Remarques finales
Mécanique et mystique
Un des résultats de notre analyse a été de distinguer profondément, dans le domaine social, le clos de l’ouvert. La société close est celle dont les membres se tiennent entre eux, indifférents au reste des hommes, toujours prêts à attaquer ou à se défendre, astreints enfin à une attitude de combat. Telle est la société humaine quand elle sort des mains de la nature. L’homme était fait pour elle, comme la fourmi pour la fourmilière. Il ne faudrait pas forcer l’analogie ; nous devons pourtant remarquer que les communautés d’hyménoptères sont au bout de l’une des deux principales lignes de l’évolution animale, comme les sociétés humaines à l’extrémité de l’autre, et qu’en ce sens elles se font pendant. Sans doute les premières ont une forme stéréotypée, tandis que les autres varient ; celles-là obéissent à l’instinct, celles-ci à l’intelligence. Mais si la nature, précisément parce qu’elle nous a faits intelligents, nous a laissés libres de choisir jusqu’à un certain point notre type d’organisation sociale, encore nous a-t-elle imposé de vivre en société. Une force de direction constante, qui est à l’âme ce que la pesanteur est au corps, assure la cohésion du groupe en inclinant dans un même sens les volontés individuelles. Telle est l’obligation morale. Nous avons montré qu’elle peut s’élargir dans la société qui s’ouvre, mais qu’elle avait été faite pour une société close. Et nous avons montré aussi comment une société close ne peut vivre, résister à certaine action dissolvante de l’intelligence, conserver et communiquer à chacun de ses membres la confiance indispensable, que par une religion issue de la fonction fabulatrice. Cette religion, que nous avons appelée statique, et cette obligation, qui consiste en une pression, sont constitutives de la société close.
De la société close à la société ouverte, de la cité à l’humanité, on ne passera jamais par voie d’élargissement. Elles ne sont pas de même essence. La société ouverte est celle qui embrasserait en principe l’humanité entière. Rêvée, de loin en loin, par des âmes d’élite, elle réalise chaque fois quelque chose d’elle-même dans des créations dont chacune, par une transformation plus ou moins profonde de l’homme, permet de surmonter des difficultés jusque-la insurmontables. Mais après chacune aussi se referme le cercle momentanément ouvert. Une partie du nouveau s’est coulée dans le moule de l’ancien ; l’aspiration individuelle est devenue pression sociale ; l’obligation couvre le tout. Ces progrès se font-ils dans une même direction ? Il sera entendu que la direction est la même, du moment qu’on est convenu de dire que ce sont des progrès. Chacun d’eux se définira en effet alors un pas en avant. Mais ce ne sera qu’une métaphore, et s’il y avait réellement une direction préexistante le long de laquelle on se fût contenté d’avancer, les rénovations morales seraient prévisibles ; point ne serait besoin, pour chacune d’elles, d’un effort créateur. La vérité est qu’on peut toujours prendre la dernière, la définir par un concept, et dire que, les autres contenaient une plus ou moins grande quantité de ce que son concept renferme, que toutes étaient par conséquent un acheminement à elle. Mais les choses ne prennent cette forme que rétrospectivement ; les changements étaient qualitatifs et non pas quantitatifs ; ils défiaient toute prévision. Par un côté cependant ils présentaient en eux-mêmes, et non pas seulement dans leur traduction conceptuelle, quelque chose de commun. Tous voulaient ouvrir ce qui était clos ; le groupe, qui depuis la précédente ouverture se repliait sur lui-même, était ramené chaque fois à l’humanité. Allons plus loin : ces efforts successifs n’étaient pas précisément la réalisation progressive d’un idéal, puisque aucune idée, forgée par anticipation, ne pouvait représenter un ensemble d’acquisitions dont chacune, en se créant, créerait son idée à elle ; et pourtant la diversité des efforts se résumerait bien en quelque chose d’unique : un élan, qui avait donné des sociétés closes parce qu’il ne pouvait plus entraîner la matière, mais que va ensuite chercher et reprendre, à défaut de l’espèce, telle ou telle individualité privilégiée. Cet élan se continue ainsi par l’intermédiaire de certains hommes, dont chacun se trouve constituer une espèce composée d’un seul individu. Si l’individu en a pleine conscience, si la frange d’intuition qui entoure son intelligence s’élargit assez pour s’appliquer tout le long de son objet, c’est la vie mystique. La religion dynamique qui surgit ainsi s’oppose à la religion statique, issue de la fonction fabulatrice, comme la société ouverte à la société close. Mais de même que l’aspiration morale nouvelle ne prend corps qu’en empruntant à la société close sa forme naturelle, qui est l’obligation, ainsi la religion dynamique ne se propage que par des images et des symboles que fournit la fonction fabulatrice. Inutile de revenir sur ces différents points. Nous voulions simplement appuyer sur la distinction que nous avions faite entre la société ouverte et la société close.
Qu’on se concentre sur elle, et l’on verra de gros problèmes s’évanouir, d’autres se poser en termes nouveaux. Quand on fait la critique ou l’apologie de la religion, tiento-n toujours compte de ce que la religion a de spécifiquement religieux ? On s’attache ou l’on s’attaque à des récits dont elle a peut-être besoin pour obtenir un état d’âme qui se propage ; mais la religion est essentiellement cet état lui-même. On discute les définitions qu’elle pose et les théories qu’elle expose ; elle s’est servie en effet d’une métaphysique pour se donner un corps ; mais elle aurait pu à la rigueur en prendre un autre, et même n’en prendre aucun. L’erreur est de croire qu’on passe, par accroissement ou perfectionnement, du statique au dynamique, de la démonstration ou de la fabulation, même véridique, à l’intuition. On confond ainsi la chose avec son expression ou son symbole. Telle est l’erreur ordinaire d’un intellectualisme radical. Nous la retrouvons quand nous passons de la religion à la morale. Il y a une morale statique, qui existe en fait, à un moment donné, dans une société donnée, elle s’est fixée dans les mœurs, les idées, les institutions ; son caractère obligatoire se ramène, en dernière analyse, à l’exigence, par la nature, de la vie en commun. Il y a d’autre part une morale dynamique, qui est élan, et qui se rattache à la vie en général, créatrice de la nature qui a créé l’exigence sociale. La première obligation, en tant que pression, est infra-rationnelle. La seconde, en tant qu’aspiration, est supra-rationnelle. Mais l’intelligence survient. Elle cherche le motif de chacune des prescriptions, c’est-à-dire son contenu intellectuel ; et comme elle est systématique, elle croit que le problème est de ramener tous les motifs moraux à un seul. Elle n’a d’ailleurs que l’embarras du choix. Intérêt général, intérêt personnel, amour-propre, sympathie, pitié, cohérence rationnelle, etc., il n’est aucun principe d’action dont on ne puisse déduire à peu près la morale généralement admise. Il est vrai que la facilité de l’opération, et le caractère simplement approximatif du résultat qu’elle donne, devraient nous mettre en garde contre elle. Si des règles de conduite presque identiques se tirent tant bien que mal de principes aussi différents, c’est probablement qu’aucun des principes n’était pris dans ce qu’il avait de spécifique. Le philosophe était allé le cueillir dans le milieu social, où tout se compénètre, où l’égoïsme et la vanité sont lestés de sociabilité : rien d’étonnant alors à ce qu’il retrouve en chacun d’eux la morale qu’il y a mise ou laissée. Mais la morale elle-même reste inexpliquée, puisqu’il aurait fallu creuser la vie sociale en tant que discipline exigée par la nature, et creuser la nature elle-même en tant que créée par la vie en général. On serait ainsi arrivé à la racine même de la morale, que cherche vainement le pur intellectualisme : celui-ci ne peut que donner des conseils, alléguer des raisons, que rien ne nous empêchera de combattre par d’autres raisons. A vrai dire, il sous-entend toujours que le motif invoqué par lui est « préférable » aux autres, qu’il y a entre les motifs des différences de valeur, qu’il existe un idéal général auquel rapporter le réel. Il se ménage donc un refuge dans la théorie platonicienne, avec une Idée du Bien qui domine toutes les autres : les raisons d’agir s’échelonneraient au-dessous de l’Idée du Bien, les meilleures étant celles qui s’en rapprochent le plus ; l’attrait du Bien serait le principe de l’obligation. Mais on est alors très embarrassé pour dire à quel si-ne nous reconnaissons qu’une conduite est plus ou moins proche du Bien idéal : si on le savait, le signe serait l’essentiel et l’Idée du Bien deviendrait inutile. On aurait tout autant de peine à expliquer comment cet idéal crée une obligation impérieuse, surtout l’obligation la plus stricte de toutes, celle qui s’attache à la coutume dans les sociétés primitives essentiellement closes. La vérité est qu’un idéal ne peut devenir obligatoire s’il n’est déjà agissant ; et ce n’est pas alors son idée qui oblige, c’est son action. Ou plutôt, il n’est que le mot par lequel nous désignons l’effet supposé ultime de cette action, sentie comme continue, le terme hypothétique du mouvement qui déjà nous soulève. Au fond de toutes les théories nous retrouvons donc les deux illusions que nous avons maintes fois dénoncées. La première, très générale, consiste à se représenter le mouvement comme la diminution graduelle d’un intervalle entre la position du mobile, (lui est une immobilité, et son terme supposé atteint, qui est immobilité aussi, alors que les positions ne sont que des vues de l’esprit sur le mouvement indivisible : d’où l’impossibilité de rétablir la mobilité vraie, c’est-à-dire ici les aspirations et les pressions qui constituent indirectement ou directement l’obligation. La seconde concerne plus spécialement l’évolution de la vie. Parce qu’un processus évolutif a été observé à partir d’un certain point, on veut que ce point ait été atteint par le même processus évolutif, alors que l’évolution antérieure a pu être différente, alors qu’il a même pu ne pas y avoir jusque-là évolution. Parce que nous constatons un enrichissement graduel de la morale, nous voulons qu’il n’y ait pas de morale primitive, irréductible, apparue avec l’homme. Il faut pourtant poser cette morale originelle en même temps que l’espèce humaine, et se donner au début une société close.
Maintenant, la distinction entre le clos et l’ouvert, nécessaire pour résoudre ou supprimer les problèmes théoriques, peut-elle nous servir pratiquement ? Elle serait sans grande utilité, si la société close s’était toujours constituée en se refermant après s’être momentanément ouverte. On aurait beau remonter alors indéfiniment dans le passé, on n’arriverait jamais au primitif ; le naturel ne serait qu’une consolidation de l’acquis. Mais, nous venons de le dire, la vérité est tout autre. Il y a une nature fondamentale, et il y a des acquisitions qui, se superposant à la nature, l’imitent sans se confondre avec elle. De proche en proche, on se transporterait à une société close originelle, dont le plan général adhérait au dessin de notre espèce comme la fourmilière à la fourmi, avec cette différence toutefois que dans le second cas c’est le détail de l’organisation sociale qui est donné par avance, tandis que dans l’autre il y a seulement les grandes lignes, quelques directions, juste assez de préfiguration naturelle pour assurer tout de suite aux individus un milieu social approprié. La connaissance de ce plan n’offrirait sans doute aujourd’hui qu’un intérêt historique si les dispositions en avaient été éliminées par d’autres. Mais la nature est indestructible. On a eu tort de dire « Chassez le naturel, il revient au galop », car le naturel ne se laisse pas chasser. Il est toujours là. Nous savons ce qu’il faut penser de la transmissibilité des caractères acquis. Il est peu probable qu’une habitude se transmette jamais : si le fait se produit, il tient à la rencontre accidentelle d’un si grand nombre de conditions favorables qu’il ne se répétera sûrement pas assez pour implanter l’habitude dans l’espèce. C’est dans les mœurs, dans les institutions, dans le langage même que se déposent les acquisitions morales ; elles se communiquent ensuite par une éducation de tous les instants ; ainsi passent de génération en génération des habitudes qu’on finit par croire héréditaires. Mais tout conspire à encourager l’interprétation fausse : un amour-propre mal placé, un optimisme superficiel, une méconnaissance de la vraie nature du progrès, enfin et surtout une confusion très répandue entre la tendance innée, qui est transmissible en effet du parent à l’enfant, et l’habitude acquise qui s’est souvent greffée sur la tendance naturelle. Il n’est pas douteux que cette croyance ait pesé sur la science positive elle-même, qui l’a acceptée du sens commun malgré le nombre restreint et le caractère discutable des faits invoqués à l’appui, et qui l’a renvoyée alors au sens commun en la renforçant de son autorité indiscutée. Rien de plus instructif à cet égard que l’œuvre biologique et psychologique de Herbert Spencer. Elle repose à peu près entièrement sur l’idée de la transmission héréditaire des caractères acquis. Et elle a imprégné, au temps de sa popularité, l’évolutionnisme des savants. Or elle n’était chez Spencer que la généralisation d’une thèse, présentée dans ses premiers travaux, sur le progrès social : l’étude des sociétés l’avait d’abord exclusivement préoccupé ; il ne devait venir que plus tard aux phénomènes de la vie. De sorte qu’une sociologie qui s’imagine emprunter à la biologie l’idée d’une transmission héréditaire de l’acquis ne fait que reprendre ce qu’elle avait prêté. La thèse philosophique indémontrée a pris un faux air d’assurance scientifique en passant par la science, mais elle reste philosophie, et elle est plus loin que jamais d’être démontrée. Tenons-nous en donc aux faits que l’on constate et aux probabilités qu’ils suggèrent : nous estimons que si l’on éliminait de l’homme actuel ce qu’a déposé en lui une éducation de tous les instants, on le trouverait identique, ou à peu près, à ses ancêtres les plus lointains 22.
