître, dit-elle, parce qu’on m’a donné auprès d’eux la réputation d’un bel esprit qui n’aime point les beaux esprits ; cela leur paraît une rareté digne de curiosité. » Elle se reproche d’abord d’avoir cédé à leur désir, puis bientôt, quand elle a connu M. Necker, elle n’a plus de regret ; elle le voit souvent à Paris et à Saint-Ouen ; à première vue, elle le préfère à tous les encyclopédistes, économistes et autres ; elle l’étudie et cherche à se rendre compte par degrés de son originalité, de son genre et de sa mesure d’agrément :

Ce M. Necker est un fort honnête homme ; il a beaucoup d’esprit, mais il met trop de métaphysique dans tout ce qu’il écrit. Je ne sais s’il vous plairait, je crois qu’oui à beaucoup d’égards ; dans la société, il est fort naturel et fort gai ; beaucoup de franchise ; il parle peu, est souvent distrait…

Il y a des jours où M. Necker lui plaît tant dans la conversation, quand il s’y abandonne, qu’elle lui trouve du rapport avec Horace Walpole, et elle l’ose avouer : « Le Necker a beaucoup d’esprit ; il ne s’éloigne pas de vous ressembler à quelques égards. » Horace Walpole n’est point de cet avis ; M. et Mme Necker font au printemps de 1776 un voyage en Angleterre, et, à leur retour, Mme Du Deffand écrit :

Ils ne vous plaisent pas beaucoup, je le vois bien ; tous les deux ont de l’esprit, mais surtout l’homme. Je conviens qu’il lui manque cependant une des qualités qui rendent le plus agréable, une certaine facilité qui donne, pour ainsi dire, de l’esprit à ceux avec qui l’on cause ; il n’aide point à développer ce que l’on pense, et l’on est plus bête avec lui qu’on ne l’est tout seul, ou avec d’autres.

Ce jugement de Mme Du Deffand sur M. Necker est en quelque sorte définitif, à prendre celui-ci comme homme de société : il parle bien quand il consent à parler, mais il n’est point d’une facile conversation pour les autres ; on ne se trouve point d’esprit avec lui. Ce trait distinctif lui est commun avec les hommes distingués qu’on a compris sous le nom de doctrinaires, et qui ont essayé, en leur temps, de donner une nouvelle façon, un nouveau pli à l’esprit français.

Un autre trait que M. Necker semblait également leur avoir communiqué et qui se liait au précédent, c’était de respecter très fort et de proclamer très haut les droits de l’humanité, d’estimer peut-être le genre humain en masse au-dessus de sa juste valeur, et à la fois de ne point accorder toujours aux individus avec qui il était en rapport le juste degré d’estime qui pouvait leur appartenir. Il y avait là une contradiction très réelle, qu’on a pu noter sensiblement chez les chefs de cette famille aristocratique d’esprits depuis M. Necker jusqu’à M. Royer-Collard. C’était un singulier oubli et une inadvertance de l’amour-propre en ces rares intelligences : ils jugeaient l’humanité d’après eux-mêmes, et ils la mettaient très haut ; ils jugeaient des autres individus d’après eux aussi, et, sitôt qu’ils ne les trouvaient point à leur mesure et jetés dans le même moule, ils les jugeaient très inférieurs et tout à fait petits.

La figure et la personne physique de M. Necker dans ce monde parisien avaient de quoi frapper par un air noble, imposant, et assez étrange. « Ses traits ne ressemblent à ceux de personne ; la forme de son visage est extraordinaire. » C’est sa femme qui disait cela, et d’autres qu’elle l’ont également remarqué. Il avait la tête grosse et le visage long ; c’était surtout la longueur du front, et plus encore celle du menton, qui excédait les proportions ordinaires. Son œil brun, vif, spirituel, et quelquefois d’une douceur charmante ou d’une mélancolie profonde, était surmonté d’un arc de sourcil fort élevé, qui donnait à sa physionomie une expression très originale. Sa figure, en un mot, n’était pas française de type38. Il devint très gros et puissant de corps après l’âge de trente ans, et cette disposition s’accrut avec les années. Il y avait dans son tempérament un fond de méditation inactive, de calme supérieur et de paresse, dont il ne triomphait qu’à l’aide des mobiles les plus élevés, et par l’amour passionné qu’il nourrissait pour la noble louange.

