II.
Des témoins fidèles nous représentent avec vérité
Portalis au Conseil des Anciens, débitant presque aveugle ses beaux
discours. Le léger accent provençal qu’il gardait dans la conversation se
perdait à la tribune et s’y confondait avec l’accentuation plus marquée
qu’exige le nombre oratoire. Il parlait de suite, avec enchaînement, sans
jamais s’interrompre, et comme par le courant naturel et plein d’une
improvisation facile. Napoléon, l’appréciant plus tard pour ses beaux
développements au Conseil d’État et au Corps législatif, disait de lui :
« Portalis serait l’orateur le plus fleuri et le plus éloquent,
s’il savait s’arrêter. »
Son discours, nourri de maximes, avait
quelque chose d’un Nestor précoce, et qui ne craint pas de se répéter. On
croyait, en général, qu’il improvisait : il avait à un haut degré cette
faculté d’improvisation, mais il ne la séparait point des ressources
toujours présentes d’une riche mémoire. Portalis avait, pour ainsi dire, une
mémoire d’aveugle :
Je fus nommé secrétaire (du Conseil des Anciens) lorsque mon ami Portalis fut appelé à la présidence, a dit le général Mathieu Dumas, et j’eus de fréquentes occasions d’admirer son beau talent et sa prodigieuse mémoire. Sa cécité presque absolue le mettait dans l’impossibilité de lire et d’écrire : il n’en suivait pas moins tous les mouvements de l’assemblée, maintenait l’ordre avec fermeté, et, connaissant la place de chaque membre dont il distinguait merveilleusement le son de voix, il ne commettait jamais la moindre erreur en accordant ou refusant la parole. Si la discussion était interrompue par l’arrivée d’un message du Conseil des Cinq-Cents ou du Directoire, il suffisait que je lui en fisse tout bas la lecture une seule fois pour qu’il répétât tout haut, en s’adressant à l’Assemblée, la résolution tout entière, quelque nombreux qu’en fussent les articles, sans en déranger la série, sans changer aucune expression.
Un jour, Bonaparte voulut mettre à l’épreuve cette merveilleuse
faculté de Portalis, et il lui tendit comme un piège. Portalis était venu
travailler avec lui pour quelque affaire relative au ministère des Cultes.
« Asseyez-vous, lui dit-il, et écrivez ; je veux vous donner
là-dessus mes idées. »
Quand la dictée fut achevée, le Premier
consul lui dit de relire. Portalis relut ou sembla le faire ; la
reproduction était tout à fait exacte. Le consul lui dit : « Eh
bien ! laissez-moi ce papier. »
Mais Portalis, qui n’y avait
rien écrit ou qui n’y avait tracé que des caractères insignifiants, demanda
le temps de faire faire une copie au net, et il n’eut pas de peine à dicter,
au sortir de là, à son secrétaire ce qu’il avait si fidèlement retenu.
Lorsqu’on lit Portalis dans la suite de ses discours et de ses écrits, comme
je viens de le faire, on est, au reste, frappé d’un procédé qui tient à la
méthode de bien des orateurs de l’Antiquité, et à la sienne en particulier.
