LXVIIIe entretien.
Tacite (1re partie)
I
L’histoire est de tous les genres de littérature celui qui supporte le plus la médiocrité de l’écrivain, d’abord parce que l’intérêt y est dans le fait plus encore que dans le style : le fait ou le récit se suffit, pour ainsi dire, à lui-même.
Ensuite, parce que les événements que l’histoire raconte ont par eux-mêmes un attrait de curiosité, un intérêt, pour nous exprimer autrement, qui empêche le lecteur de faire attention à l’insuffisance ou à la médiocrité du style. La curiosité est très indulgente, pourvu que l’histoire soit racontée.
Aussi les bibliothèques sont-elles pleines d’histoires médiocres, triviales, sans génie, sans philosophie, sans politique, sans couleur, sans pathétique, sans moralité, écrites par des annalistes de tous les pays ; enregistreurs de dates, de nomenclatures, de faits, ils tiennent la chronologie du monde, l’état civil des nations.
On les lit cependant : car, bien qu’ils ne fassent rien sentir et rien juger, incapables qu’ils sont eux-mêmes de sentir et de juger, ils font connaître. Ce sont les vieillards loquaces de la famille humaine dont parle Homère ; on s’attroupe autour d’eux pour les entendre conter : mais pour eux, comme pour leurs lecteurs, l’histoire n’est que de la chronique.
II
Les véritables historiens sont très rares au contraire, et, pour tout dire, plus rares peut-être que les grands poètes ; plus rares certainement que les grands hommes d’action.
Cette parcimonie de la nature à créer les grands historiens s’explique d’elle-même, quand on y réfléchit, par le nombre, la diversité et la supériorité des dons naturels et des dons acquis nécessaires pour écrire une histoire digne de ce nom.
Ces dons, ou ces conditions nécessaires pour former un historien immortel, sont presque impossibles à réunir dans un même homme.
III
D’abord, il faut qu’il soit né poète, c’est-à-dire sensible, coloriste, éloquent de nature ; car comment ferait-il sentir dans son style ce qu’il n’aura pas senti lui-même ?
Comment colorerait-il de nuances convenables ses portraits et ses tableaux, si, au lieu de palette dans l’imagination, il n’a qu’un peu d’encre au bout de sa plume ?
Comment ferait-il parler ses acteurs, s’il ne sait pas lui-même parler ?
Dire, c’est créer. Que créera-t-il, s’il ne sait dire ?
Il faut ensuite qu’il soit philosophe, c’est-à-dire qu’il ne se borne pas à la surface des faits, mais qu’il les creuse et qu’il les interroge pour leur faire rendre le sens caché qui est en eux, ou la sagesse des choses humaines ; car les événements ne sont pas une vaine accumulation de faits et de personnages, passant devant les yeux de Dieu et devant les yeux des hommes, sans autre langage que ce fracas du temps, qui roule tumultueusement dans son cours les religions, les institutions et les empires.
Ces événements, bien vus, bien écoutés, bien compris, ont un langage parfaitement intelligible qui s’appelle l’expérience, la leçon, la moralité, la sagesse, la philosophie des choses. Il faut que l’historien, profondément sage, comprenne ce langage des événements pour l’interpréter aux autres hommes.
Un véritable historien n’est qu’un traducteur, mais c’est le traducteur des desseins de Dieu. Il déchiffre les hiéroglyphes de la Providence.
IV
Il faut qu’il soit honnête homme, c’est-à-dire probe d’esprit, sincère, véridique : car, s’il trompe, ou s’il dissimule, ou s’il invente, ou s’il ment, plus d’histoire ; il n’est plus que le faussaire des actes de Dieu.
Il faut qu’il soit moraliste, sinon de cœur, au moins d’esprit : car, s’il caresse les perversités dont l’histoire est pleine, s’il donne toujours raison à la fortune, s’il exalte le vainqueur coupable et qu’il écrase le vaincu innocent, s’il foule aux pieds les victimes, s’il ajoute la sanction de sa propre immoralité et l’autorité de son amnistie à tous les scandales d’iniquité qui attristent les annales des peuples, l’historien n’est plus un juge ; c’est un complice abject ou intéressé de la fortune, qui montre sans cesse le droit violé par la force, et la vertu déjouée par le succès.
Un tel historien corrompt plus la moralité de son siècle que tous les crimes heureux ne la corrompent : car on se défie des criminels, on ne se défie pas de l’historien. Son absolution est pire que le forfait lui-même : c’est le forfait rétrospectif, le forfait de sang-froid, le meurtre de la conscience publique, seul refuge que la fortune triomphante laisse ici-bas à la justice et à la vertu ! Le criminel ne viole la justice que pendant un temps : l’historien du succès la viole, autant qu’il est en lui, pendant toute la postérité.