Il n’écrivait d’abord que sur des matières qui se rapportaient à ses occupations habituelles. En 1764, il lut à l’assemblée générale de la Compagnie des Indes, au nom des actionnaires dont il était, un mémoire où il exposait un nouveau plan d’administration ; il y faisait, vers la fin, un portrait du véritable négociant, et l’on disait qu’il avait fait, sans le savoir, son propre portrait.

Il vengeait encore les négociants et leur finesse de coup d’œil supérieure à la théorie, dans un mémoire écrit au nom de la même Compagnie, et par lequel il répondait à un écrit de l’abbé Morellet (1769). Mais, dans tout ce qu’il disait de général et où l’on pouvait saisir un coin de ressemblance avec son propre mérite, il ne faut pas croire que M. Necker ne sût très bien ce qu’il faisait. Il est un de ceux qui, de profil ou de face, se sont le plus volontiers dépeints et réfléchis eux-mêmes dans leurs écrits. Le premier ouvrage qui appela sur lui avec éclat l’attention publique fut l’Éloge de Colbert, couronné par l’Académie française en 1773. M. Necker, dont la fortune était faite, s’était retiré de la banque à ce moment ; il était devenu ministre de la république de Genève auprès de la cour de Versailles, et il visait plus haut : il aspirait à une carrière politique en France. Son Éloge de Colbert était encore moins un discours d’académie qu’un programme pour le ministère.

Dès les premières phrases, on se sent jeté dans une langue toute nouvelle, qui n’est ni celle de Voltaire ni celle de Rousseau, dans une troisième langue qui finira par s’introduire et par s’accréditer en France, par s’y perfectionner même, mais qui n’en était encore qu’à ses premiers tâtonnements : Il est des hommes, disait en commençant M. Necker, qu’il est plus aisé de célébrer que de bien louer ; qui, n’ayant parlé au monde que par leurs actions, semblent avoir dédaigné de lui confier la chaîne de leurs pensées. Qu’il serait présomptueux de vouloir la former !… » De vouloir former cette chaîne ; comme cela est peu naturel de mouvement et de tour ! C’est ainsi à chaque pas. Pour exprimer que Colbert, dès sa jeunesse, s’occupait des choses publiques et qu’il échappait aux passions personnelles, M. Necker dira : « Dans l’âge où le tumulte des sens distrait des grandes pensées, et où les plaisirs de la jeunesse, en rassemblant sur nous toute notre attention, semblent borner l’univers à notre individu, Colbert s’occupait d’être utile à la société. » Jamais on n’a trouvé, pour définir la jeunesse, des expressions moins souriantes et moins légères. De même, Mazarin, à l’heure de sa mort, désigne-t-il Colbert à Louis XIV par ce mot si connu : « Sire, je vous dois tout, et je crois m’acquitter en partie en vous donnant Colbert » ; l’écrivain, gâtant la belle simplicité du mot, et dénaturant l’inspiration toute politique de Mazarin, dira : « Dans ce moment terrible où l’Éternité qui s’ouvre à nos yeux étouffe nos passions, et nous presse de dévouer un dernier instant à la justice et à la vérité, Mazarin adressa ces paroles à Louis XIV… » Les médisants prétendaient avoir trouvé de la ressemblance entre la manière du nouvel écrivain et celle de Thomas, avec qui on le savait très lié ; si toutes les phrases avaient été dans cette forme, la médisance aurait pu prendre crédit ; mais la plupart des défauts de M. Necker étaient bien à lui, et tenaient aux qualités mêmes ou aux prétentions qui essayaient de se faire jour sous sa plume et de trouver leur expression peu habile encore. Pour donner idée de Colbert, il croyait nécessaire de tracer auparavant l’idéal d’un administrateur des finances, et il amenait cette sorte de description générale et abstraite, à l’aide d’une raison des plus subtiles :

Pour faire admirer un grand ministre, quelque supérieur qu’il soit, il faut encore user d’adresse avec la faiblesse et la malice humaines ; il faut peut-être présenter ses qualités séparées de son nom et de sa personne ; car les plus grandes perfections cessent de nous étonner quand nous les contemplons dans un homme : le rapport physique que nous nous sentons avec lui détruit notre respect, et nous ne croyons point à la grandeur de ce qui nous ressemble.