Il a dans la mémoire quantité de maximes, de définitions, des parties tout
écrites de science et de
morale sociale, des
paragraphes entiers qu’il reprend et qu’il replace à l’occasion sans presque
y rien changer. Par exemple, le paragraphe sur la Terreur que j’ai cité
précédemment, et qu’on lit d’abord dans sa brochure de La Révision des jugements (1795), se retrouve textuellement au
dernier chapitre de son livre sur L’Usage et l’Abus de l’esprit
philosophique. Il eût à prononcer au Conseil des Anciens un rapport
concernant le divorce, et il y traçait une théorie du mariage qui se
retrouve en entier et littéralement, sauf de légères variantes, dans son Discours préliminaire sur le projet de Code civil. De
même, dans son premier discours sur le Concordat (5 avril 1802), on retrouve
fondus, mais dans une expression toute pareille, les beaux passages que nous
avons déjà notés dans son discours au Conseil des Anciens en faveur des
prêtres non assermentés. Les rhéteurs de l’Antiquité ont ainsi conseillé aux
orateurs d’avoir toujours en réserve, dans le trésor de la mémoire, des
portions entières de discours ; et, si cet artifice est permis, c’est
assurément dans l’ordre des matières stables, telles que la jurisprudence,
la morale sociale, qui ne permettent ni aux idées ni même à l’expression de
varier, quand les mêmes sujets se rencontrent. Portalis usait librement de
ce privilège ; il est de ceux dont on peut dire comme de beaucoup
d’anciens : Solebat dicere. Il avait des mots d’habitude
et qui revenaient volontiers sur ses lèvres. On ne tarde pas, quand on s’est
familiarisé avec lui, à reconnaître quelques-unes de ces paroles, la plupart
dignes d’être retenues. C’est ainsi qu’il disait : « Interrogeons
l’histoire, elle est la physique expérimentale de la
législation. »
Et dans un autre discours ou exposé de motifs,
parlant de Montesquieu : « Il nous apprit, dit-il, à ne jamais
séparer les détails de l’ensemble, à étudier les lois dans l’histoire,
qui est comme la physique expérimentale de la
science législative. »
Et ailleurs
encore, pour exprimer qu’il faut étudier les opérations de l’esprit dans les
langues : « La parole est la physique expérimentale de
l’esprit. »
Je ne fais qu’indiquer ce procédé très sensible chez
lui, et qui nous frapperait moins peut-être, si, comme les critiques
anciens, nous avions pénétré davantage dans le secret des orateurs.
Il résulte pourtant de cette habitude de préméditation et de redite, même quand elle est le mieux dissimulée, une sorte de lenteur et de monotonie qui s’étend sur l’ensemble. Oui, sans doute, on le sent bien à la lecture, il a manqué quelque chose à cette éloquence ; cet œil ne lançait point d’étincelles ni d’éclairs ; cette voix n’avait point d’éclats sonores, ni de ce qui vibre à distance ; mais du moins un sentiment juste, équitable, pénétré, animait cette gravité douce et abondante ; une imagination tempérée y jetait plutôt de la lumière que de la couleur ; parfois la finesse et une certaine grâce d’ironie n’y manquaient pas ; l’humanité surtout, avec la justice, en était l’âme, et cet orateur au ton sage avait en lui toutes les piétés.
Il en fit preuve dans un de ses discours les plus remarqués au Conseil des Anciens, quand il y plaida pour les émigrés naufragés de Calais. On connaît cet épisode qui émut si vivement le public sous le Directoire. Deux navires danois, c’est-à-dire neutres, qui transportaient des troupes à la solde de l’Angleterre, échouent sur les côtes de Calais ; sur neuf cents hommes d’équipage, les deux tiers périssent à la vue de la population accourue et sans qu’on puisse leur porter secours ; parmi ceux qui se sauvent à la nage et qu’on recueille, on reconnaît des Français émigrés, le duc de Choiseul était du nombre : on les traduit devant une commission militaire ; les naufragés deviennent à l’instant des ennemis. Était-ce juste ? était-ce possible ? Disons vite que le Corps législatif, consulté dans ses deux sections, n’hésita point dans sa réponse. Portalis fut rapporteur dans le Conseil des Anciens. Il n’eut qu’à montrer d’abord que les Français naufragés étaient embarqués pour les Grandes-Indes, et qu’il avait été stipulé par les chefs avec le gouvernement anglais qu’ils ne seraient point employés contre la France. Mais le sujet était trop vivant et trop pathétique, il tenait de trop près aux sentiments qui se réveillaient alors dans tous les cœurs ; pour qu’un orateur comme Portalis n’en fît pas un texte de morale humaine et réconciliatrice. On sait, dans Virgile, ce touchant épisode du Grec naufragé, Achéménide, que les Troyens recueillent en abordant sur les côtes de Sicile où ils le trouvent errant, défiguré par la misère et ne présentant plus forme humaine. À la vue des armes et du costume des Troyens, Achéménide effrayé s’arrête un instant, et il se demande s’il osera se faire voir à eux ; mais le sentiment de sa misère l’emporte :
Au nom des astres, au nom des dieux, s’écrie-t-il en s’avançant, par cet air commun que nous respirons, prenez-moi, Troyens, partout où vous voudrez emmenez-moi ; c’est tout ce que je vous demande. Je suis un de ceux de la flotte grecque, je le sais, et je conviens que j’ai porté les armes contre Troie ; pour ma peine, si ce crime à vos yeux est indigne de pardon, jetez-moi dans la mer et replongez-moi dans l’immensité des flots. Si je meurs, il me sera doux, du moins, de mourir de la main des hommes :
Si pereo, manibus hominum periisse juvabit.
