(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, publiée par M. Camille Rousset, historiographe du ministère de la guerre »
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(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, publiée par M. Camille Rousset, historiographe du ministère de la guerre »

Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles,
publiée par M. Camille Rousset, historiographe du ministère de la guerre66

Il y a des places qu’il est bon de créer lorsqu’on a sous la main l’homme le plus capable de les bien remplir : ainsi a cru devoir faire M. le maréchal Randon en créant la place d’historiographe du département de la guerre pour M. Camille Rousset. Cet historien avait fait ses preuves d’avance et comme gagné son titre en tirant des papiers conservés dans le Dépôt de la guerre sa belle et solide Histoire de Louvois. Aujourd’hui il a tenu à justifier au plus tôt le choix de M. le maréchal ministre en publiant par son ordre une Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, laquelle nous montre ce roi si décrié sous un jour un peu plus avantageux qu’on n’est accoutumé de le voir ; on y surprend non seulement des jugements justes, mais d’honorables velléités et des désirs de bien faire ; on y saisit l’instant remarquable et fugitif où Louis XV fut tenté d’être quelqu’un dans son gouvernement et où il faillit devenir roi.

M. C. Rousset a fait précéder la Correspondance d’une fort bonne Introduction qui la résume et qui donne sur les personnages et les événements tous les éclaircissements qu’on peut désirer. Le principal personnage de la publication, en regard de Louis XV, est le maréchal de Noailles qu’il s’agit de bien connaître. L’éditeur lui est favorable, c’est tout simple : devoir et rôle d’éditeur d’abord, et puis le maréchal de Noailles se montre, dans cette publication, par ses meilleurs et ses plus spécieux côtés. J’aurais mieux aimé toutefois, je l’avoue, un peu plus d’impartialité ou de curiosité à sa rencontre, une information plus complète, et que l’éditeur, au lieu de considérer comme réfutées par la présente Correspondance les différentes accusations dont ce guerrier courtisan a été l’objet, daignât les discuter davantage, qu’il opposât le pour et le contre, maintînt en présence les contradictions réelles ; qu’il s’appliquât enfin à combiner les différents traits qui sont transmis à son sujet, et qui contrastent sans se détruire.

Le duc de Noailles dont il est question ici et qui mourut comblé de jours, de considération et d’honneurs en 1766, à l’âge de quatre-vingt-huit ans, est celui que Saint-Simon a peint en traits saillants, terribles, très flatteurs aussi à bien des égards, exagérés sans doute sur quelques points ; mais cela précisément appelle la discussion et l’examen. Un peintre moraliste comme Saint-Simon ne se trompe jamais complètement : il a du flair. Un autre crayonneur de qualité infiniment moindre et qui n’est parfois qu’un barbouilleur des plus rudes, le marquis d’Argenson, a également décrit le même maréchal de Noailles et l’a le plus souvent maltraité. Je suis bien de l’avis de M. Camille Rousset qu’il ne sied point à l’historien d’épouser de telles querelles, de donner dans ces méchants propos et ces soupçons qu’entretiennent et nourrissent les uns contre les autres des contemporains antipathiques ou ennemis. Toutefois il est ici à remarquer que d’Argenson, sans le savoir, s’accorde et se rencontre en plus d’une de ses remarques sur le personnage avec Saint-Simon. On me permettra donc de revenir sur ce conflit de jugements en toute liberté et sincérité. Le nom si respecté des Noailles est hors de cause : pour la noblesse, la leur est des plus anciennes ; pour l’illustration, elle est des plus diverses, et j’ai en ce moment sous les yeux des Lettres d’un des plus éminents diplomates et des plus habiles négociateurs du xvie  siècle qui n’est autre que François de Noailles, évêque de Dax67. La vertu n’est pas plus rare que l’esprit dans cette famille : chacun a pu lire récemment la touchante et véridique histoire de Mme de Montagu68, arrière-petite-fille du Noailles même dont nous avons à parler, une vraie sainte et qui avait des sœurs si dignes d’elle. L’honnête homme en personne, sans arrière-pensée, sans intrigue, fidèle à sa cause, mais fidèle noblement et tristement, esprit juste, caractère élevé, nous le connaissons, nous avons l’honneur d’avoir notre fauteuil non loin du sien à l’Académie : c’est le duc de Noailles. Son fils aîné, le duc d’Ayen, s’est montré lui-même, en quelques essais, un écrivain politique éclairé et mûr sur les questions le plus à l’ordre du jour en notre temps69. Ainsi, en réservant à l’égard de l’un de leurs ancêtres toute notre liberté de jugement, nous n’avons pas même à demander excuse ; nous ne faisons qu’user du droit de l’histoire. C’est le lot des familles historiques, c’est leur charge comme leur honneur que chacun de leurs membres indistinctement puisse être examiné, épluché, pris à partie et jugé à la rigueur par n’importe qui dans la postérité. Cette sévérité elle-même, à la bien voir, est un hommage : la complaisance n’a lieu qu’envers des particuliers.

