(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Monsieur Droz. » pp. 165-184
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(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Monsieur Droz. » pp. 165-184

Monsieur Droz.

Le 12 novembre dernier, nous avons assisté aux touchantes funérailles d’un homme universellement estimé, qui personnifiait en lui toute l’idée qu’on peut se faire de l’homme de bien et aussi de l’homme de lettres d’autrefois. Ce double caractère de M. Droz a été marqué et comme gravé sur sa tombe dans un très beau discours de M. Guizot et dans des paroles bien senties de M. Barthélemy Saint-Hilaire. D’autres hommages attendent encore sa mémoire au sein des académies dont il était membre. Sans prétendre empiéter sur ce qui sera dit ailleurs par des organes plus autorisés et avec plus de développement, je ne voudrais qu’acquitter ici, à ma manière, mon tribut d’estime envers un homme que j’ai connu et que j’ai particulièrement respecté ; je voudrais rendre plus nette et plus familière à tous l’idée qu’il faut rattacher à son nom.

Joseph Droz, né à Besançon, le 31 octobre 1773, d’une famille de magistrats et de jurisconsultes honorablement connue dans la province, avait reçu de ses pères comme par héritage la droiture de l’esprit, la douceur du cœur et la disposition au bien. Il était né et il resta toute sa vie de la race des bons et des justes. Fils unique, il avait, bien jeune, perdu sa mère : son père lui en tint lieu, surveilla son enfance et suivit ses études avec une sollicitude éclairée. Le jeune Droz se distingua au collège de Besançon ; il avait de l’ambition littéraire, dit-il, et, comme tout rhétoricien qui promet, il avait, en finissant sa rhétorique, achevé sous main sa tragédie. La philosophie l’ennuya ; elle se faisait encore en latin et dans la forme du syllogisme : il demanda de s’en affranchir, et son père lui permit de terminer en liberté ses études sous ses yeux. Un des premiers livres qu’il lui donna à lire pour le consoler de l’ennui du syllogisme, fut le Discours de la méthode de Descartes.

Le jeune Droz fut donc élevé sous Louis XVI, et il avait seize ans quand la Révolution de 89 éclata. Son esprit comme son cœur porta toujours l’empreinte de ces deux moments. Il garda de cette éducation commencée sous les belles années de Louis XVI, la faculté d’espérance sociale et de bienveillance universelle, une vue riante de l’humanité, une teinte de philanthropie dont il avait en lui le principe et le foyer, mais dont la couleur se ressentait de la date de son enfance et de sa première jeunesse. De la grande ère de 89 il garda toujours, en l’épurant de plus en plus à la flamme du sanctuaire intérieur, la passion active du bien, la soif du bonheur des hommes, de l’émancipation et de l’amélioration de ses semblables : il était et il resta en ce sens-là l’un des enfants de cette grande génération, et ce souffle qui, en se répandant alors sur les âmes, y rencontra tant de mélange et y enfanta les tempêtes, ne cessa de l’animer doucement, également, avec élévation et persévérance, jusqu’à ce que, dans les dernières années, il ne fût plus distinct en lui du zèle tout chrétien.

Envoyé à Paris par son père pour y faire des études administratives, il y arriva le 11 août 1792, juste le lendemain de la chute du trône. Après les journées des 2 et 3 septembre, un de ses compatriotes, sauvé du massacre de l’Abbaye par un des massacreurs, crut devoir inviter à dîner ce sauveur tout étonné de l’être ; et Droz, que son ami avait appelé à son aide pour faire les honneurs du repas, dîna entre deux septembriseurs, dont l’un n’avait pas encore quitté son sabre. Cependant la guerre éclatait, et la jeunesse courait aux frontières. Droz, revenu à Besançon, s’engagea comme volontaire dans le bataillon du Doubs, et, pour débuter, il fut nommé capitaine par ses camarades. Attaché ensuite à l’état-major comme adjoint aux adjudants généraux, il servit trois ans à l’armée du Rhin, sous Schérer et Desaix. En pleine Terreur, Schérer l’envoya à Paris en mission. Droz fut reçu par Carnot, qui, voulant lui être agréable, lui permit de passer quinze jours à Paris. Droz en profita pour tout voir, mais, avant la fin du premier jour, il en avait trop vu. Il assista aux séances du Tribunal révolutionnaire et à tout ce qui s’ensuivait. Sa sensibilité s’imposa ce supplice, cette épreuve morale. Il racontait souvent avec énergie l’impression qu’il reçut de l’état de terreur qui pesait alors sur la grande cité : « Cet état de prostration et de stupeur était tel (c’est lui qui parle), que si l’on avait dit à un condamné : Tu iras dans ta maison et là tu attendras que la charrette passe demain matin pour y monter, il serait allé et il y serait monté. »

Ce qui n’est pas moins remarquable chez quelqu’un qui avait senti à ce degré l’horreur des crimes, il ne fut point dégoûté de la liberté ; il n’entra point, au sortir de là, dans la crainte et l’aversion des progrès modérés et des lumières. Il ne faut point imiter, disait-il, ces peuples anciens qui, dans l’effroi causé par l’incendie de Phaéton, se mirent à demander aux dieux des ténèbres éternelles.