Je ne sais si Portalis s’était fait relire cet épisode avant de
prendre la parole pour ses naufragés, mais ce même sentiment de piété, qui
est propre à Virgile, respire
dans son discours.
Il établit les maximes hospitalières consacrées chez tout ce qui n’est point
barbare ; il y joint ses aphorismes habituels de justice et de
civilisation : « Il faut faire, en temps de paix, le plus de bien,
et, en temps de guerre, le moins de mal qu’il est possible. »
Il
cite à l’appui la belle réponse de ce gouverneur espagnol de La Havane au
capitaine de vaisseau anglais, qui, au moment du naufrage, jeté dans le port
par la tempête, vient se livrer à lui pendant la guerre de 1746 :
« Si nous vous eussions pris dans le combat, en pleine mer ou sur nos côtes, votre vaisseau serait à nous, vous seriez nos prisonniers ; mais, battus par la tempête et poussés dans ce port par la crainte du naufrage, j’oublie et je dois oublier que ma nation est en guerre avec la vôtre. Vous êtes des hommes et nous le sommes aussi ; vous êtes malheureux, nous vous devons de la pitié. » — Qu’il fut grand, s’écrie Portalis, cet homme qui, simple ministre d’un souverain par sa place, sut, par la dignité de son caractère et l’élévation de ses sentiments, se constituer le magistrat du genre humain ! »
L’orateur proclame comme un asile les principes imprescriptibles du droit des gens : les lois pénales de l’émigration ne sont point applicables à l’émigré naufragé ; l’émigré dans les conditions de bannissement accepté où il s’est placé, n’est plus un Français, c’est toujours un homme :
Des hommes naufragés ne sont donc proprement justiciables d’aucun tribunal particulier ; il ne s’agit pas de les juger, mais de les secourir. Ils sont sous la garantie de la commisération universelle. L’État dans lequel ils prennent un asile forcé en répond au monde entier.
Les naufragés de Calais ne furent point traités en ennemis déclarés, ni en étrangers innocents : le Directoire les retint en prison ; ils ne furent mis en liberté qu’à l’avènement du gouvernement consulaire. Portalis qui, après le 18 Fructidor, avait été forcé de se réfugier en Allemagne, rentrait alors en France au mois de janvier 1800 ; il faisait route, en quittant le Holstein, avec Mathieu Dumas et Quatremère de Quincy, ses compagnons d’exil. Pendant qu’on changeait de chevaux à Osnabrück, un voyageur qui venait de France, et qui se trouvait par hasard au même relais, se présenta à eux, et, dès qu’il l’aperçut, se jeta dans les bras de Portalis. C’était le duc de Choiseul lui-même qui, tout nouvellement délivré de prison, rencontrait à l’improviste et remerciait avec effusion son défenseur.
Le temps de la retraite de Portalis, après le 18 Fructidor, tient une place
intéressante dans sa vie. Il parvint à se dérober aux mesures de rigueur qui
furent décrétées en cette journée, et à sortir de France avec un passeport
danois. Il chercha d’abord un asile en Suisse, à Zürich, où il connut
l’ingénieux observateur Lavater, Meister, ancien secrétaire de Grimm, homme
aimable, écrivain distingué en français, et qui n’avait pris du
xviiie
siècle que ce qu’il avait de
fin et d’honnête ; Mallet du Pan, qu’il retrouva ensuite à
Fribourg-en-Brisgau, et avec qui il contracta une liaison de tendre
attachement et d’estime. Portalis, accompagné de son fils, qui, dans toutes
ses traverses, ne le quitta jamais, était près de passer en Italie et de se
rendre à Venise, quand une lettre de Mathieu Dumas l’appela dans le
Holstein, où l’attendait une hospitalité cordiale et sérieuse. Portalis y
arriva, malgré les rigueurs de la saison, en janvier 1798. Logé au château
d’Emkendorf, chez le comte de Reventlau, il y trouva, ainsi que dans les
châteaux voisins, tout un cercle de philosophes, de savants, de gens du
monde, qu’on aurait vainement cherché à réunir ailleurs avec ce choix et
cette distinction. C’étaient les deux comtes de Stolberg, nourris de la
fleur grecque et de l’esprit chrétien, philosophes
et littérateurs éminents ; Jacobi, philosophe aimable, d’un sentiment
délicat et pur ; d’autres encore moins connus ici, enfin une société douce
mais grave : « Nous avons rencontré, écrivait-il à Mallet du Pan en
avril 1798, de l’instruction et des vertus. »
Dans une autre lettre à ce même ami alors réfugié à Londres, il a peint lui-même l’état calme et reposé de son âme en ces années d’attente, de conversation nourrie et de réflexion communicative :