On a dressé des peines contre ceux qui commettent les crimes, on devrait en formuler de pires contre ceux qui les excusent et qui les glorifient. Ils sont les scélérats du lendemain, plus coupables que les scélérats de la veille. Ils justifient l’iniquité : c’est plus atroce que de la commettre.
V
Il faut que l’historien soit homme d’État : car l’histoire est pleine de politique, et s’il n’a pas l’intelligence de la politique, cette bonne conduite de la vie appliquée en grand aux nations, aux sociétés, aux empires, il écrira au hasard des récits pleins d’ignorance, de contresens et de non-sens.
Il faut qu’il ait pratiqué lui-même les conseils, les assemblées, les négociations, les délibérations, les affaires publiques, afin d’avoir observé de ses propres yeux le jeu des passions, des intérêts, des ambitions, des intrigues, des caractères, des vertus ou des perversités qui s’agitent dans les cours, dans les camps, dans les comices, dans la place publique.
Nul ne connaît les hommes par théorie : pour les connaître, il faut les toucher ; on ne les touche que dans la mêlée.
Un historien qui n’aura vécu que dans les bibliothèques fera des livres, mais jamais une histoire ; ses personnages seront des rôles, jamais des hommes.
VI
Enfin, il faut que l’historien soit arrivé à la vieillesse, ou du moins à cette maturité des années qui donne, avec le sang-froid de la pensée, le désintéressement de l’ambition, ce loisir studieux où l’écrivain se renferme dans la solitude de son âme pour recueillir, avant sa mort, les événements de son temps, les expériences, les jugements qu’il veut léguer à la postérité.
On voit, à ces principales conditions d’un historien parfait, combien il est rare que toutes ces conditions se trouvent réunies dans un même homme, et combien peu de chefs-d’œuvre historiques doivent exister et surnager sur cet océan d’annales ou de chroniques qui encombrent les archives des nations.
Ajoutons que ces chefs-d’œuvre mêmes ne sont pas absolus, mais relatifs à l’état social et à l’âge plus ou moins avancé des peuples pour lesquels l’historien a écrit son histoire.
VII
Les peuples enfants veulent des récits merveilleux, mais sans critique, comme ceux d’Hérodote.
Les peuples superstitieux veulent des fables, comme celles des livres théogoniques de l’Orient.
Les peuples barbares veulent des martyrologes, comme ceux des Scandinaves.
Les peuples chevaleresques veulent des aventures, comme celles du Cid ou de Roland.
Les peuples corrompus veulent des crimes politiques admirés et justifiés, comme ils le sont dans l’histoire de Machiavel.
Les peuples artistes veulent des harangues et des réflexions, comme celles de Thucydide.
Les peuples avilis veulent des obscénités, comme celles de Suétone.
Les peuples mûrs et touchant à la décadence veulent des portraits peints en traits de sang, des retours vers la vertu antique, des larmes amères sur la corruption présente, des sentences brèves, mais succulentes, jaillissant de l’événement comme le cri des choses, enfin une philosophie à la fois plaintive et amère, qui consterne et qui relève l’âme par l’honnête et douloureux contraste entre l’image de la vertu antique et le désespoir de la liberté perdue !
Dans ce genre d’histoire parfait, l’historien n’est plus seulement un annaliste : il est citoyen, il est moraliste, il est politique, il est poète, il est peintre, il est législateur, il est apologiste, il est satiriste, il est homme d’État, il est juge, il est instituteur des nations, il est Tacite. L’histoire ne monte pas plus haut : elle est alors le grand poème épique de la vérité.
VIII
Pour l’époque du monde où nous vivons, Tacite est évidemment l’Homère, le Platon et le Cicéron de l’histoire. Une de ses pages retrace toute une période d’années ; une de ses peintures ressuscite toute une vie ; une de ses maximes fait réfléchir tout un jour.
Rome entière, avec ses grandeurs et ses bassesses, avec sa liberté et sa servitude, avec ses noblesses et ses abjections, avec ses vertus et ses forfaits, s’est résumée dans ce seul homme.
Il a tout vu, tout senti, tout sondé, tout pesé, tout aimé, tout haï, tout peint, tout conclu. C’est le monde romain, ou plutôt c’est le monde humain de son temps, hélas ! et de tous les temps, contracté dans la main puissante d’un homme, et rendant, sous la pression de cette main, son suc, son sens, sa gloire, ses vices, sa honte, ses larmes, son sang, par tous les pores.
IX
Aussi celui qui a lu Tacite a compris le monde : Tacite est le Newton de l’histoire. Il a dévoilé la machine humaine depuis le premier rouage jusqu’au dernier ; il a monté et démonté le mécanisme des empires, et mis à nu tous les ressorts qui font mouvoir la sublime ou déplorable humanité.