Quelle conclusion tirer de là ? Puisque les dispositions de l’espèce subsistent, immuables, au fond de chacun de nous, il est impossible que le moraliste et le sociologue n’aient pas à en tenir compte. Certes, il n’a été donné qu’à un petit nombre de creuser d’abord sous l’acquis, puis sous la nature, et de se replacer dans l’élan même de la vie. Si un tel effort pouvait se généraliser, ce n’est pas à l’espèce humaine, ni par conséquent à une société close, que l’élan se fût arrêté comme à une impasse. Il n’en est pas moins vrai que ces privilégiés voudraient entraîner avec eux l’humanité ; ne pouvant communiquer à tous leur état d’âme dans ce qu’il a de profond, ils le transposent superficiellement ; ils cherchent une traduction du dynamique en statique, que la société soit à même d’accepter et de rendre définitive par l’éducation. Or, ils n’y réussiront que dans la mesure où ils auront pris en considération la nature. Cette nature, l’humanité dans son ensemble ne saurait la forcer. Mais elle peut la tourner. Et elle ne la tournera que si elle en connaît la configuration. La tâche serait malaisée, s’il fallait se lancer pour cela dans l’étude de la psychologie en général. Mais il ne s’agit que d’un point particulier : la nature humaine en tant que prédisposée à une certaine forme sociale. Nous disons qu’il y a une société humaine naturelle, vaguement préfigurée en nous, que la nature a pris soin de nous en fournir par avance le schéma, toute latitude étant laissée à notre intelligence et à notre volonté pour suivre l’indication. Ce schéma vague et incomplet correspondrait, dans le domaine de l’activité raisonnable et libre, à ce qu’est le dessin cette fois précis de la fourmilière ou de la ruche dans le cas de l’instinct, à l’autre point terminus de l’évolution. Il y aurait donc seulement un schéma simple à retrouver.
Mais comment le retrouver, puisque l’acquis recouvre le naturel ? Nous serions embarrassé pour répondre, si nous devions fournir un moyen de recherche applicable automatiquement. La vérité est qu’il faut procéder par tâtonnement et recoupement, suivre à la fois plusieurs méthodes différentes dont chacune ne mènerait qu’à des possibilités ou des probabilités : interférant entre eux, les résultats se neutraliseront ou se renforceront mutuellement ; il y aura vérification et correction réciproques. Ainsi, l’on tiendra compte des « primitifs », sans oublier qu’une couche d’acquisitions recouvre aussi chez eux la nature, encore qu’elle soit peut-être moins épaisse que chez nous. On observera les enfants, sans oublier que la nature a pourvu aux différences d’âge, et que le naturel enfantin n’est pas nécessairement le naturel humain ; surtout, l’enfant est imitateur, et ce qui nous paraît chez lui spontané est souvent l’effet d’une éducation que nous lui donnons sans y prendre garde. Mais la source d’information par excellence sera l’introspection. Nous devrons aller à la recherche de ce fond de sociabilité, et aussi d’insociabilité, qui apparaîtrait à notre conscience si la société constituée n’avait mis en nous les habitudes et dispositions qui nous adaptent à elle. Nous n’en avons plus la révélation que de loin en loin, dans un éclair. Il faudra la rappeler et la fixer.
Disons d’abord que l’homme avait été fait pour de très petites sociétés. Que telles aient été les sociétés primitives, on l’admet généralement. Mais il faut ajouter que l’ancien état d’âme subsiste, dissimulé sous des habitudes sans lesquelles il n’y aurait pas de civilisation. Refoulé, impuissant, il demeure pourtant dans les profondeurs de la conscience. S’il ne va pas jusqu’à obtenir des actes, il manifeste par des paroles. Dans une grande nation, des communes peuvent être administrées à la satisfaction générale ; mais quel est le gouvernement que les gouvernés se décideront à déclarer bon ? Ils croiront le louer suffisamment quand ils diront que c’est le moins mauvais de tous, et en ce sens seulement le meilleur. C’est qu’ici le mécontentement est congénital. Remarquons que l’art de gouverner un grand peuple est le seul pour lequel il n’y ait pas de technique préparatoire, pas d’éducation efficace, surtout s’il s’agit des plus hauts emplois. L’extrême rareté des hommes politiques de quelque envergure tient à ce qu’ils doivent résoudre à tout moment, dans le détail, un problème que l’extension prise par les sociétés a peut-être rendu insoluble. Étudiez l’histoire des grandes nations modernes : vous y trouverez nombre de grands savants, de grands artistes, de grands soldats, de grands spécialistes en toute matière, — mais combien de grands hommes d’État ?
La nature, qui a voulu de petites sociétés, a pourtant ouvert la porte à leur agrandissement. Car elle a voulu aussi la guerre, ou du moins elle a fait à l’homme des conditions de vie qui rendaient la guerre inévitable. Or, des menaces de guerre peuvent déterminer plusieurs petites sociétés à s’unir pour parer au danger commun. Il est vrai que ces unions sont rarement durables. Elles aboutissent en tout cas à un assemblage de sociétés qui est du même ordre de grandeur que chacune d’elles. C’est plutôt dans un autre sens que la guerre est à l’origine des empires. Ils sont nés de la conquête. Même si la guerre ne visait pas la conquête d’abord, c’est à une conquête qu’elle aboutit, tant le vainqueur juge commode de s’approprier les terres du vaincu, et même les populations, pour tirer profit de leur travail. Ainsi se formèrent jadis les grands empires asiatiques. Tous tombèrent en décomposition, sous des influences diverses, en réalité parce qu’ils étaient trop grands pour vivre. Quand le vainqueur concède aux populations subjuguées une apparence d’indépendance, l’assemblage dure plus longtemps : témoin l’empire romain. Mais que l’instinct primitif subsiste, qu’il exerce une action disruptive, cela n’est pas douteux. On n’a qu’à le laisser faire, et la construction politique s’écroule. C’est ainsi que la féodalité surgit dans des pays différents, à la suite d’événements différents, dans des conditions différentes ; il n’y eut de commun que la suppression de la force qui empêchait la société de se disloquer ; la dislocation se fit alors d’elle-même. Si de grandes nations ont pu se constituer solidement dans les temps modernes, c’est parce que la contrainte, force de cohésion s’exerçant du dehors et d’en haut sur l’ensemble, a cédé peu à peu la place à un principe d’union qui monte du fond de chacune des sociétés élémentaires assemblées, c’est-à-dire de la région même des forces disruptives auxquelles il s’agit d’opposer une résistance ininterrompue. Ce principe, seul capable de neutraliser la tendance à la désagrégation, est le patriotisme. Les anciens l’ont bien connu ; ils adoraient la patrie, et c’est un de leurs poètes qui a dit qu’il était doux de mourir pour elle. Mais il y a loin de cet attachement à la cité, groupement encore placé sous l’invocation du dieu qui l’assistera dans les combats, au patriotisme qui est une vertu de paix autant que de guerre, qui peut se teinter de mysticité mais qui ne mêle à sa religion aucun calcul, qui couvre un grand pays et soulève une nation, qui aspire à lui ce qu’il y a de meilleur dans les âmes, enfin qui s’est composé lentement, pieusement, avec des souvenirs et des espérances, avec de la poésie et de l’amour, avec un peu de toutes les beautés morales qui sont sous le ciel, comme le miel avec les fleurs. Il fallait un sentiment aussi élevé, imitateur de l’état mystique, pour avoir raison d’un sentiment aussi profond que l’égoïsme de la tribu.
Maintenant, quel est le régime d’une société qui sort des mains de la nature ? Il est possible que l’humanité ait commencé en fait par des groupements familiaux, dispersés et isolés. Mais ce n’étaient là que des sociétés embryonnaires, et le philosophe ne doit pas plus y chercher les tendances essentielles de la vie sociale que le naturaliste ne se renseignerait sur les habitudes d’une espèce en ne s’adressant qu’à l’embryon. Il faut prendre la société au moment où elle est complète, c’est-à-dire capable de se défendre, et par conséquent, si petite soit-elle, organisée pour la guerre. Quel sera donc, en ce sens précis, son régime naturel ? Si ce n’était profaner les mots grecs que de les appliquer à une barbarie, nous dirions qu’il est monarchique ou oligarchique, probablement les deux à la fois. Ces régimes se confondent à l’état rudimentaire : il faut un chef, et il n’y a pas de communauté sans des privilégiés qui empruntent au chef quelque chose de son prestige, ou qui le lui donnent, ou plutôt qui le tiennent, avec lui, de quelque puissance surnaturelle. Le commandement est absolu d’un côté, l’obéissance est absolue de l’autre. Nous avons dit bien des fois que les sociétés humaines et les sociétés d’hyménoptères occupaient les extrémités des deux lignes principales de l’évolution biologique. Dieu nous garde de les assimiler entre elles ! l’homme est intelligent et libre. Mais il faut toujours se rappeler que la vie sociale était comprise dans le plan de structure de l’espèce humaine comme dans celui de l’abeille, qu’elle était nécessaire, que la nature n’a pas pu s’en remettre exclusivement à nos volontés libres, que dès lors elle a dû faire en sorte qu’un seul ou quelques-uns commandent, que les autres obéissent. Dans le monde des insectes, la diversité des fonctions sociales est liée à une différence d’organisation ; il y a « polymorphisme ». Dirons-nous alors que dans les sociétés humaines il y a « dimorphisme », non plus physique et psychique à la fois comme chez l’insecte, mais psychique seulement ? Nous le croyons, a condition toutefois qu’il soit entendu que ce dimorphisme ne sépare pas les hommes en deux catégories irréductibles, les uns naissant chefs et les autres sujets. L’erreur de Nietzsche fut de croire à une séparation de ce genre : d’un côté les « esclaves », de l’autre les « maîtres ». La vérité est que le dimorphisme fait le plus souvent de chacun de nous, en même temps, un chef qui a l’instinct de commander et un sujet qui est prêt à obéir, encore que la seconde tendance l’emporte au point d’être seule apparente chez la plupart des hommes. Il est comparable à celui des insectes en ce qu’il implique deux organisations, deux systèmes indivisibles de qualités (dont certaines seraient des défauts aux yeux du moraliste) : nous optons pour l’un ou pour l’autre système, non pas en détail, comme il arriverait s’il s’agissait de contracter des habitudes, mais d’un seul coup, de façon kaléidoscopique, ainsi qu’il doit résulter d’un dimorphisme naturel, tout à fait comparable à celui de l’embryon qui a le choix entre les deux sexes. C’est de quoi nous avons la vision nette en temps de révolution. Des citoyens modestes, humbles et obéissants jusqu’alors, se réveillent un matin avec la prétention d’être des conducteurs d’hommes. Le kaléidoscope, qui avait été maintenu fixe, a tourné d’un cran, et il y a eu métamorphose. Le résultat est quelquefois bon : de grands hommes d’action se sont révélés, qui eux-mêmes ne se connaissaient pas. Mais il est généralement fâcheux. Chez des êtres honnêtes et doux surgit tout à coup une personnalité d’en bas, féroce, qui est celle d’un chef manqué. Et ici apparaît un trait caractéristique de l’« animal politique » qu’est l’homme.