Il n’y a rien de nouveau en France, lui écrivait-il (24 juin 1798.) On y danse, on y souffre, on y vit du jour au jour, et la lecture des journaux y est la seule occupation essentielle. Pour moi, mon cher Mallet, je vis tranquille dans ma retraite avec les hôtes respectables qui m’ont donné l’hospitalité. La contrée est agréable ; à côté de la maison que nous habitons, nous avons un beau lac et une belle forêt ; l’art y procure tous les fruits que la nature refuse ; les mœurs du pays sont douces ; il y a beaucoup d’instruction dans les hautes classes de la société, et l’on trouve encore chez elles des principes religieux que l’on n’y soupçonnerait pas ; chaque seigneur rend, avec une sage mesure, la liberté à ses vassaux ; il les rend propriétaires, il leur fait du bien sans commotion, et il cherche à leur inspirer, non l’amour du changement, mais celui du travail et de l’industrie. C’est une chose assez piquante que de voir proprement la nature humaine renaître et sortir du chaos de la servitude féodale.
C’est là un tranquille et doux tableau, et qui laissait jour à
l’espérance. On était alors en Allemagne dans une grande occupation du
système philosophique de Kant ; Portalis s’en faisait rendre compte ainsi
que des autres systèmes particuliers et chers à cette nature des cerveaux
allemands, qui sont, comme dirait Rabelais, « grands abstracteurs de
quintessence »
. En y apportant sa prudence naturelle et la
précision propre à la race française, Portalis voyait ces grandes questions
de controverse s’évaporer en fumée et ne laisser pas même, au fond du
creuset, des cendres :
C’est une chose plaisante, disait-il, de voir des écrivains, d’ailleurs distingués, se battre pour des abstractions ou pour des logogriphes ; ce qu’il y a de plus étonnant, c’est de voir le public prendre part à des disputes qu’il n’entend pas. On parlait jadis de la foi du charbonnier, je crains bien qu’on ne puisse parler aujourd’hui de la philosophie du charbonnier.
Ceci est joli et spirituel. Quand il causait ou qu’il, écrivait familièrement, Portalis avait de cet enjouement dans le grave. C’est alors que lui-même rassemblant le résultat de ses réflexions et de sa pratique morale, il dicta à son fils le traité publié depuis sa mort sous le titre : De l’usage et de l’abus de l’esprit philosophique durant le xviiie siècle. Ce traité a un défaut dans la forme, c’est de renfermer trop de choses, et de mettre toutes ces choses sur le même plan, sans qu’aucune se détache avec relief. La modération même des idées de l’auteur ôte à son expression, souvent heureuse, l’originalité qu’elle aurait en s’isolant davantage et en se tranchant avec netteté. L’ouvrage, d’ailleurs, à le bien voir en lui-même, a son originalité réelle. Dans l’esprit de retour et de réveil religieux auquel il appartient, il reste pur de toute réaction, il est également éloigné de tout extrême. En dénonçant l’abus de l’esprit philosophique, l’auteur ne fait ni comme Bonald, ni comme de Maistre, ni même comme Rivarol ; il n’en accuse pas amèrement, il n’en proscrit pas absolument l’usage, et il se montre attentif à extraire du grand mouvement moderne tout ce qui sert la raison sans détruire la morale et l’État. Le bon sens et la bonne foi sont les deux caractères philosophiques de Portalis. Et, pour commencer, il s’en remet à la bonne foi même du Créateur, de qui il n’est pas un seul instant à douter. Il croit à la réalité suffisante des impressions des sens et à la justesse des notions qui en dérivent. Il croit également à tous les résultats qu’en peut tirer une réflexion saine, un raisonnement droit et non sophistiqué. Cette manière de concevoir ce qui nous environne et qui nous touche n’est peut-être pas la plus philosophique ni la plus profonde, mais c’est la plus raisonnable, celle qui est la plus conforme au milieu humain. De grands et hardis esprits ne s’y tiennent pas : ils veulent sonder hors de la sphère où porte notre vue ; ils sondent aussi en eux-mêmes et creusent dans le monde de leur pensée. Ils poussent à bout les choses, et, à force de les presser, ils n’en tirent plus de réponse. Scepticisme absolu ou miracle, il n’y a plus d’autre moyen d’en sortir. C’est là l’honneur et le néant de la métaphysique ; elle élève et agite l’esprit humain, en mettant en question ce que le commun des hommes accepte. Portalis se borne à justifier, en les épurant, ces croyances communes. Modéré d’humeur, réglé et pacifique d’intelligence, il ne se pose point le problème comme Pascal ou comme Hamlet.
