(1868) Nouveaux lundis. Tome X « La comédie de J. de La Bruyère : par M. Édouard Fournier. »
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(1868) Nouveaux lundis. Tome X « La comédie de J. de La Bruyère : par M. Édouard Fournier. »

La comédie de J. de La Bruyère :
par M. Édouard Fournier120.

Rien n’est fait de nos jours, tout recommence sans cesse. Cela est surtout vrai en littérature. Le terrain qui semblait solide se déplace ; les textes qu’on croyait surs se dérobent ; les biographies qu’on croyait le mieux établies craquent et s’écroulent un matin. Le besoin qu’on a en toute chose de vérifier, de remonter aux sources, d’épuiser les documents, de fixer les particularités, conduit à des résultats qui démentent le plus souvent la tradition, qui la déjouent, qui quelquefois n’en laissent rien subsister. Il y a de l’abus sans nul doute ; mais n’y en avait-il pas aussi dans cette éternelle répétition des mêmes choses convenues, banales et usées ?

Le mieux serait assurément de tout concilier, de garder du passé les vues justes, les pensées ingénieuses et sensées, nées d’un premier et d’un second coup d’œil, impressions de goût qu’on ne remplacera pas, et d’y joindre les aperçus que suggèrent les faits nouveaux, d’accroître ainsi le trésor des jugements, sans en détruire une partie à mesure qu’on en construit une autre ; mais cette sagesse est rare ; la mesure n’est la qualité et le don que de quelques-uns. Les gens d’esprit qui trouvent ont besoin de marquer leur place et de forcer un peu leur manière de voir, afin qu’on la distingue plus aisément.

C’est le cas du très-chercheur et très-piquant écrivain, M. Edouard Fournier. Malgré toutes les critiques que je me permettrai de lui adresser, il mérite pourtant notre reconnaissance ; je le dis en commençant comme je le répéterai en finissant. Depuis des années qu’il creuse et qu’il fouille, il a trouvé, — pas autant qu’il le voudrait et qu’il le croit, — il a trouvé pourtant assez pour modifier un peu les idées sur ce grand écrivain et peintre, La Bruyère ; il a permis de fixer des points qui, vagues ou incertains jusqu’ici, sont acquis désormais et ne varieront plus. Il intitule le joli volume de commentaires qu’il publie : La Comédie de La Bruyère. J’aimerais mieux : La Galerie de La Bruyère. Nous avons affaire à un peintre en effet, non à un homme d’action, d’intrigue et de mouvement. Mais va pour Comédie, puisque M. Fournier y tient et qu’un très-spirituel critique (M. Prevost-Paradol) lui a fourni l’épigraphe dont il s’autorise !

M. Éd. Fournier nous donne tout d’abord la date exacte de la naissance de La Bruyère. C’est ou c’était une grosse affaire que cette date ; il faut savoir qu’on l’avait ignorée jusqu’en ces derniers temps, c’est-à-dire jusqu’en 1861 ; mais, à propos d’une édition des Caractères, entreprise par M. Georges Mancel, M. Eugène Chatel, ancien élève de l’École des Chartes et archiviste du Calvados, s’étant mis à rechercher dans les Archives départementales ce qui pouvait se rapporter à la carrière financière de La Bruyère, qui avait titre en son temps « trésorier de France, général des finances en la généralité de Caen », en vint, de proche en proche, à s’inquiéter et à s’enquérir de la date de sa naissance. Or M. Jal, vers le même temps, retrouvait l’extrait de baptême de La Bruyère, et il voulut bien le communiquer à MM. Chatel et Mancel ; c’était un procédé gracieux : MM. Mancel et Chatel l’en ont remercié ; M. Éd. Fournier renouvelle ces remercîments avec effusion :

« Paris, dit-il, retrouve en La Bruyère un illustre enfant de plus.

« A qui doit-on de le savoir ? Je viens de le dire et je suis heureux de le répéter, c’est au très-savant M. A. Jal, qui, du reste, est coutumier de ces bonheurs. Quand nous les fera-t-il partager tous ? Quand nous dira-t-il tout ce qu’il a trouvé121 ?

« Cette fois, du moins, remercions-le ; il n’a pas été avare, il a bien voulu détacher le fait curieux du monceau de curiosités qu’il thésaurise.

