Le père Lacordaire orateur.
Il y a quelque temps, je parlais de M. de Montalembert, en l’envisageant au point de vue du talent : aujourd’hui, je voudrais parler au même titre d’un autre orateur, diversement et non pas moins éloquent, qui a passé par plusieurs des mêmes phases, qui s’est aussi dégagé à temps de la voie étroite de l’École, et qui, depuis déjà quatorze ans, s’est créé dans la chaire une place singulière, originale, éclatante. L’éloquence de la chaire n’est pas sans avoir refleuri de nos jours, et l’on pourrait citer quelques noms modernes qui soutiennent avec honneur les traditions du passé : M. Lacordaire est plutôt de ceux qui relèvent et rehaussent la tradition que de ceux qui la soutiennent. Parmi ces orateurs de la chaire moderne, dont quelques-uns, dont l’un du moins (M. de Ravignan) pourrait lutter avec lui de chaleur vraie, de sympathie et d’onction, il n’en est aucun qui, par la hardiesse des vues et l’essor des idées, par la nouveauté et souvent le bonheur de l’expression, par la vivacité et l’imprévu des mouvements, par l’éclat et l’ardeur de la parole, par l’imagination et même la poésie qui s’y mêlent, puisse se comparer au père Lacordaire. Il est assurément le prédicateur de nos jours qui, aux yeux de ceux qui observent et admirent plus encore qu’ils ne croient, se montre à la plus grande hauteur de talent. J’essaierai de marquer ici quelques traits de sa manière.
J’ai eu l’honneur de connaître beaucoup autrefois l’abbé Lacordaire ; je ne l’ai jamais revu ni entendu depuis sans être touché de sa parole, sans être pénétré de son accent. Je voudrais aujourd’hui concilier tout ce que je dois à ces souvenirs et aux sentiments de respect que je lui ai voués, avec l’indépendance du critique, — au moins du critique littéraire ; car ici, en parlant de ces hommes qu’il y aurait lieu d’étudier sous tant d’autres aspects, je ne suis et ne veux être que cela.
Il existe sur M. Lacordaire une notice exacte et très bien faite, écrite par un de ses amis d’enfance, M. Lorain ; je n’ai pas l’intention d’y ajouter ni d’y suppléer. Je dirai seulement qu’il est né en mai 1802, au bourg de Recey-sur-Ource (Côte-d’Or), à cinq lieues de Châtillon-sur-Seine. Son père, médecin, était venu se fixer là, après avoir fait une campagne dans la guerre d’Amérique sous Rochambeau ; homme de bien et d’honneur, il a laissé dans le pays des souvenirs que quarante années écoulées depuis ont à peine effacés. Sa mère, de famille dijonnaise, fille d’un greffier au parlement de Bourgogne, était de ces personnes fortes et simples qui suffisent à tous les devoirs. Elle eut quatre fils, et perdit son mari étant enceinte du quatrième. Ces quatre fils vivent. Le plus jeune est capitaine de cavalerie, un autre architecte et ingénieur. L’aîné, dont on a lu des écrits dans la Revue des deux mondes, est, depuis plusieurs années, professeur d’histoire naturelle à l’université de Liège ; il a voyagé quatre fois en Amérique du Sud, et compte en première ligne parmi les entomologistes les plus distingués de notre temps, esprit net, investigateur patient, observateur précis et sévère. Le second des quatre fils était le futur dominicain. Je n’ai pas voulu omettre ces premières circonstances ; car il n’est pas indifférent, selon moi, même pour les futures convictions et croyances, d’être sorti d’une race solide et saine, d’une race intègre et pure. Quand, sur un fonds d’organisation héréditaire aussi ferme et aussi nettement tracé, un talent singulier vient à se poser et à éclore, quand un grand don de gloire vient à éclater, quand l’éloquence, par exemple, la parole de feu descend, elle trouve de quoi la porter et l’encadrer : c’est comme l’encens qui d’avance a son autel, c’est comme l’holocauste qui s’allume sur le rocher.
Le jeune Henri Lacordaire fit ses études au lycée de Dijon, de 1810 à 1819. Dans cette patrie de Bossuet, en vue de la colline où naquit saint Bernard, il ne songeait pas encore qu’il aurait un jour affaire à ces grands noms, et qu’il briguerait son rang dans leur descendance. Seulement, sans se donner trop de peine, il remportait tous les prix à la fin de l’année ; il avait sa tragédie sur le chantier, comme tout bon rhétoricien ; il jouait des scènes d’Iphigénie avec un de ses camarades, aujourd’hui professeur de droit à Dijon, tous deux (l’Achille et l’Agamemnon) habillés en fantassins de ligne, et y allant bon jeu, bon argent. Le sentiment patriotique était très vif en lui ; il souffrait douloureusement des blessures de la France et des désastres qui marquèrent la chute de l’Empire. Devenu étudiant en droit, toujours à Dijon, il commença à se distinguer par un talent réel de parole dans des conférences qu’avaient établies entre eux les étudiants et de jeunes avocats. Il mêlait à tout cela des vers, quelques-uns même, dit-on, assez plaisants.
