(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Le marquis de la Fare, ou un paresseux. » pp. 389-408
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(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Le marquis de la Fare, ou un paresseux. » pp. 389-408

Le marquis de la Fare, ou un paresseux.

La Fare ne se sépare guère de Chaulieu, et si on lit encore quelques-uns de ses vers légers, ce n’est guère qu’à la suite de ceux de son ami : il mérite pourtant une considération à part ; il a une physionomie très marquée ; il laisse même à qui l’étudie une impression toute autre que celle que l’on reçoit de la rencontre de Chaulieu. Tandis que celui-ci, gai, riant, plein de verve et sous ses airs d’Anacréon, semble avoir rempli sa destinée naturelle, La Fare fait plutôt l’effet d’avoir manqué la sienne ; on voit dans son exemple de riches facultés qui se perdent, et des talents distingués qui s’altèrent et s’abîment faute d’emploi ; on est involontairement attristé. La Fare ne se gouverne pas comme Chaulieu, il s’abandonne, et le fond de la philosophie qui leur est commune se trahit ici à nu.

Et qui donc débuta plus agréablement que lui dans la vie ? Né en 1644 d’une noble famille du Vivarais, fils d’un père homme de mérite et qui avait laissé de bons souvenirs, il entra dans le monde à dix-huit ans (1662), l’année même où Louis XIV, affranchi de la tutelle de Mazarin, préludait à sa royauté sérieuse : « Ma figure, dit-il, qui n’était pas déplaisante, quoique je ne fusse pas du premier ordre des gens bien faits, mes manières, mon humeur et mon esprit qui étaient doux, faisaient un tout qui plaisait à tout le monde, et peu de gens en y entrant ont été mieux reçus. » Mme de Montausier, cette personne de considération, lui témoignait de l’amitié en souvenir de son père, et l’appuyait de son crédit. Présenté au jeune roi, qui n’avait que six ans plus que lui, La Fare entrait dans le nouveau régime quand tout commençait et sous l’œil du maître ; il n’avait qu’à y tourner son esprit avec quelque suite pour se concilier la faveur : « J’oserais même dire que le roi eut plutôt de l’inclination que de l’éloignement pour moi ; mais j’ai reconnu dans la suite que cette impression était légère, bien que j’avoue sincèrement que j’ai contribué moi-même à l’effacer. » Doué d’un esprit fin et libre, d’un jugement élevé et pénétrant, il aima mieux être indépendant qu’attentif et flatteur, et ce n’est pas ce qu’on peut lui reprocher ; mais il devint évident par la suite qu’il prit souvent pour de l’indépendance ce qui n’était que le désir détourné de se retirer de la presse et de chercher ses aises.

Jeune, il eut pourtant ses ardeurs de se distinguer et sa saison de chevalerie ; il fut le premier, en 1664, à demander au roi la permission de faire partie, comme volontaire, du corps de six mille hommes qu’on envoyait au secours de l’empereur, sous le commandement de M. de Coligny. Il assista au combat de Saint-Gotthard, fut blessé à Vienne comme second dans un duel, et revint à la Cour en avril 1665 en veine de succès et même de faveur : le roi, formant une compagnie de gendarmes pour le Dauphin son fils, choisit La Fare parmi toute la jeunesse de sa cour pour lui en donner le guidon.

La Fare servit dans la guerre de 1667, surtout dans celle qui recommença en 1672 ; il se distingua à Seneffe (1674) et mérita sur le terrain les éloges du prince de Condé. Vers la fin de l’année, ayant rejoint avec son corps M. de Turenne, il eut part aux bontés et à l’amitié de ce grand homme, qui se plaisait à le faire parler sur les choses de guerre et à lui donner jour dans ses desseins. Le récit de ces dernières et de ces plus belles campagnes de Turenne tient la meilleure place dans les Mémoires de La Fare, et y est traité avec plus de détail que le reste. Quand Turenne meurt, il trouve des accents dignes du sujet.

Ainsi finit au comble de sa gloire, dit-il, non seulement le plus grand homme de guerre de ce siècle et de plusieurs autres, mais aussi le plus homme de bien et le meilleur citoyen ; et, pour moi, j’avouerai que, de tous les hommes que j’ai connus, c’est celui qui m’a paru approcher le plus de la perfection.