Les Noailles, si on les prend à cette date de la fin de Louis XIV, étaient courtisans. C’était l’être déjà pour le jeune duc de Noailles que d’avoir épousé la nièce de Mme de Maintenon. Jaloux de la faveur et du crédit, porté en naissant au sein de la fortune, il ne négligea aucun moyen de se pousser et de monter aussi haut qu’il le pourrait : il avait de quoi justifier cette ambition par son mérite et par divers genres de talents. On le vit de bonne heure bien servir à la guerre, concevoir des plans de campagne, avoir des idées en politique, s’exprimer et agir d’une manière aisée et grande qui le rattache encore au siècle dont il était l’un des plus jeunes à soutenir le déclin. Sa vie publique, fort bien digérée, fort judicieusement présentée par l’abbé Millot, et avec accompagnement de pièces originales, a rempli des volumes dits Mémoires de Noailles, qui se lisent avec instruction et ne sont pas sans intérêt. Il n’y manque que les reflets et les ombres, ce qui anime et accentue une physionomie. Celle du maréchal, dans ces Mémoires, est d’un seul ton, tout imposante, tout honnête et vertueuse. On cherche en vain le revers de la médaille ; on n’a rien du dessous de cartes. Avec le duc, depuis maréchal de Noailles, il y a sans doute matière aux éloges ; le tout est dans la mesure et dans le correctif qu’on y apporte. À la mort de Louis XIV, le Régent le mit de fait à la tête du Conseil des finances : il eut d’abord la haute main, recourut tant bien que mal à des expédients ou à des palliatifs, eut le mérite de repousser l’idée de banqueroute, mais ne voulut point des États généraux dans le principe et n’en voulut ensuite que lorsqu’il était trop tard, visa sans cesse à être premier ministre, vit tourner la roue et se retira devant la faveur de Law, à la veille des entreprises aventureuses. Les désastres qu’entraîna le Système réhabilitèrent après coup son administration qui avait besoin de ce repoussoir pour s’embellir. Il eut un temps de retraite et d’exil. Revenu sur la scène, maréchal de France en 1734, il servit bien en Italie l’année suivante et réussit contre les Impériaux, de concert avec des alliés ombrageux et par une combinaison de qualités tant militaires que diplomatiques : ce mélange de talents était son fort. Général en chef, il fut moins heureux en Allemagne et en Alsace en 1743 et 1744 : il manqua notamment la victoire à Dettingen malgré « la sagacité du plan ». Quand on en venait au fait et au prendre, le succès pour lui ne répondait pas aux vues, et il ne retrouva jamais à la guerre de quoi couronner ou confirmer les exploits plus ou moins faciles de sa jeunesse. Appelé au Conseil et ministre d’État depuis 1743 et pendant treize années, il donnait de bons avis, il avait de belles maximes et, ce qui était déjà à la mode, il trouvait, au sujet des affaires du Parlement et sur ces interminables conflits où il y avait matière à popularité, des paroles et des démonstrations de citoyen. Mais était-il vraiment un grand citoyen ? était-il un grand ou même un très bon capitaine ? avait-il l’étoffe d’un grand ministre d’État ? avait-il été un vrai ministre des finances ? en un mot, justifiait-il par quelque qualité éminente et solide, par une spécialité supérieure, cette ambition totale et cette qualification de « grand homme » que le Moréri lui accorde magnifiquement dans un article évidemment émané de la famille, sinon de lui-même ? Voilà ce qu’il serait assez utile d’examiner, et pas très difficile peut-être de décider, aujourd’hui qu’on a sous les yeux le résultat des actions et, de plus, tous les témoignages.