Moyennant cette incroyable subtilité et cette précaution très peu oratoire, il se donnait carrière et satisfaisait sa propre pensée en définissant le caractère du ministre des Finances, tel peut-être que Colbert l’avait été, tel surtout que M. Necker aspirait à le devenir. Il y avait, d’ailleurs, quelques belles pensées, mais rendues dans une langue gênée et contrainte : « À chaque instant le bien public, disait-il, lui demande le sacrifice de son intérêt, de ses affections et même de sa gloire. Il faut qu’il soit poursuivi par cette pensée, que la bienfaisance d’un homme d’État est une justice inébranlable. » Pourquoi poursuivi ? pourquoi ne pas dire simplement pénétré de cette pensée ? C’est ainsi qu’il dira ailleurs, en parlant de la force de méditation nécessaire à qui veut se rendre maître des vérités de l’économie politique : « Ce n’est qu’à ce prix qu’elles (ces vérités) s’attachent à notre entendement, et deviennent comme une propriété de notre esprit. » Chez M. Necker, l’expression est presque toujours forcée ou solennisée, et l’on est tenté de lui répéter à chaque instant : Soyons simples ! parlons naturellement et couramment. Mais lui, il n’est pas de cet avis : « Les facultés de l’esprit qui doivent former le génie de l’administrateur, pense-t-il, sont tellement étendues et diversifiées, qu’elles semblent pour ainsi dire hors de la domination de la langue. » En parcourant toutes les qualités qu’il jugeait nécessaire à l’administrateur des finances, il n’en négligeait aucune de celles qu’il croyait posséder lui-même, et il n’avait garde d’omettre « ce tact aussi fin que rapide ; ce talent de connaître les hommes, et de les distinguer par des nuances fugitives, plus subtiles que l’expression ; cet art de surprendre leur caractère lorsqu’ils parlent et lorsqu’ils écoutent… ». M. Necker, on le verra, possédait à un haut degré cette finesse et presque ce raffinement d’observation, qui faisait de lui un homme très spirituel ; on se demande seulement si c’est là un des traits qui devaient se relever avec tant de soin dans un portrait de Colbert. À tout moment l’orateur académique se définit involontairement à travers son sujet et semble se désigner lui-même. Il y a des anachronismes frappants : il introduit jusque sous Louis XIV ce règne de l’opinion qui était en France une des puissances nouvelles du xviiie  siècle, et il a l’air de supposer que Louis XIV n’a fait son choix que parce que « ce petit nombre d’hommes qui regardent et qui jugent, et dont l’opinion fait le mouvement public, avaient les yeux fixés sur Colbert ». Mêlant ses idées religieuses si honorables à ses combinaisons de finance, il suppose que Colbert devait à son génie politique d’être plus religieux qu’un autre : « Un grand administrateur s’attache plus fortement qu’un autre à l’idée d’un Dieu. » Dieu, quelque part, est appelé, par un singulier rapprochement de termes, « l’Administrateur éternel ». Je pourrais relever bien d’autres singularités de pensée et d’expression dans ce discours ; je me hâte d’ajouter que, malgré tout, il réussit fort tant à l’Académie que devant le public ; les juges les plus difficiles, en s’accordant à reconnaître « que la langue semblait manquer à tout moment à l’auteur », le lui passèrent en faveur de ce qu’on appelait l’énergie ou la nouveauté de ses pensées. M. Necker se formera au style en avançant ; il écrira mieux ; il trouvera sa forme, et ses derniers ouvrages seront véritablement très distingués. Mais toujours il écrira dans le même goût : toujours il amalgamera la métaphysique et l’image dans des alliances ternes et fatigantes ; toujours les esprits vifs et restés encore français seront arrêtés en le lisant, et saisiront un léger ridicule là où lui, si fin, n’en soupçonnait pas. Pour expliquer que Colbert pût supporter avec un mépris patient les injustices des hommes : « Il n’est point irrité par leurs procédés, disait-il, parce qu’il n’en est point étonné ; ses yeux ont fait le tour de l’homme ; il sait les fruits qu’il peut porter… » Quand on ne sent pas une fois ce qu’il y a de bizarre dans ces images et dans ces nuances incohérentes, on ne le sentira jamais.