Cependant La Fare, qui n’avait rien fait pour profiter de l’espèce d’inclination que le roi lui avait d’abord témoignée, s’était attiré l’aversion de Louvois, ministre tout-puissant. Était-ce parce que La Fare semblait contrecarrer le ministre en s’attachant à la marquise de Rochefort72, dont Louvois était également amoureux ? Cette passion de La Fare était moins sérieuse qu’elle ne le paraissait :

Il y avait plus de coquetterie de ma part et de la sienne (de celle de la marquise) que de véritable attachement. Quoi qu’il en soit, ç’a été là l’écueil de ma fortune et ce qui m’attira la persécution de Louvois, qui me contraignit enfin de quitter le service. Mais qu’on est rarement jeune et sage tout à la fois !

Louvois sentait en La Fare non seulement un rival auprès d’une femme aimée, mais aussi et surtout un esprit indépendant, jugeur et qui ne pliait pas. Aussi, lorsqu’on 1677 M. de Luxembourg demanda que La Fare fût fait brigadier, et comme celui-ci représentait à Louvois que de plus jeunes que lui au service étaient déjà maréchaux de camp, Louvois répondit : « Vous avez raison, mais cela ne vous servira de rien. »

 Cette réponse brutale et sincère du ministre alors tout-puissant, qui me haïssait depuis longtemps, nous dit La Fare, et à qui je n’avais jamais voulu faire ma cour, jointe au méchant état de mes affaires, à ma paresse et à l’amour que j’avais pour une femme qui le méritait, tout cela me fit prendre le parti de me défaire de ma charge de sous-lieutenant des gendarmes de Monseigneur le Dauphin, que j’avais presque toujours commandés depuis la création de ma compagnie, et, je puis dire, avec honneur.

Avec la permission du roi, il vendit donc cette charge au fils de Mme de Sévigné avant la fin de la campagne (mai 1677) ; la paix de Nimègue était près de se conclure : il n’eut pas la patience de l’attendre. Il avait trente-trois ans. Il était tendrement épris depuis quelque temps de l’aimable Mme de La Sablière, et croyait que cette passion qu’elle lui inspirait serait éternelle :

Je sers une maîtresse illustre, aimable et sage ;
        Amour, tu remplis mes souhaits :
Pourquoi me laissais-tu, dans la fleur de mon âge,
Ignorer ses vertus, ses grâces, ses attraits ?…

Et il regrettait les jours plutôt perdus que passés loin d’elle. On sait quel fut le cours et la suite de cette passion. D’abord ils ne se quittaient pas, ils passaient douze heures ensemble ; puis, après quelques mois, ce ne fut que sept ou huit heures ; puis il fut évident que l’amour du jeu se glissait comme une distraction à la traverse. On a toute cette chronique par Mme de Sévigné : « Mme de Coulanges maintient que La Fare n’a jamais été amoureux : c’était tout simplement de la paresse, de la paresse, de la paresse ; et la bassette (jeu de cartes) a fait voir qu’il ne cherchait chez Mme de La Sablière que la bonne compagnie » (8 novembre 1679). Il la cherchait aussi dans le même temps chez Mlle de Champmeslé, comme on le voit par une lettre de La Fontaine à cette célèbre comédienne : « Mais que font vos courtisans ? lui écrivait-il dans l’été de 1678 ; car pour ceux du roi, je ne m’en mets pas autrement en peine. Charmez-vous l’ennui, le malheur au jeu, toutes les autres disgrâces de M. de La Fare ? » — Moins de deux ans avaient donc suffi pour user et mettre à jour ce grand sentiment. Le monde en parla beaucoup ; on avait dans le principe loué et blâmé en tous sensr, comme c’est l’usage : les uns prenaient parti pour La Fare d’avoir quitté le service pour un si beau motif, les autres lui contestaient ce mérite. Mme de Coulanges était sans doute de celles qui avaient le plus pris sa défense : aussi était-elle outrée plus tard au nom de tout son sexe quand elle vit qu’il n’y avait plus moyen de se faire illusion, et que le héros de roman n’était décidément qu’un joueur, un voluptueux et le plus spirituel des libertins : « La Fare m’a trompée, disait-elle plaisamment, je ne le salue plus. »

Cette trahison de cœur et la douleur qu’elle en ressentit conduisirent Mme de La Sablière, âme fière et délicate, à une religion de plus en plus touchée, qui se termina même, par des austérités véritables : elle mourut plusieurs années après aux Incurables, où elle avait fini par habiter. Quant à La Fare, sa carrière, dès cette heure, n’eut plus rien qui le contints ; il ne fit plus que vivre au hasard et glisser sur la pente.