Non, j’ose le dire, quoique incompétent dans le détail à coup sûr, mais après avoir entendu bien des déposants et par une sorte de verdict de sens commun, par une impression d’ensemble et comme une conviction naturelle, — non, il y avait de l’appareil plus que du fonds dans tout le maréchal de Noailles. En lui refusant un de ces grands succès, tel que l’eût été par exemple Dettingen, s’il y eût été vainqueur, une de ces actions d’éclat qui couvrent bien des fautes ou des insuffisances et qui font passer un homme de l’état contesté a l’état consacré, il semble que la Fortune, si prodigue d’ailleurs envers lui, n’ait été que juste et qu’elle ait résisté, au dernier moment, à couronner une gloire trop superficielle. Remarquez que ce qui serait un jugement téméraire envers tout autre semble une conclusion indiquée avec lui. Dans la plupart des cas, en effet, avec les personnages connus, mais secondaires, de l’histoire, il faut se résigner à ignorer le fond, le secret des esprits et des cœurs, la valeur absolue des talents, la trempe des caractères : les actes publics sont là, on se règle de loin là-dessus, à peu près, et il est hasardeux de conjecturer au-delà. Ici, au contraire, nous avons affaire à un personnage des plus étudiés, des plus éclairés par le dessous et percé à jour en tous sens. Convient-il de rejeter ces lumières imprévues comme vaines et trompeuses, et parce qu’il s’y est mêlé un excès de chaleur et d’ardeur, des teintes forcées et quelques lueurs fantastiques, de considérer le tout comme non avenu ? Pour moi, il me paraît impossible, au point où en est la question, de couler, comme le fait le présent éditeur, sur tout le passé du duc de Noailles antérieurement à l’époque de sa Correspondance avec Louis XV, et de trancher en deux mots son différend avec Saint-Simon, en disant :

« Le duc de Noailles fit repousser au début de la Régence la banqueroute proposée par le duc de Saint-Simon ; grief énorme que Saint-Simon ne lui a jamais pardonné. S’être fait battre dans une telle rencontre et par un neveu de Mme de Maintenon, quelle douleur ! mais aussi quelle vengeance ! Parmi les nombreuses victimes du duc de Saint-Simon, il n’en est pas qu’il ait défiguré avec plus de passion et d’art. Le Noailles des Mémoires et le Noailles de la Correspondance avec Louis XV ne se ressemblent en aucune façon : comment se ressembleraient-ils ? Celui-ci se montre à visage découvert ; l’autre n’est qu’un masque. »

Un tel résumé est tout à fait partial, incomplet, et provoque la contradiction. De quel côté donc est le masque ? Il y a problème, et un problème qui vaut la peine d’être éclairci, d’être résolu autant que ces sortes de problèmes peuvent l’être. Il est devenu nécessaire de rappeler au moins les griefs essentiels de Saint-Simon contre le duc de Noailles, de les examiner en les réduisant, de distinguer ce qui est positif et ce qui n’est que conjectural ou purement imaginaire, mais de maintenir aussi ce qui paraît incontestable, et de se former une idée aussi entière que possible d’un homme qui a été l’objet d’un des plus éclatants portraits, le sujet d’une des plus prodigieuses autopsies morales qui existent en littérature. L’histoire peut faire aisément la digne et la fière en se tenant aux documents et pièces d’État dont elle dispose ; mais la littérature anecdotique, quand elle s’appuie sur des faits circonstanciés et des particularités prises sur le vif, a aussi ses droits devant l’histoire. La pleine et vivante vérité est dans cette combinaison délicate et cet assemblage.

Le grief de Saint-Simon contre le duc de Noailles, quoiqu’il semble se ramifier sous cette plume exubérante en récriminations touffues et infinies, est unique et simple à l’origine. Voici le fait. Le duc de Noailles, jeune, brillant, en faveur, est envoyé en Espagne ; il remporte en Cerdagne, en Catalogne, des succès militaires fort célébrés à Versailles, il prend Girone (1711) ; il est partout loué, vanté, lorsque, obéissant à son secret mobile et à cette inquiétude d’ambition qui le piquait, il imagine de concert avec le marquis d’Aguilar, pendant le séjour de la Cour à Saragosse, de donner à Philippe V une maîtresse, de le détacher ainsi de sa femme et dès lors de la princesse des Ursins, comptant bien, lui et son ami, s’emparer de toute l’influence ; en un mot, il noue une intrigue qui, découverte, le fait rappeler et le met à la Cour de Versailles dans une position infiniment moins bonne qu’auparavant. Saint-Simon a-t-il exagéré l’importance de cet incident ? Il ne l’a assurément pas inventé. C’est alors que le duc de Noailles, plus au dépourvu qu’il ne semblait à n’en juger que par les dehors, se rapproche de Saint-Simon, le recherche, et comme il avait l’art de plaire et de séduire, il le séduit et le fascine : les voilà liés. Louis XIV déclinait ; on approchait évidemment d’un nouveau régime. Saint-Simon était bien avec le duc de Bourgogne, le présent Dauphin ; lui mort, il n’était pas moins bien avec le duc d’Orléans, le futur et prochain Régent ; il n’était pas homme à servir mollement ceux qu’il aimait. Le duc de Noailles se fit aimer de lui, il en prit la peine : ce raffiné musicien pinça avec lui les cordes qu’il savait lui tenir le plus au cœur, notamment la dignité des ducs si abattue. Saint-Simon nous l’avoue, il fut charmé, ensorcelé par ce beau diseur : il s’employa à le servir avec feu ; il brisa pour lui la glace et le mit en bons rapports avec M. de Beauvilliers qui était l’entrée de faveur auprès du Dauphin ; plus tard il ne travailla pas moins à l’ancrer auprès du duc d’Orléans et à le faire un des présidents des Conseils pour la prochaine Régence. Le duc de Noailles n’avait pas, en ce temps, assez d’expressions pour lui témoigner sa reconnaissance. C’est donc comme homme trompé, comme ami abusé par un ami ingrat, que Saint-Simon s’est cru en droit de se plaindre ensuite du duc de Noailles et de le démasquer.