Le sentiment du législateur domine en lui de beaucoup la curiosité de
l’investigateur et du philosophe. La portion supérieure de son ouvrage est
celle où il montre la décomposition de la société par les sophistes, espèce
destructive si éloignée en tout de ces hommes à grand caractère et à grandes
vues positives, qui ont fondé les sociétés et institué les peuples :
« Le faux esprit philosophique est une lime sourde qui use
tout. »
Il distingue entre les diverses sortes de corruption
publique : malgré sa bonté morale personnelle, il sait à quoi s’en tenir sur
le fond de l’homme ; les passions étant les mêmes en tout temps, les mœurs
aussi sont toujours à peu près les mêmes, ce ne sont que les manières qui
diffèrent : mais la différence est grande, d’une corruption qui n’est que
dans les mœurs, et à laquelle de sages lois peuvent remédier, d’avec cette
corruption subtile qu’un faux esprit philosophique a naturalisée dans la
morale publique et dans la législation. Quand
un
peuple en est arrivé là, il n’a de chance de régénération que dans une
conquête par un autre peuple plus jeune et plus énergique, ou dans un
libérateur.
Ce libérateur, Portalis l’invoquait dans l’exil sans trop le prévoir :
« Une nation naissante a besoin d’un instituteur, écrivait-il à
Mallet du Pan (août 1799), et il faut un libérateur à une nation
vieillie et opprimée. »
Les deux lettres qu’il écrivit à Mallet
dans les mois qui précédèrent le 18 Brumaire sont admirables de prévision et
de prophétie, et elles contiennent en germe tout le programme du Consulat.
Le tableau que Portalis y trace de la France est de main de maître et accuse
une touche plus ferme que celle qu’on rencontre dans ses discours publics ;
il ose plus dans la familiarité et en causant. Dans l’état de décomposition
extrême et d’épuisement où était la France avant le retour d’Égypte et le
débarquement de Bonaparte, les partis royalistes s’étaient remis à espérer
plus que jamais, et il leur semblait qu’il n’y eût plus à décider pour eux
que la manière dont le roi rentrerait dans son héritage. Il paraît que les
Russes avaient eu l’idée, dans une incursion armée sur notre territoire, de
présenter Louis XVIII à la France, comme pour essayer l’esprit national et
voir ce qui en sortirait. Portalis apprécie une telle idée à sa valeur. Il
commence par établir l’état vrai de l’opinion à cette date :
On n’a jamais vu ni connu de république en France, dit-il. Il n’y a point de républicains. Tout le monde y est fatigué du régime révolutionnaire. La lassitude, qui termine toutes les révolutions, a ramené tous les esprits et tous les cœurs à la monarchie. Je ne parle point des Jacobins, qui ne sont qu’une poignée d’hommes que l’apparence même de la justice peut faire disparaître.
Mais il est loin de penser qu’il suffise de présenter un roi et de laisser faire :
Le choix d’un roi ne me paraît pas devoir être un objet de délibération, à moins qu’on n’en veuille faire un sujet de guerre civile. Je crois pouvoir dire que la masse est fatiguée de choisir et de délibérer.
Il est, dans ces crises de salut, un premier moment où l’on peut tout, et qu’il s’agit de ne point manquer :
Il faut venir avec un plan fait, qui serait adopté dans le premier moment qui sera celui de la lassitude, et qui ne le serait plus dans le second. Dans le premier moment, les ambitieux se taisent, la masse seule se meut et compte ; dans le second, la masse disparaît, et les ambitieux ou les raisonneurs reprennent l’empire.