Il eut de vives impressions au camp devant Mayence dans l’été de 1795, et il les a racontées depuis ; Sterne ne les aurait pas éprouvées ni exprimées différemment :

Une partie des gardes avancées de l’attaque de gauche, nous dit-il, était placée dans un jardin anglais, près du village de Monback. Ce jardin était entièrement bouleversé : les pas des soldats avaient changé en larges chemins les sentiers étroits, bordés auparavant de lilas et de chèvrefeuilles, dont on ne voyait plus que les débris. En avant, une espèce de kiosque servait de corps de garde aux Autrichiens. Les fontaines les plus voisines étaient de leur côté, mais les forêts se trouvaient derrière nous. Plusieurs fois dans la journée, les Français jetaient leurs bidons aux Autrichiens, qui allaient les remplir et les leur rejetaient. Quand le soir approchait, nos soldats, après avoir fait leur provision de bois pour la nuit, faisaient celle des postes ennemis, et traînaient des fagots entre les vedettes des deux armées. Ainsi, en attendant le signal de s’entrégorger, les gardes vivaient en paix, et faisaient des échanges semblables à ceux que font entre elles des peuplades amies. Ce spectacle me causait une émotion profonde : en voyant les hommes encore bons sur un sol bouleversé et teint de sang, j’ai souvent eu peine à retenir mes larmes.

La carrière militaire ne pouvait convenir longtemps à cet homme de paix. Après avoir fait bravement son devoir de citoyen, il rentra dans ses foyers ; la délicatesse de sa santé lui fit accorder son congé définitif en l’an IV, et il put se livrer sans partage à son goût pour les lettres et pour la philosophie morale. Il s’était marié dès novembre 1794, à l’âge de vingt et un ans, à une jeune personne « dont les qualités aimables se peignaient sur sa figure charmante ». Leur bonheur dura quarante-sept ans, et il a pu dire de son amour pour elle, « qu’il ne dégénéra jamais en amitié ». Ces traits sont essentiels pour indiquer les premiers caractères d’un talent qui, dans ses écrits les plus divers, portera l’inspiration de la piété et de la félicité domestique.

Lors de la création de l’école centrale de Besançon, Droz, nommé professeur de belles-lettres, et qui eut entre autres élèves Nodier, commença à se faire connaître par quelques discours imprimés, par un Essai sur l’art oratoire (1799), dans lequel il fait preuve d’instruction, de justesse, et où déjà ses inclinations et son tour d’esprit se déclarent. Une douce solennité de ton, qui sera désormais le rythme habituel de sa pensée, s’y fait sentir. L’auteur reconnaît très bien qu’on ne saurait réduire en art les moyens de former les grands hommes ; mais il croit qu’on pourrait porter très loin l’art de rendre les hommes bons. À toutes les qualités qui sont nécessaires à l’orateur, Droz demande que son caractère unisse encore la sensibilité : « Beaucoup de force d’âme au premier coup d’œil, dit-il, paraît l’exclure : mais l’élévation est le point qui les unit. » L’élévation d’âme n’est pas tout encore, si l’orateur n’y joint réellement la vertu ; Droz y insiste, et non point par des lieux communs de morale, mais par des observations pratiques incontestables : « Croyez qu’il n’est chez aucun peuple assez d’immoralité, dit-il, pour que la réputation de celui qui parle soit indifférente à ceux qui l’écoutent. » Lorsque plus tard, historien de la Révolution, il aura à parler de Mirabeau, dont il appréciait si bien la grandeur, combien il aura occasion de vérifier ce côté d’autorité morale si nécessaire, par où il a manqué ! Au-dessous du génie, qui est le don unique de la nature, il est de nobles places encore, et Droz se plaît à les indiquer aux jeunes talents comme des degrés honorables dans lesquels ils peuvent se rendre utiles et mériter l’estime : « Et peut-être est-ce là le partage, ajoute-t-il, qu’il faut demander pour ceux dont on désire le bonheur ; avec plus de moyens on s’élève à bien des périls. » C’est ainsi que, dès les premiers pas, cette âme élevée et justement tempérée circonscrit elle-même la limite de son désir et marque d’avance son niveau.

