(1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Mme du Châtelet. Suite de Voltaire à Cirey. » pp. 266-285
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(1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Mme du Châtelet. Suite de Voltaire à Cirey. » pp. 266-285

Mme du Châtelet. Suite de Voltaire à Cirey.

Je dois, en commençant, un petit mot d’explication en réponse à plus d’une question qui m’a été faite en des sens divers. Quelle est mon intention et mon but en revenant volontiers ici sur ces sujets du xviie et du xviie  siècle ? Ai-je en vue de proposer des modèles ? Non pas précisément ; mais je voudrais aider avant tout à maintenir, à renouer la tradition, sans laquelle rien n’est possible en bonne littérature ; et, dès lors, quoi de plus simple que de tâcher de renouer cette tradition au dernier anneau ? Si bien des choses étaient déjà gâtées à la fin du xviie  siècle et pendant tout le xviiie , le langage du moins y était encore bon, la prose surtout s’y retrouvait excellente quand c’étaient Voltaire et ses proches voisins qui causaient ou qui écrivaient. Je voudrais donc nous remettre, me remettre moi-même tout le premier, au régime de ce langage clair, net et courant. Je voudrais que, dans le commerce de ces hommes ou de ces femmes d’esprit d’il y a un siècle, nous nous reprissions à causer comme on causait autrefois, avec légèreté, politesse s’il se peut, et sans trop d’emphase. Un des défauts des générations nouvelles (lesquelles ont leurs qualités d’ailleurs, que je ne conteste pas), c’est de vouloir dater de soi seul, c’est d’être en général dédaigneux du passé, systématique, et, par suite, roide et rude, ou même un peu farouche. J’aimerais à voir la jeunesse s’apprivoiser et s’adoucir petit à petit à ce style plus simple, à ces manières de dire vives et faciles, qui étaient réputées autrefois les seules françaises.

Quant à la morale du xviie  siècle, il y a maint cas où je la réprouve. S’il est quelques lecteurs (comme j’en crois connaître) qui voudraient me voir la réprouver plus souvent et plus vertement, je leur ferai remarquer que je réussis bien mieux si je les provoque à la condamner eux-mêmes, que si je prenais les devants et paraissais vouloir leur imposer un jugement en toute rencontre, ce qui, à la longue, fatigue et choque toujours chez un critique. Le lecteur aime assez à se croire plus sévère que le critique ; je lui laisse ce plaisir-là. Il me suffit, à moi, de raconter et d’exposer fidèlement, de manière que chacun puisse profiter des choses de l’esprit et du bon langage, et soit à même de faire justice des autres parties toutes morales que je n’ai garde de dissimuler.

Aujourd’hui, je continuerai de parler de Voltaire et de son amie Mme du Châtelet, qui s’offre à nous comme inséparable de lui durant quinze ans. Je n’ai pu que la montrer en passant dans le récit de Mme de Graffigny, et par les côtés les moins avantageux. Mme du Châtelet n’était pas une personne vulgaire ; elle occupe dans la haute littérature et dans la philosophie un rang dont il était plus aisé aux femmes de son temps de sourire que de le lui disputer. L’amour, l’amitié que Voltaire eut pour elle était fondée sur l’admiration même, sur une admiration qui ne s’est démentie à aucune époque ; et un homme comme Voltaire n’était jamais assez amoureux pour que l’esprit chez lui pût être longtemps la dupe du cœur. Il fallait donc que Mme du Châtelet eût de vrais titres à cette admiration d’un juge excellent, et c’est un premier titre déjà que de l’avoir su à ce point retenir et charmer.

Elle était de son nom Mlle de Breteuil, née en 1706, de douze ans plus jeune que Voltaire. Elle eut une éducation forte, et apprit le latin dès l’enfance. Mariée au marquis Du Châtelet, elle vécut d’abord de la vie de son temps, de la vie de Régence, et le duc de Richelieu put l’inscrire sur la liste de ses brillantes conquêtes. Voltaire, qui l’avait rencontrée de tout temps, ne se lia étroitement avec elle qu’après son retour d’Angleterre, vers 1733. Il avait trente-neuf ans, et Mme du Châtelet vingt-sept. Leurs esprits se convinrent et s’éprirent. La mission de Voltaire, à ce moment, était de naturaliser en France les idées anglaises, les principes philosophiques qu’il avait puisés dans la lecture de Locke, dans la société de Bolingbroke ; mais surtout, ayant apprécié la solidité et l’immensité de la découverte de Newton, et rougissant de voir la France encore amusée à de vains systèmes, tandis que la pleine lumière régnait ailleurs, il s’attacha à propager la vraie doctrine de la connaissance du monde, à laquelle il mêlait des idées de déisme philosophique. Mme du Châtelet était femme à le seconder, que dis-je ? à le précéder dans cette voie.