Il ne veut pas qu’on laisse du temps à l’ergotisation ou aux spéculations ambitieuses, sans quoi tout est perdu. S’il y a restauration, ce ne doit pas être pour ressusciter ce qui est vieux et usé, pour rendre à ceux qui rentreront à la suite des princes ce qu’ils ne pourraient conserver avec sûreté. Tout a été détruit, tout est dissous :
En cet état, il ne s’agit pas uniquement de rétablir, il faut régénérer ; il faut s’occuper des hommes encore plus que des choses, et créer, pour ainsi dire, un nouveau peuple. — Un libérateur, dit-il encore, doit donner des lois raisonnables, et non des lois de passion ou de colère.
Tout ceci était écrit en août et en septembre 1799.
Le débarquement de Bonaparte en octobre, et le 18 Brumaire (9 novembre), vinrent répondre comme à point nommé à cet appel du sage qui traduisait le sentiment social de la majorité de la France. Deux mois après, Portalis eut la permission de rentrer dans sa patrie, et il devint presque aussitôt l’un des conseillers de l’homme qui, à cette première heure, prenait à tâche de s’entourer de tous les talents éprouvés et de toutes les lumières70. Comme conseiller d’État, dès cette époque, l’ordre des services rendus par Portalis est double : les uns se rapportent à la rédaction du Code civil, et les autres à l’œuvre du Concordat.
La théorie du Code civil a été expliquée par Portalis en trois discours qui
sont classiques dans la matière. On n’attend pas que je les analyse ici.
Mais en les lisant, même sans être en rien du métier, on sent l’esprit
général qui a présidé à ce code de prudence et d’équité : ce n’est pas une
compilation, mais bien une composition qu’il y faut voir ; un conseil de
sages enhardis par un héros profita du moment décisif où la nation,
profondément remuée, se trouvait tout à coup replacée sous un meilleur génie
et associait la vigueur d’un nouveau peuple à la maturité d’un peuple
ancien. Toute superstition, toute routine a disparu : « Il faut
changer, dit Portalis, quand la plus funeste de toutes les innovations
serait de ne point innover. »
Mais en même temps quel souci du
passé et du présent ! quel soin scrupuleux d’opérer la transaction entre le
droit écrit et les coutumes, entre ce que la raison réclame et ce que
l’usage peut supporter !
On raisonne trop souvent, dit l’excellent interprète, comme si le genre humain finissait et commençait à chaque instant, sans aucune sorte de communication entre une génération et celle qui la remplace. Les générations, en se succédant, se mêlent, s’entrelacent, et se confondent. Un législateur isolerait ses institutions de tout ce qui peut les naturaliser sur la terre, s’il n’observait avec soin les rapports naturels qui lient toujours plus ou moins le présent au passé et l’avenir au présent, et qui font qu’un peuple, à moins qu’il ne soit exterminé, ou qu’il ne tombe dans une dégradation pire que l’anéantissement, ne cesse jamais, jusqu’à un certain point, de se ressembler à lui-même.
Ces belles paroles, à en bien pénétrer le sens, expriment toute
la pensée morale du Code civil et le seul esprit général par lequel il nous
soit permis de l’envisager ici. Mais, en lisant ces paroles si ménagées, ne
sentons-nous pas l’esprit de Portalis lui-même qui se traduit jusque dans sa
langue et dans sa manière de dire ? Il n’était pas de ceux qui affectent une
parole brève, sentencieuse et courte, et il accusait précisément de cet abus
la langue de la fin du xviiie
siècle :
« Sous, prétexte de dire beaucoup de choses en peu de mots,
écrit-il, on a multiplié les verbes, on a diminué les expressions
moelleuses et mesurées qui marquaient les nuances. »
Me
pardonnera-t-on d’entremêler ainsi des remarques de langage à celles qui
portent sur les plus grands objets de l’intérêt social ? Mais Portalis nous
met à même, par son exemple, d’en saisir le rapport et d’en toucher le
lien.