Son droit fini, il vint faire à Paris son stage, vers 1822. Il commençait à
plaider, et avec succès. Mais, bien qu’il domptât cette matière ingrate, elle ne
le satisfaisait pas. Sa parole s’y exerçait et y faisait sa gymnastique ; mais
elle n’y trouvait pas à s’étendre et à déployer
ses ailes. Il était malade du mal du temps, du mal de la jeunesse d’alors ; il
pleurait sans cause comme René ; il disait : « Je suis rassasié de tout
sans avoir rien connu. »
Son énergie refoulée l’étouffait.
« À vingt-cinq ans, il l’a remarqué, une âme généreuse ne cherche
qu’à donner sa vie. Elle ne demande au ciel et à la terre qu’une grande
cause à servir par un grand dévouement ; l’amour y surabonde avec la
force. »
Il était alors voltairien comme sa génération, déiste, non
pas sceptique et indifférent, remarquons-le bien : même quand il ne croyait pas,
la forme de sa pensée était toujours nette et tranchée. Il est de cette race
d’esprits faits pour la certitude, pour croire ou tout au moins pour conclure,
de ces esprits droits, fermes et décidés, qui tendent au résultat. Je ne crois
pas me tromper en disant que telle est la forme primitive d’esprit dans sa
famille. Il y joignait un cœur tout jeune, conservé dans sa fraîcheur et sa
plénitude, un cœur qui n’avait pas dépensé son trésor, une faculté puissante et
un souffle de parole ardente qui cherchait son jour et qui ne le trouvait pas.
Rien de ce qui l’entourait ne le remplissait. Dans sa petite chambre d’avocat
stagiaire, il était occupé en apparence à rédiger des mémoires et à compulser
des dossiers, mais il vivait dans l’orage de l’esprit. C’est alors, vers 1824,
qu’une grande et brusque révolution se fit en lui ; ses amis, sa famille
apprirent tout à coup qu’il renonçait au barreau, et qu’il était entré à
Saint-Sulpice.
Ces conversions qui semblent brusques sont toujours devancées par d’intimes mouvements qui les préparent. Depuis quelque temps, M. Lacordaire s’était fait le raisonnement que voici : La société, à mes yeux, est nécessaire ; de plus, le christianisme est nécessaire à la société ; il est seul propre à la maintenir, à la perfectionner : donc le christianisme est vrai, non pas d’une vérité politique et relative, comme l’admettent bien des gens, mais d’une vérité supérieure et divine : toute autre vérité secondaire serait un compromis et une sorte de malentendu indigne et de la confiance de l’homme et de la franchise de Dieu. C’est ainsi qu’il fut ramené aux croyances catholiques par ses croyances sociales, et que son esprit fit le premier pas. Mais l’élan de son cœur qui cherchait pâture, et, à son insu, l’essor de son talent qui cherchait carrière, firent le reste et abrégèrent le chemin.
Il a peint à ravir la paix, l’espèce de rajeunissement qu’on éprouve dans les premiers jours, lorsqu’au sortir du monde on entre au séminaire, et qu’on y retrouve son enfance de cœur, la docilité de ses jeunes années, la règle austère, toutes choses simples dont on a désormais la conscience réfléchie et le doux mérite. Je pourrais citer de lui là-dessus des pages charmantes, poétiques, écrites pour un ami et placées dans un livre où l’on ne s’aviserait guère de les démêler. Mais il me faut arriver au principal. Il conserva sous son habit nouveau les sentiments d’amour de la liberté qu’il avait puisés dès l’enfance dans l’air du siècle, et qu’il n’a jamais séparés depuis de l’idée vitale du christianisme.
Il rendit témoignage de ce sentiment dès l’instant où il commença à se produire devant le public : c’était auprès de M. de Lamennais, au lendemain de 1830. Il crut que l’œuvre que M. de Lamennais tentait alors dans le journal L’Avenir, était d’un intérêt général et décisif pour le moment. Jusque-là, on s’était accoutumé à confondre l’idée religieuse catholique avec l’idée de pouvoir politique et de légitimité. La Restauration avait tout fait pour établir cette confusion dans les esprits. On était catholique et royaliste par le même train d’opinion, presque en vertu des mêmes idées et des mêmes intérêts. Une telle confusion semblait des plus fâcheuses à l’abbé Lacordaire ; elle lui paraissait une diminution et une dégradation du christianisme, et il crut qu’il était bon de montrer enfin à la France qu’on pouvait être fidèle à Jésus-Christ sans être inféodé au trône déchu, ce trône fût-il celui des descendants de saint Louis. On peut dire qu’à la résumer dans cette idée, l’œuvre entreprise en 1831 par M. de Lamennais et ses disciples d’alors, même en étant sitôt interrompue, n’a pas totalement échoué, et qu’en effet, dès lors, la jeunesse a pu se convaincre que l’adhésion à un symbole religieux n’entraînait pas nécessairement l’adhésion à une forme politique. Il n’y a jamais eu, en un mot, de catholiques évidemment moins légitimistes que M. de Montalembert et l’abbé Lacordaire.