Elle aimait les sciences exactes et s’y sentait poussée par une véritable vocation. S’étant mise à étudier les mathématiques, d’abord avec Maupertuis, et ensuite plus à fond avec Clairaut, elle y fit des progrès remarquables et dépassa bientôt Voltaire, qui se contentait de l’admirer sans pouvoir la suivre. Mme du Châtelet publia des Institutions de physique, où elle s’est plu à exposer les idées particulières de Leibniz ; mais son grand titre est d’avoir traduit en français le livre immortel des Principes de Newton ; elle y a joint un Commentaire algébrique, auquel Clairaut a mis la main. Ainsi, en inscrivant son nom au bas de l’œuvre de Newton, elle semblait appeler déjà la méthode d’exposition de M. de Laplace. Quel honneur pour une femme de pouvoir glisser son nom entre de tels noms !

Cet honneur-là, Mme du Châtelet, de son vivant, l’aurait payé un peu cher, si elle avait été sensible aux railleries et aux épigrammes. Autrefois, la belle Hypatie, célèbre mathématicienne et astronome, avait été lapidée à Alexandrie par le peuple. Mme du Châtelet, qui était moins belle, à ce qu’il semble, et qui n’avait pas non plus toutes les vertus d’Hypatie, ne fut point lapidée comme elle, mais elle essuya les fines moqueries de ce monde où elle vivait, le plus spirituel des mondes et le plus méchant. Je ne crois pas qu’il existe en français de page plus sanglante, plus amèrement et plus cruellement satirique, que le portrait de Mme du Châtelet, de la divine Émilie, tracé par Mme Du Deffand (une amie intime), et qui commence par ces mots : « Représentez-vous une femme grande et sèche, sans etc., etc. » C’est chez Grimm qu’il faut lire ce portrait, qui a été mutilé et adouci ailleurs ; on n’ose en rien transcrire, de peur de brûler le papier. Il semble avoir été tracé par une Furie à froid, qui sait écrire, et qui grave chaque trait en trempant sa plume dans du fiel ou dans du vitriol. Le mot impitoyable, à chaque ligne, est trouvé. On refuse à la pauvre victime, non seulement le naturel de ses qualités, mais même celui de ses défauts. Le trait final est aussi le plus perfide et le plus humiliant ; on l’y montre comme s’attachant à tout prix à la célébrité de M. de Voltaire : « C’est lui qui la rend l’objet de l’attention du public et le sujet des conversations particulières ; c’est à lui qu’elle devra de vivre dans les siècles à venir, et, en attendant, elle lui doit ce qui fait vivre dans le siècle présent. »

Pour compléter la satire, il faut joindre à ce portrait de Mme du Châtelet, par Mme Du Deffand, les lettres de Mme de Staal (de Launay) à la même Mme Du Deffand, où nous est représentée si au naturel, mais si en laid, l’arrivée de Mme du Châtelet et de Voltaire, un soir chez la duchesse du Maine, au château d’Anet : « Ils apparaissent sur le minuit comme deux spectres, avec une odeur de corps embaumés. » Ils défraient la société par leurs airs et leurs ridicules, ils l’irritent par leurs singularités ; travaillant tout le jour, lui à l’histoire, elle à Newton, ils ne veulent ni jouer, ni se promener : « Ce sont bien des non-valeurs dans une société où leurs doctes écrits ne sont d’aucun rapport. » Mme du Châtelet surtout ne peut trouver un lieu assez recueilli, une chambre assez silencieuse pour ses méditations :

Mme du Châtelet est d’hier à son troisième logement, écrit Mme de Staal ; elle ne pouvait plus supporter celui qu’elle avait choisi ; il y avait du bruit, de la fumée sans feu, il me semble que c’est son emblème. Le bruit, ce n’est pas la nuit qu’il l’incommode, à ce qu’elle m’a dit, mais le jour, au fort de son travail ; cela dérange ses idées. Elle fait actuellement la revue de ses Principes : c’est un exercice qu’elle réitère chaque année, sans quoi ils pourraient s’échapper, et peut-être s’en aller si loin, qu’elle n’en retrouverait pas un seul. Je crois bien que sa tête est pour eux une maison de force, et non pas le lieu de leur naissance ; c’est le cas de veiller soigneusement à leur garde. Elle préfère le bon air de cette occupation à tout amusement, et persiste à ne se montrer qu’à la nuit close. Voltaire a fait des vers galants qui réparent un peu le mauvais effet de leur conduite inusitée.