« On lui est venu dire que M. G. Mancel, bibliothécaire de la ville de Caen, — à laquelle La Bruyère pourrait bien appartenir un peu, si la charge qu’il y avait, comme trésorier de France, n’eût pas été pour lui la moins exigeante des sinécures, — préparait un nouvelle édition de ce livre des Caractères, dont l’auteur dépensa à Paris, comme observateur et moraliste, le temps qu’il devait peut-être strictement, mais moins utilement, à la basse Normandie, et, bon homme, M. Jal s’est laissé toucher.

« On le flattait, on le caressait à l’endroit du renseignement qu’on savait bien qu’il possédait seul : il l’a donné. Ce fut une obligeance et aussi une malice… »

Je ne puis comprendre, malgré toutes les explications de M. Éd. Fournier, quelle malice a pu vouloir faire M. Jal en communiquant bonnement ce qu’il savait. Tout cela est trop tiré, trop prolongé : depuis cinq ans on a eu le temps de se calmer et de cuver sa joie. Remercions l’aimable historiographe de la marine qui est savant sans nul doute, — pas si savant peut-être qu’on le voudrait faire, — et passons outre. Oui, il est bien constant désormais que Jean de La Bruyère a été baptisé le 17 août 1645 dans l’église de Saint-Christophe en la Cité ; il était né probablement la veille. Mais il n’y a pas là, après tout, de quoi sonner toutes les cloches de Paris, comme si l’on avait retrouvé l’extrait de naissance d’Homère.

Prenez-y garde ! C’est, en général, un mauvais signe pour une époque littéraire que de prodiguer ainsi l’enthousiasme et de déplacer l’admiration. Dans les bons siècles on proportionne l’estime et la louange : l’abbé Goujet reste à sa place, et Voltaire à la sienne.

M. Éd. Fournier insiste. Il se prend à raisonner beaucoup trop sur ce fait de naissance. On avait cru d’abord, d’après une note qui se lit sur le Catalogue de la Bibliothèque du Roi, que La Bruyère était né « dans un village proche de Dourdan. » On l’a dit et répété faute de mieux. Le grand malheur ! M. Éd. Fournier trouve aujourd’hui que c’était invraisemblable : peu s’en faut qu’il ne trouve la chose impossible ; il n’a pas assez de railleries pour les pauvres auteurs de notices qui ont mentionné ce village voisin de Dourdan :

« Peu importait, dit-il, qu’en maint endroit de son livre l’auteur des Caractères se révélât Parisien de la tête aux pieds ; Parisien de naissance et d’habitude, Parisien de cœur et d’esprit ! Peu importait encore ce que l’on savait de sa famille, vieille souche de ligueurs, qui depuis Henri IV ne semblait pas avoir dû se déraciner du sol de la Cité qui l’avait vue grandir ; et ce que l’on avait aussi découvert touchant un petit bien que les La Bruyère avaient possédé à Sceaux, propriété vraisemblable pour une famille parisienne, mais assez invraisemblable pour des gens de Dourdan ! La routine, qui ne s’inquiète guère de la logique, restait la plus forte… »

Il n’y avait, sur ce point, ni logique ni routine ; on ne pouvait deviner un fait dont on n’avait pas la moindre preuve. La Bruyère, né proche de Dourdan, n’en était pas moins très-propre à devenir un parfait Parisien ; il suffisait qu’il fût venu à Paris de bonne heure et qu’il y eût été élevé. Racine, pour être né à la Ferté-Milon, n’est pas moins Parisien d’esprit pour cela. Cette manière de commenter, familière à M. Éd. Fournier, devient un abus : c’est tondre sur un œuf. Il n’y a pas tant à raisonner. On ne savait pas la naissance précise de La Bruyère, on la sait maintenant ; et puis tout est dit.

Mais on savait déjà que La Bruyère descendait d’une ancienne famille de ligueurs. M. Éd. Fournier y insiste et en tire des conséquences ingénieuses, peut-être un peu forcées :   

« Son origine même, dit-il, se révèle dans son livre. On sent dans maint endroit le vieux sang ligueur qui, toujours chaud, continue à fermenter. Quand, du haut de sa studieuse pauvreté, il parle si fièrement des gens qui n’ont pas le moyen d’être nobles ; quand, drapé dans son indépendance roturière, il s’amuse avec une si fière ironie des Geoffroy de La Bruyère que tout autre que lui tâcherait de se donner pour ancêtres, ne trouve-t-on pas sous ce qu’il dit quelque chose de cette démocratie ligueuse, qui éclatait si effrontément bruyante dans les sermons des curés Lincestre et Boucher ? Il tient dans son livre les propos dont on s’exaltait dans la Cité, quand son bisaïeul et son aïeul, l’apothicaire et le lieutenant particulier, faisaient rage d’éloquence populaire autour de Saint-Barthélemy et de Saint-Christophe. S’il plaint quelqu’un, c’est le peuple, qui est tout, disait-il comme Sieyès, et que cependant on ne compte pour rien… »