Nous n’irons pas en effet jusqu’à dire qu’un des attributs du chef endormi au fond de nous soit la férocité. Mais il est certain que la nature, massacreuse des individus en même temps que génératrice des espèces, a dû vouloir le chef impitoyable si elle a prévu des chefs. L’histoire tout entière en témoigne. Des hécatombes inouïes, précédées des pires supplices, ont été ordonnées avec un parfait sang-froid par des hommes qui nous en ont eux-mêmes légué le récit, gravé sur la pierre. On dira que ces choses se passaient dans des temps très anciens. Mais si la forme a changé, si le christianisme a mis fin à certains crimes ou tout au moins obtenu qu’on ne s’en vantât pas, le meurtre est trop souvent resté la ratio ultima, quand ce n’est pas prima, de la politique. Monstruosité, sans doute, mais dont la nature est responsable autant que l’homme. La nature ne dispose en effet ni de l’emprisonnement ni de l’exil ; elle ne connaît que la condamnation à mort. Qu’on nous permette d’évoquer un souvenir. Il nous est arrivé de voir de nobles étrangers, venus de loin mais vêtus comme nous, parlant français comme nous, se promener, affables et aimables, au milieu de nous. Peu de temps après nous apprenions par un journal que, rentrés dans leur pays et affiliés à des partis différents, l’un des deux avait fait pendre l’autre. Avec tout l’appareil de la justice. Simplement pour se débarrasser d’un adversaire gênant. Au récit était jointe la photographie du gibet. Le correct homme du monde, à moitié nu, se balançait aux yeux de la foule. Vision d’horreur ! On était entre « civilisés », mais l’instinct politique originel avait fait sauter la civilisation pour laisser passer la nature. Des hommes qui se croiraient tenus de proportionner le châtiment à l’offense, s’ils avaient affaire à un coupable, vont tout de suite jusqu’à la mise à mort de l’innocent quand la politique a parlé. Telles, les abeilles ouvrières poignardent les mâles quand elles jugent que la ruche n’a plus besoin d’eux.
Mais laissons de côté le tempérament du « chef », et considérons les sentiments respectifs des dirigeants et des dirigés. Ces sentiments seront plus nets là où la ligne de démarcation sera plus visible, dans une société déjà grande mais qui se sera agrandie sans modification radicale de la « société naturelle ». La classe dirigeante, dans laquelle nous comprendrons le roi s’il y a un roi, peut s’être recrutée en cours de route par des méthodes différentes ; mais toujours elle se croit d’une race supérieure. Cela n’a rien d’étonnant. Ce qui le serait pour nous davantage, si nous n’étions avertis du dimorphisme de l’homme social, c’est que le peuple lui-même soit convaincu de cette supériorité innée. Sans doute l’oligarchie s’applique à en cultiver le sentiment. Si elle doit son origine à la guerre, elle croira et fera croire à des vertus militaires qui seraient chez elle congénitales, qui se transmettraient héréditairement. Elle conserve d’ailleurs une réelle supériorité de force, grâce à la discipline qu’elle s’impose, et aux mesures qu’elle prend pour empêcher la classe inférieure de s’organiser à son tour. L’expérience devrait pourtant montrer en pareil cas aux dirigés que les dirigeants sont faits comme eux. Mais l’instinct résiste. Il ne commence à céder que lorsque la classe supérieure elle-même l’y invite. Tantôt elle le fait involontairement, par une incapacité évidente, par des abus si criants qu’elle décourage la foi mise en elle. Tantôt l’invitation est volontaire, tels ou tels de ses membres se tournant contre elle, souvent par ambition personnelle, quelquefois par un sentiment de justice : penchés vers la classe inférieure, ils dissipent alors l’illusion qu’entretenait la distance. C’est ainsi que des nobles collaborèrent à la révolution de 1789, qui abolit le privilège de la naissance. D’une manière générale, l’initiative des assauts menés contre l’inégalité — justifiée ou injustifiée — est plutôt venue d’en haut, du milieu des mieux partagés, et non pas d’en bas, comme on aurait pu s’y attendre s’il n’y avait eu en présence que des intérêts de classe. Ainsi ce furent des bourgeois, et non pas des ouvriers, qui jouèrent le rôle prépondérant dans les révolutions de 1830 et de 1848, dirigées (la seconde surtout) contre le privilège de la richesse. Plus tard ce furent des hommes de la classe instruite qui réclamèrent l’instruction pour tous. La vérité est que si une aristocratie croit naturellement, religieusement, à sa supériorité native, le respect qu’elle inspire est non moins religieux, non moins naturel.
On comprend donc que l’humanité ne soit venue à la démocratie que sur le tard (car ce furent de fausses démocraties que les cités antiques, bâties sur l’esclavage, débarrassées par cette iniquité fondamentale des plus gros et des plus angoissants problèmes). De toutes les conceptions politiques c’est en effet la plus éloignée de la nature, la seule qui transcende, en intention au moins, les conditions de la « société close ». Elle attribue à l’homme des droits inviolables. Ces droits, pour rester inviolés, exigent de la part de tous une fidélité inaltérable au devoir. Elle prend donc pour matière un homme idéal, respectueux des autres comme de lui-même, s’insérant dans des obligations qu’il tient pour absolues, coïncidant si bien avec cet absolu qu’on ne peut plus dire si c’est le devoir qui confère le droit ou le droit qui impose le devoir. Le citoyen ainsi défini est à la fois « législateur et sujet », pour parler comme Kant. L’ensemble des citoyens, c’est-à-dire le peuple, est donc souverain. Telle est la démocratie théorique. Elle proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles sont meurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité. Qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour. On en découvrirait les origines sentimentales dans l’âme de Rousseau, les principes philosophiques dans l’œuvre de Kant, le fond religieux chez Kant et chez Rousseau ensemble : on sait ce que Kant doit à son piétisme, Rousseau à un protestantisme et à un catholicisme qui ont interféré ensemble. La Déclaration américaine d’indépendance (1776), qui servit de modèle à la Déclaration des droits de l’homme en 1791, a d’ailleurs des résonances puritaines : « Nous tenons pour évident… que tous les hommes ont été doués par leur Créateur de certains droits inaliénables… etc. » Les objections tirées du vague de la formule démocratique viennent de ce qu’on en a méconnu le caractère originellement religieux. Comment demander une définition précise de la liberté et de l’égalité, alors que l’avenir doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de conditions nouvelles où deviendront possibles des formes de liberté et d’égalité aujourd’hui irréalisables, peut-être inconcevables ? On ne peut que tracer des cadres, ils se rempliront de mieux en mieux si la fraternité y pourvoit. Ama, et fac quod vis. La formule d’une société non démocratique, qui voudrait que sa devise correspondît, terme à terme, à celle de la démocratie, serait « Autorité, hiérarchie, fixité ». Voilà donc la démocratie dans son essence. Il va sans dire qu’il y faut voir simplement un idéal, ou plutôt une direction où acheminer l’humanité. D’abord, c’est surtout comme protestation qu’elle s’est introduite dans le monde. Chacune des phrases de la Déclaration des droits de l’homme est un défi jeté à un abus. Il s’agissait d’en finir avec des souffrances intolérables. Résumant les doléances présentées dans les cahiers des États généraux, Émile Faguet a écrit quelque part que la Révolution ne s’était pas faite pour la liberté et l’égalité, mais simplement « parce qu’on crevait de faim ». A supposer que ce soit exact, il faudrait expliquer pourquoi c’est à partir d’un certain moment qu’on n’a plus voulu « crever de faim ». Il n’en est pas moins vrai que si la Révolution formula ce qui devait être, ce fut pour écarter ce qui était. Or il arrive que l’intention avec laquelle une idée a été lancée y reste invisiblement adhérente, comme à la flèche sa direction. Les formules démocratiques, énoncées d’abord dans une pensée de protestation, se sont ressenties de leur origine. On les trouve commodes pour empêcher, pour rejeter, pour renverser ; il est moins facile d’en tirer l’indication positive de ce qu’il faut faire. Surtout, elles ne sont applicables que si on les transpose, absolues et quasi évangéliques, en termes de moralité purement relative, ou plutôt d’intérêt général ; et la transposition risque toujours d’amener une incurvation dans le sens des intérêts particuliers. Mais il est inutile d’énumérer les objections élevées contre la démocratie et les réponses qu’on y fait. Nous avons simplement voulu montrer dans l’état d’âme démocratique un grand effort en sens inverse de la nature.
De la société naturelle nous venons en effet d’indiquer quelques traits. Ils se rejoignent, et lui composent une physionomie qu’on interprétera sans peine. Repliement sur soi, cohésion, hiérarchie, autorité absolue du chef, tout cela signifie discipline, esprit de guerre. La nature a-t-elle voulu la guerre ? Répétons, une fois de plus, que la nature n’a rien voulu, si l’on entend par volonté une faculté de prendre des décisions particulières. Mais elle ne peut poser une espèce animale sans dessiner implicitement les attitudes et mouvements qui résultent de sa structure et qui en sont les prolongements. C’est en ce sens qu’elle les a voulus. Elle a doté l’homme d’une intelligence fabricatrice. Au lieu de lui fournir des instruments, comme elle l’a fait pour bon nombre d’espèces animales, elle a préféré qu’il les construisît lui-même. Or l’homme a nécessairement la propriété de ses instruments, au moins pendant qu’il s’en sert. Mais puisqu’ils sont détachés de lui, ils peuvent lui être pris ; les prendre tout faits est plus facile que de les faire. Surtout, ils doivent agir sur une matière, servir d’armes de chasse ou de pêche, par exemple ; le groupe dont il est membre aura jeté son dévolu sur une forêt, un lac, une rivière ; et cette place, à son tour, un autre groupe pourra juger plus commode de s’y installer que de chercher ailleurs. Dès lors, il faudra se battre. Nous parlons d’une forêt où l’on chasse, d’un lac où l’on pêche : il pourra aussi bien être question de terres à cultiver, de femmes à enlever, d’esclaves à emmener. Comme aussi c’est par des raisons variées qu’on justifiera ce qu’on aura fait. Mais peu importent la chose que l’on prend et le motif qu’on se donne : l’origine de la guerre est la propriété, individuelle ou collective, et comme l’humanité est prédestinée à la propriété par sa structure, la guerre est naturelle. L’instinct guerrier est si fort qu’il est le premier à apparaître quand on gratte la civilisation pour retrouver la nature. On sait combien les petits garçons aiment à se battre. Ils recevront des coups. Mais ils auront eu la satisfaction d’en donner. On a dit avec raison que les jeux de l’enfant étaient les exercices préparatoires auxquels la nature le convie en vue de la besogne qui incombe à l’homme fait. Mais on peut aller plus loin, et voir des exercices préparatoires ou des jeux dans la plupart des guerres enregistrées par l’histoire. Quand on considère la futilité des motifs qui provoquèrent bon nombre d’entre elles, on pense aux duellistes de Marion Delorme qui s’entre-tuaient « pour rien, pour le plaisir », ou bien encore à l’Irlandais cité par Lord Bryce, qui ne pouvait voir deux hommes échanger des coups de poing dans la rue sans poser la question : « Ceci est-il une affaire privée, ou peut-on se mettre de la partie ? » En revanche, si l’on place à côté des querelles accidentelles les guerres décisives, qui aboutirent à l’anéantissement d’un peuple, on comprend que celles-ci furent la raison d’être de celles-là : il fallait un instinct de guerre, et parce qu’il existait en vue de guerres féroces qu’on pourrait appeler naturelles, une foule de guerres accidentelles ont eu lieu, simplement pour empêcher l’arme de se rouiller. — Qu’on songe maintenant à l’exaltation des peuples au commencement d’une guerre ! Il y a là sans doute lune réaction défensive contre la peur, une stimulation automatique des courages. Mais il y a aussi le sentiment qu’on était fait pour une vie de risque et d’aventure, comme si la paix n’était qu’une halte entre deux guerres. L’exaltation tombe bientôt, car la souffrance est grande. Mais si on laisse de côté la dernière guerre, dont l’horreur a dépassé tout ce qu’on croyait possible, il est curieux de voir comme les souffrances de la guerre s’oublient vite pendant la paix. On prétend qu’il existe chez la femme des mécanismes spéciaux d’oubli pour les douleurs de l’accouchement : un souvenir trop complet l’empêcherait de vouloir recommencer. Quelque mécanisme de ce genre semble vraiment fonctionner pour les horreurs de la guerre, surtout chez les peuples jeunes. — La nature a pris de ce côté d’autres précautions encore. Elle a interposé entre les étrangers et nous un voile habilement tissé d’ignorances, de préventions et de préjugés. Qu’on ne connaisse pas un pays où l’on n’est jamais allé, cela n’a rien d’étonnant. Mais que, ne le connaissant pas, on le juge, et presque toujours défavorablement, il y a là un fait qui réclame une explication. Quiconque a séjourné hors de son pays, et voulu ensuite initier ses compatriotes à ce que nous appelons une « mentalité » étrangère, a pu constater chez eux une résistance instinctive. La résistance n’est pas plus forte s’il s’agit d’un pays plus lointain. Bien au contraire, elle varierait plutôt en raison inverse de la distance. Ceux qu’on a le plus de chances de rencontrer sont ceux qu’on veut le moins connaître. La nature ne s’y fût pas prise autrement pour faire de tout étranger un ennemi virtuel, car si une parfaite connaissance réciproque n’est pas nécessairement sympathie, elle exclut du moins la haine. Nous avons pu le constater pendant la dernière guerre. Tel professeur d’allemand était aussi bon patriote que n’importe quel autre Français, aussi prêt à donner sa vie, aussi « monté » même contre l’Allemagne, mais ce n’était pas la même chose. Un coin restait réservé. Celui qui connaît à fond la langue et la littérature d’un peuple ne peut pas être tout à fait son ennemi. on devrait y penser quand on demande à l’éducation de préparer une entente entre nations. La maîtrise d’une langue étrangère, en rendant possible une imprégnation de l’esprit par la littérature et la civilisation correspondantes, peut faire tomber d’un seul coup la prévention voulue par la nature contre l’étranger en général. Mais nous n’avons pas à énumérer tous les effets extérieurs visibles de la prévention cachée. Disons seulement que les deux maximes opposées Homo homini deus et Homo homini lupus se concilient aisément. Quand on formule la première, on pense à quelque compatriote. L’autre concerne les étrangers.