On ne peut lui reprocher qu’une chose : un excès de brièveté dans le récit. Mais cette brièveté aussi est une force : celui qui comprend d’un coup d’œil explique d’un mot. La brièveté est une vertu de la langue, car la langue n’est qu’un signe. La plus parfaite des langues serait celle qui contiendrait le monde dans un mot.
Tacite est l’abréviateur de l’œuvre de Dieu ; il n’écrit pas, il note : mais chaque note ouvre un horizon sans borne à la pensée. Les intelligences lentes ou faibles doivent renoncer à le lire : il n’écrit que pour ses pairs. C’est le pain des forts, c’est l’historien des hommes d’État, des philosophes, des sages, des poètes ; il lui faut, comme à Bossuet, un auditoire de rois de l’intelligence : c’est sa gloire.
J’ai essayé souvent, dans mes notes de jeunesse, de me rendre compte à moi-même des impressions que je recevais de cet historien selon mon cœur. J’en extrais ici quelques fragments et j’en ai refait un tout, en jalonnant ma route de ses plus beaux tronçons de style, comme on reconstruit une ville détruite dans le désert, en marchant d’un débris à un débris et d’un monument à l’autre, à travers la poussière des grandes choses qu’on foule aux pieds.
X
Huit cent vingt années d’existence ont épuisé la vitalité de Rome. Rome vieillit ; car, malgré les illusions toujours déçues et toujours renaissantes des utopistes, les nations vieillissent comme l’homme, unité mortelle dont elles parcourent toutes les phases avec plus de lenteur, mais avec la même vicissitude de naissance, de jeunesse, de maturité, de caducité et de mort.
L’empire a dévoré la république ; l’armée a subjugué les lois ; la corruption, à son tour, a avili l’armée ; la sédition donne et retire le trône et la vie à des favoris prétoriens d’un camp et d’un jour. Néron, le dernier des empereurs du sang de César, a péri, exécré des uns, regretté par les autres ; car les vices et les crimes eux-mêmes ont leur parti dans les populaces et dans les casernes. On pleure, à Rome et à Lyon, ce bon Néron qui incendiait la capitale pour la rebâtir, qui égorgeait sa mère, mais qui amusait la plèbe. Le vieux Galba, proclamé empereur par les légions, s’avance et tend la main vers le sceptre.
Écoutons Tacite, c’est ainsi qu’il commence son premier livre :
XI
« J’entreprends une œuvre riche en vicissitudes, atroce en batailles, déchirée en séditions, sinistre même dans la paix :
« Quatre empereurs tranchés successivement par le glaive, trois guerres civiles, plusieurs guerres extérieures, quelques autres tout à la fois civiles et étrangères ;
« Nos armes, prospères en Orient, malheureuses en Occident ; l’Illyrie troublée, les Gaules mobiles, la Grande-Bretagne conquise et perdue presque au même moment ; les races suèves et sarmates se ruant contre nous ; les Daces illustrés par des défaites et par des victoires alternatives ; l’Italie elle-même affligée de calamités nouvelles ou renouvelées des calamités déjà éprouvées par elle dans la série des siècles précédents ; des villes englouties ou secouées par les tremblements de terre sur les confins de la fertile Campanie ; Rome dévastée par les flammes ; nos plus anciens temples consumés ; le Capitole lui-même incendié par la main de ses concitoyens ; nos saintes cérémonies profanées ; des adultères souillant nos plus grandes familles ; les îles de la mer pleines d’exilés ; ses écueils ensanglantés de meurtres ; des atrocités plus sanguinaires encore dans le sein de nos villes ; noblesse, dignités, acceptées ou refusées, imputées à crime ; le supplice devenu le prix inévitable de toute vertu ; l’émulation entre les délateurs, non-seulement pour le prix, mais pour l’horreur de leurs forfaits ; ceux-ci revêtus comme dépouilles des consulats et des sacerdoces, ceux-là de l’administration et de la puissance de l’État dans les provinces, afin qu’elles supportassent tout de leur violence et de leur rapacité ; les esclaves corrompus contre leurs maîtres, les affranchis contre leurs patrons, et ceux à qui il manquait des ennemis pour les perdre, perdus par la trahison de leurs amis. »
XII
« Toutefois le siècle n’est pas assez tari de toute vertu pour ne pas fournir encore de grands exemples :
« Des mères accompagnant leurs fils poursuivis, dans leur fuite ; des femmes s’exilant volontairement avec leurs maris ; des proches courageux ; des gendres dévoués ; la fidélité des serviteurs résistant même aux tortures ; des hommes illustres bravant les dernières extrémités de l’infortune ; l’indigence elle-même héroïquement supportée ; des sorties volontaires de la vie comparables aux morts les plus louées de nos ancêtres.