Je me fais une tout autre idée du ligueur, malgré certaines théories modernes, et j’ai peine à me figurer le rapport qu’il peut y avoir entre ces curés fanatiques de la Cité ou des Halles et l’abbé Sieyès. En tout cas, il n’y avait rien du ligueur chez La Bruyère, et s’il lui arrivait de penser quelquefois à ses origines politiques, c’était bien certainement pour sourire du contraste qu’elles faisaient avec sa destinée présente. — Le nouveau commentateur s’empare ainsi de toutes les circonstances connues de la vie de La Bruyère ; il les rapproche de son livre : on trouvera de l’esprit dans ces rapprochements, mais c’est serré de trop près ; c’est excessif. Évidemment, et à simple vue de bon sens, il fait rendre aux choses plus qu’elles ne contiennent et qu’elles ne signifient.

La Bruyère a été, il paraît bien, un élève de l’Oratoire ; il a dû même entrer, à un moment, dans la Congrégation. M. Éd. Fournier cherche à ce fait des raisons et des enchaînements qui bien probablement ne s’y trouvaient pas :

« En mettant son fils à l’Oratoire, le père de La Bruyère n’aurait fait que suivre l’exemple du fameux Senault, collègue de son père dans le gouvernement de la Ligue, dont le fils était supérieur de la Congrégation, à l’époque même où La Bruyère s’y serait trouvé comme novice. C’était le refuge des débris de la Ligue… »

Je ne savais pas que l’Oratoire, fondé par Bérulle, fut à son origine telle chose qu’un refuge pour les débris des Seize. C’est assurément là un point de vue tout à fait nouveau dans l’histoire ecclésiastique du xviie  siècle. Pourquoi venir compromettre d’agréables recherches de biographie littéraire par des assertions générales si gratuites et si hasardées ?

La Bruyère avait titre d’avocat au Parlement, et il fut aussi homme de finances : « Il acheta, nous dit M. Eug. Chatel, le 23 novembre 1673 (à l’âge de 28 ans), l’office de trésorier de France au bureau des finances de Caen, et en jouit à partir du 1er janvier 1674. » Ce fut très-peu après cette espèce d’engagement qu’il fut placé, à la recommandation de Bossuet, auprès de M. le Duc pour lui enseigner l’histoire ; il ne garda pas moins son office de finance douze années durant, et il ne s’en démit qu’en janvier 1687. Mais rien n’indique sa présence à Caen pendant cet intervalle et depuis sa réception ; au contraire, les registres compulsés attestent par leur silence absolu la régularité de son absence. Une fois son serment prêté, en septembre 1674, La Bruyère fut le moins résidant des trésoriers de France : le précepteur de M. le Duc avait des privilèges. Cette place, qui rapportait par an 2,348 livres 10 sols, fut pour lui une sinécure qu’il cumulait avec son emploi ou sa pension chez les Condés.

M. Eug. Chatel, à qui l’on doit ces renseignements, a mis pour épigraphe à son travail une parole de Ménandre, qui revient à dire : « Faute d’observer les petites choses, on se fourvoie dans les grandes » ; et un autre mot de Quintilien, qui en est comme la traduction : « Ce sont de petites choses, à la vérité, mais sans lesquelles les grandes ne peuvent trouver de point d’appui122. » Dans cette mesure, c’est parfait, et il n’y a rien de minutieux dans les curiosités biographiques ainsi entendues.

Mais je ne saurais être de l’avis de M. Chatel lorsqu’il dit :

« Le séjour de La Bruyère en Normandie dut être de bien courte durée, et pourtant il lui parut assez long pour exciter sa mauvaise humeur, au point de le faire manquer à la politesse et au bon goût, lui qui avait, avec un vif sentiment des convenances, le secret de ces deux qualités essentielles à l’homme de lettres : « La ville dégoûte de la province », écrit-il… « Les provinciaux et les sots sont toujours prêts « à se fâcher. »

La Bruyère était dans son droit quand il faisait ses observations de moraliste, et c’est vraiment trop de susceptibilité que de venir défendre la province, uniquement parce que soi-même on l’habite. M. Fournier en ceci a remarqué avec plus de justesse que La Bruyère attendit, pour mal parler des gens de finance et d’argent, jusqu’au moment où, ayant vendu sa charge, il était redevenu libre. Le Privilège de la première édition des Caractères est d’octobre 1687, et depuis le commencement de l’année La Bruyère n’appartenait plus à la finance.