Il y a souvent en l’homme un défaut dominant et profond, un vice caché qui se dissimule, qui est honteux de paraître ce qu’il est, qui aime à se déguiser dans la jeunesse sous d’autres formes séduisantes, à se donner des airs de noble et belle passion : attendez les années venirt, le vice caché va s’ennuyer des déguisements et des détours, ou si vous l’aimez mieux, il va hériter de ces autres passions plus faibles et éphémères qui se jouaient devant lui ; il va les dévorer et grossir en les absorbant en lui-même et les engloutissant : alors on le verra se démasquer tout à la fin et se montrer crûment sans plus de honte, laid, difforme, et, pour tout dire, monstrueux.

Telle sera à son dernier terme la paresse de La Fare : on hésiterait à en parler de la sorte, si l’on n’avait les preuves les plus fortes à l’appui, il faut que son exemple donne toute la moralité qu’il renferme. En attendant, il eut des années de plaisir et d’une débauche assaisonnée et corrigée du moins par les jouissances de l’esprit. On n’a qu’à en voir les feuillets épars dans les œuvres et la correspondance de Chaulieu ; La Fare y est à toutes les pages. Il passait sa vie à Saint-Maur chez M. le Duc, à Anet ou au Temple chez les Vendôme, à l’hôtel de Bouillon chez la nièce de Mazarin. Il était (pour être quelque chose) capitaine des gardes de Monsieur, frère du roi ; puis il fut au même titre auprès du duc d’Orléans, futur régent. On n’avait pas plus de douceur et de sel tout ensemble :

C’était, a dit de lui son tendre ami Chaulieu, un homme qui joignait à beaucoup d’esprit simple et naturel tout ce qui pouvait plaire dans la société ; formé de sentiment et de volupté, rempli surtout de cette aimable mollesse et de cette facilité de mœurs qui faisait en lui une indulgence plénière sur tout ce que les hommes faisaient, et qui, de leur part73, en eurent pour lui une semblable… Les siècles auront peine à former quelqu’un d’aussi aimables qualités et d’aussi grands agréments que M. de La Fare.

Ces qualités et ces agréments, nous en entrevoyons quelque chose, bien moins encore par les vers qu’a laissé échapper La Fare et qui sont faibles, privés aujourd’hui des circonstances de société qui les ont fait naître74, que par ses mémoires fins, sérieux, piquants et qu’on regrette seulement de trouver trop courts et inachevés.

Le début des Mémoires de La Fare est une espèce de prologue à la Salluste par le tour, sinon par le fond du raisonnement. Tandis que le voluptueux Salluste cherche au commencement de ses Histoires à élever sa pensée et celle de ses lecteurs et à la fixer vers les choses impérissables, La Fare, moins ami de l’idéal et qui sépare moins ses écrits de ses propres habitudes, commence par une citation de Pantagruel. Il établit bien d’abord qu’il n’aspire point à améliorer la condition de l’homme ou la morale de la vie ; il estime que chacun a en soi, c’est-à-dire dans son tempérament, les principes du bien et du mal qu’il fait, et que les conseils de la philosophie servent de peu : « Celui-là seul est capable d’en profiter, dit-il, dont les dispositions se trouvent heureusement conformes à ces préceptes ; et l’homme qui a des dispositions contraires agit contre la raison avec plus de plaisir que l’autre n’en a de lui obéir. » Ce qu’il veut faire, c’est donc de présenter un tableau de la vie telle qu’elle est, telle qu’il l’a vue et observée : « Tous les livres ne sont que trop pleins d’idées ; il est question de présenter des objets réels, où chacun puisse se reconnaître et reconnaître les autres. » Les premiers chapitres des Mémoires de La Fare, et qui semblent ne s’y rattacher qu’à peine, tant il prend les choses de loin et dans leurs principes, sont toute sa philosophie et sa théorie physique et morale. Il est évident qu’il ne croit pas à la liberté dans le sens philosophique du mot ; il explique toute la diversité qu’on voit dans les pensées et par conséquent dans la vie des hommes, indépendamment des divers âges du monde et des états ou degrés de civilisation où ils naissent, par le tempérament, la fortune et l’habitude ; et il en vient ainsi, d’une manière un peu couverte, à exposer ce que nous appellerions sa philosophie de l’histoire.