« Outre ces nombreuses vicissitudes des choses humaines, des prodiges effrayants dans le ciel et sur la terre, les avertissements de la foudre, les présages des événements futurs, présages heureux, sinistres, ambigus, évidents tour à tour.
« Jamais, en effet, calamités plus terribles et augures plus menaçants ne témoignèrent au peuple romain que les Dieux ne veillaient plus à sa sécurité, mais à leur vengeance. »
XIII
Après avoir frappé ainsi l’esprit de ses lecteurs de l’impression dont il est frappé lui-même, Tacite entre d’un pas rapide, mais sûr, dans son récit par le tableau du lendemain de la mort de Néron. Il laisse transpirer, plutôt qu’il ne le témoigne, son mépris intérieur contre un peuple assez vil pour regretter son tyran :
« La vile multitude, dit-il, celle qui assiège le cirque et les théâtres gratuits, et la lie des esclaves, et tous ceux qui, ayant dévoré leur patrimoine, vivaient des honteuses munificences de Néron, se montraient tristes et avides de nouvelles.
« Les soldats, voyant qu’ils ne recevaient pas de gratifications de Galba pour récompenser leur défection involontaire et forcée à Néron, et prévoyant que la paix ne leur fournirait pas autant que la guerre d’occasions d’avancements et de récompenses, penchaient vers la sédition. Ils accusaient déjà la vieillesse et la parcimonie de Galba.
« On rappelait un mot de lui, honnête pour la république, dangereux pour lui-même : Je choisis mes soldats, je ne les achète pas.
« L’âge même de Galba était un texte de dérision et d’impopularité pour ceux qui étaient accoutumés à la jeunesse de Néron, et qui, suivant le préjugé du vulgaire, ne jugeaient de leur maître qu’à la beauté et à la grâce du corps. Telles étaient à Rome, ajoute-t-il, les dispositions d’esprit de cette immense multitude. »
Il fait ensuite le tableau des provinces, des légions, le portrait des principaux généraux qui les commandent.
En Espagne, Cluvius Rufus ; dans les Gaules, un successeur peu populaire de Vindex ; en Allemagne, Verginius, encore indécis entre les regrets de Néron et l’adhésion à Galba ; sur le Rhin, un vieillard goutteux, impotent, sans ascendant sur ses troupes ; dans l’Orient encore immobile, Mucien, commandant de la Syrie et de quatre légions.
XIV
Le portrait de Mucien, tracé en quelques lignes, présage du premier coup d’œil à l’empire des agitations, à Galba des compétiteurs :
« Homme, dit Tacite en parlant de Mucien, déjà aussi célèbre par ses succès que par ses disgrâces ; jeune, il avait ambitieusement caressé des amitiés illustres ; bientôt, ayant dissipé ses richesses, il glissa dans le besoin.
« Suspectant l’inimitié de Claude contre lui, il se confina dans le fond de l’Asie, aussi près de l’exil qu’il le fut plus tard de l’empire ; mélange de luxure, d’intrigue, de popularité, d’insolence, de bonnes et de mauvaises habiletés ; excessif de plaisirs dans le loisir, d’activité dans l’action, sa vie publique méritait des éloges, sa vie privée de la honte. Puissant en influence et en séduction sur ses subordonnés, sur ses proches, sur ses collègues ; homme à qui il était plus facile de décerner l’empire par son crédit que de l’obtenir pour lui-même. »
En Judée, Vespasien et son fils Titus commandaient trois légions ; ils étaient pleins de déférence pour Mucien, leur collègue le plus rapproché, et se concertaient entièrement avec lui.
XV
Tout à coup un bruit se répand dans Rome. On murmure à demi-voix que les légions de Germanie se sont soulevées et ont proclamé empereur leur commandant Vitellius.
Galba, pour prévenir le seul reproche qu’on fait à son règne, celui de manquer d’un successeur, se hâte d’adopter un jeune Romain de haute noblesse et de grande espérance, Pison. Pison rappelait par ses vertus l’antique république. Son adoption était un retour à la liberté et aux mœurs. Galba le prend par la main en présence du sénat et du peuple :
« Auguste chercha un successeur dans sa famille, lui dit-il ; moi, je le prends dans la république, non que je manque de parents ou de compagnons d’armes, mais pour prouver que je n’ai point brigué l’empire par ambition. Cet acte démontrera à tous que je n’ai consulté, en te choisissant, ni mes propres convenances, ni même les tiennes.
« Tu as un frère, ton égal en noblesse, ton supérieur par l’âge, digne en tout de la haute fortune où je t’appelle, si tu n’en étais plus digne encore toi-même.