Le Code civil, à sa naissance, avait été en butte à de nombreuses critiques, et Portalis en a réfuté quelques-unes dans un morceau longtemps resté inédit. Cette réponse piquante, et plus vive de ton que ne le sont d’ordinaire ses discours officiels, s’adressait particulièrement à des objections et à des attaques dirigées de Londres par M. de Montlosier. Ce dernier était assurément un des hommes dont la forme d’esprit contrastait le plus avec la manière d’être de Portalis. Montlosier, esprit abrupt et un peu rustique, raboteux pour ainsi dire, n’avait guère souci de la liaison dans les idées ; à la fois arriéré, puis tout d’un coup en avant, il avait des accès de libéralisme et des reprises de féodalité. Occupé chaque fois d’une idée dominante, il offrait par places des entêtements invincibles et aussi durs que ses rochers d’Auvergne ou que les pierres de ses volcans ; il assemblait en lui les contraires et les faisait bruyamment s’entre-heurter, tandis que Portalis, son opposé naturel, est lucide, enchaîné, suivi, développé, accueillant et conciliant. En reconnaissant à chacun le droit de critique et de discussion, Portalis, ayant Montlosier en vue, écrivait :
La vérité, surtout en matière de législation, est le bien de tous les hommes. Chercher à la découvrir n’est pas un droit qui appartienne exclusivement aux fonctionnaires publics. Quand de simples particuliers discutent de bonne foi un objet de législation, quand ils ne se proposent que d’offrir le tribut de leurs connaissances et de leurs lumières à la patrie, il faut voir en eux des auxiliaires et non des ennemis. Malheureusement, après une grande révolution, les hommes timides se taisent ; ils semblent craindre de laisser apercevoir leur existence. Les indifférents, qui sont toujours le plus grand nombre, demeurent étrangers à tout ce qui se passe. C’est un inconvénient grave, si des écrivains aigris ou mécontents se montrent ; leurs idées passent, filtrent à travers leurs passions et s’y teignent. La découverte des choses vraies ou utiles est ordinairement la récompense des caractères modérés et des bons esprits.
Ces simples paroles qu’il a replacées depuis dans un discours public, mais dont on a ici la clef, nous rendent au vrai la définition des deux natures, et Portalis, sans y viser, s’y peignait fidèlement dans les derniers mots aussi bien que dans les suivants :
La sagesse est l’heureux résultat de nos lumières naturelles et des leçons que nous recevons de l’expérience. On la reconnaît avec le coup d’œil d’une raison exercée. Des observations bien faites produisent la sagesse, comme des affections bien ordonnées disposent à la justice.
Voilà bien la sphère modérée où il
habitait d’ordinaire, et où il éclairait doucement. Montlosier, à cheval sur
le droit féodal et sur la coutume, sur le gouvernement domestique et
l’autorité paternelle, accusait les rédacteurs du Code civil d’avoir isolé
le législateur d’avec la nation (ce que précisément ils s’étaient bien
gardés de faire). Il les critiquait pour leur définition de la propriété,
parce qu’elle n’était que juste et non superstitieuse, et il disait que
cette définition semblait avoir été faite contre les
propriétaires ; il les accusait encore (car de quoi ne les
accusait-il pas ?) de se montrer trop peu sévères contre l’adultère.
Confondant l’ordre moral avec l’ordre civil, raisonnant et concluant, sans
s’en apercevoir, de l’un à l’autre, il brouillait tout et s’attirait de la
part de son sage réfutateur des remarques parfaites de justesse et de
finesse, qu’il n’a jamais lues, et qui ne l’auraient probablement point
corrigé, tout homme d’esprit qu’il était. Il avait poussé la chicane jusqu’à
reprocher aux rédacteurs du Code d’avoir dit dans une phrase : « Le
bon sens, la raison, le bien public ne permettent pas, etc. »
,
comme si c’était une pure redondance ; à quoi Portalis répliquait :
Nous ne nous engagerons pas dans la question, si la langue française admet ou n’admet pas des mots synonymes ; mais nous dirons que le bon sens et la raison diffèrent, en ce que le propre de la raison est de découvrir les principes, et que le propre du bon sens est de ne jamais les isoler des convenances.
Charmante réponse, si on se la représenteu surtout adressée à ce brusque et intempestif M. de Montlosier10.