Selon lui, si les hommes pris en détail dans leur conduite et leur caractère diffèrent entre eux, les siècles pris dans leur ensemble ne diffèrent pas moins les uns des autres ; la plupart des hommes qui y vivent, qui y sont plongés et qui en respirent l’air général, y contractent certaines habitudes, certaine trempe ou teinte à laquelle échappent seuls quelques philosophes, gens plus propres à la contemplation qu’à l’action et à critiquer le monde qu’à le corriger :

Il serait à souhaiter cependant que dans chaque siècle il y eût des observateurs désintéressés des manières de faire de leur temps, de leurs changements et de leurs causes ; car on aurait par la une expérience de tous les siècles, dont les hommes d’un esprit supérieur pourraient profiter.

Appliquant cette idée aux dernières époques historiques, il montre que le xvie  siècle, par exemple, fut un siècle de troubles et de divisions, d’abaissement de l’autorité royale et de rébellions à main armée, tellement que ces guerres et rivalités de princes et de grands seigneurs sous forme de religion étaient devenues le régime presque habituel :

Comme il y avait beaucoup de chemins différents pour la fortune, et des moyens de se faire valoir, l’esprit et la hardiesse personnelle furent d’un grand usage, et il fut permis d’avoir le cœur haut et de le sentir. Ce fut le siècle des grandes vertus et des grands vices, des grandes actions et des grands crimes.

Avec Henri IV commença ou recommença le système monarchique. Ce roi qui avait vu de près les désordres et en avait tant souffert s’appliqua à y remédier,

et la première chose qu’il eut en vue fut l’abaissement des grands seigneurs. Mais comme on ne va point d’une extrémité à l’autre sans passer par un milieu, il commença seulement par ne leur donner plus de part au gouvernement ni à sa confiance, et choisit des gens qu’il crut fidèles et de peu d’élévation.

Ce système se poursuivit après Henri IV et même à travers les incertitudes du régime intermédiaire, jusqu’à ce que Richelieu fût venu le prendre en main et le pousser à bout plus hardiment que personne :

Celui-ci (Richelieu), d’un esprit vaste et hautain, entreprit en même temps l’abaissement total des grands seigneurs, celui de la maison d’Autriche, et la destruction des religionnaires ; et, s’il ne parvint pas à l’entière exécution de toutes ces entreprises, il leur donna de tels commencements, que depuis nous en avons vu l’accomplissement. Ce fut pour lors que tout le monde prit l’esprit de servitude.

La Fare rend pourtant cette justice au cardinal de Richelieu « qu’avec cette jalousie qu’il avait de l’autorité royale et de la sienne qu’il en croyait inséparable, il aima et récompensa la vertu partout où elle ne lui fut pas contraire, et employa volontiers les gens de mérite ».

Le xviie  siècle tout entier eût été voué à cet établissement du pouvoir d’un seul et à cet abaissement de ce qui s’était trop élevé auparavant, s’il n’y avait eu sous la régence d’Anne d’Autriche cette sorte d’interrègne turbulent et animé qu’on appelle la Fronde. Il se fit là tout d’un coup comme un réveil de la licence, des intrigues et de l’émancipation en tous sens qui s’était vue au xvie  siècle ; toutes les imaginations, toutes les ambitions étaient en campagne :

Il est aisé de comprendre, nous dit La Fare, comme quoi chacun alors par son industrie pouvait contribuer à sa fortune et à celle des autres : aussi les gens que j’ai connus, restés de ce temps-là, étaient la plupart d’une ambition qui se montrait à leur première vue, ardents à entrer dans les intrigues, artificieux dans leurs discours, et tout cela avec de l’esprit et du courage.

Mais ce réveil dura peu et conduisit même à l’excès de nivellement qui a suivi.

Mazarin y achemina d’abord, mais avec assez de douceur et par voie de transition ; il ressaisit et répara l’autorité royale, mais sans la faire trop rudement sentir :

Comme il avait eu besoin de tout le monde, il ménagea le mieux qu’il put et les uns et les autres. Il promit beaucoup et ne tint guère, gouverna le monde plus par l’espérance que par la crainte : on lui fit faire à lui-même beaucoup de choses en le menaçant. Enfin ce fut un homme qui, avec une autorité suprême, compta un peu avec le genre humain. Du reste, il eut des amis avec qui il vécut familièrement ; il introduisit les plaisirs et les jeux, et amollit par là les courages.