On a le ton de cette satire sous la plus fine et la plus spirituelle des plumes féminines. En lisant ces lettres de Mme de Staal à Mme Du Deffand, on ne peut s’empêcher pourtant de remarquer, au milieu de cette société la plus civilisée et la plus douce en apparence, de quelle nature triste est cette gaieté dénigrante de deux femmes qui s’ennuient, quel vide intellectuel et moral suppose une telle médisance plus désœuvrée encore que méchante, quelle sécheresse amère et stérile ! Il était temps, à la fin, que le feu du ciel tombât et prît à toute cette paille sèche pour renouveler la terre.

Mme du Châtelet échappait du moins à ces misères du dehors, et ses nobles études, ses hautes distractions mêmes, la mettaient à l’abri des petites vues où se consumaient autour d’elle des esprits si distingués. Voltaire se trompait peut-être et avait le bandeau sur les yeux quand il écrivait :

Jamais personne ne fut si savante qu’elle, et jamais personne ne mérita moins qu’on dît d’elle : C’est une femme savante… Les dames qui jouaient avec elle chez la reine étaient bien loin de se douter qu’elles fussent à côté du Commentateur de Newton : on la prenait pour une personne ordinaire.

Mais il a raison quand il ajoute :

Tout ce qui occupe la société était de son ressort, hors la médisance. Jamais on ne l’entendit relever un ridicule. Elle n’avait ni le temps ni la volonté de s’en apercevoir ; et quand on lui disait que quelques personnes ne lui avaient pas rendu justice, elle répondait qu’elle voulait l’ignorer.

Quand les mathématiques de Mme du Châtelet n’auraient servi qu’à lui donner cette supériorité morale, c’était quelque chose.

Nous pouvons la juger directement par des lettres d’elle, par des écrits de morale où elle se peint. Laissons donc les anecdotes, renvoyons-y les curieux, et écoutons ses paroles. Dès les premiers temps de l’étroite liaison de Mme du Châtelet et de Voltaire (1734), celui-ci, ayant pris l’alarme sur un avis qui lui était venu, avait cru devoir partir de Cirey en plein hiver, et était passé pour plus de sûreté en Hollande. Mme du Châtelet, dans l’ardeur de son inquiétude, écrit au tendre ami de son ami, à M. d’Argental, pour qu’il éclaircisse l’affaire et qu’il ménage le retour de celui sans qui elle ne peut vivre. Ces lettres, publiées en 1806 par M. Hochet, sont touchantes et parfois admirables de ton et de passion ; on y sent, dès les premiers mots, la femme qui aime :

Je suis à cent cinquante lieues de votre ami, et il y a douze jours que je n’ai eu de ses nouvelles. Pardon, pardon ; mais mon état est horrible…

Il y a quinze jours que je ne passais point sans peine deux heures loin de lui ; je lui écrivais alors de ma chambre à la sienne ; et il y a quinze jours que j’ignore où il est, ce qu’il fait ; je ne puis pas même jouir de la triste consolation de partager ses malheurs. Pardonnez-moi de vous étourdir de mes plaintes ; mais je suis trop malheureuse.

On craint un danger, mais on ne sait pas bien lequel. Mme du Châtelet soupçonne que cette menace pourrait bien avoir été un coup monté contre elle, pour effrayer Voltaire, pour l’éloigner et déconcerter leur bonheur. On voit dans chacune de ses lettres combien elle se méfie de la sagesse du poète quand il est loin d’elle, abandonné sans conseil à toutes ses irritations, à ses premiers mouvements et à ses pétulances : « Croyez-moi, dit-elle à d’Argental, ne le laissez pas longtemps en Hollande ; il sera sage les premiers temps, mais souvenez-vous

Qu’il est peu de vertus qui résistent sans cesse. »

Si elle avait lu La Fontaine autant que Newton, elle citerait, pour le coup, ces vers charmants du bonhomme, qui vont si bien à Voltaire et à toute la race :

Puis fiez-vous à rimeur qui répond
D’un seul moment ! Dieu ne fit la sagesse
Pour les cerveaux qui hantent les neuf Sœurs ;
Trop bien ont-ils quelque art qui vous peut plaire,
Quelque jargon plein d’assez de douceurs,
Mais d’être sûrs ce n’est là leur affaire.