Dans cet Essai sur l’art oratoire, il est disciple de Blair : dans les autres discours de cette date, il semble être en philosophie disciple de Condillac, de Garat, des maîtres du jour ; mais, à je ne sais quoi d’affectueux et de pur, à ce que les Anglais appellent feeling, on sent que, pour peu qu’il se développe, il aura bien plus de rapports d’affinité avec ces compatriotes de Blair, les Stewart, les Fergusson, les Beattie, avec cette école morale, économique, tour à tour occupée de l’utile et du beau, à la fois philosophique et religieuse. M. Droz, sans le dire et sans y songer, est par instinct de l’école ou de la famille écossaise ; il a ses vrais parents de ce côté-là. Dès cette époque, dans des Observations sur les maîtrises, sur les règlements, les privilèges et les prohibitions qui intéressent les progrès de l’industrie (1801), il se prononçait pour une liberté sage, non absolue ; il admettait quelques restrictions, sans rien d’exclusif, et il faisait preuve de connaissances pratiques et positives. Ainsi, on le voit, dès le principe, dispose à embrasser avec une raisonnable égalité de talent une grande diversité d’études, toutes animées d’un même esprit, — le désir de contribuer au perfectionnement moral, au bonheur et à l’aisance du plus grand nombre possible de ses semblables.

Ses occupations de professeur lui laissaient le temps de faire chaque année un voyage à Paris, et, après la suppression des écoles centrales, il y vint tout à fait habiter (1803). La direction de ses études et de ses écrits l’avait mis en relation assez étroite avec les membres de la société d’Auteuil, avec Tracy, avec Cabanis. Celui-ci aimait Droz et s’épanchait avec lui. Cet écrivain qui souleva tant de clameurs, et qu’un ouvrage célèbre a fait considérer comme ayant voulu matérialiser tout l’homme, avait l’imagination brillante :

Toujours, nous dit M. Droz, il rendait meilleurs ceux avec lesquels il conversait, parce qu’il les supposait bons comme lui ; parce qu’il avait une entière persuasion que la vérité se répandra sur la terre ; et parce que nul soin, pour la cause de l’humanité, ne pouvait lui paraître pénible. Ses paroles, doucement animées, coulaient avec une élégante facilité. Lorsque, dans son jardin d’Auteuil, je l’écoutais avec délices, il rendait vivant pour moi un de ces philosophes de la Grèce qui, sous de verts ombrages, instruisaient des disciples avides de les entendre. 

Je rapporte ces paroles, moins encore pour peintre Cabanis que Droz lui-même. Homme religieux, il aimera plus tard à confondre dans ses regrets et dans ses affections Ducis et Cabanis ; il se ressouvenait de celui-ci par ce côté de doute élevé et d’espérance à demi religieuse, que Cabanis a exprimé dans sa Lettre à Fauriel, et par lequel en réalité il a fini. Ainsi Droz fera de tout temps ; il essaie de rapprocher et de concilier tant qu’il peut ; il est plus enclin à saisir les rapports qui unissent les hommes, que les oppositions qui les séparent. Il ne trace la ligne de démarcation et l’abîme qu’il y a entre eux et lui, qu’à la dernière extrémité. Avec La Rochefoucauld, avec l’abbé Galiani par exemple, quand il les lit, quand il les entend exprimer leurs principes et leurs maximes, il s’arrête, il se révolte, parce qu’ici il n’y a plus moyen d’hésiter et que l’intention s’accuse dans l’accent. Il ne put jamais achever la lecture de Candide ; car, notez-le, l’indignation de l’honnête homme, une fois soulevée chez lui ; et bien que tardive, ne marchandait pas. Mais partout où il sent de la chaleur humaine et tant qu’il y a une nuance d’affection, il espère.