Louis XIV, au milieu de cela, grandissait et allait prendre avec résolution et dignité le pouvoir que Mazarin lui avait refait peu à peu. Quand je dis qu’il le reprit avec dignité, ce n’est pas La Fare qui le dit, car ici il commence à devenir d’une extrême sévérité et injustice envers Louis XIV. La Fare a un malheur, il n’est pas assez de son siècle, lequel fut un grand siècle ; il n’en aime ni l’esprit, ni le courant général, ni la direction : il n’en voit que les excès et les inconvénients. Louis XIV, même dans sa jeunesse et dans son train de galanterie, prétend-il établir un peu de décorum à la Cour, de la réserve dans les rapports extérieurs des hommes et des femmes, La Fare ne voit en lui qu’un roi d’une humeur naturellement pédante et austère, qui, en nuisant à l’ancienne galanterie, en viendra à ruiner la politesse et à introduire par contrecoup l’indécence. En politique, il le voit toujours gouverné en craignant de l’être, seulement l’étant par plusieurs au lieu de l’être par un seul ; s’entêtant ou se désabusant de certains hommes sans beaucoup de sujet ; et il lui conteste cette haute appréciation, cette justesse et ce coup d’œil de roi qu’on accorde assez généralement aujourd’hui au noble monarque. C’est un malheur en tout cas pour un homme d’esprit et de talent de prendre ainsi à contresens l’époque dont il est contemporain, et le règne dont il serait un serviteur naturel et distingué ; on le juge, on le critique ce règne qui nous déplaît, mais à la longue on s’y aigrit, ou, si l’on est doux, on s’y relâche et l’on se démoralise. C’est une rude gageure que de se dire : « Je passerai une grande partie de ma vie dans une époque sans en être, sans la servir comme elle veut être servie, et j’attendrai que l’heure propice et plus d’accord avec mon humeur soit revenue. » La Fare fît peut-être à certain moment cette gageure, mais il la perdit.

Embrassant donc le xviie  siècle dans son ensemble et le résumant dans le caractère qui y domine, il y voit, contrairement à l’esprit du xvie  siècle, un perpétuel travail et une tendance suivie depuis Henri IV et Richelieu jusqu’à Louis XIV à l’établissement du pouvoir monarchique :

On peut dire que l’esprit de tout ce siècle-ci, remarque-t-il, a été, du côté de la Cour et des ministres, un dessein continuel de relever l’autorité royale jusqu’à la rendre despotique ; et du côté des peuples, une patience et une soumission parfaite, si l’on en excepte quelque temps pendant la régence.

Il sent bien que ce qui a porté l’autorité royale au point où il la voit élevée, ça été précisément l’abaissement qu’elle avait souffert au siècle précédent et le souvenir laissé par les guerres civiles : et s’il y a eu sous Louis XIV cette recrudescence d’effort et de zèle monarchique, ça été au ressentiment récent de la Fronde qu’on le doit. La Fare cite à ce sujet un mot de M. de La Rochefoucauld qui avait été l’un des principaux acteurs de cette dernière guerre civile, et qui lui disait : « Il est impossible qu’un homme qui en a tâté comme moi veuille jamais s’y remettre. » La Fare en conclut que l’histoire est un va-et-vient, un jeu de bascule perpétuel ; que l’abus qu’on fait d’un des éléments pousse à l’élément contraire, jusqu’à ce qu’on en abuse comme on avait fait du premier ; que « l’idée des peines et des maux venant à s’effacer peu à peu de la mémoire des hommes, et frappant peu l’esprit de ceux qui ne les ont point éprouvés, les mêmes passions et les mêmes occasions rengagent les hommes dans les mêmes inconvénients ». Il prédit donc, sous Louis XIV, qu’un jour viendra où, à la première occasion, l’excès de cette autorité amènera de nouveaux désordres, et il anticipe de loin par la vue sur le xviiie  siècle. En attendant il se console de ne plus servir, de ne plus prendre sa part dans le drame public qui se continue, moyennant cette réflexion que « bien que depuis trente ans il se soit fait de grandes choses en ce royaume, il ne s’y est point fait de grands hommes ni pour la guerre, ni pour le ministère : non que les talents naturels aient manqué dans tout le monde, mais parce que la Cour ne les a ni reconnus ni employés… ». Pour moi, je l’avoue, ces beaux raisonnements et pronostics de décadence, même en partie justifiés depuis, me touchent peu ; il me semble qu’il y avait quelque chose qui eût mieux valu : supporter quelques refus de plus de la part de Louvois, tenir bon sous les armes et sous le drapeau, et rester en mesure pour être de ceux qui honoreront la France dans ses mauvais jours avec Boufflers, ou qui la sauveront avec Villars. Cela ne valait-il pas mieux que de se gorger, comme nous le verrons, dans les orgies de la butte Saint-Roch ou du Temple ?