C’est par la même raison, par l’effet d’un tact peu français, que M. Necker assistait dans son propre salon à la lecture que faisait sa femme d’un portrait de lui, écrit en 1787 ; portrait où il est célébré sur tous les tons, où le mot de génie est prodigué aussi bien que les comparaisons les plus ingénieuses et les plus recherchées ; où, dans une suite disparate de rapprochements et d’images, M. Necker se trouve être tour à tour un tableau vivant, un ange, une substance chimique, un lion, un chasseur, une vestale, un Apollon, un pont majestueux, un chien d’Albanie, une montagne volcanique, une colonne de feu, un nuage, une glace, un foyer, une mine, l’animal qui donne le corail, un des génies des Arabes, etc. Il écoutait ce portrait lu par sa femme devant témoins, comme s’il eût été question d’un tiers, et plus tard il le publia lui-même dans les Mélanges qu’il donna d’elle en 1798.

Le second écrit de M. Necker, qui eut du succès malgré le choix du sujet ou plutôt à cause du sujet qui était alors de mode, fut son ouvrage Sur la législation et le commerce des grains, qui parut en 1775 ; c’était une attaque contre les théories absolues du ministère de Turgot et contre les économistes qui voulaient une entière liberté d’exportation. M. Necker y rappelait en style peu pratique quelques vérités d’expérience ; on a remarqué depuis qu’il y parlait de la propriété et des propriétaires un peu légèrement, et qu’il y présentait ceux qui vivent de leur travail ou les prolétaires comme étant toujours la proie des premiers : « Ce sont, disait-il, des lions et des animaux sans défense qui vivent ensemble ; on ne peut augmenter la part de ceux-ci qu’en trompant la vigilance des autres et en ne leur laissant pas le temps de s’élancer. » M. Necker, en s’attaquant à Turgot « comme n’ayant que le désir et le soupçon de la grandeur sans en avoir la force », semblait se désigner assez distinctement en plus d’un endroit à titre de ministre bien préférable : « S’il y avait constamment à la tête de l’administration, disait-il, un homme dont le génie étendu parcourût toutes les circonstances ; dont l’esprit moelleux et flexible sût y conformer ses desseins et ses volontés ; qui, doué d’une âme ardente et d’une raison tranquille, etc. » Si l’on ne pense pas à soi en parlant ainsi et en décrivant si complaisamment celui qu’on appelle, il y a au moins manque de tact, puisqu’on fait croire à tout le monde qu’on y a pensé. Je n’insisterai pas sur cet écrit dont Mme Du Deffand disait : « J’ai lu quelques chapitres de M. Necker, j’ai trouvé que c’était un casse-tête » ; et dont Voltaire écrivait dans le même temps : « Vous qui parlez, avez-vous lu le livre de Necker, et si vous l’avez lu, l’avez-vous entendu tout courant ? »

Le même Voltaire écrivant à l’abbé Morellet et voulant, il est vrai, le flatter comme ami de Turgot et comme adversaire de Necker, relevait dans l’ouvrage une suite de phrases étranges :

Je ne vous dirai point, d’après un beau livre nouveau, que les calculs de la nature sont plus grands que les nôtres ; que nous la calomnions légèrement ; … qu’un œil vigilant, capable de suivre la variété des circonstances, peut fonder sur une harmonie le plus grand bien de l’État ; qu’il faut suivre la vérité par un intérêt énergique, en se conformant à sa route onduleuse, parce que l’architecture sociale se refuse à l’unité des moyens, et que la simplicité d’une conception est précieuse à la paresse, etc.