Nous venons de dire qu’à côté des guerres accidentelles il en est d’essentielles, pour lesquelles l’instinct guerrier semble avoir été fait. De ce nombre sont les guerres d’aujourd’hui. On cherche de moins en moins à conquérir pour conquérir. On ne se bat plus par amour-propre blessé, pour le prestige, pour la gloire. On se bat pour n’être pas affamé, dit-on, — en réalité pour se maintenir à un certain niveau de vie au-dessous duquel on croit qu’il ne vaudrait plus la peine de vivre. Plus de délégation à un nombre restreint de soldats chargés de représenter la nation. Plus rien qui ressemble à un duel. Il faut que tous se battent contre tous, comme firent les hordes des premiers temps. Seulement on se bat avec les armes forgées par notre civilisation, et les massacres sont d’une horreur que les anciens n’auraient même pas imaginée. Au train dont va la science, le jour approche où l’un des adversaires, possesseur d’un secret qu’il tenait en réserve, aura le moyen de supprimer l’autre. Il ne restera peut-être plus trace du vaincu sur la terre.
Les choses suivront-elles leur cours ? Des hommes que nous n’hésitons pas à ranger parmi les bienfaiteurs de l’humanité se sont heureusement mis en travers. Comme tous les grands optimistes, ils ont commencé par supposer résolu le problème à résoudre. Ils ont fondé la Société des Nations. Nous estimons que les résultats obtenus dépassent déjà ce qu’on pouvait espérer. Car la difficulté de supprimer les guerres est plus grande encore que ne se l’imaginent généralement ceux qui ne croient pas à leur suppression. Pessimistes, ils s’accordent avec les optimistes à considérer le cas de deux peuples qui vont se battre comme analogue à celui de deux individus qui ont une querelle ; ils estiment seulement que ceux-là ne pourront jamais, comme ceux-ci, être contraints matériellement de porter le litige devant des juges et d’accepter la décision. La différence est pourtant radicale. Même si la Société des Nations disposait d’une force armée apparemment suffisante (encore le récalcitrant aurait-il toujours sur elle l’avantage de l’élan ; encore l’imprévu de la découverte scientifique rendra-t-il de plus en plus imprévisible la nature de la résistance que la Société devrait préparer) elle se heurterait à l’instinct profond de guerre que recouvre la civilisation ; tandis que les individus qui s’en remettent aux juges du soin de trancher un différend y sont obscurément encouragés par l’instinct de discipline immanent à la société close : une dispute les avait écartés accidentellement de la position normale, qui était une exacte insertion dans la société ; ils y reviennent, comme le pendule à la verticale. Bien plus grave est donc la difficulté. Est-ce en vain, cependant, qu’on cherche à la surmonter ?
Nous ne le pensons pas. Le présent travail avait pour objet de rechercher les origines de la morale et de la religion. Nous avons abouti à certaines conclusions. Nous pourrions en rester là. Mais puisqu’au fond de nos conclusions il y avait une distinction radicale entre la société close et la société ouverte, puisque les tendances de la société close nous ont paru subsister, indéracinables, dans la société qui s’ouvre, puisque tous ces instincts de discipline convergeaient primitivement vers l’instinct de guerre, nous devons nous demander dans quelle mesure l’instinct originel pourra être réprimé ou tourné, et répondre par quelques considérations additionnelles à une question qui se pose à nous tout naturellement.
L’instinct guerrier a beau exister par lui-même, il ne s’en accroche pas moins à des motifs rationnels. L’histoire nous apprend que ces motifs ont été très variés. Ils se réduisent de plus en plus, à mesure que les guerres deviennent plus terribles. La dernière guerre, avec celles qu’on entrevoit pour l’avenir si par malheur nous devons avoir encore des guerres, est liée au caractère industriel de notre civilisation. Si l’on veut une figuration schématique, simplifiée et stylisée, des conflits d’aujourd’hui, on devra d’abord se représenter les nations comme des populations purement agricoles. Elles vivent des produits de leurs terres. Supposons qu’elles aient tout juste de quoi se nourrir. Elles s’accroîtront dans la mesure où elles obtiendront de la terre un meilleur rendement. Jusque-là tout va bien. Mais s’il y a un trop-plein de population, et s’il ne veut pas se déverser au dehors, ou s’il ne le peut pas parce que l’étranger ferme ses portes, où trouvera-t-il sa nourriture ? L’industrie arrangera les choses. La population qui est en excédent se fera ouvrière. Si le pays ne possède pas la force motrice pour actionner des machines, le fer pour en construire, des matières premières pour la fabrication, elle tâchera de les emprunter à l’étranger. Elle paiera sa dette, et recevra de plus la nourriture qu’elle ne trouve pas chez elle, en renvoyant à l’étranger les produits manufacturés. Les ouvriers se trouveront ainsi être des « émigrés à l’intérieur ». L’étranger les emploie comme il l’aurait fait chez lui ; il préfère les laisser — ou peut-être ont-ils préféré rester — là où ils sont ; mais c’est de l’étranger qu’ils dépendent. Que l’étranger n’accepte plus leurs produits, ou qu’il ne leur fournisse plus les moyens de fabriquer, les voilà condamnés à mourir de faim. À moins qu’ils ne se décident, entraînant avec eux leur pays, à aller prendre ce qu’on leur refuse. Ce sera la guerre. Il va sans dire que les choses ne se passent jamais aussi simplement. Sans être précisément menacé de mourir de faim, on estime que la vie est sans intérêt si l’on n’a pas le confort, l’amusement, le luxe ; on tient l’industrie nationale pour insuffisante si elle se borne à vivre, si elle ne donne pas la richesse ; un pays se juge incomplet s’il n’a pas de bons ports, des colonies, etc. De tout cela peut sortir la guerre. Mais le schéma que nous venons de tracer marque suffisamment les causes essentielles : accroissement de population, perte de débouchés, privation de combustible et de matières premières.
Éliminer ces causes ou en atténuer l’effet, voilà la tâche par excellence d’un organisme international qui vise à l’abolition de la guerre. La plus grave d’entre elles est le surpeuplement. Dans un pays de trop faible natalité comme la France, l’État doit sans doute pousser à l’accroissement de la population : un économiste qui fut pourtant le plus grand ennemi de l’« étatisme » demandait que les familles eussent droit à une prime pour chaque nouvel enfant à partir du troisième. Mais ne pourrait-on pas alors, inversement, dans les pays où la population surabonde, frapper de taxes plus ou moins lourdes l’enfant en excédent ? L’État aurait le droit d’intervenir, de rechercher la paternité, enfin de prendre des mes-ares qui seraient en d’autres cas inquisitoriales, puisque c’est sur lui que l’on compte tacitement pour assurer la subsistance du pays et par conséquent celle de l’enfant qu’on a appelé à la vie. Nous reconnaissons la difficulté d’assigner administrativement une limite à la population, lors même qu’on laisserait au chiffre une certaine élasticité. Si nous esquissons une solution, c’est simplement pour marquer que le problème ne nous paraît pas insoluble : de plus compétents que nous en trouveront une meilleure. Mais ce qui est certain, c’est que l’Europe est surpeuplée, que le monde le sera bientôt, et que si l’on ne « rationalise » pas la production de l’homme lui-même comme on commence à le faire pour son travail, on aura la guerre. Nulle part il n’est plus dangereux de s’en remettre à l’instinct. La mythologie antique l’avait bien compris quand elle associait la déesse de l’amour au dieu des combats. Laissez faire Vénus, elle vous amènera Mars. Vous n’éviterez pas la réglementation (vilain mot, mais qui dit bien ce qu’il veut dire, en ce qu’il met impérativement des rallonges à règle et à règlement). Que sera-ce, quand viendront des problèmes presque aussi graves, celui de la répartition des matières premières, celui de la plus ou moins libre circulation des produits, plus généralement celui de faire droit à des exigences antagonistes présentées de part et d’autre comme vitales ? C’est une erreur dangereuse que de croire qu’un organisme international obtiendra la paix définitive sans intervenir, d’autorité, dans la législation des divers pays et peut-être même dans leur administration. Qu’on maintienne le principe de la souveraineté de l’État, si l’on veut : il fléchira nécessairement dans son application aux cas particuliers. Encore une fois, aucune de ces difficultés n’est insurmontable si une portion suffisante de l’humanité est décidée à les surmonter. Mais il faut les regarder en face, et savoir à quoi l’on consent quand on demande la suppression des guerres.
Maintenant, ne pourrait-on pas abréger la route à parcourir, peut-être même aplanir tout d’un coup les difficultés au lieu de les tourner une à une ? Mettons à part la question principale, celle de la population, qu’il faudra bien résoudre pour elle-même, quoi qu’il arrive. Les autres tiennent surtout à la direction que notre existence a prise depuis le grand développement de l’industrie. Nous réclamons le confort, le bien-être, le luxe. Nous voulons nous amuser. Qu’arriverait-il si notre vie devenait plus austère ? Le mysticisme est incontestablement à l’origine des grandes transformations morales. L’humanité en paraît sans doute aussi éloignée que jamais. Mais qui sait ? Au cours de notre dernier chapitre, nous avions cru entrevoir une relation entre le mysticisme de l’Occident et sa civilisation industrielle. Il faudrait examiner les choses plus attentivement. Tout le monde sent que l’avenir immédiat va dépendre en grande partie de l’organisation de l’industrie, des conditions qu’elle imposera ou qu’elle acceptera. Nous venons de voir qu’à ce problème est suspendu celui de la paix entre nations. Celui de la paix intérieure en dépend au moins autant. Faut-il craindre, faut-il espérer ? Longtemps il avait été entendu qu’industrialisme et machinisme feraient le bonheur du genre humain. Aujourd’hui l’on mettrait volontiers sur leur compte les maux dont nous souffrons. Jamais, dit-on, l’humanité n’a été plus assoiffée de plaisir, de luxe et de richesse. Une force irrésistible semble la pousser de plus en plus violemment à la satisfaction de ses désirs les plus grossiers. C’est possible, mais remontons à l’impulsion qui fut à l’origine. Si elle était énergique, il a pu suffire d’une déviation légère au début pour produire un écart de plus en plus considérable entre le but visé et l’objet atteint. Dans ce cas, il ne faudrait pas tant se préoccuper de l’écart que de l’impulsion. Certes, les choses ne se font jamais toutes seules. L’humanité ne se modifiera que si elle veut se modifier. Mais peut-être s’est-elle déjà ménagé des moyens de le faire. Peut-être est-elle plus près du but qu’elle ne le suppose elle-même. Voyons donc ce qu’il en est. Puisque nous avons mis en cause l’effort industriel, serrons-en de plus près la signification. Ce sera la conclusion du présent ouvrage.