Le tort, le crime de celui-ci, comme le qualifie Saint-Simon, fut, en effet, une fort laide rouerie de courtisan, et de laquelle je ne vois pas qu’il y ait moyen de douter ; car elle s’explique fort bien, et elle explique tout le reste. Le duc de Noailles, très obligé à Saint-Simon, essaya de se lier encore plus avec lui pour la prochaine campagne politique qu’ils allaient faire ensemble ; dans les derniers jours du règne il le tâta ; il jetait en causant ses vues, ses idées, et il en avait de toutes sortes, de spirituelles, d’avancées, de risquées, d’impraticables, d’incompatibles ; il était homme à projets : sur bien des points, ils ne s’entendirent pas. Noailles avait espoir et envie d’être premier ministre : Saint-Simon avait horreur et du titre et de la chose. Il arriva alors que, sentant en Saint-Simon un ami qui pourrait bien devenir prochainement incommode et gênant, le duc de Noailles eut l’idée de lui tendre un piège qui le compromît dès le début de la Régence et lui cassât le cou, comme on dit. Pour cela il l’attaqua par son faible : il lui proposa qu’au moment de la mort du roi, les ducs, — tous ceux qui seraient présents à la Cour, — allassent ensemble, en corps, à la suite du duc d’Orléans et des princes du sang et en se distinguant du reste de la noblesse, saluer le nouveau roi. Il essayait à dessein d’un mauvais conseil pour le tenter. Saint-Simon, ne se méfiant de rien, ne donna point pourtant dans cette idée à laquelle il vit des inconvénients, et le duc de Noailles ne continua pas moins de la semer et de l’insinuer parmi les ducs, chez qui elle devint prétention, et une prétention qui, se répandant, soulevait contre eux les gens de qualité et la noblesse. Or, cette idée, à première vue, ressemblait trop à une imagination de Saint-Simon pour ne pas lui être attribuée, et en effet le duc de Noailles, qui soufflait ce feu, donnait tout bas son cher confrère pour auteur et promoteur de ce singulier projet de salutation, de telle sorte que, parmi cette noblesse outrée, plus d’un aurait pu lui en chercher querelle et lui faire un mauvais parti. Les choses en vinrent au point que le duc de Noailles fut interpellé là-dessus en pleine galerie de Versailles par la duchesse de Saint-Simon indignée, qui le força d’avouer le vrai et lui en fit la leçon devant témoins. Là est le crime de Noailles envers Saint-Simon, et il s’ensuivit la colère, l’animosité, l’impitoyable vengeance de l’ami aliéné et ulcéré, devenu ennemi jusqu’à la mort ; il n’y eut jamais entre eux qu’un faux raccommodement et pour la forme, après bien des années, à l’occasion d’un mariage de famille.

De quelque côté qu’on la prenne et qu’on essaye de la retourner, l’action n’est pas belle ; c’est une perfidie, et si l’espèce de fureur dont est saisi Saint-Simon toutes les fois qu’il y revient peut faire sourire, n’oublions pas qu’il est meilleur juge que personne de la noirceur du tour, puisqu’il savait seul à quel semblant de bonne grâce, d’émotion et de tendresse à son égard s’était portée, dans le tête-à-tête, la reconnaissance du duc de Noailles pour les offices généreux qu’il lui avait rendus.

Il est très vrai que depuis ce moment il n’a plus considéré le duc de Noailles que comme un abîme de perversité, une âme caverneuse et noire, un démon capable de tout ; pour avoir été trompé et abusé par lui comme il l’avait été, il le supposait plus malin, plus rusé et plus ténébreux que le serpent. On sait qu’à l’occasion d’une tabatière donnée par le duc de Noailles à la duchesse de Bourgogne, le matin du jour où elle tomba malade, et qui ne s’est plus retrouvée depuis, il s’est laissé aller à des soupçons diaboliques. Ces soupçons, fruit d’une imagination échauffée et d’une haine recuite, n’avaient pu lui venir que longtemps après l’événement ; il s’est fait plus de tort à lui-même qu’à son ennemi, en ne se retenant pas de les exprimer. On rabat de tout cela ce qu’il faut, mais aussi on ne rabat que ce qu’il faut. Saint-Simon, quand il parle du duc de Noailles (et il y revient souvent), commence d’ordinaire par en parler à ravir, puis il s’emporte peu à peu, ne se contient plus ; il excède, je le crois et j’en suis certain : il va jusqu’à crier au monstre. Mais combien il y a plus de vrai toutefois et plus de vie dans un quart de ce Noailles d’après Saint-Simon, que dans presque tout l’abbé Millot, dans cet autre Noailles de montre et de convention, qui, au moment d’entrer au Conseil des finances sous la Régence, et d’y exercer toute l’autorité qu’il y pourra prendre, écrit à Mme de Maintenon, en se faisant tout petit et modeste :