Voltaire, dans les extraits qu’il raillait et qu’on vient de lire, arrangeait un peu les phrases ; il aurait pu, en étant plus textuel encore et plus fidèle, ne pas rendre le chapelet moins piquant.

L’ouvrage, tel qu’il était, habilement combiné, à demi entendu, à demi lu, et où il y avait de l’oratoire et du sensible entremêlés à la théorie obscure, fit la plus grande impression dans l’état des esprits, et hâta l’avènement de M. Necker au ministère. Ce premier ministère de M. Necker, qui dura cinq années (22 octobre 1776-19 mai 1781), me semble avoir été parfaitement apprécié dans l’Histoire de Louis XVI de M. Droz ; sans qu’il soit besoin d’adhérer aux éloges peut-être exagérés qu’il accorde à Turgot en tant que ministre, on peut accueillir la mesure de jugement qu’il applique à M. Necker : il rend justice à ses nobles vues, à son désintéressement en matière d’argent, à son zèle pour la réforme partielle des abus, et aux différentes améliorations d’économie et d’humanité qu’il réussit à introduire. En même temps il signale le côté faible de M. Necker, l’amour excessif de la louange, le culte de l’opinion qu’il ne songeait alors qu’à suivre et à satisfaire, sans paraître soupçonner à quel point elle était vaine et mobile. M. Necker est revenu depuis sur ce premier culte qu’il avait voué à l’opinion ; rejetant ses regards en arrière après son second ministère, en 1791, il s’est écrié, avec une sorte de naïveté encore :

Je ne sais trop pourquoi l’opinion publique n’est plus à mes yeux ce qu’elle était. Le respect que je lui ai religieusement rendu, ce respect s’est affaibli, quand je l’ai vue soumise aux artifices des méchants, quand je l’ai vue trembler devant les mêmes hommes qu’autrefois elle eût fait paraître à son tribunal, pour les vouer à la honte et les marquer du sceau de sa réprobation.

Mais, à l’époque de son premier ministère, l’opinion publique en France, dans la haute société, semblait une reine sans tache, et à laquelle un homme d’État, qui voulait le bien, n’avait, pour marcher droit, qu’à se confier sans réserve. Là fut l’illusion de M. Necker, et ce en quoi il parut qu’il n’était qu’un homme d’infiniment d’esprit, non un véritable grand ministre. Parmi ses collègues, il en était dès lors de plus clairvoyants que lui. M. de Vergennes, dans un mémoire confidentiel adressé au roi, s’attachant à définir l’espèce de calme, si difficile à ménager, dont jouissait alors la France, le caractérisait en ces mots : « Il n’y a plus de clergé, ni de noblesse, ni de tiers état en France ; la distinction est fictive, purement représentative, et sans autorité réelle. Le monarque parle, tout est peuple, et tout obéit » ; c’est-à-dire que, par suite du relâchement excessif des pouvoirs, de l’affaiblissement des mœurs et d’une sorte de dissolution lente et universelle, il n’y avait plus en France alors de digue véritable et solide entre la masse entière de la nation et le roi ; que les divers corps et ordres de l’État n’avaient plus de force pour subsister par eux-mêmes et pour résister, le jour où ils seraient mis sérieusement en question, et qu’il n’y avait plus qu’un trône debout, au milieu d’une plaine immense, d’une plaine mobile. Or, qu’était-ce que l’opinion publique dans un pareil État ? Un souffle vague, qui, tant qu’il était favorable et doux, donnait l’idée du calme de l’Océan, mais qui, dès qu’il s’égarerait et s’irriterait, devait soulever la tempête.