M. Fournier, qui connaît les rues de Paris au temps de Louis XIV mieux que nous ne connaissons celles d’aujourd’hui ; qui sait le nom de chaque hôtel un peu considérable ; qui distingue les boutiques mêmes et leurs enseignes, cherche partout des noms propres, des adresses précises aux Portraits de La Bruyère. Nul doute qu’il n’en retrouve quelques-unes. Il en approche du moins et nous prouve à quel point il possède son personnel d’autrefois. Dans ce déchiffrement des masques, il tient constamment la curiosité en éveil, s’il ne la satisfait pas toujours.

J’en viens aux points les plus intéressants qu’on peut extraire de ce commentaire très-subtil de M. Éd. Fournier ; ils me paraissent se rapporter tous à un coin du caractère et du génie de La Bruyère, pour le faire mieux saillir. La Bruyère, dans le monde et à la Cour des Condés, n’était point sans avoir, avec tout son esprit, des défauts qui sautaient aux yeux. Il paraissait un peu brusque, inégal, forcé de ton ; il était certainement laid, bien que couru des dames depuis sa célébrité. Il n’avait pas toujours réussi dans cette petite Cour dont il est aujourd’hui la plus belle gloire. M. le Prince (le fils du grand Condé), quand il ne s’agissait que de se divertir, préférait Santeul et lui donnait place dans son carrosse plutôt qu’à La Bruyère. Celui-ci marquait parfois l’envie d’être gai plus qu’il, ne semblait l’être naturellement. On sait ce passage d’une lettre de Boileau à Racine, du 19 mai 1687 :

« Maximilien 123 m’est venu voir à Auteuil et m’a lu quelque chose de son Théophraste. C’est un fort honnête homme, et à qui il ne manquerait rien si la nature Pavait fait aussi agréable qu’il a envie de l’être. Du reste, il a de l’esprit, du savoir et du mérite… »

Je ne sais pourquoi M. Éd. Fournier conteste ce jugement de Boileau et en prend occasion de dire au poëte-critique beaucoup de choses désagréables qu’il ne mérite pas : pédant, homme de collège, doctoral, bouffon, il lui inflige tour à tour tous ces noms et ces qualifications peu congrues : « Il se pourrait, dit-il, que La Bruyère ayant été trop agréable dans cette conversation, Boileau, qui avait la vanité volontiers envieuse des causeurs à succès, ne lui eût point pardonné ce petit triomphe remporté sur lui. » Une telle interprétation est souverainement injuste et me paraît insoutenable. On se méprend du tout au tout sur Boileau lorsqu’on voit en lui un pédant. L’homme de goût est tout le contraire, et s’il paraît décisif, c’est que le goût aussi, dans ses décisions, n’hésite pas. En général, il convient d’entendre les jugements de Boileau comme ils ont été dits, avec esprit et avec sel.

Ce que Boileau disait en confidence ce jour-là à Racine, M. de Valincour, l’ami particulier de tous deux, va nous le répéter ; c’est là l’endroit piquant, neuf, et la trouvaille de M. Fournier, cette fois. Le président Bouhier, qui, dans sa jeunesse, avait vu La Bruyère, mais qui ne se fiait pas à ses impressions anciennes, crut devoir interroger M. de Valincour en 1725 sur le célèbre auteur des Caractères ; M. de Valincour lui répondit :

« La Bruyère pensait profondément et plaisamment ; deux choses qui se trouvent rarement ensemble. Il avait non-seulement l’air de Vulteius, mais celui de Vespasien (faciem nitentis), et toutes les fois qu’on le voyait, on était tenté de lui dire : Utere lactucis et mollibus…

« C’était, un bonhomme dans le fond, mais que la crainte de paraître pédant avait jeté dans un autre ridicule opposé, qu’on ne saurait définir ; en sorte que pendant tout le temps qu’il a passé chez M. le Duc, où il est mort, on s’y est toujours moqué de lui. »