On a souvent parlé des alternances de flux et de reflux qui s’observent en histoire. Toute action prolongée dans un sens amènerait une réaction en sens contraire. Puis elle reprendrait, et le pendule oscillerait indéfiniment. Il est vrai que le pendule est doué ici de mémoire, et qu’il n’est plus le même au retour qu’à l’aller, s’étant grossi de l’expérience intermédiaire. C’est pourquoi l’image d’un mouvement en spirale, qu’on a évoquée quelquefois, serait plus juste que celle de l’oscillation pendulaire. A vrai dire, il y a des causes psychologiques et sociales dont on pourrait annoncer a priori qu’elles produiront des effets de ce genre. La jouissance ininterrompue d’un avantage qu’on avait recherché engendre la lassitude ou l’indifférence ; rarement elle tient tout ce qu’elle promettait ; elle s’accompagne d’inconvénients qu’on n’avait pas prévus ; elle finit par mettre en relief le côté avantageux de ce qu’on a quitté et par donner envie d’y retourner. Elle en donnera surtout envie à des générations nouvelles, qui n’auront pas fait l’expérience des anciens maux, et qui n’auront pas eu à peiner pour en sortir. Tandis que les parents se félicitent de l’état présent comme d’une acquisition qu’ils se rappellent avoir payée cher, les enfants n’y pensent pas plus qu’à l’air qu’ils respirent ; en revanche, ils seront sensibles à des désagréments qui ne sont que l’envers des avantages douloureusement conquis pour eux. Ainsi naîtront des velléités de retour en arrière. Ces allers et retours sont caractéristiques de l’État moderne, non pas en vertu de quelque fatalité historique, mais parce que le régime parlementaire a justement été conçu, en grande partie, pour canaliser le mécontentement. Les gouvernants ne recueillent que des éloges modérés pour ce qu’ils font de bon ; ils sont là pour bien faire ; mais leurs moindres fautes comptent ; toutes se conservent, jusqu’à ce que leur poids accumulé entraîne la chute du gouvernement. Si ce sont deux partis adverses qui sont en présence, et deux seulement, le jeu se poursuivra avec une régularité parfaite. Chacune des deux équipes reviendra au pouvoir avec le prestige que donnent des principes restés en apparence intacts pendant tout le temps qu’il n’y avait pas de responsabilité à prendre : les principes siègent dans l’opposition. En réalité elle aura bénéficié, si elle est intelligente, de l’expérience qu’elle aura laissé faire par l’autre ; elle aura plus ou moins modifié le contenu de ses idées et par conséquent la signification de ses principes. Ainsi devient possible le progrès, malgré l’oscillation ou plutôt au moyen d’elle, pourvu qu’on en ait le souci. Mais, dans des cas de ce genre, les allées et venues entre les deux contraires résultent de certains dispositifs très simples montés par l’homme social ou de certaines dispositions très visibles de l’homme individuel. Elles ne manifestent pas une nécessité qui dominerait les causes particulières d’alternance et qui s’imposerait d’une manière générale aux événements humains. En est-il de telles ?
Nous ne croyons pas à la fatalité en histoire. Il n’y a pas d’obstacle que des volontés suffisamment tendues ne puissent briser, si elles s’y prennent à temps. Il n’y a donc pas de loi historique inéluctable. Mais il y a (les lois biologiques ; et les sociétés humaines, en tant que voulues d’un certain côté par la nature, relèvent de la biologie sur ce point particulier. Si l’évolution du monde organisé s’accomplit selon certaines lois, je veux dire en vertu de certaines forces, il est impossible que l’évolution psychologique de l’homme individuel et social renonce tout à fait à ces habitudes de la vie. Or nous montrions jadis que l’essence d’une tendance vitale est de se développer en forme de gerbe, créant, par le seul fait de sa croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera l’élan. Nous ajoutions que cette loi n’a rien de mystérieux. Elle exprime simplement le fait qu’une tendance est la poussée d’une multiplicité indistincte, laquelle n’est d’ailleurs indistincte, et n’est multiplicité, que si on la considère rétrospectivement, quand des vues diverses prises après coup sur son indivision passée la composent avec des éléments qui ont été en réalité créés par son développement. Imaginons que l’orangé soit la seule couleur qui ait encore paru dans le monde : serait-il déjà composé de jaune et de rouge ? Évidemment non. Mais il aura été composé de jaune et de rouge quand ces deux couleurs existeront à leur tour : l’orangé primitif pourra être envisagé alors du double point de vue du rouge et du jaune ; et si l’on supposait, par un jeu de fantaisie, que le jaune et le rouge ont surgi d’une intensification de l’orangé, on aurait un exemple très simple de ce que nous appelons la croissance en forme de gerbe. Mais point n’est besoin de fantaisie ni de comparaison. Il suffit de regarder la vie, sans arrière-pensée de synthèse artificielle. Certains tiennent l’acte volontaire pour un réflexe composé, d’autres verraient dans le réflexe une dégradation du volontaire. La vérité est que réflexe et volontaire matérialisent deux vues possibles sur une activité primordiale, indivisible, qui n’était ni l’un ni l’autre, mais qui devient rétroactivement, par eux, les deux à la fois. Nous en dirions autant de l’instinct et de l’intelligence, de la vie animale et de la vie végétale, de maint autre couple de tendances divergentes et complémentaires. Seulement, dans l’évolution générale de la vie, les tendances ainsi créées par voie de dichotomie se développent le plus souvent dans des espèces distinctes ; elles vont, chacune de son côté, chercher fortune dans le monde ; la matérialité qu’elles se sont donnée les empêche de venir se ressouder pour ramener en plus fort, en plus complexe, en plus évolué, la tendance originelle. Il n’en est pas de même dans l’évolution de la vie psychologique et sociale. C’est dans le même individu, ou dans la même société, qu’évoluent ici les tendances qui se sont constituées par dissociation. Et elles ne peuvent d’ordinaire se développer que successivement. Si elles sont deux, comme il arrive le plus souvent, c’est à l’une d’elles surtout qu’on s’attachera d’abord ; avec elle on ira plus ou moins loin, généralement le plus loin possible ; puis, avec ce qu’on aura gagné au cours de cette évolution, on reviendra chercher celle qu’on a laissée en arrière. On la développera à son tour, négligeant maintenant la première, et ce nouvel effort se prolongera jusqu’à ce que, renforcé par de nouvelles acquisitions, on puisse reprendre celle-ci et la pousser plus loin encore. Comme, pendant l’opération, on est tout entier à l’une des deux tendances, comme c’est elle seule qui compte, volontiers on dirait qu’elle seule est positive et que l’autre n’en est que la négation : s’il plaît de mettre les choses sous cette forme, l’autre est effectivement le contraire. On constatera, — et ce sera plus ou moins vrai selon les cas, — que le progrès s’est fait par une oscillation entre les deux contraires, la situation n’étant d’ailleurs pas la même et un gain ayant été réalisé quand le balancier revient à son point de départ. Il arrive pourtant que l’expression soit rigoureusement juste, et que ce soit bien entre des contraires qu’il y ait eu oscillation. C’est lorsqu’une tendance, avantageuse en elle-même, est incapable de se modérer autrement que par l’action d’une tendance antagoniste, laquelle se trouve ainsi être également avantageuse. Il semble que la sagesse conseillerait alors une coopération des deux tendances, la première intervenant quand les circonstances le demandent, l’autre la retenant au moment où elle va dépasser la mesure. Malheureusement, il est difficile de dire où commence l’exagération et le danger. Parfois, le seul fait de pousser plus loin qu’il ne semblait raisonnable conduit à un entourage nouveau, crée une situation nouvelle, qui supprime le danger en même temps qu’il accentue l’avantage. Il en est surtout ainsi des tendances très générales qui déterminent l’orientation d’une société et dont le développement se répartit nécessairement sur un nombre plus ou moins considérable de générations. Une intelligence, même surhumaine, ne saurait dire où l’on sera conduit, puisque l’action en marche crée sa propre route, crée pour une forte part les conditions où elle s’accomplira, et défie ainsi le calcul. On poussera donc de plus en plus loin ; on ne s’arrêtera, bien souvent, que devant l’imminence d’une catastrophe. La tendance antagoniste prend alors la place restée vide ; seule à son tour, elle ira aussi loin qu’il lui sera possible d’aller. Elle sera réaction, si l’autre s’est appelée action. Comme les deux tendances, si elles avaient cheminé ensemble, se seraient modérées l’une l’autre, comme leur interpénétration dans une tendance primitive indivisée est ce même par quoi doit se définir la modération, le seul fait de prendre toute la place communique à chacune d’elles un élan qui peut aller jusqu’à l’emportement à mesure que tombent les obstacles ; elle a quelque chose de frénétique. N’abusons pas du mot « loi » dans un domaine qui est celui de la liberté, mais usons de ce terme commode quand nous nous trouvons devant de grands faits qui présentent une régularité suffisante : nous appellerons loi de dichotomie celle qui paraît provoquer la réalisation, par leur seule dissociation, de tendances qui n’étaient d’abord que des vues différentes prises sur une tendance simple. Et nous proposerons alors d’appeler loi de double frénésie l’exigence, immanente à chacune des deux tendances une fois réalisée par sa séparation, d’être suivie jusqu’au bout, — comme s’il y avait un bout ! Encore une fois : il est difficile de ne pas se demander si la tendance simple n’eût pas mieux fait de croître sans se dédoubler, maintenue dans la juste mesure par la coïncidence même de la force d’impulsion avec un pouvoir d’arrêt, qui ne serait alors que virtuellement une force d’impulsion différente. On n’aurait pas risqué de tomber dans l’absurde, on se serait assuré contre la catastrophe. Oui, mais on n’eût pas obtenu le maximum de création en quantité et en qualité. Il faut s’engager à fond dans l’une des directions pour savoir ce qu’elle donnera : quand on ne pourra plus avancer, on reviendra, avec tout l’acquis, se lancer dans la direction négligée ou abandonnée. Sans doute, à regarder du dehors ces allées et venues, on ne voit que l’antagonisme des deux tendances, les vaines tentatives de l’une pour contrarier le progrès de l’autre, l’échec final de celle-ci et la revanche de la première : l’humanité aime le drame ; volontiers elle cueille dans l’ensemble d’une histoire plus ou moins longue les traits qui lui impriment la forme d’une lutte entre deux partis, ou deux sociétés, ou deux principes ; chacun d’eux, tour à tour, aurait remporté la victoire. Mais la lutte n’est ici que l’aspect superficiel d’un progrès. La vérité est qu’une tendance sur laquelle deux vues différentes sont possibles ne peut fournir son maximum, en quantité et en qualité, que si elle matérialise ces deux possibilités en réalités mouvantes, dont chacune se jette en avant et accapare la place, tandis que l’autre la guette sans cesse pour savoir si son tour est venu. Ainsi se développera le contenu de la tendance originelle, si toutefois on peut parler de contenu alors que personne, pas même la tendance elle-même devenue consciente, ne saurait dire ce qui sortira d’elle. Elle donne l’effort, et le résultat est une surprise. Telle est l’opération de la nature : les luttes dont elle nous offre le spectacle ne se résolvent pas tant en hostilités qu’en curiosités. Et c’est précisément quand elle imite la nature, quand elle se laisse aller à l’impulsion primitivement reçue, que la marche de l’humanité assume une certaine régularité et se soumet, très imparfaitement d’ailleurs, à des lois comme celles que nous énoncions. Mais le moment est venu de fermer notre trop longue parenthèse. Montrons seulement comment s’appliqueraient nos deux lois dans le cas qui nous l’a fait ouvrir.