M. Necker, en présence de cette opinion dont il ne se défiait pas, songeait sans doute avant tout à faire le bien, à condition qu’il le ferait à son plus grand honneur personnel et à sa plus grande gloire. En publiant son fameux Compte rendu au roi (janvier 1781), et en appelant ainsi, lui ministre, tout le public à discuter ces matières difficiles, il ne put résister à l’idée de se glorifier lui-même et de se féliciter de ses premiers succès plutôt que de s’appliquer à les poursuivre en silence et à les consolider pour l’avenir. Il se plaisait à se présenter, dès les premières lignes de ce Compte rendu, comme un homme de renoncement et de sacrifice ; il était capable de bien des sacrifices en effet, excepté de celui de la louange qu’il avait à en recueillir.

Sorti du ministère où il ne devait rentrer que sept ans plus tard et quand les circonstances seraient trop fortes pour lui, il continua de vivre dans la société, au milieu d’une faveur et d’une adulation presque universelles39. Il écrivit d’abord sur l’administration et sur la politique ; mais bientôt, cherchant dans ses instincts méditatifs une diversion plus haute et plus vaste aux ennuis de l’inaction, il fit son livre De l’importance des idées religieuses et combattit les fausses doctrines répandues autour de lui. Dans l’intervalle, il avait eu l’idée d’écrire sur les hommes et sur leurs caractères en société, et, quoiqu’il n’ait laissé sur ce sujet que des remarques éparses et des fragments de Pensées, il s’y est assez bien peint par un côté imprévu pour que j’y insiste ici. M. Necker moraliste est un écrivain très fin, très piquant, et trop oublié.

Pour bien connaître les hommes, pensait-il, il faut avoir traversé trois états de la vie absolument différents : « l’état d’infériorité qui vous donne le besoin de plaire aux autres, le besoin de les étudier ; l’état d’égal à égal, qui vous appelle à les connaître dans toute la liberté de leurs passions ; l’état de supériorité qui vous donne l’occasion de les observer dans leur marche circonspecte, dans leurs tâtonnements et dans leurs manèges ». Il croyait remplir ces trois conditions parfaitement, et avoir observé l’homme dans toutes les perspectives. Mais il semble, à la manière dont il en parle, qu’il ne l’avait observé que de haut.

Quoique le moi soit un sujet de conversation interdit, il pensait pourtant que « c’est le seul que la plupart des hommes aient bien étudié, le seul où ils aient fait des découvertes » ; et il disait comme Montaigne, avec quelque variante :

Laissez-les vous confier l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, et ils vous amuseront plus qu’en répétant, après tant d’autres, les lieux communs de la vie. — C’est de leur chose, pensait-il encore, de leurs intérêts, de leur vanité régnante qu’il faut les entretenir, si l’on veut voir leurs traits s’animer, leur voix s’accentuer, leurs bras se débattre, si l’on veut faire aller le pantin et jouir de ses mouvements.

Les Pensées de M. Necker ne ressemblent ni aux Maximes de La Rochefoucauld ni aux Pensées de Vauvenargues ; elles n’ont ni la généralité ni la grandeur, excepté quelques-unes qui semblent plutôt des chapitres détachés et qui iraient aussi bien dans un ouvrage de morale ou de religion. Ses remarques proprement dites sont plus particulières ; elles sont faites en société, et en songeant à tel ou tel cas particulier. Ce sont des pensées-anecdotes, si je puis dire ; on sent qu’il y a là-dessous un ou plusieurs noms propres, qu’il a sous-entendus ; par exemple :

On pourrait se former une idée du principal caractère d’un homme en remarquant seulement les mots parasites qui lui échappent habituellement. Franchement est un mot souvent employé par une personne dissimulée, sans façon par un homme exigeant. Le flatteur dit à, tout propos, on peut me croire ; l’homme méticuleux, parlons net ; le pointilleux, qu’importe ? On pourrait, en s’amusant, varier beaucoup ces exemples. J’ai connu un long discoureur qui, voulant cacher son défaut aux autres et à lui-même, disait enfin dès la première phrase.

Bon de cœur, mais dédaigneux et peu indulgent d’esprit, très subtil et très nuancé d’observation, il avait beaucoup réfléchi sur les sots dont, selon lui, la race foisonne en cet univers. Il pensait qu’il était difficile à chacun d’avoir de soi-même l’opinion qu’il en doit avoir :

Les hommes qui ont une parfaite opinion d’eux-mêmes sont des heureux ridicules. Les hommes qui se querellent sans cesse sont des infortunés estimables. On observe difficilement un juste milieu. Il faudrait se regarder à distance et se juger sans amour, sans aigreur, et comme une simple connaissance.