Pour bien entendre ce jugement de Valincour, il faut d’abord relire l’Épître d’Horace (la septième du livre I) où il est question de ce Vulteius, lequel, ayant changé d’état, change aussi d’humeur, devient inquiet, rêveur et a l’air dépaysé. Quant à l’allusion à Vespasien, je n’ai pas à la traduire. Il en résulte qu’aux yeux de Valincour comme de Despréaux, La Bruyère était un homme qui, avec beaucoup de mérite, tâchait un peu trop et s’évertuait en société ; il s’y donnait un peu trop de mouvement pour plaire, pour être agréable. Qui le croirait, si cela ne ressortait de ces témoignages si concordants ? La Bruyère, en causant, sans jamais pouvoir être ennuyeux, pouvait parfois paraître un peu fatigant ; il avait la figure et tout le corps comme en travail. Je retourne la pensée dans tous les sens, mais je n’y mets rien de plus. Et n’allons pas, je vous prie, subtiliser à l’excès dans le commentaire. Je ne sais pourquoi M. Éd. Fournier part de là pour faire le procès à Valincour et pour dire :

« Il faut se souvenir que l’académicien qui va parler était d’un genre d’esprit assez semblable à celui de Boileau, son ami, et, par conséquent, très-différent de celui de La Bruyère ; haut guindé sur le savoir-vivre, volontiers pédant, grand liseur des auteurs anciens, se plaisant à le faire voir… ; grand citateur, ainsi que sa lettre va du reste nous le prouver… »

Raisonner ainsi, c’est tordre beaucoup trop un témoignage curieux et qu’il suffit de prendre pour ce qu’il est. Valincour, homme du monde, écrivain amateur, esprit délicat, ne mérite en rien ces sévérités de M. Éd. Fournier124, et je ne sais pourquoi il s’applique ainsi à infirmer à l’avance le passage cité, qui est le joyau de son livre. Valincour lisait les Anciens : le grand mal à cela ? il faisait comme La Bruyère, comme Racine, comme chacun devrait faire ou avoir fait. Ce n’est pas lui qui aurait pris Thèognis pour un nom d’idylle. En écrivant au docte Bouhier, il a soin de choisir ses exemples dans Horace et chez les Anciens : il n’y a rien là, ce semble, que de naturel et d’un heureux à-propos125. Son mot, d’ailleurs, sur La Bruyère est excellent : « La Bruyère pensait profondément et plaisamment. » Que voulez-vous de mieux ? Un pareil petit mot vaut des pages de commentaires.

Mais ce qu’il faut dire et faire observer, c’est que La Bruyère était d’une génération plus jeune que celle des purs écrivains du xviie  siècle ; venu le dernier, il avait à renchérir un peu à sa manière, à s’efforcer. Il le faisait en écrivant ; il le montrait aussi dans sa personne ; il avait des saillies, des fougues et comme des poussées d’agrément qui passaient la limite126. Ces gens de goût de la génération précédente le remarquaient et se le disaient entre eux. Tout est dans l’ordre. Règle générale : nous remarquons de prime abord les défauts de ceux qui entrent dans la vie et dans la carrière après nous ; les qualités, quand nous les reconnaissons, ne viennent qu’en second lieu.

Au sortir de cette lecture du commentaire de M. Éd. Fournier, qui lui-même tâche beaucoup et renchérit sur chaque détail, et qui ne laisse rien passer sans en exprimer avec effort un sens caché, je faisais cette réflexion : Des esprits élégants, sans beaucoup de précision, régnaient autrefois dans la littérature ; d’autres leur ont succédé, qui ont essayé d’atteindre à l’exactitude et à la précision, même au prix de quelque élégance ; mais les derniers venus portent ce zèle, cette démangeaison continuelle de la précision ou de ce qu’ils considèrent comme tel à un point de subtilité et de minutie qui, s’il était poussé à un degré de plus, irait jusqu’à déformer les plus beaux sujets littéraires et à n’y rien laisser subsister de naturel.

M. Éd. Fournier est à la limite, quand, il n’est pas au-delà. Il aurait droit de nous dire que La Bruyère est un de ces écrivains chez qui il faut faire attention à tout, car lui-même il mettait à tout de l’intention. Cela est vrai. Aussi je le remercierai, encore une fois, pour ses recherches ; mais tout en en profitant, et de plus en le trouvant par moments très-ingénieux, il m’est impossible de le suivre dans la multitude et la menue infinité de ses conjectures. Il a tellement pris soin, d’ailleurs, de les joindre et de les entrelacer à ses documents et à ses textes, et de morceler ces derniers, qu’il est difficile de démêler les uns d’avec les autres : c’est une vraie pelote d’aiguilles très-fines.