Cabanis lui dit un jour : « Vous voulez publier un ouvrage de morale, un ouvrage sérieux ; commencez plutôt par donner un roman. S’il échoue, cela ne vous fera aucun tort ; s’il réussit, cela vous fera connaître. » Ainsi fut composée Lina, qui parut en 1804. C’est un roman par lettres, tout pastoral, qui sent la candeur de la jeunesse et presque de l’adolescence. Les principales scènes s’y passent dans le canton d’Appenzell, chez un pasteur protestant. Il y a dans ce roman comme un écho mêlé de Florian et de Werther ; c’est du Werther d’après Gessner et Oberlin. M. Droz n’attachait d’ailleurs à ce roman que peu d’importance, et il ne le recueillit point dans ses Œuvres. Le biographe aime à y retrouver la couleur première de cette imagination douce et pure. Trois boutons de roses blanches, qui devaient être offerts à Lina pour sa fête, n’ont fleuri que pour orner son cercueil : « Si je voyais de jeunes femmes, disait l’auteur, placer dans leurs cheveux trois boutons de roses blanches, en mémoire d’un événement réel que j’ai retracé, je le déclare, je serais plus fier que si toutes les Académies de l’Empire décidaient que mon ouvrage est sans défaut. » On m’assure que son vœu fut accompli, et que les roses à la Lina eurent leur mode d’une saison.

Après Lina, M. Droz publia l’Essai sur l’art d’être heureux (1806). C’est un aveu, c’est une confidence ; c’est l’harmonieuse et suave effusion d’une âme sage, d’une âme tranquille, élevée, animée d’un zèle pur, qui a trouvé pour elle-même le secret du bonheur, et qui voudrait le communiquer aux hommes. Mais les hommes, sur ce fait qui les touche de si près, sont plus rebelles qu’on ne pense : être heureux ou malheureux, chacun veut l’être à sa manière. Pour régler ainsi ses désirs, il faut déjà les avoir très tempérés. Ceux qui les ont ardents s’impatientent bien plutôt et s’irritent de ces conseils d’une douce sagesse, qui nous rappellent les lents entretiens, la démarche paisible de Termosiris et de ces riants vieillards de Fénelon. Demandez donc au poète, qui a dit que la vie coule à flots de pourpre dans ses veines, de se plaire à la ralentir et à la modérer, comme on ferait des flots de lait ou de miel. Il y a au cap de Bonne-Espérance un oiseau gigantesque, l’albatros, qui, dès que la tourmente soulève l’océan, n’a de bonheur que de se balancer sur la vague immense. S’il est arrivé à la lisière des vents alizés, cet oiseau rebrousse aussitôt et se replonge dans la région orageuse. Mirabeau se plaisait à lutter dans la tempête ; et le noble Vauvenargues, lui-même, n’a-t-il pas dit :

Un tour d’imagination un peu hardi nous ouvre souvent des chemins pleins de lumière… Laissez croire à ceux qui le veulent croire, que l’on est misérable dans les embarras des grands desseins. C’est dans l’oisiveté et la petitesse que la vertu souffre, lorsqu’une prudence timide l’empêche de prendre l’essor et la fait ramper dans ses liens : mais le malheur même a ses charmes dans les grandes extrémités ; car cette opposition de la fortune élève un esprit courageux, et lui fait ramasser toutes ses forces, qu’il n’employait pas.

M. Droz, bien avant nous, savait ces choses ; on lui en avait opposé quelques-unes dans les critiques que les journaux firent alors de son ouvrage. Il y répondit dans un des numéros de La Décade (1er juillet 1806)20. Qu’avait-il voulu ? Après Horace, après Socrate et Franklin, après tous les moralistes, il avait aimé simplement à converser sur le thème éternel, à rappeler quelques vérités aux esprits revenus, capables de les entendre ; il avait espéré les insinuer surtout aux esprits jeunes, à ceux qui le liraient dans l’âge des résolutions généreuses. Pour moi, il me semble qu’il est bon, utile et nécessaire à l’équilibre du monde qu’en regard du groupe de ceux qui sont amers, misanthropes et trop aisément violents, il y ait la famille de ceux qu’une indulgence inaltérable inspire. Chamfort ulcéré s’écriera : « Tout homme qui est arrivé à quarante ans et qui n’est pas misanthrope, n’a jamais aimé les hommes ! » M. Droz lui répond : « Il n’y a pas de parfait misanthrope ; vous croyez l’être, et votre vivacité même vous dément. » Mais surtout des hommes tels que Droz, de tels êtres de mansuétude répondent à Chamfort et aux irrités par leur présence et leur longanimité même. Quelque idée qu’on se forme de la masse des hommes, on ne saurait tout à fait les haïr, quand il se trouve parmi eux quelques bons et quelques justes aussi incorrigibles que celui-là.