Même en se jugeant de la sorte et à titre de simple connaissance, il semble que M. Necker n’ait jamais été mécontent de lui.

Le petit essai de sa façon qu’il intitula Le Bonheur des sots circula dans la société au xviiie  siècle et y fut extrêmement goûté. Bien des gens, aujourd’hui, qui sont brouillés avec M. Necker pour ses ministères, se réconcilieraient avec lui, s’ils lisaient ce piquant essai où un homme réputé grave se montre aussi fin persifleur que pouvait l’être Rulhière. Ils apprendraient à y connaître un M. Necker qui n’était pas du tout ennuyeux. M. Necker pose en principe que, « pour être heureux, il faut être un sot ». La sottise, selon lui, est comme ce premier vêtement de peau que Dieu fit à Adam et à Ève avant de les chasser du Paradis : « Cette robe de peau qui doit couvrir notre nudité, ce sont les erreurs agréables, c’est la douce confiance, c’est l’intrépide opinion de nous-mêmes ; dons heureux auxquels notre corruption a donné le nom de sottise, et que notre ingratitude cherche à méconnaître. » Et il énumère tous les trésors qui y sont renfermés. Par exemple, le sot n’acquiert jamais d’expérience ; il vivrait deux cents ans, que la nature serait pour lui toujours jeune et pleine de fraîcheur ; il ne lie pas ses idées ; il va et court à travers tout, le dernier jour comme le premier ; il est jusqu’à la fin dans l’imprévu et dans le bonheur de l’enfance. Autre bonheur : un sot ne doute jamais ; il n’est jamais assailli par la multitude des idées et des points de vue, ni en proie à l’indécision, ce tourment des gens d’esprit. Le caractère distinctif de la sottise est de prendre toujours les limites de sa vue pour les bornes de ce qui est. On devine le parti qu’une plume froidement railleuse a pu tirer de ce canevas. Tout cela est dit en persiflant et avec ironie bien plus qu’avec gaieté. Dans un piquant post-scriptum, M. Necker remarque qu’il y a pourtant un demi-degré de sottise qui rend très malheureux ceux qui l’ont reçu en partage : les sots qui soupçonnent qu’ils pourraient bien l’être un peu, les sots qui s’entrevoient sont aussi malheureux que les sots d’abondance le sont peu. Malgré cette restriction qui ne vint qu’après coup, la théorie générale subsiste, et il y a décidément un proverbe qui manque : Heureux comme un sot. Ce joli chapitre, qui tient de Fontenelle et de Marivaux encore plus que de La Bruyère, amusa beaucoup au xviiie  siècle, et chacun crut y reconnaître son voisin. Après l’avoir lu, il reste toujours une difficulté pour moi : comment concilier chez l’auteur une si fine et, au fond, une si méprisante description de la sottise réputée par lui presque universelle depuis Adam, avec ce grand respect pour l’humanité en masse et avec ce culte si continuel de l’opinion présente ? Je sais que M. Necker ne prétendait relever que de la chambre haute de l’opinion, mais est-ce que la sottise, telle qu’il l’entendait, n’y pénétrait pas tout comme ailleurs ?

Il est un chapitre de M. Necker moraliste qui me semble aujourd’hui à préférer à son Bonheur des sots, ou du moins qui est plus intéressant pour nous : c’est un Fragment sur les usages de la société française en 1786. Imaginez un petit tableau à la plume, le plus fini, le plus pointillé, le plus chinois pour la minutieuse exactitude, et qui nous rend les diverses nuances de politesse, de cérémonie et d’égards dans le grand monde du règne de Louis XVI, tout à la veille de la Révolution. Là où l’opinion supprimait l’étiquette et affectait déjà de dire qu’il n’y avait plus de rangs, le grand art et le comble de l’habileté était de les maintenir et de les observer par une gradation de manières presque imperceptible : c’est ce que M. Necker appelle la « législation des sous-entendus », et il trouve des expressions pour nous la traduire :