« Monseigneur le duc d’Orléans exige de moi absolument d’entrer dans le Conseil des finances qu’il a formé. J’y suis sous le maréchal de Villeroy. Le reste du Conseil est composé de gens les plus accrédités dans le public et dans le Conseil d’État, et pour la probité et pour le désintéressement. Ce sera eux qui gouverneront la barque, et nous les verrons faire. Quoiqu’il ne puisse rien rouler sur mon compte particulier, je vous dirai, Madame, que c’est avec la dernière peine que je me suis rendu aux instances de Monseigneur le duc d’Orléans. J’avais, à ce qu’il me semblait, mille bonnes raisons pour désirer d’être en repos, où j’aurais vécu plus heureux et plus tranquille : cependant il ne m’a été ni possible ni permis de me défendre, et il a fallu accepter contre mon gré ce que d’autres peut-être envieraient beaucoup, et que je ne désirerais pas de tirer de leurs mains s’ils l’avaient. Je vous parle, Madame, avec cette franchise que vous m’avez permise, et comptant sur vos bontés… »

Elle est jolie, la franchise ! Et que l’on croie, après cela, aveuglément aux paroles écrites du duc de Noailles, et que l’on s’en tienne aux belles protestations enregistrées dans ses Mémoires. C’est là, ce me semble, de l’hypocrisie, s’il en fut. Et de Saint-Simon, au contraire, voici par exemple un premier portrait, ou une première partie de portrait qui me paraît incontestable :

« Le duc de Noailles, maintenant (1743) arrivé au bâton, au commandement des premières armées et au ministère, va désormais figurer tant, et en tant de manières, qu’il serait difficile d’aller plus loin avec netteté sans le faire connaître, encore qu’il soit plein de vie et de santé, et qu’il ait trois ans moins que moi. C’est un homme né pour faire la plus grande fortune quand il ne l’aurait pas trouvée toute faite chez lui. Sa taille assez grande, mais épaisse, sa démarche lourde et forte, son vêtement uni ou tout au plus d’officier, voudraient montrer la simplicité la plus naturelle ; il la soutient avec le gros de ce que, faute de meilleure expression, on entend par une apparence de sans-façon et de camarade. On a rarement plus d’esprit et plus de toutes sortes d’esprit, plus d’art et de souplesse à accommoder le sien à celui des autres, et à leur persuader, quand cela lui est bon, qu’il est pressé des mêmes désirs et des mêmes affections dont ils le sont eux-mêmes, et pour le moins aussi fortement qu’eux, et qu’il en est supérieurement occupé. Doux quand il lui plaît, gracieux, affable, jamais importuné quand même il l’est le plus ; gaillard, amusant ; plaisant de la bonne et fine plaisanterie, mais d’une plaisanterie qui ne peut offenser ; fécond en saillies charmantes ; bon convive, musicien ; prompt à revêtir comme siens tous les goûts des autres, sans jamais la moindre humeur ; avec le talent de dire tout ce qu’il veut, comme il veut, et de parler toute une journée sans toutefois qu’il s’en puisse recueillir quoi que ce soit, et cela même au milieu du salon de Marly, et dans les moments de sa vie les plus inquiets, les plus chagrins, les plus embarrassants. Je parle pour l’avoir vu bien des fois, sachant ce qu’il m’en avait dit lui-même, et lui demandant après, dans mon étonnement, comment il pouvait faire.

« Aisé, accueillant, propre à toute conversation, sachant de tout, parlant de tout, l’esprit orné, mais d’écorce ; en sorte que sur toute espèce de savoir force superficie, mais on rencontre le tuf pour peu qu’on approfondisse, et alors vous le voyez maître passé en galimatias de propos délibéré. Tous les petits soins, toutes les recherches, tous les avisements les moins prévus coulent de source chez lui pour qui il veut capter, et se multiplient, et se diversifient avec grâce et gentillesse, et ne tarissent point, et ne sont point sujets à dégoûter. Tout à tous avec une aisance surprenante, et n’oublie pas dans les maisons à plaire à certains anciens valets. L’élocution nette, harmonieuse, toutefois naturelle et agréable ; assez d’élégance, beaucoup d’éloquence, mais qui sent l’art, comme avec beaucoup de politesse et de grâce dans ’ses manières, elles ne laissent pas de sentir quelque sorte de grossièreté naturelle ; et toutefois des récits charmants, le don de créer des choses de rien pour l’amusement, et de dérider et d’égayer même les affaires les plus sérieuses et les plus épineuses, sans que tout cela paraisse lui coûter rien.