Elle ne cesse de lui faire recommander, par d’Argental, la sagesse et l’incognito. L’incognito à Voltaire, cet homme, cet enfant amoureux de la célébrité ! On voit combien elle tient à la vie et au bonheur avec lui, à un bonheur pour toujours. Elle craint qu’il ne s’accoutume là-bas à se passer d’elle ; la liberté a de grands charmes, et les libraires hollandais aussi, ces libraires qui vous tentent de tout imprimer et de tout dire. Elle a l’idée fixe qu’il soit sage là-bas, et ne se permette rien de trop dans ses éditions de Hollande, afin de pouvoir revenir ensuite et de jouir ensemble de la félicité à Cirey : « Surtout qu’il n’y mette pas Le Mondain ! » (Charmant Mondain ! c’était une affaire d’État alors, et l’avenir d’un homme en dépendait.) — « Il faut à tout moment, s’écrie-t-elle, le sauver de lui-même, et j’emploie plus de politique pour le conduire que tout le Vatican n’en emploie pour retenir la chrétienté dans ses fers. » Ce dernier trait est au moins solennel et peut sembler disproportionné, mais c’est ainsi que raisonne la passion. Tout à côté, Mme du Châtelet parlera de lui comme d’un enfant, avec sollicitude, avec tendresse : « Nous sommes quelquefois bien entêté, dit-elle en souriant, et ce démon d’une réputation que je trouve mal entendue ne nous quitte point. » Dans ces lettres à d’Argental, nous retrouvons la Mme du Châtelet passionnée et tendre, celle que Voltaire nous a si bien peinte en deux mots, « un peu philosophe et bergère ».

Elle a des accents vrais, et dont l’excès même ne déplaît pas. Dans un moment elle s’exagère les périls ; son imagination va jusqu’à se représenter Voltaire peu en sûreté même en Hollande : « Je ne sais, écrit-elle à d’Argental, si vous daignerez me rassurer sur cette crainte, vous penserez que je deviens folle. Je suis un avare à qui l’on a arraché tout son bien, et qui craint à tout moment qu’on ne le jette dans la mer. »

Voltaire continue en Hollande de faire des imprudences et d’obéir à sa nature ; il envoie au prince royal de Prusse (qui va être le grand Frédéric) un manuscrit sur la Métaphysique, et cette Métaphysique, si elle s’imprime, est de telle sorte qu’elle peut perdre à jamais son homme. Mme du Châtelet sent la faute ; elle s’en plaint à d’Argental avec tristesse, avec éloquence :

Si un ami de vingt ans lui demandait ce manuscrit, il devrait le lui refuser ; et il l’envoie à un inconnu et prince ! Pourquoi, d’ailleurs, faire dépendre sa tranquillité d’un autre, et cela sans nécessité, par la sotte vanité (car je ne puis falsifier le mot propre) de montrer, à quelqu’un qui n’en est pas juge, un ouvrage où il ne verra que de l’imprudence ? Qui confie si légèrement son secret, mérite qu’on le trahisse ; mais moi, que lui ai-je fait pour qu’il fasse dépendre le bonheur de ma vie du prince royal ? Je vous avoue que je suis outrée…

C’est là une plainte d’amante qui est dans son droit ; mais, au même moment, elle l’aime ; elle l’appelle « une créature si aimable de tout point » ; elle ne voit que lui dans l’univers, et le proclame sans trop de prévention « le plus bel ornement de la France ». Il lui échappe quelque part ce mot heureux : « Pour moi, je crois que les gens qui le persécutent ne l’ont jamais lu. » Elle est évidemment séduite et sous le charme : l’amour, pour entrer là, a pris le chemin de l’esprit.

Une réflexion pourtant se présente, et elle-même n’était pas sans se la faire : quelle témérité d’aller confier son bonheur, sa destinée, tout son avenir comme femme, à un homme de lettres, aussi homme de lettres que Voltaire, à un poète aussi poète, et à la merci, chaque matin, de son tempérament irritable ! Le sort des deux êtres unis se trouvait ainsi toujours remis au hasard d’une vanité ou d’une pétulance.

À propos de ces perpétuels dérangements que les incartades de Voltaire apportaient dans l’existence de Mme du Châtelet, les bonnes âmes d’alors ne tarissaient pas ; on la plaignait hautement ; le président Hénault, un des meilleurs amis, écrivait un jour à Mme Du Deffand : « La pauvre Du Châtelet devrait faire mettre, dans le bail de toutes les maisons qu’elle loue, la clause de toutes les folies de Voltaire. Véritablement, il est incroyable que l’on soit si inconsidéré. »

Elle était plus à plaindre que lui en effet, même dans leurs infortunes à tous deux ; elle avait moins de quoi se consoler. Il y a un joli mot de Saint-Lambert, autre homme de lettres s’il en fut, et qui s’y connaissait. On plaignait devant lui Jean-Jacques Rousseau, qui avait été forcé de fuir : « Ne le plaignez pas trop, dit-il, il voyage avec sa maîtresse la Réputation. » Cette maîtresse-là est toujours la rivale, plus ou moins secrète, de l’autre maîtresse qui croit régner.