La succession des âges, en effet, et l’expérience souvent triste qu’elle amène, loin d’aigrir et d’entamer chez M. Droz cette bénignité première de l’âme, ne firent que la mûrir et la confirmer en vertu ; la vieillesse ne lui apporta qu’une douceur plus haute et comme fixée en sérénité. Un antique poète21, qui passe cependant pour sage, a dit : « Insensés et bien puérils les hommes qui pleurent la mort, et qui ne pleurent point la fleur envolée de la jeunesse ! » M. Droz n’était point ainsi ; il avait respiré et non cueilli la jeunesse dans sa fleur ; il eut le fruit, et il se disait avec Montaigne, et goûtant comme lui chaque chose en sa saison : « J’en ai vu l’herbe, et les fleurs, et le fruit ; et j’en vois la sécheresse : heureusement, puisque c’est naturellement. » Je l’ai entendu un jour, à quelqu’un qui se plaignait de l’ennui de vieillir, exposer les douceurs et les avantages de la vieillesse, en homme qui ne se souvenait pas du traité de Cicéron, mais qui le retrouvait.

J’ai anticipé sans y songer, et je reviens en arrière. En 1811, M. Droz concourut pour l’éloge de Montaigne, et son discours aimable, qui fut distingué par l’Académie, forme comme le complément de l’Essai sur l’art d’être heureux. Certes Montaigne, en ce gracieux Éloge, n’est pas approfondi comme il pourrait l’être : je ne dirai pas que M. Droz a prêté à Montaigne, quoique ce soit beaucoup peut-être de dire que « la candeur et la rêverie se peignaient sur son front » ; mais, en lisant Montaigne, M. Droz a été surtout séduit par le côté riant, familier, humain et affectueux de l’auteur des Essais ; il a reconnu en lui sinon un excellent instituteur, du moins un bon ami ; il a fait avec Montaigne comme tout à l’heure avec Cabanis ; il s’est mis en communication avec lui par la qualité sympathique qui unissait leurs deux natures. Cet éloge, qu’il composa presque en entier avec un heureux tissu de phrases choisies dans Montaigne, annonce, par la pensée comme par le ton, un esprit juste, une oreille juste, une âme sensible, noble, élevée. Plus tard, revenu au christianisme positif et pratique, M. Droz n’abjurera point ce premier culte de Montaigne : c’est en cela qu’il est permis de s’étonner sans doute et de différer d’opinion avec lui. Montaigne, en effet, c’est la pure nature, qui se passe toute chose, qui s’accorde tous ses caprices ; et la loi de grâce, le christianisme, n’est pas venue seulement pour régler la nature, mais pour la retourner et la refouler, et, comme on dit, pour la circoncire. M. Droz, je l’ai indiqué déjà, répugnait à ces manières de voir absolues et qui tranchent ; même lorsqu’il se fut soumis et rangé à une religion toute pratique et précise, il aimait encore à n’en pas définir trop strictement l’esprit. L’Évangile, selon lui, était venu pour perfectionner et accomplir la loi de nature plutôt que pour la renverser ; il était venu apporter la paix et l’harmonie dans l’homme, plutôt que le glaive ; et ce sage aimable, en cela disciple de Fénelon, évitant les rochers et les précipices où d’autres vont se heurter, trouva moyen encore de passer par une route unie, et comme en continuant les sentiers fleuris de l’humaine sagesse, aux sentiers plus élevés d’où l’on entend avec le peuple et avec les disciples le divin sermon sur la montagne.

J’ai assez présenté, ce semble, M. Droz sous cette première forme de moraliste sympathique et bienveillant ; je ne le suivrai pas plus longuement dans les ouvrages qui s’y rapportent. Sous l’Empire il avait trouvé, comme tant d’hommes de talent et de mérite, un asile et un abri tutélaire dans les bureaux de M. Français (de Nantes), qui cachait un vrai mécène sous son titre de directeur général des droits réunis. Il en sortit en 1814, et depuis lors il n’eut plus d’autre fonction que celle d’écrivain et d’homme de lettres. La Restauration, tant qu’elle se tint dans les voies modérées, semblait faite pour satisfaire ses vœux et pour répondre à son idéal politique. Dans les divers journaux auxquels il travailla de 1816 à 1820, il n’exprime jamais que des vues de conciliation et d’espérance. Sous l’Empire, il s’était formé autour du vénérable et cordial Ducis une petite société dont faisaient partie MM. Andrieux, Picard, Auger, Roger, Campenon et Droz ; Collin d’Harleville, mort trop tôt, y manquait. On se voyait régulièrement ; on déjeunait, on dînait ensemble chaque semaine avec frugalité et gaieté, et quand Ducis arrivait de Versailles à Paris, c’était une fête. Le vieux poète a célébré le charme de ces petites réunions dans une épître à Droz, qu’il a représenté dans son intérieur modeste :

Goûtez votre bonheur, Couple aimable et sensible ;
Dieu rassembla pour vous, sous votre toit paisible,
Des trésors de raison, et de grâce et d’esprit ;
L’art de se rendre heureux dans vos mœurs fut écrit.