« Tu es parvenu à cet âge où l’on a déjà échappé aux passions de la jeunesse ; ta vie est telle que tu n’as aucune indulgence à demander pour ton passé. Tu n’as encore supporté que des fortunes adverses : les prospérités sont des tentations trop stimulantes pour notre âme, parce que les adversités nous apprennent à fléchir et que le bonheur nous corrompt.
« La fidélité, la sincérité, l’attachement, ces premiers biens de l’honnête homme, conserve-les avec une égale constance. On essayera de les altérer en toi par l’obséquiosité. L’adulation, les caresses, l’intérêt personnel, le poison le plus corrupteur de la véritable affection, vont bientôt t’entourer.
« Aujourd’hui, toi et moi, nous nous parlons avec la plus entière franchise ; mais les autres s’adressent plus à notre puissance qu’à nous-mêmes, car persuader à un prince ce qu’il doit faire est une grande tâche : une approbation servile ne prouve aucune affection.
« Si l’immense corps de l’État pouvait subsister et se pondérer seul et sans modérateur, j’étais digne peut-être de recommencer les temps et les institutions de la république ; mais nous en sommes à cette nécessité, que déjà mon âge avancé ne peut plus rien promettre au peuple romain qu’un bon successeur, et ta jeunesse rien autre qu’un bon maître à l’empire.
« Sous Tibère, sous Caïus, sous Claude, nous fûmes comme le patrimoine d’une seule famille ; aujourd’hui, à la place de la liberté, nous aurons du moins l’élection de nos maîtres.
« La maison des Jules César et des Claude étant éteinte, l’adoption découvrira avec intelligence le meilleur des Romains pour succéder à l’empire. Descendre ou naître des princes est un hasard qui ne nous rend digne d’aucune estime ; dans l’adoption, le choix est entier et le jugement libre, et, si l’on veut bien choisir, l’opinion publique vous éclaire.
« Que Néron soit toujours devant tes yeux, lui qui, superbe de sa longue série d’aïeux dans les Césars, ne fut pas renversé par Vindex avec une seule province sans armes, ni par moi avec une seule légion, mais par sa férocité et par sa luxure, qui le précipitèrent du faîte des grandeurs publiques.
« Il n’y avait point cependant jusque-là d’exemple d’un empereur déposé.
« Nous, au contraire, que l’estime publique et les armes ont portés à l’empire, quels que soient nos services, nous y serons poursuivis par la jalousie.
« Toutefois ne t’étonne pas si, dans cette commotion soudaine de tout l’univers, deux légions ne sont pas encore rentrées dans l’obéissance. Moi-même, qui te parle, je ne suis pas parvenu encore à la sécurité ; mais, une fois que je t’aurai adopté, je cesserai de paraître trop vieux, seul reproche qu’on objecte à ma puissance.
« Néron ne cessera pas d’être regretté par les pervers ; c’est à toi, c’est à moi de gouverner avec tant d’intégrité qu’il ne soit pas du moins regretté des gens de bien.
« Ce n’est pas l’heure de te fatiguer de plus longs avis ; tout est dit, tout est fait, si j’ai bien choisi !
« Souviens-toi que tu vas commander ici à des hommes aussi incapables de supporter une entière liberté qu’une entière servitude. »
L’invention d’une telle éloquence dans l’historien ne suppose-t-elle pas dans Tacite toutes les qualités d’homme d’État, de philosophe, de politique consommé, de vieillard expérimenté des choses et des caractères, et enfin d’orateur d’État, qualités que l’historien prête au vieux Galba ?
XVI
On se perd quand on analyse ce sublime discours d’empire dans les profondeurs de raison, de pénétration, de prévoyance, de connaissance du cœur humain et de l’opinion des différentes classes du peuple qu’il révèle chez le vieux Galba.
Quel autre homme qu’un homme rompu aux affaires publiques, un témoin des écroulements de Rome, un publiciste, un moraliste, un orateur, un vieillard, pouvait le penser et pouvait l’écrire ?
Ôtez une seule de ces conditions d’âge, d’expérience, de pratique des comices et des cours, d’étude des lettres antiques, d’élévation au-dessus des partialités des temps, de puissance de tout comprendre, même la vertu, et ce discours n’existerait pas.
C’est le résumé d’une longue vie publique dans une haute intelligence touchant aux limites de la vie, et jugeant le passé, le présent, l’avenir, avec le calme du soir et le sublime désintéressement du lendemain.
Mais poursuivons l’étude, et, après avoir vu le sage et le politique, voyons le peintre.
XVII
Pison accepte sans joie, mais sans faiblesse, non comme on accepte une ambition, mais comme on accepte un devoir.
Il se rend au camp avec Galba, puis au sénat, pour se faire reconnaître héritier de l’empire.