Dans le procès de l’école libre devant la Chambre des pairs (septembre 1831), l’abbé Lacordaire prit la parole. Il était l’un des trois accusés qui avaient essayé d’anticiper sur les promesses de la Charte de 1830, et qui avaient ouvert une école à leurs risques et périls, sans se soumettre aux décrets universitaires en vigueur. M. le procureur général Persil soutint l’accusation ; ce fut l’abbé Lacordaire qui lui répliqua par une discussion nerveuse, tout improvisée, dans laquelle se retrouvait l’avocat, mais l’avocat déjà armé du glaive du lévite.
Quand la publication de L’Avenir, empreinte de talent et de générosité, mais si mêlée d’imprudences et de hasards, eut provoqué, de la part du Saint-Siège, un jugement de désapprobation, tous les rédacteurs se soumirent dans le premier instant ; mais, tandis que le maître indigné se soumettait en frémissant, d’une soumission impatiente et qui ne devait pas durer, M. Lacordaire se résignait simplement et sincèrement, décidé jusqu’au bout à obéir.
Cependant il avait atteint l’âge de trente ans ; il n’avait fait jusque-là que des essais et n’avait pas trouvé sa voie. Il fit plus pourtant que de l’entrevoir dans des conférences qu’il prêcha en 1834 au collège Stanislas, et où la jeunesse s’étonna d’entendre pour la première fois en chaire une parole vive et jeune comme elle, svelte et hardie, abordant par leurs noms les idées neuves, en prenant souvent la couleur et l’accent pour les serrer de plus près et pour les rattacher par leur partie saine à l’antique tradition qui en semblait toute rajeunie. Ces conférences effrayèrent encore l’autorité, mais cette fois l’autorité politique, l’autorité universitaire. Il y a quelque chose dans la parole de M. Lacordaire qui effraie aisément, quand on en isole quelques traits et qu’on n’en veut entendre que certains éclats. C’est à l’aide de ces qualités mêmes, que quelques-uns nommeraient des défauts, qu’il prend d’autant mieux sur la jeunesse.
Enfin, la bienveillance de l’archevêque de Paris, M. de Quélen, qui eut le mérite, par un discernement honorable du cœur plus encore que de l’esprit, d’apprécier en lui le talent et la candeur dans le talent, ouvrit à M. Lacordaire en 1835 la chaire de Notre-Dame, la première chaire de la capitale. Dès le début, celui qui avait pour vocation presque naturelle de prêcher la jeunesse du xixe siècle, cette jeunesse dont il avait été et dont, par l’accent, il ne cessera jamais d’être, se sentit en plein dans son élément. Sa parole, semblable à ces oiseaux de haut vol qui ne sont à l’aise que dans l’espace et l’étendue, avait trouvé sa région.
Les conférences de l’abbé Lacordaire ont un caractère qui ne les rattache à rien de ce qui est réputé classique en ce genre, mais qui est singulièrement approprié à l’auditoire de ce temps-ci. Tout au plus trouverait-on dans les fragments d’éloquence que l’on connaît du père Bridaine ou du père Guénard des précédents qui n’offriraient encore que des analogies infidèles. Il faut donc reconnaître que la forme de l’abbé Lacordaire est neuve, et même romantique si l’on veut : ce n’est pas nous qui aurions droit de considérer ce mot comme une injure. Des hommes de haut talent, M. de Chateaubriand, M. de Maistre, M. de Lamennais (je ne les prends que par les ressemblances les plus générales), l’un à travers l’encens de la poésie, les autres par l’éclatante hardiesse des interprétations, avaient ressuscité pour les générations du siècle le christianisme, et l’avaient offert sous des aspects qui ne sont point assurément ceux auxquels nous avaient accoutumés les Fleury, les Massillon, les Bourdaloue. Cette école hardie et brillante n’avait point suscité jusque-là son prédicateur, et c’est en l’abbé Lacordaire qu’il s’est rencontré.
L’Église, dit-il en parlant des temps de mélange et de confusion semblables aux nôtres, l’Église alors appelle à son secours une parole qu’il serait difficile de définir par des caractères constants, à cause de la variété des erreurs qu’elle doit combattre et des âmes qu’elle veut convaincre, mais qu’on peut appeler la prédication extérieure ou apostolique.
Le rôle de l’apôtre est, en effet, de convertir les infidèles, les incrédules, et au xixe siècle nous en tenons tous plus ou moins.
L’antique serpent de l’erreur, dit-il encore, change de couleurs au soleil de chaque siècle. Aussi, tandis que la prédication de mœurs ne subit guère que des diversités de style, il faut que la prédication d’enseignement et de controverse, souple autant que l’ignorance, subtile autant que l’erreur, imite leur puissante versatilité, et les pousse, avec des armes sans cesse renouvelées, dans les bras de l’immuable vérité.