Si vous êtes femme, si vous êtes sage, et si votre cœur, tout en prenant feu, se donne encore le temps de choisir, écoutez un conseil : n’aimez ni Voltaire, ni Jean-Jacques, ni Goethe, ni Chateaubriand, si par hasard il vous arrive de rencontrer de tels grands hommes sur votre chemin. Aimez… qui donc ? Aimez qui bonnement et pleinement vous le rende, aimez qui ait à vous offrir tout un cœur, n’eût-il aucun nom célèbre et ne s’appelât-il que le chevalier Des Grieux. Un Des Grieux honnête et une Manon sage, voilà l’idéal de ceux qui savent être heureux en silence : la gloire en tiers dans le tête-à-tête ne fait que tout gâter.

Mais, nous autres moralistes, nous en parlons bien à notre aise, et les choses de la vie ne se règlent pas en si parfaite mesure. Mme du Châtelet aime Voltaire, et, en se rendant compte de tout à elle-même, elle passe outre, elle est entraînée. Au fond, il aime mieux (et elle le sait bien) donner jour à sa Métaphysique et la produire en lumière, que de la sacrifier sans bruit à l’amour et au bon sens : c’est bien là l’homme de lettres dans sa vérité de nature. Et elle-même qui se plaint, ne l’aime-t-elle pas un peu pour tout cela, pour « ces lauriers qui le suivent partout » ? Elle a beau ajouter : « Mais à quoi lui sert tant de gloire ? un bonheur obscur vaudrait bien mieux. » S’il avait choisi et embrassé cette obscurité qu’elle lui désire, elle ne l’aurait peut-être pas choisi lui-même, et sans doute elle l’en aimerait moins.

Laissons donc aller les choses, et contentons-nous de les voir comme elles sont. Ce fut pourtant là le point par où manqua finalement cette liaison de Mme du Châtelet et de Voltaire : celui-ci fut plus homme de lettres qu’amant. Au fond, Voltaire n’était pas et ne pouvait être un véritable amant. Il n’avait que des admirations d’esprit, et était surtout capable d’amitié. Presque dès le début de sa liaison avec Mme du Châtelet, il put lui dire et lui redire ces vers charmants :

Si vous voulez que j’aime encore
Rendez-moi l’âge des amours…

Elle acceptait toutefois cette situation inégale, et jusqu’à un certain point pénible ; durant des années elle s’y montra constante et fidèle. Ce furent les torts de Voltaire, et, si je puis dire, ses infidélités littéraires, qui la dégagèrent insensiblement. Dès le mois de février 1735, durant ce séjour qu’il fait en Hollande, elle a à se plaindre de lui ; il a bien plus à cœur de publier ses livres et sa philosophie, coûte que coûte, que de revenir vers l’amie qui l’appelle et qui l’implore :

Il est affreux d’avoir à me plaindre de lui, écrit Mme du Châtelet à d’Argental ; c’est un supplice que j’ignorais. S’il vous reste encore quelque pitié pour moi, écrivez-lui ; il ne voudra point rougir à vos yeux : je vous le demande à genoux… Si vous aviez vu sa dernière lettre, vous ne me condamneriez pas ; elle est signée, et il m’appelle Madame ! C’est une disparate si singulière, que la tête m’en a tourné de douleur.

Ses torts en ce genre se renouvelèrent quelques années après. En 1738, par exemple, au moment où Mme de Graffigny tomba à Cirey, Voltaire était dans une de ces crises et de ces quintes littéraires qui « altéraient tout à fait la douceur charmante de ses mœurs ». Un libelle de l’abbé Desfontaines l’avait tellement mis hors de lui, qu’il voulait, à chaque poste où il recevait des lettres, partir pour Paris, voir les ministres, le lieutenant criminel, présenter requête, porter plainte, que sais-je ? poursuivre à extinction sa vengeance. Mme du Châtelet ne pouvait réussir à lui rendre le calme et à lui persuader que le bonheur de deux êtres choisis, qui cultivent ensemble la philosophie et les lettres, ne saurait dépendre de misérables insultes parties de si bas. Le paradis terrestre de Cirey était devenu un enfer de tracasseries et d’inquiétudes : « En vérité il est bien dur, disait-elle, de passer sa vie à batailler dans le sein de la retraite et du bonheur. Mon Dieu, s’il nous croyait tous deux (d’Argental et elle), qu’il serait heureux ! »

Ce fut bien pis quand, trois ou quatre années plus tard, pendant le séjour qu’ils font à Bruxelles à l’occasion du procès de Mme du Châtelet, Voltaire lui échappe complètement pour la politique. Il s’était avisé de se faire donner une mission secrète de la part du ministère français auprès du roi de Prusse. Je ne sais quelle ambition diplomatique, la tentation d’une autre carrière, peut-être le simple attrait de la nouveauté, le tiennent à ce moment ; il part, il court les petites principautés ; il va de Berlin à Brunswick, à Bayreuth (octobre 1743) : « Il est ivre absolument, il est fou des cours et d’Allemagne. » Le roi de Prusse est évidemment le grand rival de Mme du Châtelet à cette heure ; singulier rival, ajoute-t-elle amèrement. Elle reste des semaines entières sans nouvelles de son ami ; elle n’apprend plus ses marches et démarches que par les gazettes ; son cœur est froissé :

Que de choses à lui reprocher ! et que son cœur est loin du mien !… Avoir à me plaindre de lui est une sorte de supplice que je ne connaissais pas… Tout ce que j’ai éprouvé depuis un mois détacherait peut-être toute autre que moi ; mais, s’il peut me rendre malheureuse, il ne peut diminuer ma sensibilité… Son cœur a bien à réparer avec moi, s’il est encore digne du mien.