Les Mémoires de La Fare, dans les trop courts récits et les portraits qu’ils renferment, sont pleins d’esprit, de finesse, de bonne langue, et tous les jugements qu’il fait des hommes sont à considérer. Sur Vardes si mêlé aux intrigues de la cour de Madame, et qui n’était plus de la première jeunesse, « mais plus aimable encore par son esprit, par ses manières insinuantes, et même par sa figure, que tous les jeunes gens » ; — sur Lauzun, « le plus insolent petit homme qu’on eût vu depuis un siècle », excellent comédien, non reconnu tout d’abord ; — sur Bellefonds qui était creux et faux en tout, « faux sur le courage, sur l’honneur et sur la dévotion » ; — sur La Feuillade « fou de beaucoup d’esprit, continuellement occupé à faire sa cour, et l’homme le plus pénétrant qui y fût, mais qui souvent passait le but » ; — sur Marcillac, fils de La Rochefoucauld, c’est-à-dire de l’homme de son temps le plus délié et le plus poli, et qui lui-même réussit dans la faveur, « étant homme de mérite, poli, et sage de bonne heure, caractère que le roi a toujours aimé » ; — sur le chevalier de Rohan, au contraire, qui fut décapité pour crime de lèse-majesté, « l’homme de son temps le mieux fait, de la plus grande mine, et qui avait les plus belles jambes » (car il ne faut pas mépriser les dons de la nature, pour petits qu’ils soient, quand on les a dans leur perfection)75 ; — sur tous ces originaux et bien d’autres le témoignage de La Fare est précieux, de même que son expression est parfaite. Ce que Saint-Simon dit en débordant, La Fare le dit d’un mot et en courant ; mais on a la note la plus juste. On s’aperçoit pourtant, à mesure qu’on avance dans cette lecture, et quand on est sorti du service avec La Fare, que sa narration languit et devient vague, inexacte. Il est bien certain que si La Fare s’est retiré pour un passe-droit comme il arriva vingt-cinq ans plus tard à Saint-Simon, ce n’a pas été avec la même arrière-pensée que lui : il n’écrit ses mémoires que par occasion et au hasard, non avec suite. Saint-Simon a son but, sa consolation toute prête ; il sera l’historiographe caché et acharné du siècle ; il en est l’observateur enflammé, vigilant et infatigable. La Fare n’a point cette passion, il n’a pas cette rage de peindre. Une fois retiré, il n’est pas assez curieux, il n’est pas assez informé ; il ne fait pas son affaire de savoir tout. Il ne travaille pas assez pour arriver à écrire des mémoires un peu longs et complets ; la plume lui tombe des mains avant la fin, et c’est dommage ; il était si capable de bien juger et de donner sur les hommes qu’il a connus de ces traits qui restent et qui fixent en peu de mots la vérité du personnage !

Il nous a nommé lui-même sa passion favorite et l’a ouvertement célébrée dans des stances à Chaulieu Sur la paresse ; il attribue à cette enchanteresse plus de mérite qu’on ne peut lui en reconnaître quand on sait quelle fut son influence sur sa vie :

Pour avoir secoué le joug de quelque vice,
Qu’avec peu de raison l’homme s’enorgueillit !
Il vit frugalement, mais c’est par avarice ;
S’il fuit les voluptés, hélas ! c’est qu’il vieillit.

Pour moi, par une longue et triste expérience,
De cette illusion j’ai reconnu l’abus ;
Je sais, sans me flatter d’une vaine apparence,
Que c’est à mes défauts que je dois mes vertus.

Je chante tes bienfaits, favorable Paresse,
Toi seule dans mon cœur as rétabli la paix…

De quelle paix s’agit-il ? et n’est-ce pas le cas d’appliquer ici le mot de Vauvenargues : « La plus fausse de toutes les philosophies est celle qui, sous prétexte d’affranchir les hommes des embarras des passions, leur conseille l’oisiveté, l’abandon et l’oubli d’eux-mêmes. » La Fare nous explique d’ailleurs qu’il ne s’agit point d’une paix sobre et recueillie comme l’entendraient certains philosophes ; la sienne était remplie de gaieté, de gros jeu, de festins, de beautés d’opéra, et ne ressemblait pas mal à une ode bachique continuelle. Revenant en idée sur cet amour délicat et tendre qui avait honoré son passé, sur ce souvenir qui aurait dû lui être sacré de Mme de La Sablière, il ne craignait pas de le comparer et de le sacrifier aux images de cette vie sans retenue et sans scrupule qui l’envahissait désormais tout entier :

De Vénus-Uranie, en ma verte jeunesse,
      Avec respect j’encensai les autels,
Et je donnai l’exemple au reste des mortels
      De la plus parfaite tendresse.