Les soldats, refroidis par la parcimonie de Galba, qui les traite en citoyens, non en mercenaires, murmurent sourdement ; le sénat éprouve ou feint d’éprouver de l’enthousiasme : mais les rumeurs de la rébellion des légions de Germanie et de la marche de Vitellius sur l’Italie s’accroissent dans Rome. La restitution au trésor public des sommes perçues par les favoris de Néron aigrit les esprits dans le camp et dans la plèbe.
Un homme populaire par ses intrigues, candidat du vice, comme Pison était candidat de l’honnêteté, Othon, sent chanceler le pouvoir entre les légions qui s’avancent d’Allemagne, et Galba, qui dédaigne de saisir Rome par ses corruptions. Il se fait faire une feinte violence par une émeute de populace et de soldats qui le portent au camp, hors des murs, en apparence malgré lui. Là, vingt-trois soldats le saluent empereur, et vont tenter avec Othon la fidélité des légions indécises.
XVIII
Le bruit de cette émeute se répand dans le palais de Galba. Pison, son fils adoptif, veut opposer sa popularité d’estime à la popularité démagogique d’Othon ; il rassemble les troupes de garde au palais et les harangue :
« Camarades, leur dit Pison, il n’y a pas encore six jours qu’ignorant ce que nous dérobe l’avenir, et ne sachant s’il fallait désirer ou redouter davantage ce nom d’héritier de Galba, j’ai été adjoint par lui à l’empire.
« Par cet acte, les destinées de la patrie et celles de notre maison ont été placées dans vos mains. Ne croyez pas, je vous le jure par le nom que je porte, ne croyez pas que je tremble ici pour moi-même (pour moi, qui, éprouvé déjà par la mauvaise fortune, sais qu’il y a autant à craindre de la prospérité) ; non ! je vous parle en ce moment au nom de Galba, devenu mon père, du sénat et de l’empire, que je représente devant vous.
« Nous sommes placés dans cette alternative, ou de périr aujourd’hui, si cela est nécessaire à la patrie, ou, ce qui ne serait pas moins funeste, de vaincre en faisant périr des concitoyens.
« Nous avions pour consolation, dans ces derniers événements de Rome, que la capitale n’avait pas été ensanglantée et que le pouvoir avait passé sans choc d’une main dans une autre.
« Par mon adoption, il semblait aussi avoir été pourvu à ce que, même après Galba, il ne pût y avoir de guerre civile à Rome pour l’empire.
« Je ne me vanterai pas ici de la noblesse de mon origine ni de l’irréprochabilité de ma vie. Qu’est-il besoin de parler de vertu quand il s’agit de se comparer à un Othon ? Ses vices, qui sont à ses yeux le seul titre de gloire, ont renversé l’empire, même quand il était la créature et l’ami de l’empereur.
« Serait-ce par son maintien, sa démarche, sa parure efféminée, qu’il briguerait et mériterait l’empire ? Ils se trompent, ceux qui croient que son luxe sera de la libéralité : il saura dissiper, jamais donner. Il ne rêve que prostitution, débauches et orgies de femmes ; il pense que ce sont là les privilèges de la souveraineté, privilèges qui lui assurent pour lui seul la satisfaction de ses caprices et de ses excès, et qui ne laisseront aux autres que la rougeur et l’infamie. Jamais pouvoir acquis par le crime ne fut exercé honnêtement.
« Galba a été promu à l’empire par le consentement de l’univers, et moi par votre consentement.
« Si la république, le sénat, le peuple, ne sont plus aujourd’hui que de vains noms, votre honneur, à vous, camarades, est intéressé du moins à ce que les plus vils des hommes ne vous donnent pas des empereurs !
« On a vu des exemples de légions révoltées contre leurs généraux ; mais votre fidélité et votre renommée, à vous, sont restées jusqu’à ce jour sans souillure. C’est Néron qui vous a manqué, ce n’est pas vous qui avez manqué à Néron !
« Eh quoi ! vingt-trois transfuges et déserteurs, à qui l’on ne permettrait pas de nommer un centurion ou un tribun des soldats, nommeraient impunément un empereur ! Vous admettriez cet exemple, et vous vous approprieriez leur crime en le tolérant par votre inaction ! Cette licence passera bientôt de Rome dans les provinces, et, si nous sommes, Galba et moi, les victimes de ce forfait, vous le serez, vous, des conséquences de ces guerres civiles. L’assassinat de vos empereurs ne vous sera pas plus payé que nous ne payerons, nous, votre innocence, et nous vous donnons, en récompense de votre fidélité, autant que les autres vous promettent pour prix du crime. »
XIX
Ce discours d’honnête homme émeut les cohortes de garde au palais. Les officiers partent pour aller retenir dans leur devoir les différents corps casernés dans la ville ; mais les partisans d’Othon les ont prévenus. La défection est générale ; quelques chefs sont tués par leurs soldats, d’autres repoussés, le plus grand nombre entraînés. La licence de Néron plaide dans leur âme contre la sévérité de Galba. Les troupes corrompues aiment leurs corrupteurs. Othon ravive la popularité de Néron, dont il fut le complice.