« Voilà sans doute bien de l’agréable et de grands talents de Cour ; heureux s’il n’en avait point d’autres !… »

Je m’arrête ; je n’ai gardé de poursuivre : au fond je réduis toute la contrepartie de ce portrait de Noailles par Saint-Simon, dans tout ce qu’elle a de plus affreux, à un ou deux traits, et je dis : « Somme toute, c’était un courtisan, et un courtisan ambitieux. »

Ah ! les courtisans (je parle de ceux du temps passé, du temps où il y en avait) ! il ne faut jamais trop rechercher ce qu’ils ont pu faire dans un moment donné : ils ont été capables de tout, pour se tirer d’un mauvais pas, pour se débarrasser d’un collègue importun, pour couler un rival, pour arriver plus vite à leurs fins. Voilà la vérité morale, la vérité éternelle ; et à l’égard de Saint-Simon, de ce duc entêté, implacable, féroce, tout ce que vous voudrez, mais honnête homme au sens roide du mot, le duc de Noailles l’a prouvé et a vérifié la maxime.

Maintenant, M. Camille Rousset, qui ne juge le maréchal de Noailles que par ses lettres au roi et par cette Correspondance si honorable de fond et de ton, peut s’étonner de la dissemblance : ce sont en effet deux hommes. Le maréchal de Noailles de la fin, comblé, honoré, satisfait et repu même dans ses demi-défaites d’ambition et ses mécomptes, ne saurait nous représenter le duc de Noailles à trente-sept ans, dans son âpreté d’ambition première, inquiet, avide, pressé d’arriver, visant à tout, sans scrupule, cherchant qui le sert et le caressant, donnant du croc-en-jambe à qui le gêne. Saint-Simon qui l’avait pris un jour la main dans le sac et en flagrant délit de machination, pour perdre au début d’un règne quelqu’un dont il pouvait redouter la rivalité ou la contradiction, savait à quoi s’en tenir sur sa qualité morale, sur sa fibre de cœur : il suffit d’une seule occasion pareille pour avoir son jugement fixé sur la valeur morale foncière d’un homme qui peut, d’ailleurs, éblouir son monde et jeter de la poudre aux yeux des autres70.

Le maréchal de Noailles eut le bonheur et l’art de durer et de vieillir. Oh ! qu’il fait donc bon vieillir quelquefois, et que la vieillesse, en un certain sens, raccommode de choses ! Si elle vous détruit d’un côté au physique, de l’autre côté, au moral, comme elle vous répare un homme ! comme elle le blanchit !

J’admettrais même volontiers que ce qui était arrivé au duc de Noailles avec Saint-Simon, et dont les conséquences furent longues et dures, pût lui servir de leçon pour ne pas recommencer et s’y laisser reprendre. L’homme habile, qui s’est blessé dans le piège qu’il avait tendu imprudemment à d’autres, y regarde désormais à deux fois. On devient prudent, presque sage. Il y a des apparences de vertus qui ne sont ainsi que des vices émoussés, lassés ou avertis.

Le duc de Noailles était donc un homme de beaucoup d’esprit, et du plus fin, dans un corps épais et puissant. Le duc d’Ayen, célèbre au xviiie  siècle par ses bons mots, par sa satire légère et sa « perfidie revêtue de grâce », n’avait hérité que d’une partie de l’esprit de son père, qui avait plus d’étendue et qui se portait sur plus d’objets. Mais il paraît bien aussi que chez le duc de Noailles, dans sa jeunesse et même de tout temps, il y avait excès, surabondance et afflux d’idées, et par suite mobilité et conflit. Tous les contemporains sont d’accord là-dessus. « Il avait une si grande vivacité d’esprit que ceux qui ne l’aimaient pas la faisaient passer pour inconstance ou même pour folie. » Il multipliait sur tous sujets les écritures, les mémoires, et les refondait sans cesse : il faisait tourner la tête à ses secrétaires. C’était un travailleur et un remanieur insatiable : mais n’oublions pas non plus que le propre des travailleurs est de se perfectionner. M. Camille Rousset, indépendamment de ceux qu’il publie, nous parle d’autres mémoires encore du maréchal, ou dressés par ses soins, notamment sur les finances, qu’il estime des mieux faits et des plus instructifs par les exposés qu’ils renferment.