Il ne s’est donc pas contenté de retremper ses armes dans les
sources de la
doctrine ; il les a repolies à l’air du
siècle, et elles brillent entre ses mains d’un éclat tout neuf, parfois
éblouissant. « Il ne s’agit pas de suivre les règles de la rhétorique,
mais de faire connaître et aimer Dieu ; ayons la foi de saint Paul,
ajoute-t-il, et parlons le grec aussi mal que lui. »
Ici, pourtant,
ne le prenez pas au mot. S’il s’affranchit de la rhétorique, c’est en vertu d’un
principe supérieur de rhétorique ; et, pour suivre sa comparaison, il ne parle
pas le grec plus mal que ses devanciers, il le parle
autrement. Ou plutôt, laissons de côté les métaphores, il parle le français du
xixe
siècle à des jeunes hommes du
xixe
siècle, à ceux dont il voit dans
cette nef immense de Notre-Dame les têtes pressées à ses pieds, et à qui il
dit : « Vous qui venez ici entendre la parole divine avec un cœur enflé
et comme des juges ! »
Il parle donc à ces juges de vingt ans leur
langue, il sait leurs images, il leur rend visible par moments leur poésie.
Certes, pour qui lit de sang-froid ces conférences sur l’Église et sur sa
constitution, sur son infaillibilité, etc., l’argumentation souvent est faible,
la logique en paraît pleine de lacunes, et, en pareille matière, à cette date où
nous sommes, il n’est pas surprenant qu’il manque dans la chaîne du raisonnement
quelques anneaux. M. Lacordaire franchit les intervalles plus qu’il ne les
comble. Souvent l’orateur joue sur les mots ; il se crée des définitions et en
conclut ensuite ce qui serait précisément à prouver. Il se paie de comparaisons
pittoresques ou d’abstractions subtiles. Il se compose une histoire à vue de
pays, à vol d’oiseau, comme le pourrait faire l’œil de la Providence. Son
imagination trop forte rapproche des faits qui diffèrent, que mille
circonstances séparent et distinguent ; elle les rassemble à son foyer comme
sous un verre ardent, jusqu’à ce qu’il y ait flamme. Voilà les défauts, que je
pourrais au
besoin discuter en détail et éclairer par
des exemples. Mais qu’importe à l’orateur qui croit, si, moyennant ce procédé
même, son auditoire le saisit mieux et lui accorde davantage, si lui-même il
sent que sa parole entre et pénètre ! L’abbé Lacordaire est du siècle à un
certain degré, je l’ai dit, et il le reconnaît avec une grâce touchante :
Dieu nous avait préparé à cette tâche en permettant que nous vécussions d’assez longues années dans l’oubli de son amour, emporté sur ces mêmes voies qu’il nous destinait à reprendre un jour dans un sens opposé. En sorte qu’il ne nous a fallu, pour parler comme nous l’avons fait, qu’un peu de mémoire et d’oreille, et que nous tenir dans le lointain de nous-même, en unisson avec un siècle dont nous avions tout aimé.
Cette connaissance du siècle et de ses faiblesses lui ménage de faciles alliances avec l’imagination et le cœur de son jeune public.
Dieu, dit-il en un endroit, donna à son Église la charité. Par la charité, il n’y eut pas de cœur où l’Église ne pût pénétrer ; car le malheur est le roi d’ici-bas, et, tôt ou tard, tout cœur est atteint de son sceptre… Désormais l’Église pouvait aller avec confiance conquérir l’univers, car il y a des larmes dans tout l’univers, et elles nous sont si naturelles, qu’encore qu’elles n’eussent pas de cause, elles couleraient sans cause, par le seul charme de cette indéfinissable tristesse dont notre âme est le puits profond et mystérieux.
L’éloquence de l’abbé Lacordaire est toute remplie de ces jaillissements de sensibilité qui ressemblent à des aveux, et après lesquels ceux qui l’entendent sont moins rebelles sur les raisons. Et puis, ce qu’il veut, ce n’est pas tant convertir d’un coup, c’est ébranler, c’est remuer et faire rendre témoignage, c’est arracher un son :
Dès qu’une âme, dit-il, rend dans le siècle le son de l’éternité, dès qu’elle témoigne en faveur du Christ et de son Église, ne nous montrons pas plus rigoureux que Celui qui a dit : Quiconque n’est pas contre vous est pour vous.