Évidemment, et quoi qu’elle en dise, elle se détache. Ces pénibles impressions purent s’adoucir et se recouvrir durant les années suivantes, quand Voltaire, son premier caprice épuisé, parut être rentré dans le cercle magique de Cirey ; mais il en demeura une conviction triste et acquise au fond du cœur de Mme du Châtelet. Nous en retrouvons la trace et le témoignage dans un petit traité qu’elle écrivit vers ce temps Sur le bonheur.

Ce petit traité, qui renferme des réflexions fermes et hautes, des remarques fines, et rendues dans un style net et vif, avec un vrai talent d’expression, a un défaut : il est sec et positif ; il a ce cachet de crudité qui déplaît tant au milieu des meilleures pages du xviiie  siècle, et qui fait que la sagesse qu’on y prêche n’est pas la véritable sagesse. Oh ! que le souffle de Platon semble donc loin, et que sa grâce divine est envolée ! Pour être heureux, dit Mme du Châtelet, il faut « s’être défait des préjugés, être vertueux, se bien porter ; avoir des goûts et des passions, être susceptible d’illusion ». Elle commence par poser en principe « que nous n’avons rien à faire en ce monde qu’à nous y procurer des sensations et des sentiments agréables ». Cela peut être vrai philosophiquement ; mais, présentée de cette manière et avec cette crudité, une telle proposition, sous forme de théorème, a un air peu moral et tout physique qui déplaît, et presque qui offense. Mme du Châtelet distingue fort entre les préjugés et les illusions ; elle veut supprimer les uns et conserver les autres. L’illusion lui semble nécessaire ; elle veut qu’on se la donne ; que, loin de la dissiper, « on épaississe le vernis qu’elle met sur la plupart des objets ». Mais le propre de l’illusion, c’est qu’elle est et qu’elle ne se donne pas. L’arc-en-ciel léger qu’elle jette sur les choses ressembla-t-il donc jamais à une couche plus ou moins épaisse de vernis qu’on y met à volonté ? Mme du Châtelet croit les passions nécessaires au bonheur ; à défaut de passions, elle demande au moins des goûts. Parmi ces passions et ces goûts, dont elle raisonne très bien et en parfaite connaissance de cause, il en est qu’elle introduit à côté des autres presque sur un pied d’égalité, et qui déplaisent, tels que la gourmandise, le jeu. Elle parle de l’amour avec vérité, avec justesse, mais sans ce tact délicat qui le respecte. Elle insiste fort sur la direction positive qu’il faut se tracer et suivre, sans regret, sans repentir, sans plus regarder en arrière une fois qu’on s’est dit d’aller ; il faut partir d’où l’on est et vouloir ce qu’on veut : « Décidons-nous, dit-elle en concluant, sur la route que nous voulons prendre pour passer notre vie, et tâchons de la semer de fleurs. » Tâchons, en effet ; mais cet effort se marque trop, et ce propos si déterminé de semer des fleurs est tout fait pour les empêcher d’éclore. En général, ce qui manque dans tout ce morceau Sur le bonheur, c’est quelques-unes de ces fleurs mêmes dont parle l’Hippolyte d’Euripide, fleurs encore tout humides de rosée, et qui ont été cueillies dans la prairie qu’arrose la Pudeur 20.

Mme du Châtelet met au premier rang des conditions du bonheur, de se bien porter ; c’est juste, mais elle le dit en physicienne et sans charme. Simonide le disait mieux dans des vers dont voici le sens : « La santé est le premier des biens pour l’homme mortel ; le second, c’est d’être beau de nature ; le troisième, c’est d’être riche sans fraude ; et le quatrième, c’est d’être dans la fleur de jeunesse entre amis. » Ces traités où la théorie s’évertue à démontrer les machines et les industries de détail du bonheur, et à inventer à grande peine ce qui naît de soi-même dans la saison, me rappellent encore un joli mot de d’Alembert, et qui ne sent pas trop le géomètre : « La philosophie s’est donné bien de la peine, dit-il, pour faire des traités de la vieillesse et de l’amitié, parce que la nature fait toute seule les traités de la jeunesse et de l’amour. »

Il est pourtant des endroits bien sentis dans le traité de Mme du Châtelet : elle y parle dignement de l’étude, qui, « de toutes les passions, est celle qui contribue le plus à notre bonheur ; car c’est celle de toutes qui le fait le moins dépendre des autres ». Elle indique avec élévation, et comme dans un lointain où elle aspire, le noble but de la gloire. Elle y parle très bien aussi, nudité à part, et d’une manière vive et sentie, de l’amour ; elle le proclame le premier des biens s’il est donné de l’atteindre, le seul qui mérite qu’on lui sacrifie l’étude elle-même. Elle dirait presque ici comme le poète :

Il est, il serait tout, s’il ne devait finir !