Il s’agissait du souci de confort et de luxe qui semble être devenu la préoccupation principale de l’humanité. A voir comment il a développé l’esprit d’invention, comment beaucoup d’inventions sont des applications de notre science, comment la science est destinée à s’accroître sans fin, on serait tenté de croire qu’il y aura progrès indéfini dans la même direction. Jamais, en effet, les satisfactions que des inventions nouvelles apportent à d’anciens besoins ne déterminent l’humanité à en rester là ; des besoins nouveaux surgissent, aussi impérieux, de plus en plus nombreux. On a vu la course au bien-être aller en s’accélérant, sur une piste où des foules de plus en plus compactes se précipitaient. Aujourd’hui, c’est une ruée. Mais cette frénésie même ne devrait-elle pas nous ouvrir les yeux ? N’y aurait-il pas quelque autre frénésie, dont celle-ci aurait pris la suite, et qui aurait développé en sens opposé une activité dont elle se trouve être le complément ? Par le fait, c’est à partir du quinzième ou du seizième siècle que les hommes semblent aspirer à un élargissement de la vie matérielle. Pendant tout le moyen âge un idéal d’ascétisme avait prédominé. Inutile de rappeler les exagérations auxquelles il avait conduit ; déjà il y avait eu frénésie. On dira que cet ascétisme fut le fait d’un petit nombre, et l’on aura raison. Mais de même que le mysticisme, privilège de quelques-uns, fut vulgarisé par la religion, ainsi l’ascétisme concentré, qui fut sans doute exceptionnel, se dilua pour le commun des hommes en une indifférence générale aux conditions de l’existence quotidienne. C’était, pour tout le monde, un manque de confort qui nous surprend. Riches et pauvres se passaient de superfluités que nous tenons pour des nécessités. On a fait remarquer que, si le seigneur vivait mieux que le paysan, il faut surtout entendre par là qu’il était nourri plus abondamment 23. Pour le reste, la différence était légère. Nous nous trouvons donc bien ici devant deux tendances divergentes qui se sont succédé et qui se sont comportées, l’une et l’autre, frénétiquement. Il est permis de présumer qu’elles correspondent à deux vues opposées prises sur une tendance primordiale, laquelle aurait trouvé ainsi moyen de tirer d’elle-même, en quantité et en qualité, tout ce qu’elle pouvait et même plus qu’elle n’avait, s’engageant sur les deux voies tour à tour, se replaçant dans l’une des directions avec tout ce qui avait été ramassé le long de l’autre. Il y aurait donc oscillation et progrès, progrès par oscillation. Et il faudrait prévoir, après la complication sans cesse croissante de la vie, un retour à la simplicité. Ce retour n’est évidemment pas certain ; l’avenir de l’humanité reste indéterminé, parce qu’il dépend d’elle. Mais si, du côté de l’avenir, il n’y a que des possibilités ou des probabilités, que nous examinerons tout à l’heure, il n’en est pas de même pour le passé : les deux développements opposés que nous venons de signaler sont bien ceux d’une seule tendance originelle.
Déjà l’histoire des idées en témoigne. De la pensée socratique, suivie dans deux sens contraires qui chez Socrate étaient complémentaires, sont sorties les doctrines cyrénaïque et cynique : l’une voulait qu’on demandât à la vie le plus grand nombre possible de satisfactions, l’autre qu’on apprît à s’en passer. Elles se prolongèrent dans l’épicurisme et le stoïcisme avec leurs deux principes opposés, relâchement et tension. Si l’on doutait de la communauté d’essence entre les deux états d’âme auxquels ces principes correspondent, il suffirait de remarquer que dans l’école épicurienne elle-même, à côté de l’épicurisme populaire qui était la recherche souvent effrénée du plaisir, il y eut l’épicurisme d’Épicure, d’après lequel le plaisir suprême était de n’avoir pas besoin des plaisirs. La vérité est que les deux principes sont au fond de l’idée qu’on s’est toujours faite du bonheur. On désigne par ce dernier mot quelque chose de complexe et de confus, un de ces concepts que l’humanité a voulu laisser dans le vague pour que chacun le déterminât à sa manière. Mais, dans quelque sens qu’on l’entende, il n’y a pas de bonheur sans sécurité, je veux dire sans perspective de durée pour un état dont on s’est accommodé. Cette assurance, on peut la trouver ou dans une mainmise sur les choses, ou dans une maîtrise de soi qui rende indépendant des choses. Dans les deux cas on jouit de sa force, soit qu’on la perçoive du dedans, soit qu’elle s’étale au dehors : ou est sur le chemin de l’orgueil, ou sur celui de la vanité. Mais simplification et complication de la vie résultent bien d’une « dichotomie », sont bien susceptibles de se développer en « double frénésie », ont bien enfin ce qu’il faut pour se succéder périodiquement.
Dans ces conditions, comme il a été dit plus haut, un retour à la simplicité n’a rien d’invraisemblable. La science elle-même pourrait bien nous en montrer le chemin. Tandis que physique et chimie nous aident à satisfaire et nous invitent ainsi à multiplier nos besoins, on peut prévoir que physiologie et médecine nous révéleront de mieux en mieux ce qu’il y a de dangereux dans cette multiplication, et de décevant dans la plupart de nos satisfactions. J’apprécie un bon plat de viande : tel végétarien, qui l’aimait jadis autant que moi, ne peut aujourd’hui regarder de la viande sans être pris de dégoût. On dira que nous avons raison l’un et l’autre, et qu’il ne faut pas plus disputer des goûts que des couleurs. Peut-être ; mais je ne puis m’empêcher de constater la certitude inébranlable où il est, lui végétarien, de ne jamais revenir à son ancienne disposition, alors que je me sens beaucoup moins sûr de conserver toujours la mienne. Il a fait les deux expériences ; je n’en ai fait qu’une. Sa répugnance s’intensifie quand son attention se fixe sur elle, tandis que ma satisfaction tient de la distraction et pâlit plutôt à la lumière ; je crois qu’elle s’évanouirait si des expériences décisives venaient prouver, comme ce n’est pas impossible, qu’on s’empoisonne spécifiquement, lentement, à manger de la viande 24. On nous enseignait au collège que la composition des substances alimentaires était connue, les exigences de notre organisme également, qu’on pouvait déduire de là ce qu’il faut et ce qui suffit comme ration d’entretien. On eût été bien étonné d’apprendre que l’analyse chimique laissait échapper les « vitamines », dont la présence dans notre nourriture est indispensable à notre santé. On s’apercevra sans doute que plus d’une maladie, aujourd’hui rebelle aux efforts de la médecine, a son origine lointaine dans des « carences » que nous ne soupçonnons pas. Le seul moyen sûr d’absorber tout ce dont nous avons besoin serait de ne soumettre les aliments à aucune élaboration, peut-être même (qui sait ?) de ne pas les cuire. Ici encore la croyance à l’hérédité de l’acquis a fait beaucoup de mal. On se plaît à dire que l’estomac humain s’est déshabitué, que nous ne pourrions plus nous alimenter comme l’homme primitif. On a raison, si l’on entend par là que nous laissons dormir depuis notre enfance des dispositions naturelles, et qu’il nous serait difficile de les réveiller à un certain âge. Mais que nous naissions modifiés, c’est peu probable : à supposer que notre estomac diffère de celui de nos ancêtres préhistoriques, la différence n’est pas due à de simples habitudes contractées dans la suite des temps. La science ne tardera pas à nous fixer sur l’ensemble de ces points. Supposons qu’elle le fasse dans le sens que nous prévoyons : la seule réforme de notre alimentation aurait des répercussions sans nombre sur notre industrie, notre commerce, notre agriculture, qui en seraient considérablement simplifiés. Que dire de nos autres besoins ? Les exigences du sens génésique sont impérieuses, mais on en finirait vite avec elles si l’on s’en tenait à la nature. Seulement, autour d’une sensation forte mais pauvre, prise comme note fondamentale, l’humanité a fait surgir un nombre sans cesse croissant d’harmoniques ; elle en a tiré une si riche variété de timbres que n’importe quel objet, frappé par quelque côté, donne maintenant le son devenu obsession. C’est un appel constant au sens par l’intermédiaire de l’imagination. Toute notre civilisation est aphrodisiaque. Ici encore la science a son mot à dire, et elle le dira un jour si nettement qu’il faudra bien l’écouter : il n’y aura plus de plaisir à tant aimer le plaisir. La femme hâtera la venue de ce moment dans la mesure où elle voudra réellement, sincèrement, devenir l’égale de l’homme, au lieu de rester l’instrument qu’elle est encore, attendant de vibrer sous l’archet du musicien. Que la transformation s’opère : notre vie sera plus sérieuse en même temps que plus simple. Ce que la femme exige de luxe pour plaire à l’homme et, par ricochet, pour se plaire à elle-même, deviendra en grande partie inutile. Il y aura moins de gaspillage, et aussi moins d’envie. — Luxe, plaisir et bien-être se tiennent d’ailleurs de près, sans cependant avoir entre eux le rapport qu’on se figure généralement. On les dispose le long d’une échelle : du bien-être au luxe on passerait par voie de gradation ascendante ; quand nous nous serions assuré le bien-être, nous voudrions y superposer le plaisir ; puis viendrait l’amour du luxe. Mais c’est là une psychologie purement intellectualiste, qui croit pouvoir calquer nos états d’âme sur leurs objets. Parce que le luxe coûte plus cher que le simple agrément, et le plaisir que le bien-être, on se représente la croissance progressive de je ne sais quel désir correspondant. La vérité est que c’est le plus souvent par amour du luxe qu’on désire le bien-être, parce que le bien-être qu’on n’a pas apparaît comme un luxe, et qu’on veut imiter, égaler, ceux qui sont en état de l’avoir. Au commencement était la vanité. Combien de mets ne sont recherchés que parce qu’ils sont coûteux ! Pendant des années les peuples civilisés dépensèrent une bonne partie de leur effort extérieur à se procurer des épices. On est stupéfait de voir que tel fut l’objet suprême de la navigation, alors si dangereuse ; que des milliers d’hommes y jouèrent leur vie ; que le courage, l’énergie et l’esprit d’aventure d’où sortit par accident la découverte de l’Amérique s’employèrent essentiellement à la poursuite du gingembre et du girofle, du poivre et de la cannelle. Qui se soucie des aromates si longtemps délicieux depuis qu’on peut les avoir pour quelques sous chez l’épicier du coin ? De telles constatations ont de quoi attrister le moraliste. Qu’on y réfléchisse pourtant, on y trouvera aussi des motifs d’espérer. Le besoin toujours croissant de bien-être, la soif d’amusement, le goût effréné du luxe, tout ce qui nous inspire une si grande inquiétude pour l’avenir de l’humanité parce qu’elle a l’air d’y trouver des satisfactions solides, tout cela apparaîtra comme un ballon qu’on remplit furieusement d’air et qui se dégonflera aussi tout d’un coup. Nous savons qu’une frénésie appelle la frénésie antagoniste. Plus particulièrement, la comparaison des faits actuels à ceux d’autrefois nous invite à tenir pour transitoires des goûts qui paraissent définitifs. Et puisque la possession d’une automobile est aujourd’hui pour tant d’hommes l’ambition suprême, reconnaissons les services incomparables que rend l’automobile, admirons cette merveille de mécanique, souhaitons qu’elle se multiplie et se répande partout où l’on a besoin d’elle, mais disons-nous que, pour le simple agrément ou pour le plaisir de faire du luxe, elle pourrait ne plus être si désirée dans peu de temps d’ici, — sans toutefois être délaissée, nous l’espérons bien, comme le sont aujourd’hui le girofle et la cannelle.
