Des lectures publiques du soir, de ce qu’elles sont et de ce qu’elles pourraient être.
On a eu l’idée, dans un moment où il venait des idées de bien des sortes et qui toutes n’étaient pas aussi louables, d’établir dans les divers quartiers de Paris des lectures du soir publiques, à l’usage des classes laborieuses, de ceux qui, occupés tout le jour, n’ont qu’une heure ou deux dont ils puissent disposer après leur travail. Ces lectures, dans lesquelles devait entrer le moins de critique possible, le strict nécessaire seulement en fait de commentaires, et où l’on devait surtout éviter de paraître professer, avaient pour objet de répandre le goût des choses de l’esprit, de faire connaître par extraits les chefs-d’œuvre de notre littérature, et d’instruire insensiblement les auditeurs en les amusant. Une lecture bien faite d’un beau morceau d’éloquence ou d’une pièce de théâtre est une sorte de représentation au petit pied, une réduction, à la portée de tous, de l’action oratoire ou de la déclamation dramatique, et qui, tout en les rapprochant du ton habituel, en laisse encore subsister l’effet. C’est un peu ce qu’est le dessin, la lithographie par rapport au tableau. Ces lectures du soir ont eu déjà de l’effet et un certain succès ; elles sont loin pourtant d’avoir atteint tout le développement dont elles seraient susceptibles et qu’elles méritent. Elles ont eu à passer jusqu’ici par plusieurs régimes de ministères, qui peut-être ne leur étaient pas tous également favorables. Il leur était resté, de la date de leur naissance, je ne sais quelle tache originelle. On avait eu tant d’horreur et de dégoût des clubs, que la prévention d’abord a pu s’étendre, par une association injuste, sur ce qui y ressemblait le moins, et qui était bien plutôt propre à en guérir. Il serait temps, aujourd’hui que l’expérience a suffisamment parlé, et que les hommes de mérite qui se sont chargés par pur zèle de ces humbles lectures ont assez montré dans quel sens utile et désintéressé ils les conçoivent, que de son côté aussi le public a montré dans quel esprit de bienséance et d’attention il les vient chercher, il serait temps, je crois, de donner à cette forme d’enseignement la consistance, l’ensemble, l’organisation enfin qui peut, seule, en assurer le plein effet et la durée. Une telle institution bien comprise est plus qu’aucune autre selon l’esprit de la société actuelle, aux yeux de quiconque accepte franchement celle-ci et la veut dans sa marche modérée et régulière.
J’ai donc passé mes soirées de cette semaine à entendre quelques-unes de ces lectures qui ont recommencé à l’entrée de l’hiver. J’ai entendu au lycée Charlemagne M. Just Olivier lire quelques pages de J.-J. Rousseau, deux actes de L’École des maris de Molière, et mettre en goût son auditoire ; au Palais-Royal (vestibule de Nemours), le docteur Lemaout faire sentir et presque applaudir la comédie des Deux Gendres d’Étienne ; au Conservatoire de musique, M. Émile Souvestre, dans un cadre plus élargi, donner en une même soirée, en les environnant des explications à la fois utiles et fines, la bataille des Franks, tirée des Martyrs de Chateaubriand, et, par contraste, la gaie comédie du Grondeur de Brueys et Palaprat. Il y a deux autres lecteurs encore, M. Dubois d’Avesnes et M. Henri Trianon, que j’ai le regret de n’avoir pu aller écouter. Ce que j’ai entendu a suffi toutefois pour m’édifier sur l’état présent des choses. J’ai causé d’ailleurs avec quelques-uns de ces hommes distingués qui s’honorent du simple titre de lecteurs, et, à mon tour, je me permettrai de discourir un peu sur ce sujet, en soumettant mes idées aux leurs et en me hâtant de reconnaître que je leur emprunte beaucoup à eux-mêmes dans ce que je vais exprimer.
Ce qu’il y a de particulier à ce genre d’enseignement indirect, c’est d’être une
lecture et non une leçon ; c’est que le
maître ne paraisse point, qu’il n’y ait point de maître à proprement parler,
mais un guide qui devance à peine et fasse avec vous les mêmes pas. « Il
ne s’agit point, disait le programme primitif, de faire un cours de
littérature ni une rhétorique française, ni des leçons d’esthétique, mais
simplement une série de lectures. Une lecture bien faite porte son
commentaire avec soi. »
Cette dernière observation est vraie,
moyennant quelque amendement toutefois. J’admets très bien la limite établie
entre la lecture et la leçon ; je crois pourtant qu’on peut aller assez loin en
explications, en commentaires, sans que la lecture cesse d’en être une. Le
commentaire est dans le ton sans doute, mais pourquoi ne serait-il pas aussi
dans une parenthèse rapide, jetée en courant, qui n’interrompt rien et qui
accélère l’intelligence ?