Grâce à ce ton de facilité généreuse et de franchise, il a su
conquérir, sur son auditoire de jeunes gens, une autorité de faveur et de
sympathie ; il a pu leur donner des conseils moraux sur les sujets les plus
délicats : il a fait sur la chasteté, par exemple, des
conférences qui sembleraient d’une étrange audace, si cette audace n’était
revêtue d’autant de candeur et servie d’un aussi prodigieux talent. Avec lui on
est souvent dans le hasard, dans le péril de l’expression ; mais on se rassure
bientôt, quand on s’y est accoutumé. On sent si bien une puissance qui, du haut
de cette chaire, est dans la sincérité de sa direction et dans la plénitude de
sa nature, une parole qui a cru entendre son mot d’ordre d’en haut :
« N’interrogez pas le cours des fleuves ni la direction des
montagnes, allez tout droit devant vous ; allez comme va la foudre de Celui
qui vous envoie, comme allait la parole créatrice qui porta la vie dans le
chaos, comme vont les aigles et les anges. »
Il va donc et nous
emporte mainte fois sur les crêtes et sur les cimes ; on frémit, mais il ne
tombe pas. Quelquefois lui-même il s’arrête comme étonné devant les témérités de
sa parole ; mais il la reprend, la répare aussitôt, ou seulement il la redouble,
il l’explique ; car rien, chez lui, n’est sorti que d’un cœur net, d’une lèvre
ardente et pure.
Trois grands noms de prédicateurs sont l’honneur de la chaire française : Bossuet, Bourdaloue et Massillon. Les sermons de Bossuet ne sont appréciés que depuis qu’on les a imprimés, et, de son vivant, ils étaient comme perdus dans le reste de sa gloire. Bourdaloue et Massillon furent de leur temps les maîtres de la chaire dans le genre du sermon. Massillon, dont chacun connaît les riches développements, la savante, l’ingénieuse mais déjà un peu prolixe et un peu molle éloquence, est celui des deux qui plaît aujourd’hui le plus à la lecture. C’est Bourdaloue pourtant qui, par les justes proportions, par la beauté de l’ordonnance et l’exactitude des développements, représente la perfection moyenne et complète de ce genre grave à son plus beau moment. Mais aujourd’hui, quand on lit Bourdaloue (s’il faut être sincère), avec toutes ses qualités saines, solides, mais que ne relèvent en rien l’invention du détail et la fleur de l’expression, il ennuie. On a dit de Bourdaloue que c’est Nicole éloquent. Je dirai aussi : C’est le Despréaux de la chaire ; mais un Despréaux en prose, et dont les qualités essentielles et rassises, séparées de l’accent et de l’action, n’ont conservé aucune vivacité, aucune fraîcheur. Cependant, quand on prend la peine de l’étudier, on y retrouve les plus sérieux mérites. Ce qui manque à l’éloquence de l’abbé Lacordaire, c’est précisément ce que celle de Bourdaloue a de trop. Il n’y a pas du tout de Bourdaloue en lui, c’est-à-dire de cette suite égale, modérée, toujours satisfaisante à la réflexion, toute judicieuse (le dogme une fois admis). Mais j’ai dit que Bourdaloue aujourd’hui relu, ennuie ; et lui, il enlève, il étonne, il conquiert, ou du moins il porte des coups dont on se souvient. Il a du clairon dans la voix, et l’éclair du glaive brille dans sa parole. Il possède l’éloquence militante appropriée à des générations qui ont eu Chateaubriand pour catéchiste et qu’a évangélisées Jocelyn après René.
L’abbé Lacordaire réussissait depuis deux années à Notre-Dame, lorsqu’il prit un parti qui dut sembler singulier et extrême à ses amis, même les plus religieux : il quitta brusquement cette position toute faite et s’en alla à Rome pour y étudier, disait-on, mais en réalité pour s’y préparer à prendre l’habit de dominicain, et nous revenir de là avec la robe blanche du frère prêcheur. Que s’était-il passé en lui ?
Dans sa conduite comme dans son éloquence, l’abbé Lacordaire a de ces tours
imprévus, de ces hardis élans, de ce qu’on appellerait dans un général d’armée
des illuminations soudaines. À le bien écouter, on en saurait pourtant les
raisons. À peine établi dans cette chaire de Notre-Dame, il n’avait pas été sans
se rendre compte de sa puissance d’action sur son public ; il avait senti qu’il
était en voie d’opérer une œuvre, et, selon qu’il l’espérait, une œuvre bénie.
Il voulut davantage. Dans cette haute ambition morale qu’il avoue et qui est
celle de conquérir le plus d’esprits et le plus de cœurs à ce qu’il croit la
vérité, il s’était dit : « Ma parole est utile ; pourquoi ne serait-elle
pas perpétuelle ? Mais pour cela il faut un corps, un ordre ; or, cet ordre
est tout trouvé, il existe ; il ne s’agit que de le ressusciter en
France. »
Toutefois, l’entreprise au premier abord était étrange. En
se faisant dominicain, il se séparait nettement sans doute des jésuites, qui
sont l’ordre rival et adverse ; mais il ne se rapprochait point pour cela du
préjugé populaire. Quoi ! s’en aller précisément choisir pour patron celui à qui
l’on prêtait l’établissement de l’Inquisition, la croisade des Albigeois ! Il
faisait donc un acte très périlleux, au point de vue de la prudence humaine ;
et, à son propre point de vue, il ne fit jamais, dit-il, un plus grand acte de
foi.