À côté de la peinture de Saint-Simon, j’ai bien envie de mettre le croquis du maréchal de Noailles par le marquis d’Argenson qui, lui, ne peint pas, mais charbonne. Le modèle n’y gagnera pas ; mais il est bon d’écouter tous les sons :

Le maréchal de Noailles, ministre d’État.

« Nous voici dans un tourbillon de manies, de vices et d’usurpations. On convient communément que le maréchal de Noailles est fol et hypocrite ; il est cependant à la mode de dire qu’il est dévot et homme de beaucoup d’esprit : tant le discernement à la Cour se plie sous l’empire de la mode et des apparences, et tant l’habitude est formée de voir de méchants hommes dans les grandes places et de les craindre !

« Pour l’apprécier, il faut le juger à ses œuvres. En le fréquentant, on lui trouve beaucoup d’imagination et peu d’esprit. Ce n’est pas un Génie qui le conduit, c’est un follet indécent et malin. C’est la juste harmonie du jugement avec l’imagination, qui constitue l’homme d’esprit ; joignez-y la conception nette et facile, c’est l’homme de beaucoup d’esprit ; avec le courage de plus, c’est l’homme de génie : mais, avec le feu seul de l’imagination, on extravague…

« Il est de ces familles de Cour, tirées de l’obscurité par le bonheur et par l’intrigue, sans avoir jamais rendu d’éclatants services, sans avoir produit d’hommes d’un mérite élevé71. Elles sont cependant les mieux établies, parce qu’elles ont toujours cheminé par la souplesse, l’assiduité, la complaisance, l’utilité aux plaisirs et la dévotion, suivant l’âge de nos rois. Elles assiègent la fortune à la sape, quand les hommes d’un vrai mérite perdent la leur par des orages ; et s’il arrive que quelques-uns de ces grands seigneurs se fassent une réputation d’application et de bons mots, on les charge d’affaires, et on en fait les premiers personnages du théâtre.

« Tel parut le maréchal de Noailles dès sa première jeunesse. Il devint favori de Mme de Maintenon ; il épousa son héritière, et sans perdre sa confiance ni celle du feu roi, il sut pourtant se ménager la faveur du duc d’Orléans par ses utiles manœuvres. Aussi, à la mort de Louis XIV, devint-il une espèce de premier ministre. Il fut chargé du ministère des finances. Il conseilla la polysynodie ou multiplicité des Conseils. Il ne travailla à débrouiller le chaos des affaires que par de nouveaux désordres. Il se fit des créatures par le moyen de son crédit ; mais quant à ses propres affaires, il les a toujours plus mal gérées encore que celles du roi, et son zèle en a été la ruine. Il a fini par abandonner tous ses biens à ses créanciers, après quantité d’essais imprudents et malheureux pour enrichir sa maison.

« Cependant il ne tarda pas à intriguer contre le Régent lui-même, et ne visait à rien moins qu’à lui faire ôter la régence72. Celui-ci s’en aperçut à temps et l’exila. Il se comporta assez ridiculement dans sa terre ; entre autres traits de folie, il portait chape dans sa paroisse et se faisait dire l’office des morts couvert d’un drap mortuaire, pour l’expiation de ses péchés.

« Enfin, à force de souplesse près de Mme de Châteauroux et de M. de Richelieu, il parvint à rentrer dans les Conseils. Les années 1743 et 1744 ont été celles de son triomphe. Il était plus que premier ministre. Il fit renvoyer M. Amelot, et gouverna en grand et en détail le militaire et la politique. Il faillit perdre deux fois l’État : l’une à Dettingen, l’autre au passage du Rhin par le prince Charles de Lorraine. À la guerre, il est avantageux, c’est-à-dire faux brave ; à la Cour, sa grande politique est de protester beaucoup d’amitié à ceux qu’il veut perdre. Depuis qu’il ne sert plus en qualité de général, il se montre au Conseil grand Autrichien… »

Quand on lit ces portraits, il faut faire la part des antipathies. Le marquis d’Argenson n’est pas, comme Saint-Simon, un ennemi personnel du maréchal de Noailles, mais c’est un antipathique, d’une autre race morale, d’une tout autre humeur et d’un caractère tout au rebours. Il est l’antipode du courtisan ; on l’appelle à la Cour d’Argenson la bête : c’est bien lui qui a un fond de cœur de citoyen ; mais l’écorce est revêche, la parole rustique et rude, même grossière.