Plusieurs de ceux qui composaient cette petite réunion étaient déjà membres de l’Académie française ; bientôt ils y appelèrent les autres. Droz y entra en 1824, le dernier de la réunion et non certes le moins digne.

Un an auparavant (1823), il avait publié, de moitié avec Picard un roman : les Mémoires de Jacques Fauvel ; c’est un Gil Blas refait, demi-gai, demi-sentimental. M. Droz remarquait que plus d’un critique s’était trompé en voulant faire la part des deux collaborateurs dans cet ouvrage : quelquefois une idée légèrement comique était venue de lui, et Picard avait fourni un filet de sentiment. Ce serait piquant à remarquer, si, somme toute, le roman n’était trop faible.

Au sujet des divers écrits que composa M. Droz sur l’application de la morale à la politique, et sur l’économie politique elle-même conçue au point de vue philanthropique, je ne ferai plus qu’une remarque, qui répond à une objection que j’ai souvent entendu adresser à ces sortes d’ouvrages : les hommes d’action, les hommes du métier, sont en général tentés de les considérer comme inutiles, et comme n’étant propres à persuader que ceux qui sont déjà convaincus. M. Droz s’est fait l’objection à lui-même, et il y a répondu en disant :

Il est une révolution paisible, lente, mais sûre, que le temps opère, et qui conduit le genre humain vers de meilleures destinées. Tout homme de bien seconde cette révolution chaque fois qu’il contribue, soit à propager les principes de la morale, soit à répandre les procédés de l’industrie. 

Les brusques révolutions que font éclater les passions des hommes viennent sans doute déranger fréquemment cette marche générale et graduelle des choses ; la digue que les sages essayaient de construire se trouve tout à coup submergée. Mais les flots passent, l’inondation baisse, et la digue insensiblement se continue. Le fait est que, grâce à ce concours d’écrivains occupés à répandre de saines idées économiques et morales, des idées pacifiques, l’action des écrivains hostiles est tenue en échec ; le niveau de la morale publique se maintient. Bien des iniquités violentes, bien des guerres par exemple, qui étaient très faciles autrefois, deviennent presque impossibles aujourd’hui devant le contrôle du sentiment et de l’intérêt universel. Les écrivains comme M. Droz contribuent à séculariser le christianisme, et, en ce sens, leur action n’est pas perdue, leur influence se fait sentir à la longue. « Beati mites… Heureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre ! » Ce serait trop dire que d’appliquer aujourd’hui cette prophétie qui ferait sourire ; mais, à voir néanmoins les difficultés que les guerres générales éprouvent maintenant à éclater, on doit reconnaître que les doux ont gagné leur part d’influence dans le gouvernement de la terre.

J’arrive à l’ouvrage le plus sérieux de M. Droz, au plus durable, et à celui qui lui assure un rang définitif parmi les meilleurs esprits. Avant son Histoire du règne de Louis XVI, M. Droz avait composé des ouvrages dignes d’estime ; « mais les sujets qu’il avait traités ne lui avaient pas donné l’occasion de nous montrer des études aussi profondes, des vues si élevées, un jugement si ferme, un sens politique si exquis et si juste ». Ce témoignage est d’un homme dont les paroles, considérables de tout temps, ont pris plus d’autorité par sa mort généreuse ; c’est ainsi que M. Rossi appréciait l’Histoire de M. Droz. Dès 1811, M. Droz commença de s’appliquer à l’étude du Règne de Louis XVI, considéré pendant les années où l’on pouvait prévenir ou diriger la Révolution française. Il ne publia les deux premiers volumes de son travail qu’en 1839, et le troisième qu’en 1842. Durant trente ans il médita donc ce sujet, historique, le plus fécond en réflexions morales ; il lut tout ce qui s’imprimait là-dessus, il interrogea les contemporains les mieux informés ; il dut à la confiance qu’inspirait son caractère d’obtenir communication de mémoires inédits : en un mot, il ne négligea aucune recherche, aucune enquête, pour arriver à la vérité. « Je me suis tenu constamment, dit-il, dans la situation d’esprit où se place un juré pour écouter les dépositions des témoins ; et maintenant j’oserais, comme lui, prononcer· la formule solennelle dont le verdict est accompagné. »