Je laisserai le soin de les détacher une à une et de les examiner de près à l’éditeur actuel des Œuvres de La Bruyère 127, M. G. Servois. Il aura à compléter ce qu’on sait du grand peintre moraliste par quelques lettres inédites nouvelles qu’il a en main et qui proviennent de l’héritage des Condés. Il devra surtout, dans la Notice qu’on attend de son savoir et de sa fermeté d’esprit, tenir compte de tous les travaux antérieurs, profiter des vues justes, faire justice des fausses, accueillir et rejeter avec choix dans ce qu’on propose, être un rapporteur enfin et même un juge en dernier ressort.

Heureux homme, après tout, que La Bruyère ! Son talent regarde deux siècles ; sa figure appartient à tous les deux ; il termine l’un : on dirait qu’il commence et introduit l’autre. Bossuet l’a tout d’abord pris par la main et patronné ; Despréaux l’a accepté, sauf une légère réserve ; Racine l’a tout à fait accueilli : et en même temps, il précède Montesquieu ; il l’annonce et le présage pour ses Lettres persanes, il reste son maître en ce genre. Tout ce qu’il y a d’esprits piquants dans le xviiie  siècle semble tenir et relever de lui ; tous ces hommes de lettres et à la fois gens du monde, qui régissent la société, qui dans le tous-les-jours ont le mot vif, mordant, ironique, le propos plaisant et amer, les Duclos, les Chamfort, les Rulhière, les Meilhan, les Rivarol, semblent avoir trempé la pointe de leurs traits dans l’écritoire de La Bruyère. Et il a ce singulier bonheur encore que, quand le xviiie  siècle est passé et qu’on en parle comme d’une ancienne mode, quand le xviie  siècle lui-même est exposé de toutes parts aux attaques, aux irrévérences et aux incrédulités des écoles nouvelles, lui, La Bruyère, comme par miracle, y est seul respecté ; seul, tout entier debout, on l’épargne, que dis-je ? on le lit, on l’étudie, on l’admire ; on le loue précisément à cause de cette manière un peu marquée et appliquée, qui faisait question en son temps, qui semblait trop forte, qui n’est que suffisante aujourd’hui : il en demeure le premier modèle. Fénelon, — tout Fénelon — a pâli et s’est effacé : lui, il subsiste, il brille comme au premier jour. Le temps n’a rien ôté à sa solide et vigoureuse peinture. La curiosité, comme au lendemain de 1688, s’acharne à ses demi-obscurités et à ses mystères. L’artiste n’a pas cessé de le révérer. Il est le premier nom en tête de la liste des nouveaux venus, des plus modernes et des plus hardis, de ceux qui prétendent bouleverser les rangs et changer les choses. Il est le classique de tout le monde. Allons ! Cet effort de La Bruyère ne l’a pas si mal servi : il est trois fois couronné du succès.

P. S. Cet article, on peut le penser, ne satisfit point entièrement M. Éd. Fournier. Plusieurs lettres, tout amicales d’ailleurs, furent échangées entre nous. J’aurais désiré que M. Fournier me répondît publiquement, soit dans la Patrie, soit dans le Constitutionnel même ; qu’il produisît ses raisons, auxquelles j’aurais peut-être ensuite répondu à mon tour. Voici, faute de mieux, quelques passages de ses lettres, dans lesquelles il maintient vivement son système de conjectures et semble attribuer à l’histoire littéraire, moins grave, un droit de licence et d’induction que n’autoriserait point la grande histoire, plus sévère. Ce n’est point la première fois que M. Éd. Fournier en use littérairement de la sorte : il avait déjà fait preuve d’imagination et de fantaisie dans une publication précédente à propos de Corneille, et sur un point, si l’on s’en souvient, je m’étais appliqué à le réfuter (voir Nouveaux Lundis, t. VII, p. 208 et suiv.). Mais cette fois il semble avoir voulu élever l’abus à la hauteur d’une méthode. — M. Fournier m’écrivait donc, le 34 août 1866 :