XX
Galba, presque abandonné dans le palais avec une poignée de gardes et de serviteurs, hésite un moment s’il y défiera l’assaut des prétoriens ou s’il ira au camp disputer l’empire à Othon. Danger pour danger, il préfère le plus honorable ; il se prépare à marcher au camp : Pison l’y devance.
XXI
Pendant cette hésitation, un bruit se répand dans la ville qu’Othon a été massacré par les prétoriens dans le camp. À ce bruit, le peuple, les sénateurs, les courtisans, la plèbe, qui avaient déjà fui le palais, refluent avec la fortune autour de Galba.
XXII
Tacite peint en satiriste consommé les jactances et le faux enthousiasme des hommes intéressés que la peur avait dissipés, que la peur ramène. Chacun veut avoir sa part de fidélité et d’héroïsme : il y en a qui vont jusqu’à affirmer qu’Othon a été percé par leur main. L’impassible Galba sourit de pitié et demande à un de ces prétendus meurtriers qui lui a donné ordre de tuer Othon.
XXIII
Ce bruit était faux. Tacite raconte la sédition des prétoriens à la vue d’Othon, en homme qui a vu les émotions populaires et les défections soldatesques.
On croit relire, à l’homme près, l’entrée de Napoléon à Grenoble au retour de l’île d’Elbe. Citons cette page, que nous avons lue tant de fois nous-même vivante sur les pavés de nos places publiques :
« Les dispositions dans le camp n’étaient déjà plus douteuses, et la passion en faveur d’Othon était déjà si furieuse que les soldats, non contents de le couvrir de leurs corps et de leurs armes, le portent, au milieu des aigles des légions, sur un tertre où s’élevait, quelques moments avant, la statue d’or de Galba, et l’entourent de leurs étendards. Il n’était possible ni aux tribuns ni aux centurions d’en approcher ; le simple soldat recommandait à ses camarades de se défier de ses officiers ; tout retentissait de clameurs, de tumulte, de vociférations échangées entre les groupes, non pas seulement, comme dans une multitude, de vociférations inactives, mais, à chaque nouveau groupe de soldats qui se présentaient, on leur prenait les mains, on les enlaçait d’un cercle d’épées nues, on les poussait vers Othon, on les provoquait à lui prêter le serment, on les préconisait l’un à l’autre, tantôt l’empereur aux soldats, tantôt les soldats à l’empereur.
« Othon ne cessait pas, de son côté, d’étendre les mains vers eux, d’adresser des hommages à cette multitude et de lui jeter des baisers, se dégradant jusqu’à la bassesse pour se relever à la domination ! »
XXIV
Il harangue avec astuce les soldats ; on court aux armes, on marche confusément vers la ville.
Une charge de cavalerie balaye le forum de la multitude, qui voulait maintenant défendre Galba.
Le porte-drapeau de la cohorte, au milieu de laquelle marchait le vieillard, l’abaisse devant les cavaliers d’Othon. À ce signal de la trahison ou de la peur, la cohorte, jusque-là fidèle, fraternise avec les séditieux.
« À côté du lac Curtius, dit Tacite, le tremblement des porteurs de Galba le fait tomber de sa litière et rouler à terre. On assure qu’il tendit courageusement la gorge aux meurtriers, en leur disant d’agir et de frapper, si c’était pour l’avantage de la république.
« Peu importaient ses paroles à ses assassins.
« Le nom de celui qui le frappa n’est pas suffisamment constaté. Les soldats féroces et cruels déchirèrent en lambeaux ses bras et ses jambes, même après que sa tête eut été séparée du tronc. »
Pison, blessé, qui revenait du camp des prétoriens, se réfugie dans la chambre d’un esclave fidèle ; mais, bientôt découvert, il est traîné sur le seuil et égorgé par les soldats d’Othon.
Sa tête, celle de Galba, celle de Vinius, leur lieutenant, sont portées au bout des piques, au milieu des enseignes des légions, auprès des aigles.
XXV
« Vous auriez cru voir, ajoute aussitôt Tacite, un autre sénat, un autre peuple. Tous se précipitent, rivalisant de vitesse et d’empressement, vociférant contre Galba, célébrant la justice des soldats, baisant la main d’Othon. Plus les démonstrations sont fausses, plus ils les redoublent.
« Tout se fit ensuite au gré des soldats. Chaque légion envoie un quart de ses légionnaires imposer ou saccager la ville et les campagnes, avec licence de tout faire, pourvu qu’elle rapportât sa part de pillage à ses chefs, et, après cette alternative de licence, de débauches et de misère, chaque soldat rentrait à son corps, indigent, oisif et lâche, de vaillant qu’il avait été.