Nous touchons au point essentiel de notre discussion. Nous venons de citer une satisfaction de luxe issue d’une invention mécanique. Beaucoup estiment que c’est l’invention mécanique en général qui a développé le goût du luxe, comme d’ailleurs du simple bien-être. Même, si l’on admet d’ordinaire que nos besoins matériels iront toujours en croissant et en s’exaspérant, c’est parce qu’on ne voit pas de raison pour que l’humanité abandonne la voie de l’invention mécanique, une fois qu’elle y est entrée. Ajoutons que, plus la science avance, plus ses découvertes suggèrent d’inventions ; souvent il n’y a qu’un pas de la théorie à l’application ; et comme la science ne saurait s’arrêter, il semble bien, en effet, qu’il ne doive pas y avoir de fin à la satisfaction de nos anciens besoins, à la création de besoins nouveaux. Mais il faudrait d’abord se demander si l’esprit d’invention suscite nécessairement des besoins artificiels, ou si ce ne serait pas le besoin artificiel qui aurait orienté ici l’esprit d’invention.
La seconde hypothèse est de beaucoup la plus probable. Elle est confirmée par des recherches récentes sur les origines du machinisme 25. On a rappelé que l’homme avait toujours inventé des machines, que l’antiquité en avait connu de remarquables, que des dispositifs ingénieux furent imagines bien avant l’éclosion de la science moderne et ensuite, très souvent, indépendamment d’elle : aujourd’hui encore de simples ouvriers, sans culture scientifique, trouvent des perfectionnements auxquels de savants ingénieurs n’avaient pas pensé. L’invention mécanique est un don naturel. Sans doute elle a été limitée dans ses effets tant qu’elle s’est bornée à utiliser des énergies actuelles et, en quelque sorte, visibles : effort musculaire, force du vent ou d’une chute d’eau. La machine n’a donné tout son rendement que du jour où l’on a su mettre à son service, par un simple déclenchement, des énergies potentielles emmagasinées pendant des millions d’années, empruntées au soleil, disposées dans la houille, le pétrole, etc. Mais ce jour fui celui de l’invention de la machine à vapeur, et l’on sait qu’elle n’est pas sortie de considérations théoriques. Hâtons-nous d’ajouter que le progrès, d’abord lent, s’est effectué à pas de géant lorsque la science se fut mise de la partie. Il n’en est pas moins vrai que l’esprit d’invention mécanique, qui coule dans un lit étroit tant qu’il est laissé à lui-même, qui s’élargit indéfiniment quand il a rencontré la science, en reste distinct et pourrait à la rigueur s’en séparer. Tel, le Rhône entre dans le lac de Genève, paraît y mêler ses eaux, et montre à sa sortie qu’il avait conservé son indépendance.
Il n’y a donc pas eu, comme on serait porté à le croire, une exigence de la science imposant aux hommes, par le seul fait de son développement, des besoins de plus en plus artificiels. S’il en était ainsi, l’humanité serait vouée à une matérialité croissante, car le progrès de la science ne s’arrêtera pas. Mais la vérité est que la science a donné ce qu’on lui demandait et qu’elle n’a pas pris ici l’initiative ; c’est l’esprit d’invention qui ne s’est pas toujours exercé au mieux des intérêts de l’humanité. Il a créé une foule de besoins nouveaux ; il ne s’est pas assez préoccupé d’assurer au plus grand nombre, à tous si c’était possible, la satisfaction des besoins anciens. Plus simplement : sans négliger le nécessaire, il a trop pensé au superflu. On dira que ces deux termes sont malaisés à définir, que ce qui est luxe pour les uns est une nécessité pour d’autres. Sans doute ; on se perdrait aisément ici dans des distinctions subtiles. Mais il y a des cas où il faut voir gros. Des millions d’hommes ne mangent pas à leur faim. Et il en est qui meurent de faim. Si la terre produisait beaucoup plus, il y aurait beaucoup moins de chances pour qu’on ne mangeât pas à sa faim 26, pour qu’on mourût de faim. On allègue que la terre manque de bras. C’est possible ; mais pourquoi demande-t-elle aux bras plus d’effort qu’ils n’en devraient donner ? Si le machinisme a un tort, c’est de ne pas s’être employé suffisamment à aider l’homme dans ce travail si dur. On répondra qu’il y a des machines agricoles, et que l’usage en est maintenant fort répandu. Je l’accorde, mais ce que la machine a fait ici pour alléger le fardeau de l’homme, ce que la science a fait de son côté pour accroître le rendement de la terre, est comparativement restreint. Nous sentons bien que l’agriculture, qui nourrit l’homme, devrait dominer le reste, en tout cas être la première préoccupation de l’industrie elle-même. D’une manière générale, l’industrie ne s’est pas assez souciée de la plus ou moins grande importance des besoins à satisfaire. Volontiers elle suivait la mode, fabriquant sans autre pensée que de vendre. On voudrait, ici comme ailleurs, une pensée centrale, organisatrice, qui coordonnât l’industrie à l’agriculture et assignât aux machines leur place rationnelle, celle où elles peuvent rendre le plus de services à l’humanité. Quand on fait le procès du machinisme, on néglige le grief essentiel. On l’accuse d’abord de réduire l’ouvrier a l’état de machine, ensuite d’aboutir à une uniformité de production qui choque le sens artistique. Mais si la machine procure à l’ouvrier un plus grand nombre d’heures de repos, et si l’ouvrier emploie ce supplément de loisir à autre chose qu’aux prétendus amusements, qu’un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous, il donnera à son intelligence le développement qu’il aura choisi, au lieu de s’en tenir à celui que lui imposerait, dans des limites toujours restreintes, le retour (d’ailleurs impossible) à l’outil, après suppression de la machine. Pour ce qui est de l’uniformité du produit, l’inconvénient en serait négligeable si l’économie de temps et de travail, réalisée ainsi par l’ensemble de la nation, permettait de pousser plus loin la culture intellectuelle et de développer les vraies originalités. On a reproché aux Américains d’avoir tous le même chapeau. Mais la tête doit passer avant le chapeau. Faites que je puisse meubler ma tête selon mon goût propre, et j’accepterai pour elle le chapeau de tout le monde. Là n’est pas notre grief contre le machinisme. Sans contester les services qu’il a rendus aux hommes en développant largement les moyens de satisfaire des besoins réels, nous lui reprocherons d’en avoir trop encourage d’artificiels, d’avoir poussé au luxe, d’avoir favorisé les villes au détriment des campagnes, enfin d’avoir élargi la distance et transformé les rapports entre le patron et l’ouvrier, entre le capital et le travail. Tous ces effets pourraient d’ailleurs se corriger ; la machine ne serait plus alors que la grande bienfaitrice. Il faudrait que l’humanité entreprît de simplifier son existence avec autant de frénésie qu’elle en mit à la compliquer. L’initiative ne peut venir que d’elle, car c’est elle, et non pas la prétendue force des choses, encore moins une fatalité inhérente à la machine, qui a lancé sur une certaine piste l’esprit d’invention.
Mais l’a-t-elle tout à fait voulu ? L’impulsion qu’elle a donnée au début allait-elle exactement dans la direction que l’industrialisme a prise ? Ce qui n’est au départ qu’une déviation imperceptible devient un écart considérable à l’arrivée si l’on a marché tout droit et si la course a été longue. Or, il n’est pas douteux que les premiers linéaments de ce qui devait être plus tard le machinisme se soient dessinés en même temps que les premières aspirations à la démocratie. La parenté entre les deux tendances devient pleinement visible au xviiie siècle. Elle est frappante chez les encyclopédistes. Ne devons-nous pas supposer alors que ce fut un souffle démocratique qui poussa en avant l’esprit d’invention, aussi vieux que l’humanité, mais insuffisamment actif tant qu’on ne lui fit pas assez de place ? On ne pensait sûrement pas au luxe pour tous, ni même au bien-être pour tous ; mais pour tous on pouvait souhaiter l’existence matérielle assurée, la dignité dans la sécurité. Le souhait était-il conscient ? Nous ne croyons pas à l’inconscient en histoire : les grands courants souterrains de pensée, dont on a tant parlé, sont dus à ce que des masses d’hommes ont été entraînées par un ou plusieurs d’entre eux. Ceux-ci savaient ce qu’ils faisaient, mais n’en prévoyaient pas toutes les conséquences. Nous qui connaissons la suite, nous ne pouvons nous empêcher d’en faire reculer l’image jusqu’à l’origine : le présent, aperçu dans le passé par un effet de mirage, est alors ce que nous appelons l’inconscient d’autrefois. La rétro-activité du présent est à l’origine de bien des illusions philosophiques. Nous nous garderons donc d’attribuer aux quinzième, seizième et dix-huitième siècles (encore moins au dix-septième, si différent, et qu’on a considéré comme une parenthèse sublime) des préoccupations démocratiques comparables aux nôtres. Nous ne leur prêterons pas davantage la vision de ce que l’esprit d’invention recelait en lui de puissance. Il n’en est pas moins vrai que la Réforme, la Renaissance et les premiers symptômes ou prodromes de la poussée inventive sont de la même époque. Il n’est pas impossible qu’il y ait eu là trois réactions, apparentées entre elles, contre la forme qu’avait prise jusqu’alors l’idéal chrétien. Cet idéal n’en subsistait pas moins, mais il apparaissait comme un astre qui aurait toujours tourné vers l’humanité la même face : on commençait à entrevoir l’autre, sans toujours s’apercevoir qu’il s’agissait du même astre. Que le mysticisme appelle l’ascétisme, cela n’est pas douteux. L’un et l’autre seront toujours l’apanage d’un petit nombre. Mais que le mysticisme vrai, complet, agissant, aspire à se répandre, en vertu de la charité qui en est l’essence, cela est non moins certain. Comment se propagerait-il, même dilué et atténué comme il le sera nécessairement, dans une humanité absorbée par la crainte de ne pas manger à sa faim ? L’homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En d’autres termes, la mystique appelle la mécanique. On ne l’a pas assez remarqué, parce que la mécanique, par un accident d’aiguillage, a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre, plutôt que la libération pour tous. Nous sommes frappés du résultat accidentel, nous ne voyons pas le machinisme dans ce qu’il devrait être, dans ce qui en fait l’essence. Allons plus loin. Si nos organes sont des instruments naturels, nos instruments sont par là même des organes artificiels. L’outil de l’ouvrier continue son bras ; l’outillage de l’humanité est donc un prolongement de son corps. La nature, en nous dotant d’une intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, à la « houille blanche », et qui convertissent en mouvement des énergies potentielles accumulées pendant des millions d’années, sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n’en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce : ce fut une chance unique, la plus grande réussite matérielle de l’homme sur la planète. Une impulsion spirituelle avait peut-être été imprimée au début : l’extension s’était faite automatiquement, servie par le coup de pioche accidentel qui heurta sous terre un trésor miraculeux 27. Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D’où le vide entre lui et elle. D’où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd’hui tant d’efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d’énergie potentielle, cette fois morale. Ne nous bornons donc pas à dire, comme nous le faisions plus haut, que la mystique appelle la mécanique. Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel.
Dans une oeuvre dont on ne saurait trop admirer la profondeur et la force, M. Ernest Seillière montre comment les ambitions nationales s’attribuent des missions divines : l’« impérialisme » se fait ordinairement « mysticisme ». Si l’on donne à ce dernier mot le sens qu’il a chez M. Ernest Seillière 28, et qu’une longue série d’ouvrages a suffisamment défini, le fait est incontestable ; en le constatant, en le reliant à ses causes et en le suivant dans ses effets, l’auteur apporte une contribution inappréciable à la philosophie de l’histoire. Mais il jugerait probablement lui-même que le mysticisme ainsi entendu, ainsi compris d’ailleurs par l’« impérialisme » tel qu’il le présente, n’est que la contrefaçon du mysticisme vrai, de la « religion dynamique » que nous avons étudiée dans notre dernier chapitre. Nous croyons apercevoir le mécanisme de cette contrefaçon. Ce fut un emprunt à la « religion statique » des anciens, qu’on démarqua et qu’on laissa à sa forme statique sous l’étiquette nouvelle que la religion dynamique fournissait. La contrefaçon n’avait d’ailleurs aucune intention délictueuse ; elle était à peine voulue. Rappelons-nous en effet que la « religion statique » est naturelle à l’homme, et que la nature humaine ne change pas. Les croyances innées à nos ancêtres subsistent au plus profond de nous-mêmes ; elles reparaissent, dès qu’elles ne sont plus refoulées par des forces antagonistes. Or un des traits essentiels des religions antiques était l’idée d’un lien entre les groupements humains et des divinités attachées à chacun d’eux. Les dieux de la cité combattaient pour elle, avec elle. Cette croyance est incompatible avec le mysticisme vrai, je veux dire avec le sentiment qu’ont certaines âmes d’être les instruments d’un Dieu qui aime tous les hommes d’un égal amour, et qui leur demande de s’aimer entre eux. Mais, remontant des profondeurs obscures de l’âme à la surface de la conscience, et y rencontrant l’image du mysticisme vrai telle que les mystiques modernes l’ont présentée au monde, instinctivement elle s’en affuble ; elle attribue au Dieu du mystique moderne le nationalisme des anciens dieux. C’est dans ce sens que l’impérialisme se fait mysticisme. Que si l’on s’en tient au mysticisme vrai, on le jugera incompatible avec l’impérialisme. Tout au plus dira-t-on, comme nous venons de le faire, que le mysticisme ne saurait se répandre sans encourager une « volonté de puissance » très particulière. Il s’agira d’un empire à exercer, non pas sur les hommes, mais sur les choses, précisément pour que l’homme n’en ait plus tant sur l’homme.