Le second ordre de services que Portalis rendit
sous le Consulat et sous l’Empire se rapporte à l’œuvre du Concordat et de
l’administration des Cultes. Cette affaire du Concordat a été trop bien
traitée par un célèbre historien, par M. Thiers, pour que je me permette de
l’effleurer ici. Certes, dans ses relations avec le souverain pontife et
avec les chefs de l’Église, Napoléon ne pouvait faire choix d’un organe ni
d’un conseiller plus savant, plus pieux, plus pur, plus ferme en de certains
cas, et plus doux dans le mode de résistance que ne l’était Portalis. Le
discours prononcé par lui au Corps législatif, le 5 avril 1802, en
présentant le traité du Concordat, nous offrirait, au milieu de quelques
redites, de belles et éternelles maximes d’État. Il nie qu’on puisse, dans
une civilisation avancée, tout en jouissant des biens qu’elle procure et
oubliant trop à quel prix on les acquiert, venir renoncer brusquement à ce
qu’on appelle préjugés antiques, et se séparer avec
ingratitude de tout ce qui a civilisé : « Les hommes, en s’éclairant,
deviennent-ils des anges ? »
Allant même sur le terrain des
adversaires incrédules, pour les réfuter et les combattre en politique :
Il n’y a point à balancer, ose-t-il leur dire, entre de faux systèmes de philosophie et de faux systèmes de religion. Les faux systèmes de philosophie rendent l’esprit contentieux et laissent le cœur froid : les faux systèmes de religion ont au moins l’avantage de rallier les hommes à quelques idées communes, et de les disposer à quelques vertus71. Le philosophe lui-même a besoin, autant que la multitude, du courage d’ignorer et de la sagesse de croire.
Ce discours tout entier est semé et comme tissu de vérités et de beautés morales du premier ordre. Le plus sage des antiques Solons n’a pu, certes, rien trouver de plus grandement vu, ni de plus largement exprimé, que lorsque, contemplant la société humaine, cette grande machine compliquée que veulent simplifier les systématiques, et qu’ils croient faire aller avec un seul ressort, Portalis ajoute :
L’homme n’est point un être simple : la société, qui est l’union des hommes, est nécessairement le plus compliqué de tous les mécanismes. Que ne pouvons-nous la décomposer ! et nous apercevrions bientôt le nombre innombrable de ressorts imperceptibles par lesquels elle subsiste. Une idée reçue, une habitude, une opinion qui ne se fait plus remarquer, a souvent été le principal ciment de l’édifice.
L’orateur, en terminant, montre les articles organiques du
Concordat ayant pour effet d’apaiser tous les troubles, de rallier tous les
cœurs, « de subjuguer les consciences mêmes, en réconciliant pour
ainsi dire la Révolution avec le ciel »
. C’était là le vrai mot
de la situation, et Portalis l’a trouvé72.
Dans les autres pièces publiées qui concernent son administration des Cultes (par exemple, au sujet des refus, alors nombreux, de sépulture ecclésiastique), on sent partout, chez Portalis, cette délicatesse de conscience qui lui permettait de peser avec autorité dans la même balance les intérêts de l’ordre civil et les scrupules du sanctuaire.
Investi de toute l’estime et de toute la confiance de Napoléon, qui lui témoignait de l’attachement même, Portalis mourut, après une courte maladie, le 25 août 1807, à l’âge seulement de soixante et un ans, mais plein de services et d’œuvres, et ayant même un moment recouvré la lumière, assez pour voir ses petits-enfants. On ne saurait dire de lui qu’il mourut prématurément et avant son heure. Il s’éteignit dans le plein éclat de l’Empire, avant les fautes et les revers qui en attristèrent la dernière moitié. Il échappa aux discussions pénibles qui suivirent bientôt et qui mirent si fatalement aux prises, dans un duel scandaleux, ce pouvoir impérial et cette puissance ecclésiastique qu’il avait tout fait pour concilier. Il échappa encore aux vicissitudes de pensées qu’il aurait eu à subir sous des Restaurations passionnées et peu sages, dont il n’eût pu épouser qu’à demi les prétentions et les doctrines ; il échappa à la polémique qu’il aurait eu à supporter de la part des immodérés et des violents pour quelques-uns de ses actes de transaction et de conciliation, les meilleurs même et les plus mémorables. Enfin il n’eut point à souffrir dans sa conscience de ces revirements politiques successifs qui brisent toujours plus ou moins l’unité d’une belle vie. La sienne fut complète, droite et simple, presque idéale dans sa continuité. Elle se couronna, en finissant, d’honneurs proportionnés à ses mérites : comme il était le premier des grands fonctionnaires civils qui mourut sous l’Empire, de magnifiques obsèques lui furent décernées, et leur solennité presque triomphale ne fit qu’égaler le sentiment profond d’estime qui, à ce moment suprême, s’exhalait unanimement de tous les cœurs.