Elle se trace l’idéal de deux personnes « qui seraient faites à tel point l’une pour l’autre, qu’elles ne connussent jamais la satiété ni le refroidissement ». Mais un tel accord de deux êtres si à l’unisson lui semble trop beau :

Un cœur, capable d’un tel amour, dit-elle, une âme si tendre et si ferme, semble avoir épuisé le pouvoir de la Divinité ; il en naît une en un siècle ; il semble que d’en produire deux soit au-dessus de ses forces, ou que, si elle les avait produites, elle serait jalouse de leurs plaisirs si elles se rencontraient.

Et, se rabattant alors à une liaison moins égale et moins haute, elle estime que l’amour peut encore nous rendre heureux à moins de frais ; « qu’une âme sensible et tendre est heureuse par le seul plaisir qu’elle trouve à aimer ». Ici, elle pense évidemment à elle-même ; elle se flatte d’avoir reçu du ciel une de ces âmes tendres et immuables (voilà le coin d’illusion), qui savent se contenter d’une seule passion, même quand elle n’est plus partagée, et qui restent à jamais fidèles à un souvenir :

J’ai été heureuse pendant dix ans, avoue-t-elle, par l’amour de celui qui avait subjugué mon âme, et ces dix ans, je les ai passés tête à tête avec lui, sans aucun moment de dégoût et de langueur. Quand l’âge et les maladies ont diminué son goût, j’ai été longtemps sans m’en apercevoir : j’aimais pour deux ; je passais ma vie entière avec lui, et mon cœur, exempt de soupçons, jouissait du plaisir d’aimer et de l’illusion de se croire aimé. Il est vrai que j’ai perdu cet état si heureux, et que ce n’a pas été sans qu’il m’en ait coûté bien des larmes.

En écrivant ces pages, elle se flattait encore qu’elle tiendrait bon dans ce qu’elle appelait l’immutabilité de son cœur, et que le sentiment paisible de l’amitié, joint à la passion de l’étude, suffirait à la rendre heureuse. Elle avait quarante ans sonnés, et, stoïcienne, géomètre comme elle l’était, elle pouvait se croire au port, lorsqu’étant allée passer avec Voltaire une partie des années 1747 et 1748 à Commercy et à Lunéville, à la petite cour de Lorraine, voici en deux mots ce qui arriva.

Elle y rencontra, dans la société de la marquise de Boufflers, un homme de trente ans, fin, agréable, spirituel, bien que d’un esprit assez sec et aride, connu seulement alors par une Épître à Chloé, assez jolie pièce dans le genre sensuel ; c’était M. de Saint-Lambert. Il fut galant près d’elle ; elle oublia pour lui ses réflexions philosophiques, ou plutôt elle s’en ressouvint : sentant renaître en elle la passion, elle la prit au mot, et, mettant ses principes en action, elle s’y livra. Les conséquences de cette liaison nouvelle sont assez connues ; il s’ensuivit l’aventure à demi grotesque, indécente et funeste, qui occupa tant la société d’alors, et qui amena la mort de Mme du Châtelet, à Lunéville, six jours après son accouchement, le 10 septembre 1749.

Dans un remarquable travail sur Mme du Châtelet, Mme Louise Colet a publié quelques lettres d’elle à Saint-Lambert, ainsi que des réponses de celui-ci. Ces lettres de Mme du Châtelet, il faut l’avouer, sont charmantes et vraiment tendres ; il semble que, sous l’empire d’un sentiment vrai, il se soit fait en elle une sorte de renouvellement de pensée et de rajeunissement. Ce n’est pas qu’elle ne voie au fond à qui elle a affaire en Saint-Lambert ; il est jeune, il est léger, elle se méfie :

Vous connaissez les goûts vifs, lui écrit-elle un jour en partant, mais vous ne connaissez point encore l’amour. Je suis sûre que vous serez aujourd’hui plus gai et plus spirituel que jamais à Lunéville, et cette idée m’afflige indépendamment de toute inquiétude. Si vous ne devez m’aimer que faiblement, si votre cœur n’est pas capable de se donner sans réserve, de s’occuper de moi uniquement, de m’aimer enfin sans bornes et sans mesure, que ferez-vous donc du mien ?… Vous m’écrirez sans doute, mais vous prendrez sur vous pour m’écrire… J’ai bien peur que votre esprit ne fasse bien plus de cas d’une plaisanterie fine, que votre cœur d’un sentiment tendre ; enfin, j’ai bien peur d’avoir tort de vous trop aimer. Je sens bien que je me contredis, et que c’est là me reprocher mon goût pour vous. Mais mes réflexions, mes combats, tout ce que je sens, tout ce que je pense, me prouve que je vous aime plus que je ne dois.