« Qu’ai-je voulu faire à propos de La Bruyère ? Y mettre la lumière, si je pouvais, mais surtout l’attirer… J’ai jeté des hypothèses ; n’est-ce pas permis, d’autant qu’ayant pris exprès un titre de fantaisie, je ne me donne pas comme historien ? J’ai posé des faits que j’ai crus probables, les preuves viendront peut-être ; en tout cas, c’est le meilleur moyen de les faire venir. Pour l’histoire des œuvres de l’esprit, je crois qu’il ne faut pas abdiquer l’imagination ; c’est elle, à mon avis, qui en flaire et cueille le mieux la virginité. Intuition, induction, déduction, etc., sont permises en des choses plus graves, sinon plus sérieuses, par exemple en épigraphie — cet âge de pierre — de l’archéologie, — et Dieu sait si l’on y abuse de la faculté de voir, par la raison qu’on ne saurait voir mieux ! Pourquoi en histoire littéraire, chose plus vivante, plus mobile, plus capricieuse, n’aurait-on pas le même droit de fantaisie ? Je me le suis donné le moins possible : vous devez reconnaître que j’ai serré de mon mieux les faits ; que, même lorsque je me risque, je m’appuie toujours sur quelque chose ; que, si la vérité absolue manque parfois, la vraisemblance est là. C’est à la vérité de revenir pour m’abattre ; mais quel triomphe si elle me donne raison ! Pour un fait qu’elle confirmera, je serai absous de mille où elle ne sera pas autant de mon avis. Au reste, si je m’égare, j’égare bien peu les autres : je reste dans le temps que j’ai fort étudié ; chez l’homme même que j’ai travaillé profondément, et avec qui, par là, à force de familiarité, j’ai cru pouvoir me permettre, j’en conviens, certains abandons d’hypothèses, où malgré soi l’on se laisse entraîner par la suite des faits réagissant l’un sur l’autre, et pour ainsi dire par l’engrenage des déductions trop tendues. On a vu, on veut voir encore, toujours ; la nuit se fait, on continue à regarder, on croit voir, on rêve. C’est mon cas en bien des endroits ; mais que le jour vienne où était l’ombre, et peut-être nous fera-t-il voir les choses où je les ai mises. Il y a eu, pour moi, passion à faire ce petit livre, et, comme tout passionné, je suis allé trop loin. Oui, vous le dites très-bien, j’ai voulu tout épuiser ; j’avais soif de connaître, je suis allé au-delà du connu… »

Et dans une autre lettre du même jour, écrite quelques heures après la première :

« Vous auriez pu, mon système vous déplaisant, être plus dur. Mon regret est qu’il vous ait tant déplu, et qu’il vous fâche à ce point de voir l’esprit essayer d’éclaircir une œuvre de l’esprit. Faute d’autre instrument, j’ai pris celui-là, sans savoir si je l’avais mauvais ou bon, et j’espérais qu’on me tiendrait compte de l’effort. Puisque s’ingénier est un crime, je m’en garderai, pour ne dire que ce qui crèvera les yeux, et pèsera comme preuve… Plus de conjectures, soit ! Le fait cru et sec, voilà tout !… Vous m’objectez mes milliers d’hypothèses ; pourquoi n’en réfutez-vous pas une à fond ? J’aurais désiré notamment vous voir vous prendre à l’épisode d’Arténice dont j’ai cru que la révélation était une de mes trouvailles, lorsque votre article m’est venu prouver qu’en fait de trouvailles je n’en ai fait qu’une : la lettre de Valincour… Si je regrette que vos critiques ne se soient pas plus affirmées et ne m’aient pas confondu, accablé en détail, je regrette encore plus, vous le comprendrez, que vos éloges aient procédé de même. Vous me trouvez « des moments très-ingénieux. » J’aurais été très-heureux de vous voir signaler un ou deux de ces moments-là, afin de les conserver… Ma pelote, dites-vous, est toute couverte d’aiguilles, et vous ajoutez trop bienveillamment : très-fines » Lesquelles ?… Je ne vois pour le moment que celles qui me piquent… Mon système, c’est moi ; je ne puis faire autrement. J’espère d’ailleurs que le temps pourra quelquefois me justifier ; il apportera sur notre homme de grosses découvertes, mais on se souviendra des petites : la transcription, enfin raisonnable, de la lettre de La Bruyère à Santeul ; l’anecdote de la lettre de celui-ci remerciant La Bruyère de son portrait ; le certificat de licences prises par La Bruyère à Orléans ; l’anecdote de La Bruyère et du prédicateur ; celle de M. le Prince ne se frottant pas, pour s’en amuser, à son caustique gentilhomme ; la mention du mariage du frère aîné avec la fille de M. de Novion, par laquelle se trouve expliqué tout le côté parlementaire du livre ; l’histoire très-complétée de la petite Michallet, de son mariage, et du livre qui fut sa dot ; l’histoire non moins complétée des candidatures de La Bruyère et de sa réception à l’Académie ; le récit de sa mort soupçonnée de poison, etc., bien d’autres choses qu’on ne voit pas encore, parce que je n’ai rien fait pour les montrer ; pauvres aiguilles, comme vous dites, que j’ai perdues négligemment dans une botte de foin… »