Cette sainte aventure lui a réussi. Chemin faisant, et tandis qu’il la menait à
fin, il ne négligea point d’éclaircir la question historique, et commença par la
dégager des déclamations que les échos du xviiie
siècle avaient grossies. Il fit un Mémoire pour le
rétablissement en France de l’ordre des Frères prêcheurs, qu’il dédia
pour premier mot « À mon pays »
; il écrivit une Vie
de saint
Dominique, qui serait à discuter
historiquement, mais où respire et reluit l’intelligence vive du Moyen Âge. Dans
l’intervalle, il était allé prêcher à Metz, cité guerrière et patriotique, et y
avait enflammé l’enthousiasme de la jeunesse militaire. Il reparut dans la
chaire de Notre-Dame le 14 février 1841, et y retrouva les mêmes sympathies,
accrues de ce qu’y ajoutait une curiosité nouvelle. Je ne sais si sa tentative
d’ordre réussira ; mais du moins, on put s’en apercevoir dès le premier jour, sa
robe blanche de dominicain ne lui nuisait pas. Évidemment sa personne, son
talent, l’intérêt qui s’y attachait, n’avaient rien perdu, et l’on était plutôt
disposé à lui passer désormais quelque chose d’extraordinaire.
Ce n’est point sa vie que je retrace, et je m’en tiens aux applications de son
éloquence. J’en ai signalé quelques défauts ; je voudrais maintenant la saisir
dans un des morceaux où elle me paraît le plus irréprochable, tout à fait
simple, touchante et neuve à la fois ; je voudrais pouvoir dire sans réserve :
C’est beau ! L’oraison funèbre du général Drouot,
prononcée dans la cathédrale de Nancy le 25 mai 1847, me donne cette joie. Cette
oraison funèbre me paraît un chef-d’œuvre dans l’ordre des productions modernes.
Elle peut se lire après l’oraison funèbre de Condé et après celle de Turenne ;
et si Bossuet, comme on peut croire, reste incomparable et grand de toute sa
hauteur, combien l’œuvre de l’abbé Lacordaire nous paraît aujourd’hui préférable
par certains côtés à celle de Fléchier ! M. Lacordaire a eu jusqu’ici à
prononcer trois oraisons funèbres, celle d’O’Connell, celle de l’évêque de
Nancy, Forbin-Janson, et celle enfin du général Drouot ; je les range non par
ordre de dates, mais selon le mérite. La première, celle d’O’Connell, me plaît
peu ; elle n’est pas exempte de la déclamation propre à ce temps-ci. Chaque
siècle a ses
idolâtries ; celle du siècle de
Louis XIV était la royauté, celle du nôtre est la popularité. L’orateur sacré
l’a trop respectée dans la personne du grand agitateur, qui n’épargna jamais,
pour arriver à ses fins, le mensonge et l’invective. La seconde oraison funèbre,
celle de M. de Janson, est fort supérieure, elle est simple et vraie. En parlant
de cet homme excellent, médiocre en tout, excepté par le cœur, qui fut un
missionnaire zélé et un assez pauvre évêque, l’orateur a trouvé des accents
touchants et des mouvements pathétiques. Sous la figure de l’abbé de Janson, il
a peint lui-même, à son insu, quelques traits de sa propre nature, de sa propre
ambition spirituelle d’apôtre : « L’apostolat, dit-il, qui était sa
vraie, son unique vocation, le tourmentait et l’emportait dès les premiers
jours de son sacerdoce. »
On était à la fin de l’Empire :
M. de Janson cherchait une carrière à son zèle, un champ pour y semer la parole,
et n’osant songer à la France, alors muette, il errait en esprit de l’Amérique à
la Chine, de la Chine aux bords du Gange :
Tout à coup, au sein même de la patrie, poursuit l’orateur, un cri prodigieux s’élève : le descendant de Cyrus et de César, le maître du monde, avait fui devant ses ennemis ; les aigles de l’Empire, ramenées à plein vol des bords sanglants du Dniepr et de la Vistule, se repliaient sur leur terre natale pour la défendre, et s’étonnaient de ne plus ramasser dans leurs serres puissantes que des victoires blessées à mort. Dieu, mais Dieu seul, avait vaincu la France, commandée jusqu’à la fin par le génie, et triomphante encore au quart d’heure même qui signalait sa chute. Je ne dirai point les causes de cette catastrophe ; outre qu’elles ne sont pas de mon sujet, il répugne au fils de la patrie de creuser trop avant dans les douleurs nationales, et il laisse volontiers au temps tout seul le soin d’éclaircir les leçons renfermées par Dieu même au fond des revers.
Ce sentiment de patriotisme est une des sources de l’éloquence de l’abbé Lacordaire. Notez qu’il ne l’a pas seulement par accidents et pour l’effet ; il en a en lui le foyer. À entendre ce dominicain de nos jours, on croirait parfois retrouver le poète qui a dit de la patrie :
J’ai des chants pour toutes ses gloires,Des larmes pour tous ses malheurs.