L’Introduction qui résume l’histoire de France depuis Louis XIV et pendant tout le xviiie  siècle jusqu’au moment où Louis XVI monta sur le trône, offre un beau et grave tableau plein de vérité et de précision. La manière de M. Droz s’accuse plus fermement ici qu’elle n’avait accoutumé de faire jusqu’alors ; elle atteint parfois à l’énergie : « On croyait, dit-il de Mme de Pompadour, que cette femme, en perdant ses charmes, perdrait aussi la puissance ; mais Mme de Pompadour vieillie était encore nécessaire à Louis XV : elle le dispensait de régner. » Le chancelier Maupeou est peint dans un portrait vigoureux et spirituel. Les différentes phases de l’opinion publique sont saisies avec finesse et rendues avec assez de vivacité. Le moraliste se retrouve en plus d’un endroit sans excès d’optimisme ; l’économiste vient en aide à l’historien pour l’exposé lucide des questions financières. Chemin faisant, M. Droz a rencontré un homme supérieur et trop oublié qu’il met en lumière : c’est le ministre Machault, dont les plans auraient pu réparer le désordre des finances, et qui fut sacrifié à une intrigue. Nous passons en revue les divers ordres de l’État, les diverses classes de la société, aux approches du règne de Louis XVI. En quoi l’esprit nobiliaire régnant en France était-il différent de l’esprit aristocratique ? M. Droz nous le dira d’un mot : « La véritable aristocratie respecte et maintient les lois ; la noblesse se regardait comme au-dessus des lois. » L’esprit de la noblesse de robe est finement distingué de celui de la noblesse d’épée et de la noblesse de cour : « Les magistrats regardaient les militaires comme des machines obéissantes ; ils se jugeaient plus indépendants, plus instruits, plus désintéressés que les gens de cour ; et ils avaient en morgue ce que ceux-ci avaient en vanité. » Toutes les nuances d’inégalité qui composaient l’Ancien Régime, et qui causaient des froissements si sensibles à l’amour-propre, à mesure que l’ambition s’éveillait dans tous les rangs, sont fidèlement analysées par l’historien ; et il n’est pas moins attentif à indiquer les causes de rapprochement entre les classes, les signes précurseurs de l’avènement prochain du tiers état. En lisant ce sévère tableau du début, on sent d’abord combien l’étude de l’histoire a été profitable au talent de M. Droz. Dans ses autres écrits, et quand il créait en partie ses sujets, il abondait trop dans son propre sens, s’il est permis de le dire ; il avait de l’onction, mais l’ironie d’un Socrate ou d’un Franklin, il ne l’avait pas. Il est bon au talent de réagir sur lui-même et de contrarier un peu sa nature pour l’affermir et la fortifier ; c’est le genre de service que l’étude de l’histoire rendit à M. Droz. Elle le mit aux prises avec la réalité tout entière ; il y garda ses qualités pures, claires, limpides ; il y développa l’expression d’une probité plus mâle, et, dans cet ouvrage final et si longtemps médité, il put donner enfin toute sa mesure.

L’idée qui a présidé à son Histoire est celle-ci : il y aurait eu moyen, si un homme éclairé et ferme s’était trouvé investi à temps du pouvoir, de régler la Révolution française, de l’empêcher de dégénérer en violence aveugle et en anarchie, et de la faire arriver au port avant d’avoir traversé et épuisé toutes les tempêtes. Il en est un peu, je le crains, de cet art de diriger les révolutions en modérant les passions, comme de l’art d’être heureux en réglant ses désirs ; cela n’est facile et possible que quand les passions sont déjà amorties. En 89, un enthousiasme, une illusion presque universelle saisit les esprits et les emporta au-delà du but : ceux qui résistaient aux réformes y opposaient des colères non moins vives, non moins exagérées que l’étaient les ambitions et les prétentions des autres. Dans ce conflit ardent, il y eut sans doute des moments qui eussent été décisifs si un homme puissant s’était rencontré pour les fixer au passage et les saisir. M. Droz, du rivage élevé où il est assis, et avec la réflexion du sage, se plaît à nous indiquer du doigt quels eussent pu être ces moments fugitifs : mais qu’étaient-ils sans l’homme capable et supérieur qui, seul, eût pu en tirer parti, leur donner en quelque sorte l’existence historique, et en faire des époques véritables ?