De mon côté, je ne restai pas sans réponse. Après avoir dit à M. Fournier que je ne désirais rien tant que de le voir me faire toutes ses objections et contradictions en public ; après lui avoir rappelé qu’avec M. Gustave Flaubert, au sujet de Salammbô, nous nous étions ainsi querellés à cœur ouvert, que je l’avais critiqué, qu’il m’avait répondu, et que nous n’en étions pas moins restés bons amis, « ce qui est, disais-je, d’un bon exemple », j’ajoutais :

« Je serais tenté de vous obéir et d’aller sur le terrain à quelques-uns des endroits que vous me signalez.

« Et d’abord, pour commencer par la fin, je ne puis comprendre que La Bruyère étant mort bien authentiquement d’apoplexie, vous mentionniez ces sots bruits de poison autrement que pour les rejeter. Il y a même contradiction dans votre livre sur ce point, car je crois me souvenir qu’à un endroit vous nous le montrez comme déjà menacé de paralysie à un bras. Il s’était bien assez creusé la tête pour mourir un matin d’apoplexie : sans compter qu’à cinquante ans il n’avait peut-être pas encore enrayé sur le chapitre du cœur.

« Quant à l’affaire de l’Académie française, je ne saurais le moins du monde admettre avec vous que La Bruyère, dans sa lettre à Bussy, ait manqué de tact : il a été modeste, trois fois modeste comme tous les candidats. Il a attribué et fait semblant d’attribuer uniquement à Leurs Altesses les suffrages que Bussy, par un retour naturel de politesse, a mis uniquement sur le compte de son mérite. Tout cela est dans l’ordre, et je ne vois pas que personne ait manqué de tact ni ait eu besoin d’une leçon.

« A quoi sort, en définitive, tout le détail biographique ? A faire mieux saisir la physionomie de l’homme. C’est aller contre le but que de fausser cette physionomie à force de traits contradictoires et entre-croisés. Quoi ! La Bruyère aurait manqué de tact en écrivant ? Il pouvait bien, dans sa personne et dans son geste, avoir des parties peu agréables : on ne se fait point soi-même ; mais, en écrivant, il était maître et exquis. Ce manque de tact, articulé par vous, et selon moi tout gratuit, m’a fait bondir.

« Quant à, Mme de Boislandry (Arténice), tout l’essentiel est dans Walckenaer. Vous avez, il est vrai, une interprétation bien à vous, et qui me paraît des plus cherchées et des plus tirées : il y a longtemps que j’ai donné la mienne, toute différente et bien plate assurément. Il n’y a, selon moi, nulle ironie dans le portrait. La Bruyère a célébré une femme charmante, et il l’a fait avec d’autant plus de plaisir et de goût qu’elle était plus maltraitée par l’opinion. Moyennant ce tour indirect : Il disait…, il a l’air de donner l’opinion d’un plus autorisé que lui et plus connaisseur. Il s’efface et semble ne faire que répéter. C’est, selon moi, une délicatesse de plus.

« Mais je reconnais bien volontiers que vous avez trouvé quantité de remarques ou de petits faits justes, utiles. Mon regret est celui-ci : c’est que vous ne commenciez jamais par présenter tout nettement le fait ou le texte positif, bien dégagé ; mettant à part et ensuite les interprétations et inductions que vous en tirez. Le volume y gagnerait en clarté.

« Mais, encore un coup, je reconnais et j’honore l’esprit, la recherche, l’ingéniosité. Vous avez pour instrument particulier une pince très-fine qui va saisir son objet souvent très-loin et très-avant : pourquoi faut-il que la pince le tortille parfois en le retirant ?

« Je vous dis là le canevas du second article que je pourrais faire, non sans avoir cité auparavant les spirituels et piquants passages de vos lettres, qui, elles-mêmes, vous définissent si bien. »

Aujourd’hui j’imprime tout cela, et le second article se trouve à peu près fait, avec la vivacité en sus.