… La souveraine habileté d’une maîtresse de maison, et peut-être son plaisir, si elle est en même temps grande dame, c’est de laisser voir qu’elle entend toutes ces différences, mais de le faire avec délicatesse, afin de ne donner à personne un juste sujet de plainte. Une grande dame qui tient cercle a toujours une place marquée vers un des coins de sa cheminée ; son fauteuil, d’une structure particulière, doit paraître simple, mais commode, afin d’admettre en supposition qu’elle ne dérange rien à ses habitudes. Un métier de tapisserie, qu’on peut avancer ou reculer sans peine, est habituellement devant elle, et ses bras posés sur une tenture toujours commencée, afin qu’on n’y aperçoive aucun motif, elle passe et repasse une aiguille avec une noble nonchalance. Ce métier dispense la maîtresse de la maison de se lever entièrement ou de le faire trop vulgairement lorsque des personnes nouvelles entrent dans son appartement pour lui rendre visite. Il y a des exceptions cependant, mais fort rares, et c’est alors un grand honneur réservé ou aux princes du sang, ou aux femmes étrangères de la première distinction, ou aux généraux qui viennent de gagner une bataille, ou à un ministre en crédit, à la condition cependant pour celui-ci, qu’il soit assez considéré pour laisser en doute si ce n’est pas à son mérite seul qu’on rend hommage. On fait aussi un accueil particulier, mais de simple prévenance, aux personnes d’une existence incertaine dans le monde, et qu’on veut rassurer ; mais, si elles s’y méprennent, une interrogation d’un ton détaché, et se terminant en accent aigu, les avertit qu’elles ont pris trop tôt de la confiance…

La manière d’entrer dans un salon, et cette façon dont chacun séparément s’étudie à prendre le rang et l’attitude qu’il croit lui convenir, ne sont pas rendus par M. Necker avec moins de distinction et de délicatesse :

Je choisirai toujours les femmes pour exemple, dit-il, parce qu’elles sont plus particulièrement destinées à la garde des vanités, et que les hommes semblent eux-mêmes l’avoir voulu ainsi. Elles ont, dès leur entrée dans un salon, une manière de saluer, une manière de s’asseoir, une manière de regarder autour d’elles, qui désigne déjà leur degré de confiance, et ce qu’elles pensent de leur proportion avec les autres. Elles s’expliquent aussi par une sorte de traînement ou de langueur dans la voix, et par un laisser-aller plus ou moins prononcé ; et, quand elles veulent montrer divers genres d’égards, elles savent tout exprimer par le mode varié de leur révérence ; mode qui s’étend par des nuances infinies, depuis l’accompagnement d’une seule épaule, qui est presque une impertinence, jusqu’à cette révérence noble et respectueuse que si peu de femmes, même de la Cour, savent bien faire. Ce plié lent, les yeux baissés, la taille droite, et une manière de se relever en regardant alors modestement la personne, et en jetant avec grâce le corps en arrière ; tout cela est plus fin, plus délicat que la parole, mais très expressif comme marque de respect.

Il y a encore le moment où l’on passe du salon dans la salle à manger qui est une épreuve périlleuse, et qui devient le signal du grand conflit pour les amours-propres : il est merveilleusement décrit. Ceux qui seraient curieux de lire en entier ce petit chapitre le trouveront au tome XV des Œuvres de M. Necker. Il a saisi et rendu ces détails de société avec la curiosité du physicien qui observerait le phénomène de la rosée ou celui de la cristallisation, ou comme le Genevois Huber observait les abeilles ; un Français n’aurait pas eu l’idée de considérer ni de décrire de la sorte les choses de son propre monde. La langue, cette fois, a servi l’écrivain observateur avec une précision rare ; il était en face de son objet, et il a fait son dessin trait pour trait. — Il me semble que j’ai donné aujourd’hui., et pour commencer, un M. Necker assez diversifié : je n’ai pas encore achevé de faire le tour de l’homme, pour parler son langage.