Qu’un génie mystique surgisse ; il entraînera derrière lui une humanité au corps déjà immensément accru, à l’âme par lui transfigurée. Il voudra faire d’elle une espèce nouvelle, ou plutôt la délivrer de la nécessité d’être une espèce : qui dit espèce dit stationnement collectif, et l’existence complète est mobilité dans l’individualité. Le grand souffle de vie qui passa sur notre planète avait poussé l’organisation aussi loin que le permettait une nature à la fois docile et rebelle. On sait que nous désignons par ce dernier mot l’ensemble des complaisances et des résistances que la vie rencontre dans la matière brute, — ensemble que nous traitons, à l’exemple du biologiste, comme si l’on pouvait lui prêter des intentions. Un corps qui comportait l’intelligence fabricatrice avec, autour d’elle, une frange d’intuition, était ce que la nature avait pu faire de plus complet. Tel était le corps humain. Là s’arrêtait l’évolution de la vie. Mais voici que l’intelligence, haussant la fabrication de ses instruments à un degré de complication et de perfection que la nature (si inapte à la construction mécanique) n’avait même pas prévu, déversant dans ces machines des réserves d’énergie auxquelles la nature (si ignorante de l’économie) n’avait même pas pensé, nous a dotés de puissances à côté desquelles celle de notre corps compte à peine : elles seront illimitées, quand la science saura libérer la force que représente, condensée, la moindre parcelle de matière pondérable. L’obstacle matériel est presque tombé. Demain la voie sera libre, dans la direction même du souffle qui avait conduit la vie au point où elle avait dû s’arrêter. Vienne alors l’appel du héros : nous ne le suivrons pas tous, mais tous nous sentirons que nous devrions le faire, et nous connaîtrons le chemin, que nous élargirons si nous y passons. Du même coup s’éclaircira pour toute philosophie le mystère de l’obligation suprême : un voyage avait été commencé, il avait fallu l’interrompre ; en reprenant sa route, on ne fait que vouloir encore ce qu’on voulait déjà. C’est toujours l’arrêt qui demande une explication, et non pas le mouvement.
Mais ne comptons pas trop sur l’apparition d’une grande âme privilégiée. A défaut d’elle, d’autres influences pourraient détourner notre attention des hochets qui nous amusent et des mirages autour desquels nous nous battons.
On a vu en effet comment le talent d’invention, aidé de la science, avait mis à la disposition de l’homme des énergies insoupçonnées. Il s’agissait d’énergies physico-chimiques, et d’une science qui portait sur la matière. Mais l’esprit ? A-t-il été approfondi scientifiquement autant qu’il aurait pu l’être ? Sait-on ce qu’un tel approfondissement pourrait donner ? La science s’est attachée à la matière d’abord ; pendant trois siècles elle n’a pas eu d’autre objet ; aujourd’hui encore, quand on ne joint pas au mot un qualificatif, il est entendu qu’on parle de la science de la matière. Nous en avons autrefois donné les raisons. Nous avons indiqué pourquoi l’étude scientifique de la matière avait précédé celle de l’esprit. Il fallait aller au plus pressé. La géométrie existait déjà ; elle avait été poussée assez loin par les anciens ; on devait commencer par tirer de la mathématique tout ce qu’elle pouvait fournir pour l’explication du monde où nous vivons. Il n’était d’ailleurs pas souhaitable que l’on commençât par la science de l’esprit : elle ne fût pas arrivée par elle-même à la précision, à la rigueur, au souci de la preuve, qui se sont propagés de la géométrie à la physique, à la chimie et à la biologie, en attendant de rebondir sur elle. Toutefois, par un autre côté, elle n’a pas été sans souffrir d’être venue si tard. L’intelligence humaine a pu en effet, dans l’intervalle, faire légitimer par la science et investir ainsi d’une autorité incontestée son habitude de tout voir dans l’espace, de tout expliquer par la matière. Se porte-t-elle alors sur l’âme ? Elle se donne une représentation spatiale de la vie intérieure ; elle étend à son nouvel objet l’image qu’elle a gardée de l’ancien : d’où les erreurs d’une psychologie atomistique des états de conscience ; d’où les inutiles efforts d’une philosophie qui prétend atteindre l’esprit sans le chercher dans la durée. S’agit-il de la relation de l’âme au corps ? La confusion est encore plus grave. Elle n’a pas seulement mis la métaphysique sur une fausse piste ; elle a détourné la science de l’observation de certains faits, ou plutôt elle a empêché de naître certaines sciences, excommuniées par avance au nom de je ne sais quel dogme. Il a été entendu en effet que le concomitant matériel de l’activité mentale en était l’équivalent : toute réalité étant censée avoir une base spatiale, on ne doit rien trouver de plus dans l’esprit que ce qu’un physiologiste surhumain lirait dans le cerveau correspondant. Remarquons que cette thèse est une pure hypothèse métaphysique, interprétation arbitraire des faits. Mais non moins arbitraire est la métaphysique spiritualiste qu’on y oppose, et d’après laquelle chaque état d’âme utiliserait un état cérébral qui lui servirait simplement d’instrument ; pour elle encore, l’activité mentale serait coextensive à l’activité cérébrale et y correspondrait point à point dans la vie présente. La seconde théorie est d’ailleurs influencée par la première, dont elle a toujours subi la fascination. Nous avons essayé d’établir, en écartant les idées préconçues qu’on accepte des deux côtés, en serrant d’aussi près que possible le contour des faits, que le rôle du corps est tout différent. L’activité de l’esprit a bien un concomitant matériel, mais qui n’en dessine qu’une partie ; le reste demeure dans l’inconscient. Le corps est bien pour nous un moyen d’agir, mais c’est aussi un empêchement de percevoir. Son rôle est d’accomplir en toute occasion la démarche utile ; précisément pour cela, il doit écarter de la conscience, avec les souvenirs qui n’éclaireraient pas la situation présente, la perception d’objets sur lesquels nous n’aurions aucune prise 29. C’est, comme on voudra, un filtre ou un écran. Il maintient à l’état virtuel tout ce qui pourrait gêner l’action en s’actualisant. Il nous aide à voir devant nous, dans l’intérêt de ce que nous avons à faire ; en revanche il nous empêche de regarder à droite et à gauche, pour notre seul plaisir. Il nous cueille une vie psychologique réelle dans le champ immense du rêve. Bref, notre cerveau n’est ni créateur ni conservateur de notre représentation ; il la limite simplement, de manière à la rendre agissante. C’est l’organe de l’attention à la vie. Mais il résulte de là qu’il doit y avoir, soit dans le corps, soit dans la conscience qu’il limite, des dispositifs spéciaux dont la fonction est d’écarter de la perception humaine les objets soustraits par leur nature à l’action de l’homme. Que ces mécanismes se dérangent, la porte qu’ils maintenaient fermée s’entr’ouvre : quelque chose passe d’un « en dehors » qui est peut-être un « au-delà ». C’est de ces perceptions anormales que s’occupe la « science psychique ». On s’explique dans une certaine mesure les résistances qu’elle rencontre. Elle prend son point d’appui dans le témoignage humain, toujours sujet à caution. Le type du savant est pour nous le physicien ; son attitude de légitime confiance envers une matière qui ne s’amuse évidemment pas à le tromper est devenue pour nous caractéristique de toute science. Nous avons de la peine à traiter encore de scientifique une recherche qui exige des chercheurs qu’ils flairent partout la mystification. Leur méfiance nous donne le malaise, et leur confiance encore davantage : nous savons qu’on se déshabitue vite d’être sur ses gardes ; la pente est glissante, qui va de la curiosité à la crédulité. Encore une fois, on s’explique ainsi certaines répugnances. Mais on ne comprendrait pas la fin de non-recevoir que de vrais savants opposent à la « recherche psychique » si ce n’était qu’avant tout ils tiennent les faits rapportés pour « invraisemblables » ; ils diraient « impossibles », s’ils ne savaient qu’il n’existe aucun moyen concevable d’établir l’impossibilité d’un fait ; ils sont néanmoins convaincus, au fond, de cette impossibilité. Et ils en sont convaincus parce qu’ils jugent incontestable, définitivement prouvée, une certaine relation entre l’organisme et la conscience, entre le corps et l’esprit. Nous venons de voir que cette relation est purement hypothétique, qu’elle n’est pas démontrée par la science, mais exigée par une métaphysique. Les faits suggèrent une hypothèse bien différente ; et si on l’admet, les phénomènes signalés par la « science psychique », ou du moins certains d’entre eux, deviennent tellement vraisemblables qu’on s’étonnerait plutôt du temps qu’il a fallu attendre pour en voir entreprendre l’étude. Nous ne reviendrons pas ici sur un point que nous avons discuté ailleurs. Bornons-nous à dire, pour ne parler que de ce qui nous semble le mieux établi, que si l’on met en doute la réalité des « manifestations télépathiques » par exemple, après les milliers de dépositions concordantes recueillies sur elles, c’est le témoignage humain en général qu’il faudra déclarer inexistant aux yeux de la science : que deviendra l’histoire ? La vérité est qu’il y a un choix à faire parmi les résultats que la science psychique nous présente ; elle-même est loin de les mettre tous au même rang ; elle distingue entre ce qui lui paraît certain et ce qui est simplement probable ou tout au plus possible. Mais, même si l’on ne retient qu’une partie de ce qu’elle avance comme certain, il en reste assez pour que nous devinions l’immensité de la terra incognita dont elle commence seulement l’exploration. Supposons qu’une lueur de ce monde inconnu nous arrive, visible aux yeux du corps. Quelle transformation dans une humanité généralement habituée, quoi qu’elle dise, à n’accepter pour existant que ce qu’elle voit et ce qu’elle touche ! L’information qui nous viendrait ainsi ne concernerait peut-être que ce qu’il y a d’inférieur dans les âmes, le dernier degré de la spiritualité. Mais il n’en faudrait pas davantage pour convertir en réalité vivante▶ et agissante une croyance à l’au-delà qui semble se rencontrer chez la plupart des hommes, mais qui reste le plus souvent verbale, abstraite, inefficace. Pour savoir dans quelle mesure elle compte, il suffit de regarder comment on se jette sur le plaisir : on n’y tiendrait pas à ce point si l’on n’y voyait autant de pris sur le néant, un moyen de narguer la mort. En vérité, si nous étions sûrs, absolument sûrs de survivre, nous ne pourrions plus penser à autre chose. Les plaisirs subsisteraient, mais ternes et décolorés, parce que leur intensité n’était que l’attention que nous fixions sur eux. Ils pâliraient comme la lumière de nos ampoules au soleil du matin. Le plaisir serait éclipsé par la joie.
Joie serait en effet la simplicité de vie que propagerait dans le monde une intuition mystique diffusée, joie encore celle qui suivrait automatiquement une vision d’au-delà dans une expérience scientifique élargie. A défaut d’une réforme morale aussi complète, il faudra recourir aux expédients, se soumettre à une « réglementation » de plus en plus envahissante, tourner un à un les obstacles que notre nature dresse contre notre civilisation. Mais, qu’on opte pour les grands moyens ou pour les petits, une décision s’impose. L’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits. Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle. A elle de voir d’abord si elle veut continuer à vivre. A elle de se demander ensuite si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire des dieux.