Ce n’est pas à nous de discuter ici ce sentiment, et de voir s’il n’introduit pas dans la parole sacrée, au milieu de beaucoup d’émotion et d’éclat, quelque prestige. Mais, assurément, si un tel sentiment avait quelque part sa place légitime, et si l’orateur a eu droit d’en user, ce dut être dans l’éloge du général Drouot, ce lieutenant fidèle, homme rare et simple, tout patriotique, qui représentait la probité dans les camps, que Napoléon appelait le sage de la Grande Armée, et qui, au sortir des grandes batailles dont il avait dirigé les formidables batteries, ne demandait au ciel d’autre faveur que de venir mourir sur la paroisse où il avait été baptisé. Les détails que l’orateur a donnés sur sa simple enfance, sont imprégnés d’un parfum de vertu domestique qui va au cœur. Drouot était fils d’un boulanger de Nancy, le troisième de douze enfants :
Issu du peuple par des parents chrétiens, il vit de bonne heure, dans la maison paternelle, un spectacle qui ne lui permit de connaître ni l’envie d’un autre sort, ni le regret d’une plus haute naissance ; il y vit l’ordre, la paix, le contentement, une bonté qui savait partager avec de plus pauvres, une foi qui, en rapportant tout à Dieu, élevait tout jusqu’à lui, la simplicité, la générosité, la noblesse de l’âme, et il apprit, de la joie qu’il goûta lui-même au sein d’une position estimée si vulgaire, que tout devient bon pour l’homme quand il demande sa vie au travail et sa grandeur à la religion. Jamais le souvenir de ces premiers temps de son âge ne s’effaça de la pensée du général Drouot ; dans la glorieuse fumée des batailles, aux côtés mêmes de l’homme qui tenait toute l’Europe attentive, il revenait par une vue du cœur et un sentiment d’actions de grâce à l’humble maison qui avait abrité, avec les vertus de son père et de sa mère, la félicité de sa propre enfance. Peu avant de mourir, comparant ensemble toutes les phases de sa carrière, il écrivait : « J’ai connu le véritable bonheur dans l’obscurité, l’innocence et la pauvreté de mes premières années. » Puisque tel était le charme qui rappelait le héros vers les commencements de lui-même, approchons-en de plus près, et cherchons dans quelques vestiges subsistants ce qu’il y avait donc de si aimable en cette enfance demeurée si chère.
Et ici l’orateur entre dans des détails familiers auxquels l’oraison funèbre classique (hormis parfois celle de Bossuet) ne nous avait guère accoutumés :
Le jeune Drouot s’était senti poussé à l’étude des lettres par un très précoce instinct. Âgé de trois ans, il allait frapper à la porte des frères des écoles chrétiennes, et, comme on lui en refusait l’entrée parce qu’il était encore trop jeune, il pleurait beaucoup. On le reçut enfin. Ses parents, témoins de son application toute volontaire, lui permirent, avec l’âge, de fréquenter des leçons plus élevées, mais sans lui rien épargner des devoirs et des gênes de leur maison. Rentré de l’école ou du collège, il lui fallait porter le pain chez les clients, se tenir dans la chambre publique avec tous les siens, et subir dans ses oreilles et son esprit les inconvénients d’une perpétuelle distraction. Le soir, on éteignait la lumière de bonne heure par économie, et le pauvre écolier devenait ce qu’il pouvait, heureux lorsque la lune favorisait par un éclat plus vif la prolongation de sa veillée. On le voyait profiter ardemment de ces rares occasions. Dès les deux heures du matin, quelquefois plus tôt, il était debout ; c’était le temps où le travail domestique recommençait à la lueur d’une seule et mauvaise lampe. Il reprenait aussi le sien ; mais la lampe infidèle, éteinte avant le jour, ne tardait pas à lui manquer de nouveau ; alors il s’approchait du four ouvert et enflammé, et continuait, à ce rude soleil, la lecture de Tite-Live ou de César.
Telle était cette enfance dont la mémoire poursuivait le général Drouot jusque dans les splendeurs des Tuileries. Vous vous en étonnerez peut-être ; vous vous demanderez quel charme il y avait à cela. Il vous l’a dit lui-même : c’était le charme de l’obscurité, de l’innocence et de la pauvreté. Il croissait sous la triple garde de ces fortes vertus ; il croissait comme un enfant de Sparte et de Rome, ou pour mieux dire encore, et pour dire plus vrai, il croissait comme un enfant chrétien, en qui la beauté du naturel et l’effusion de la Grâce divine forment une fête mystérieuse que le cœur qui l’a connue ne peut oublier jamais.
J’indique là les parties simples, touchantes : les grands mouvements de l’éloquence s’y mêlent à propos. Tout y est dit d’une manière nette, charmante ; tout y est senti. J’ai le regret de ne pouvoir citer encore une page admirable et pénétrante sur l’amour des lettres. On ne peut lire tout haut cette oraison funèbre sans qu’une larme, pour ainsi dire perpétuelle, ne vienne mouiller la paupière et entrecouper la voix.