« Enfin, une succession d’orgies et de dénûment les précipitait dans les séditions et dans les factions militaires, de là dans les guerres civiles.
« Le corps de Galba, longtemps abandonné et devenu le jouet des profanateurs, pendant les ténèbres, fut enfin enseveli par les soins d’Argius, un de ses anciens esclaves, dans les jardins d’un domaine privé que possédait Galba. Sa tête, mutilée et attachée à une pique par les vivandiers et les valets d’armée devant le tombeau de Patrobius, affranchi de Néron, puni par Galba, fut recueillie le jour suivant et réunie aux cendres de son corps déjà brûlé. »
Quelle tragédie ! Et comment n’a-t-elle pas inspiré un Corneille ? — C’est que le sujet dépasse le génie !
XXVI
Pendant que la sédition militaire fait un empereur à Rome, Tacite nous transporte aussitôt en Germanie, où la sédition militaire en fait surgir un autre dans Vitellius, pour venger Galba.
Valens et Cécina, ses lieutenants, descendent des Alpes en Italie. Vitellius, engourdi par la torpeur du vin et de la table, ivre dès le milieu du jour, les suit lentement, laissant tout faire pour lui à ses soldats.
Othon négocie avec son compétiteur ; il lui offre tout ce qui peut séduire un homme plus avide de jouissances oisives que de pouvoir. Vitellius feint d’écouter ces propositions, puis les deux rivaux s’envoient mutuellement des assassins après les ambassadeurs. Ces assassins, découverts, expient leur mission par la mort.
Othon sent enfin la nécessité de rétablir la discipline dans les troupes de Rome et de réprimer l’anarchie ; il parle aux prétoriens le langage de la raison et de la sévérité :
XXVII
« Il est des choses dans le gouvernement, leur dit-il, que le soldat doit savoir ; il en est d’autres qu’il doit ignorer.
« L’autorité des chefs, la rigueur de la discipline, exigent que les centurions, les tribuns militaires eux-mêmes, exécutent, sans les examiner, les ordres qu’on leur donne.
« S’il était permis à chacun de ceux qui reçoivent des ordres de s’informer des motifs et de les discuter, l’empire lui-même périrait avec le principe nécessaire de l’obéissance.
« Vous n’avez manqué à la subordination que dans mon intérêt ; mais, dans ces incursions, dans ces ténèbres, dans cette confusion de toutes choses, les occasions contre moi-même peuvent être offertes à mes ennemis. L’armée la plus redoutable dans l’action est celle qui est la plus soumise avant la guerre. À vous les armes et le courage ! à moi le conseil et la direction de votre valeur ! Que jamais armée ne connaisse ces cris que vous avez proférés contre le sénat !
« Quoi ! le sénat, la tête de l’empire, le lustre de toutes nos provinces, demander des supplices contre ses membres ! Ô Dieux ! ces Germains, que Vitellius pousse contre Rome, ne l’auront pas osé eux-mêmes ; et vous, enfants privilégiés de l’Italie, vous, jeunesse vraiment romaine, vous demanderiez le sang et le massacre d’un corps dont la splendeur et la gloire font toute notre supériorité sur la bassesse et l’obscurité des Vitelliens.
« Vitellius a une certaine apparence d’armée avec lui, mais le sénat est avec nous. C’est par là que de notre côté est la république, et contre nous les ennemis de la république.
« Croyez-vous donc que cette ville si majestueuse existe seulement dans ces maisons, ces toits, ces monceaux de pierres ? Ces choses muettes et inanimées peuvent aussi bien se détruire que se relever.
« L’éternité de l’État, le repos des peuples, votre salut à tous, et le mien, résident dans l’intégrité du sénat, qui affermit tout. De même que ce corps, institué sous les auspices des Dieux par le père et le fondateur de Rome, ce corps, continué et immuable depuis nos rois jusqu’à nos Césars, nous a été transmis par nos ancêtres, de même nous devons le transmettre à nos descendants ; car c’est de vous qu’émanent vos sénateurs romains, et c’est de vos sénateurs qu’émanent vos princes. »
XXVIII
Ce discours assoupit plus qu’il ne calma Rome.
XXIX
Le tableau tracé ici par Tacite de l’agitation sourde de la ville, de l’oppression latente des soldats, de l’ambiguïté du sénat, tremblant de trop peu faire pour Othon, de trop faire contre Vitellius, est l’étude la plus caractéristique d’un observateur de l’espèce humaine. C’est le Molière grave et politique des peuples en révolution ; le peuple romain pose, non-seulement devant son peintre, mais devant son juge.