Ces lettres à Saint-Lambert sont évidemment d’un cœur plus jeune que celles que nous avons vues, et où elle s’inquiétait si activement de Voltaire. Au souffle d’une passion imprévue, on dirait que cette âme, longtemps contrainte, renaît tout à coup et se réjouit ; elle recommence. Il y a des sentiments exprimés avec une extrême délicatesse : « Ma lettre qui est à Nancy vous plaira plus que celle-ci ; je ne vous aimais pas mieux, mais j’avais plus de force pour vous le dire : il y avait moins de temps que je vous avais quitté ! » La mémoire de Mme du Châtelet avait besoin de la publication de ces lettres pour se réhabiliter un peu du tort célèbre de cette infidélité dernière.

Quant aux lettres de Saint-Lambert, elles sont plutôt propres à faire valoir celles de la femme passionnée, mais non pas à justifier son goût pour lui. Il est sec et leste en lui parlant, et sans vraie tendresse ; c’est partout un ton pimpant et fringant, un ton de dragon ou de garde-française bel esprit. Il l’appelle « mon cher cœur », il la tutoie perpétuellement ; il parle de sa propre mélancolie avec prétention. Enfin c’est la femme, ici, qui se trouve supérieure, comme il arrive si souvent, et elle ne marque son infériorité qu’en se méprenant dans l’objet de son choix.

L’éclat de l’accident de Mme du Châtelet commença la réputation de Saint-Lambert et le lança brillamment dans le monde. L’impression de cette mort sur Voltaire fut vive et fait honneur à sa sensibilité. Son secrétaire Longchamp nous a raconté dans le plus grand détail la manière dont il prit dès l’origine toute cette aventure, sa colère dès l’abord et sa fureur de se voir trompé, puis sa résignation à demi risible, à demi touchante. La perte de Mme du Châtelet lui arracha de vraies larmes, interrompues bientôt par quelques-uns de ces mots vifs, pétulants et sensés, comme il ne pouvait s’empêcher d’en dire, et qui donneraient envie de lui appliquer, en le parodiant, un mot d’Homère : Il pleurait tout en éclatant de rire. Ainsi, deux ou trois jours après cette mort, comme il s’inquiétait fort d’une bague que portait la marquise, et où devait se trouver son portrait sous le chaton, Longchamp lui dit qu’il avait eu la précaution, en effet, de retirer cette bague, mais que le portrait qu’elle renfermait était celui de M. de Saint-Lambert : « Ô ciel ! s’écrie Voltaire en levant et joignant les deux mains, voilà bien les femmes ! J’en avais ôté Richelieu, Saint-Lambert m’en a chassé ; cela est dans l’ordre ; un clou chasse l’autre : ainsi vont les choses de ce monde. »

Mme du Châtelet avait à peine fermé les yeux, que Voltaire écrivait à Mme Du Deffand, avant toute autre personne, pour lui annoncer cette mort : « C’est à la sensibilité de votre cœur que j’ai recours dans le désespoir où je suis. » Rappelons-nous le portrait satirique ; en vérité, l’ami au désespoir s’adressait bien !

La mort de Mme du Châtelet brisa l’existence de Voltaire et la remit en question. Privé de l’amie qui le fixait et qui tenait pour lui le gouvernail, il ne savait plus que devenir ni à quoi se rattacher. Il fut près de faire un coup de tête. Sa première idée était de se retirer à l’abbaye de Senones, auprès de dom Calmet, pour s’enfoncer dans l’étude ; sa seconde idée fut d’aller en Angleterre auprès de lord Bolingbroke, pour se livrer à la philosophie. Il prit d’abord un parti plus sage, qui était de venir à Paris causer de Mme du Châtelet avec d’Argental et le duc de Richelieu, et de se distraire en faisant jouer devant lui ses tragédies dans sa propre maison. Mais les cajoleries du roi de Prusse, que Mme du Châtelet avait conjurées de son mieux tant qu’elle avait vécu, revinrent le tenter ; il n’y résista plus, et il alla faire, à l’âge de cinquante-six ans, cette triste et dernière école de Prusse, après laquelle seulement il reparut moins agité et, en apparence, un peu plus sage.