Cette commune loi qui veut que notre cœur
      De son bonheur même s’ennuie,
      Me fit tomber dans la langueur
      Qu’apporte une insipide vie.

      Amour ! viens, vole à mon secours,
      M’écriai-je dans ma souffrance ;
      Prends pitié de mes derniers jours…

Et il définissait cette dernière sorte d’amours qui lui étaient venus en aide, et qui étaient les moins célestes de tous, les plus libertins, si ce n’est les plus vulgaires :

Heureux si de mes ans je puis finir le cours
      Avec ces folâtres Amours !

N’usons point tant de périphrases ; ne nous laissons point abuser par quelques jolis vers galants de La Fare à Mme de Caylus, qui nous donneraient le change sur son train de vie, et osons montrer le mal final tel qu’il n’y a pas lieu de le déguiser. On lit, en effet, dans une lettre du chevalier de Bouillon à l’abbé de Chaulieu, qui était alors à Fontenay, en 1711 :

Malgré votre peu d’attention pour moi, je ne puis m’empêcher, mon cher abbé, de vous assurer que vous n’avez point d’ami qui regrette si fort votre absence, et qui soit plus sensible à votre retour. Quand on a eu le plaisir de vivre avec vous, toutes les autres compagnies paraissent fort insipides ; je ne trouve presque partout où je vais que de languissantes conversations et de froides plaisanteries, bien éloignées de ce sel que répandait la Grèce, qui vous rend la terreur des sots. Je fus voir hier, à quatre heures après midi, M. le marquis de La Fare, en son nom de guerre M. de la Cochonière, croyant que c’était une heure propre à rendre une visite sérieuse76 ; mais je fus bien étonné d’entendre dès la cour des ris immodérés et toutes les marques d’une bacchanale complète. Je poussai jusqu’à son cabinet, et je le trouvai en chemise, sans bonnet, entre son Rémora et une autre personne de quinze ans, son fils l’abbé versant des rasades à deux inconnus ; des verres cassés, plusieurs cervelas sur la table, et lui assez chaud de vin. Je voulus, comme son serviteur, lui en faire quelque remontrance ; je n’en tirai d’autre réponse que : Ou buvez avec nous, ou allez, etc… J’acceptai le premier parti et en sortis à six heures du soir quasi ivre-mort. Si vous l’aimez, vous reviendrez incessamment voir s’il n’y a pas moyen d’y mettre quelque ordre : entre vous et moi, je le crois totalement perdu.

Voilà où l’avait mené en définitive cette paresse si commode et si agréablement chantée, à laquelle il n’avait plus opposé aucune défense ; voilà ce que le petit-neveu de Turenne trouvait à dire sur l’homme qui avait si bien servi sous son grand-oncle. La Fare avait alors près de soixante-huit ans. Chaulieu, sans s’émouvoir de cette lettre, y voyait avant tout un agréable tableau à la Teniers. Peu après, à la date de 1712 (22 ou 29 mai), Saint-Simon écrivait :

Deux hommes d’une grosseur énorme, de beaucoup d’esprit, d’assez de lettres, d’honneur et de valeur, tous deux fort du grand monde et tous deux plus que fort libertins, moururent en ce même, temps, et laissèrent quelque vide dans la bonne compagnie : Comminges fut l’un… La Fare fut l’autre démesuré en grosseur. Il était capitaine des gardes de M. le duc d’Orléans, après l’avoir été de Monsieur, et croyait avec raison avoir fait une grande fortune. Qu’aurait-il dit s’il avait vu celle de ses enfants : l’un avec la Toison d’or et le Saint-Esprit, l’autre très indigne évêque-duc de Laon ?… La Fare était un homme que tout le monde aimait, excepté M. de Louvois, dont les manières lui avaient fait quitter le service. Aussi souhaitait-il plaisamment qu’il fût obligé de digérer pour lui. Il était grand gourmand, et, au sortir d’une grande maladie, il se creva de morue et en mourut d’indigestion. Il faisait d’assez jolis vers, mais jamais en vers ni en prose rien contre personne. Il dormait partout les dernières années de sa vie. Ce qui surprenait, c’est qu’il se réveillait net, et continuait le propos où il le trouvait, comme s’il n’eût pas dormi.