Le groupe d’hommes auquel se rattache M. Droz, et qu’il désigne volontiers comme ayant entrevu d’avance le but le plus raisonnable de la Révolution française, est celui de Mounier, Malouet, Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre, le groupe des impartiaux qui voulaient alors deux Chambres et une monarchie constitutionnelle, cette fameuse monarchie tant de fois définie, toujours désirée et insaisissable, qu’on crut posséder un moment sous la Restauration, qu’on se flatta d’avoir retrouvée et reconstruite sous main pendant les dix-huit années de Louis-Philippe, et que des spéculatifs peut-être caressent en idée et rêvent encore. Ce qu’il y a d’un peu idéal et de conjectural dans cette manière d’étudier l’histoire, n’empêche pas M. Droz d’exposer, dans un récit fidèle et lumineux, la marche des événements et d’apprécier exactement les hommes : Il avait d’abord eu le dessein de terminer son travail au moment où le projet de Constitution, présenté par Mounier et ses amis, est rejeté, et où les principaux membres de ce parti abdiquent et se retirent (20 septembre 1789). La raison avec eux est vaincue et le mouvement aveugle commence. Mais bientôt M. Droz a senti qu’en révolution il ne fallait pas abdiquer sitôt, qu’il existait alors un homme de génie, le seul même qu’eût produit le mouvement de 89, Mirabeau, et que tant qu’avait vécu ce puissant mortel, il n’y avait pas eu lieu de désespérer tout à fait d’une direction politique. Dans un troisième volume ajouté aux deux autres, M. Droz a donc conduit l’histoire de la Révolution jusqu’au lendemain de la mort de Mirabeau ; cette grande figure domine tout ce troisième volume, le plus remarquable, le plus curieux et le plus neuf par la nature et le cachet des révélations précises. Les excellents Mémoires publiés sur Mirabeau par son fils adoptif, M. Lucas-Montigny, semblaient avoir tout donné ; M. Droz, à force de recherches, à force de témoignages de toutes sortes dont il s’est trouvé le confident et le dépositaire, a pu y ajouter encore. Grâce à lui, ce qu’il appelle les trois phases de la vie politique de Mirabeau depuis 89 jusqu’à sa mort, les circonstances particulières et les vicissitudes de ses relations avec la Cour, sont aussi éclaircies désormais qu’il est permis de l’espérer22, et, quelque jugement qu’on porte sur le caractère de l’homme, le génie de Mirabeau en ressort plus grand, il est piquant de voir cet esprit juste, droit et pur de M. Droz plonger le regard au sein de cette nature si mélangée de Mirabeau, et en sortit chaque fois avec une admiration troublée de douleur et de regret. Au reste, Mirabeau lui-même a donné hautement raison à l’excellent historien, lorsque, maudissant cette réputation d’immoralité qui s’attachait à ses pas, qui compromettait et corrompait à leur source ses meilleurs actes, il s’est écrié plus d’une fois, dans le sentiment de sa force : « Je paie bien cher les fautes de ma jeunesse… Pauvre France ! on te les fait payer aussi. »

C’est assez indiquer les mérites du principal ouvrage de M. Droz et de celui de ses titres qui ne périra pas. Les lectures qu’il lui fallut faire pour la connaissance approfondie de ces temps orageux et souillés du xviiie  siècle, contrastaient souvent avec cette pureté délicate et ces vertus de famille qu’il pratiquait et qu’il goûtait si bien dans le cercle intérieur ; il en souffrait ingénument et se replongeait avec d’autant plus d’attrait dans l’air pur de la félicité domestique. Ses dernières années furent consacrées aux plus hautes comme aux plus humbles méditations que puisse se proposer le sage. Sa foi s’était affermie et régularisée sans se rétrécir. Les Pensées sur le christianisme et les Aveux d’un philosophe chrétien, qu’il publia successivement, attestent la hauteur, l’étendue et l’ardeur paisible de sa sérénité suprême, et nous peignent le jour céleste de ses horizons. L’affaiblissement et le ralentissement graduel de la vie n’avaient rien ôté à la vivacité de ses affections et de son âme. Il s’éteignit un jour sans douleur dans les bras des siens, et sembla justifier en tout cette belle pensée de Marc Aurèle : « Il faut passer cet instant de vie conformément à notre nature, et nous soumettre à notre dissolution avec douceur, comme une olive mûre qui, en tombant, semble bénir la terre qui l’a portée, et rendre grâces au bois qui l’a produite. »

En ces temps de mélange et de turbulence, cette vie et cette nature de M. Droz m’ont paru comme une image qui repose, et qu’il était bon de rappeler. Quand règne et triomphe presque partout la race audacieuse de Japet et de Prométhée, j’ai voulu montrer quelqu’un de la race de Sem.