Le maréchal contribua à la chute du marquis d’Argenson, et il hâta son renvoi du ministère. On a la lettre ou le mémoire dans lequel il représente au roi l’inconvénient d’avoir pour ministre des Affaires étrangères un homme aussi mal embouché et aussi mal appris, qui avilit le poste le plus élevé par ses boutades, par ses travers et ses ridicules : « Il ne répond aux affaires les plus sérieuses que par de mauvais proverbes, vides de sens, et des phrases triviales, pleines d’indécence73. » Dans cette lutte sourde du maréchal de Noailles avec le marquis d’Argenson, je crois voir la politesse aux prises avec l’incongruité. Mais, en revanche, le rude d’Argenson atteint et marque son vis-à-vis par des mots que d’autres ne hasarderaient pas. Son bon sens a des crocs qui enfoncent ; il n’épargne pas même le visage. C’est ainsi qu’il nous le montre dans les dernières années au Conseil, sourd, avec son menton d’argent (à cause d’un mal qui lui rongeait le bas du visage), parlant haut, criant sans en être mieux écouté, opinant pour qu’on reçoive les remontrances du Parlement et jouant le citoyen, hoc solo imitatus civem :

« Le maréchal de Noailles opina bravement pour qu’on reçut les Remontrances, disant que le roi doit toujours écouter ses sujets, sur quelque plainte que ce soit qu’ils aient à lui porter, sauf à punir ceux qui les portent avec injustice et irrévérence. L’on prétend que le roi rougit et marqua de la colère aux propos du maréchal, quoiqu’il parlât bien cependant. On le regarde comme un fou qui dit quelquefois bien et souvent mal, mais toujours sans principe… »

(Et encore :) « Il radote, change toujours d’avis, augmente de surdité. Cependant il prêche aujourd’hui la paix, et je l’en révère. »

Ce sont là les compliments et les révérences de d’Argenson à l’égard du maréchal de Noailles : mieux valaient presque les injures flamboyantes de Saint-Simon. — Et, toutefois, je ne pense pas que d’Argenson ait mérité d’être immolé à Noailles aussi complètement que le fait l’éditeur. Je laisse à M. Rathery le soin de répondre là-dessus à M. Rousset ; il y est obligé. La guerre appelle la guerre.

La vérité, la vraie mesure sur le maréchal de Noailles, je n’ai pas le mérite de la trouver : je la rencontre tout exprimée chez un historien consciencieux, qui a beaucoup lu, beaucoup résumé, et dont le style piquant, un peu recherché, mais incisif, grave son objet. Lemontey, au chapitre II de son Histoire de la Régence, a dit :

« Le duc de Noailles, en dirigeant les finances, était de fait un premier ministre, et l’on pouvait également tout craindre ou tout espérer de ce choix hasardeux. L’ambition avait toujours été dans ce courtisan le double besoin d’une âme avide et d’un esprit inquiet. Il devait des connaissances très variées à son extrême application, et il avait tenu la plume dans les bureaux du contrôleur général Desmarets, comme le czar avait manié la hache dans les chantiers de Sardam. Son élocution était facile, séduisante et pleine de ces saillies qui, dans les hommes d’un rang élevé, passent aisément pour de la profondeur. Il soutenait avec un rare talent des idées qu’il abandonnait un instant après, tant sa tête était mobile, sans arrêt, sans justesse, et refaisant toujours ce qu’elle n’achevait jamais. Les projets les plus extraordinaires, tels que celui de faire de Paris une place forte, d’expulser les Jésuites, de transporter par lambeaux Versailles à Saint-Germain, l’avaient sérieusement occupé. La gloire des bons citoyens le touchait, et quoiqu’il s’aimât lui-même bien plus que la patrie, il préférait la patrie à tout le reste. Un peu de folie dans son talent, un peu de vertu dans son égoïsme, ajoutaient aux variations de ce Protée que la Cour avait vu changer successivement de parti, de goûts, de mœurs, et qui probablement aussi eût changé d’amis s’il en avait eu. Dans la suite, le temps épura son caractère sans corriger tous les défauts de son esprit. Le duc de Noailles trouva, dans une vieillesse utile et considérée, un port où se reposent rarement des ambitieux aussi inquiets. »

On ne saurait mieux résumer, mieux conclure, ni mieux dire. Convenez que ces historiens de l’ancienne école, bien qu’ils pensent, en écrivant, à Tacite ou à Salluste, ont du bon.

Cette première discussion m’a paru indispensable avant d’aborder la publication présente de M. Camille Rousset, qui a en soi beaucoup d’intérêt. Mais je n’ai pas cru devoir imiter cette façon sommaire d’entrer en matière en passant l’éponge sur ce qui a précédé. Autres, en effet, sont les devoirs et les convenances d’un historiographe publiant des pièces d’État, autres sont nos libertés à nous ; nous avons nos coudées plus franches. Or, à mes yeux, un portrait de Saint-Simon se discute, se réfute, se réduit, mais ne s’escamote pas.