On a là ce que peut devenir, dans l’homme de l’esprit le plus fin, la paresse, ce péché capital le plus insensible d’abord et le plus paisible, mais qui en couve sous soi plusieurs autres : paresse dormeuse, paresse joueuse, et bientôt paresse gloutonne, tout cela se tient. Et c’est ici qu’on a droit de s’élever contre cette philosophie et cette théorie que La Fare avait voulu ériger d’après lui-même, et qu’on peut lui dire : Divin ou humain, il me faut un ressort dans la vie, sans quoi tout se relâche ! La non-croyance à l’immortalité sous une forme ou sous une autre est sujette à produire de ces chutes. Mieux vaudrait encore un démon au cœur que cette absence de tout ressort, de tout mobile élevé77. Cicéron, Chateaubriand, Vauvenargues, venez-nous en aide avec vos nobles images de la gloire ! Non, tout n’y est pas illusion et idole ; c’est elle qui nourrit et incite, qui entretient les flammes généreuses ; sans elle tout languit, s’abat et s’abaisse :

Après tout, dit Chateaubriand mettant le pied sur les ruines de l’antique Sparte, après tout, ne dédaignons pas trop la gloire ; rien n’est plus beau qu’elle, si ce n’est la vertu. Le comble du bonheur serait de réunir l’une à l’autre dans cette vie ; et c’était l’objet de l’unique prière que les Spartiates adressaient aux dieux : « Ut pulchra bonis adderent ! »

— « La gloire est la preuve de la vertu », a dit Vauvenargues ; et dans un admirable Discours adressé à un jeune ami il expose toute une noble doctrine que je voudrais mettre en regard de cette lettre du chevalier de Bouillon à Chaulieu, et qui la réfute par une éloquence victorieuse : « Insensés que nous sommes, nous craignons toujours d’être dupes ou de l’activité, ou de la gloire, ou de la vertu ! mais qui fait plus de dupes véritables que l’oubli de ces mêmes choses ? qui fait des promesses plus trompeuses que l’oisiveté ? » Demandez plutôt à La Fare mourant si cette paresse à laquelle il se fiait ne l’a pas trompé ; lui qui se plaignait de l’esprit de servitude de son temps, et qui regrettait le xvie  siècle parce qu’on y portait le cœur fier et haut, demandez-lui si c’est là qu’il en voulait venir ? Et puisque j’en suis à rappeler ces souvenirs fortifiants et ces antidotes en regard d’un exemple de dégradation qui afflige, qu’il me soit permis de joindre ici la traduction de la fameuse Hymne d’Aristote à la Vertu, où circule encore et se resserre en un jet vigoureux toute la sève des temps antiques :

Vertu qui coûtes tant de sueurs à la race mortelle, ô la plus belle proie de la vie, c’est pour toi, pour ta beauté, ô Vierge, qu’il est enviable en Grèce, même de mourir, et d’endurer des travaux violents d’un cœur indomptable ; tant et si bien tu sais jeter dans l’âme une semence immortelle, supérieure à l’or et aux joies de la famille, et au sommeil qui console la paupière ! C’est pour toi que le fils de Jupiter, Hercule, et les enfants de Léda ont supporté toutes leurs épreuves, proclamant par leurs actions ta puissance ; c’est par amour pour toi qu’Achille et Ajax sont descendus dans la demeure de Pluton. C’est pour ton aimable visage, enfin, que le nourrisson d’Atarnée78 a mis en deuil, par sa mort, la clarté du soleil : aussi est-il digne pour ses hauts faits du chant des poètes, et les Muses, filles de Mémoire, le rendront immortel et ne cesseront de le grandir, au nom même de l’hospitalité sainte et de l’inviolable amitié.

Telles étaient les chansons de table que se permettait le maître d’Alexandre. Et nous, retenons jusque dans les âges modernes quelque chose de ces mâles échos. Que chacun, de son mieux, fasse et enfonce son sillon dans la vie. Un sage a dit : « Veux-tu savoir où tu tomberas mort ? regarde de quel côté tu penches vivant. » La morale prochaine et directe de cet article sur La Fare, c’est qu’il ne faut pas se faire exprès toute sa doctrine et la porter du côté où l’on penche ; il faut qu’elle nous soit un contrepoids en effet, non un poids de plus ajouté à celui de notre tempérament, de nos sens et de nos secrètes faiblesses, comme si nous avions peur de ne pas tomber assez tôt.