La révolution de février 1848 porta le père Lacordaire à l’Assemblée nationale ; il put croire un moment qu’au milieu d’une grande œuvre commune de reconstruction il y aurait lieu quelquefois à une parole religieuse extra-parlementaire. Mais, après l’invasion du 15 mai, il donna sa démission de représentant, comprenant sans doute que, sous le coup d’un tel attentat, on allait rentrer dans les voies de la politique ordinaire, de la défense sociale méthodique, et qu’il n’y avait plus jour à tenter d’aucun côté une infusion d’esprit nouveau. Il a repris son rôle indépendant, élevé, ses conférences, et on l’a vu avec plaisir familiariser encore son éloquence dans l’homélie, dans le prône dont il s’est chargé à la petite église des Carmes. Ces humbles instructions ont du naturel, de la grâce, et avec lui elles ne manquent jamais d’élévation. Une de ces récentes homélies a paru exhaler contre la bourgeoisie des paroles imprudentes. J’en ai entendu une autre dans laquelle je n’ai retrouvé aucun de ces tons aigus, et bien plutôt un correctif où chacun avait sa part. Mais M. Lacordaire est trop expérimenté pour ne pas comprendre qu’il y a danger, même dans l’apparence, même dans les fausses interprétations auxquelles prêteraient ses paroles. Quand la paille sèche jonche les rues et tourbillonne au gré du vent, il y a à prendre garde aux moindres étincelles, même quand l’étincelle jaillirait d’un foyer sacré.
Je n’ai réussi que bien imparfaitement à rendre cette physionomie singulière, originale, attrayante, si peu gallicane et si française, qui plaît jusque dans ses hasards, où le naturel se dégage en jets heureux de quelques bizarreries de goût, où l’audace ne compromet pas de réelles beautés ; cet orateur au vêtement blanc, à l’air jeune, à la parole vibrante, aux prunelles de feu, et dont les lèvres, faites pour s’ouvrir et laisser courir la parole, expriment à la fois l’ardeur et la bonté. Je veux pourtant lui faire une petite querelle en finissant. Le père Lacordaire est généreux, il l’est avec ses adversaires de tout genre. Il l’est pour les protestants, par exemple, et dans son oraison funèbre d’O’Connell, au sujet de l’émancipation des catholiques, il leur a rendu une solennelle action de grâces sous les voûtes un peu étonnées de Notre-Dame. Un jour, au collège Stanislas, il lui est arrivé de parler du saint-simonisme, alors tout récent ; je me souviens d’une sorte de prière, qui était généreuse aussi. Il est généreux, en un mot, pour tous ceux qui croient à quelque degré. Il a parlé de Luther sans outrage, avec un sentiment respectueux pour cette riche et puissante nature ; mais tout à coup, à propos de Luther même, citant un bon mot d’Érasme, il a ajouté :
Vous connaissez tous Érasme, messieurs. C’était, en ce temps-là, le premier académicien du monde. À la veille des tempêtes qui devaient ébranler l’Europe et l’Église, il faisait de la prose avec l’élasticité la plus consommée. On se disputait dans l’univers un de ses billets. Les princes lui écrivaient avec orgueil. Mais quand la foudre eut grondé, quand il fallut se dévouer à l’erreur ou à la vérité, donner à l’une ou à l’autre sa parole, sa gloire et son sang, ce bonhomme eut le courage de demeurer académicien, et s’éteignit dans Rotterdam, au bout d’une phrase élégante encore, mais méprisée.
Ici, me permettra-t-il de lui représenter qu’il est injuste ?
Érasme, si élégant écrivain qu’il fût, n’était pas du tout un académicien dans le sens où l’entend l’orateur ; il était de ceux qui
aiment les lettres, mais non la phrase. Vous en faites un Balzac ridicule ;
Érasme n’était qu’un Voltaire modéré, un Fontenelle au goût littéraire plus
sain, le précurseur de Rabelais sans ivresse, un sage qui, venu trop tôt et
placé entre des partis extrêmes dont il ne pouvait épouser aucun, demandait la
permission de rester neutre. « Parce qu’Érasme, nous dit Bayle,
n’embrassa point la réformation de Luther et qu’il condamna cependant
beaucoup de choses qui se pratiquaient dans le papisme, il s’est attiré
mille injures, tant de la part des catholiques que de la part des
protestants. »
Faut-il qu’il encoure aujourd’hui la même destinée ?
Je laisse à cette grande renommée d’Érasme la gloire de la science et de
l’esprit, mais je ne cesserai jamais de revendiquer sous ce nom le droit du bon
sens fin et mitigé, de la raison qui regarde, qui observe, qui choisit, qui ne
veut point paraître croire plus qu’elle ne croit ; en un mot, je ne cesserai
jamais, en face des philosophies altières et devant la foi même armée du talent,
de stipuler le droit, je ne dis pas des tièdes, mais des neutres.