J’irai plus loin, et, d’après ma très courte expérience de professeur, voici ce qui m’a semblé. Suivant moi, à part les cours tout à fait supérieurs et savants, tels que je me figure ceux du Collège de France ou des Facultés, les leçons de littérature, pour être utiles et remplir leur véritable objet, doivent se composer en grande partie de lectures, d’extraits abondants, faits avec choix, et plus ou moins commentés. Quand vous avez à parler d’un auteur, commencez par le lire vous-même attentivement, notez les endroits caractéristiques, prenez bien vos points, et venez ensuite lire et dérouler des pages habilement rapprochées de cet auteur, qui va ainsi, moyennant une très légère intervention de votre part, se traduire et se peindre lui-même dans l’esprit de vos auditeurs. L’accent qui insiste, qui souligne, pour ainsi dire, en lisant ; quelques remarques courantes, et comme marginales, qui se glissent dans la lecture, et s’en distinguent par un autre ton ; quelques rapprochements indiqués comme du doigt, suffiront pour mettre l’auditeur à même de bien saisir la veine principale et de se former une impression. C’est ainsi qu’il vous suivra avec une honnête liberté, et qu’il tirera la conclusion en même temps que vous, sans croire accepter l’autorité d’un maître, sans l’accepter en effet, et en se faisant par lui-même une idée distincte de l’auteur en question. On ne peut tout lire, sans doute, de chaque auteur ; il n’est besoin que d’en lire assez pour bien marquer le sens de sa manière et donner, à l’auditeur qui sort de là, l’envie d’en savoir plus en recourant à l’original : mais il faut, à la rigueur, lui en avoir déjà offert et servi un assez ample choix, pour que, même sans aller s’informer au-delà, il en garde un souvenir propre, et qu’il attache à chaque nom connu une idée précisé. L’art de la critique, en un mot, dans son sens le plus pratique et le plus vulgaire, consiste à savoir lire judicieusement les auteurs, et à apprendre aux autres à les lire de même, en leur épargnant les tâtonnements et en leur dégageant le chemin.
Cela étant vrai, même des leçons, je ne pense pas qu’il y ait à établir au fond une différence si essentielle entre la leçon et la lecture. Seulement, il convient que celle-ci, tout en revenant finalement au même, n’ait jamais l’air d’être une leçon. Voilà le point délicat où il faut se tenir.
Dans le cas présent, on a affaire à des intelligences neuves, non pas molles et tendres comme celles des enfants, à des intelligences en général droites, saines, bien qu’en partie atteintes déjà par les courants déclamatoires qui sont dans l’air du siècle, à des intelligences mâles et un peu rudes, peu maniables de prime-abord, et qui deviendraient aisément méfiantes, ombrageuses, qui se cabreraient certainement si on voulait leur imposer. Le grand art est de les ménager, de ne point prétendre leur dicter à l’avance les impressions qui doivent résulter simplement de ce qu’on leur présente. Il faut d’abord les tâter, comme dirait Montaigne, les essayer longtemps, les laisser courir devant soi dans la liberté de leur allure. Un lecteur qui a fait ses preuves, qui leur a bien montré qu’il n’a aucun parti pris, aucune arrière-pensée autre que celle de leur amélioration intellectuelle, et qui a su par là s’acquérir du crédit sur son auditoire, un tel lecteur pourra naturellement beaucoup plus que celui qui est au début. S’il est une fois tout à fait établi et ancré dans la confiance, en étroite et complète sympathie avec son public, il pourra beaucoup sans effaroucher jamais et sans paraître empiéter en rien.
Pour les explications, en tout cas, et même en les réduisant à ce qu’elles ont de moindre, le lecteur ne saurait se dispenser, par un préambule, de mettre l’auditoire au point de vue, de faire connaître en peu de mots l’auteur dont il va lire quelque chose, de montrer cet auteur en place dans son siècle, et d’amener tellement, pour ainsi dire, les deux parties en présence, que l’effet, à un certain degré du moins, soit immanquable. C’est ainsi qu’un guide en Suisse, pour l’ascension du Righi ou de toute autre montagne, vous conduit au meilleur endroit, un peu avant l’aurore, s’y place à côté de vous : et l’on voit tout à coup le soleil se lever à l’horizon et sa vive lumière elle-même développer par degrés l’immense paysage, dont le guide alors vous indique les hauts sommets et vous dénombre tous les noms. Ce mode de démonstration appliqué à la littérature suppose tout un art qui se dérobe, et qui n’est au-dessous d’aucune science ni d’aucune supériorité critique, si élevée et si distinguée qu’elle soit ; car il ne s’agit pas ici simplement de se faire petit avec les petits, il faut se faire souple avec les rudes, insinuant avec les robustes, en restant sincère toujours, de cette sincérité qui ne veut que le beau et le bien ; il faut arriver à inoculer une sorte de délicatesse dans le bon sens, en fortifier les parties simples, en rabattre doucement les tendances déclamatoires, plus innées en France qu’on ne le croirait, dégager enfin dans chacun ce je ne sais quoi qui ne demande pas mieux que d’admirer, mais qui n’a jamais trouvé son objet. Fournir matière et jour à admiration, voilà la tâche en elle-même ; et quelle autre est plus enviable et plus belle ?
Tout cela dit, et cette noble inspiration agissant, il restera toujours dans la pratique une difficulté très grande, celle d’aborder ainsi sur une foule de sujets, et sans avoir l’air de professer, des intelligences peu préparées et qui n’ont pas reçu une première couche régulière de connaissances. Chaque fois, par exemple, qu’on introduit un livre, un auteur nouveau, à chaque cadre de lecture nouvelle qu’on a, en quelque sorte, à suspendre dans l’esprit des auditeurs, on se voit obligé de dresser un appareil tout exprès. Et avec toutes ces lectures nécessairement très variées et disparates, on ne parvient à former qu’une suite d’accidents, d’anecdotes littéraires, sans rapport et sans lien. Pour reprendre ma comparaison, ce qui manque à tous ces cadres, c’est un fond solide et continu auquel ils viennent s’attacher. Aussi, comme auxiliaire et complément indispensable de ces lectures publiques, pour qu’elles atteignent tout leur résultat et produisent tout leur fruit, il semblerait nécessaire d’établir deux petits cours parallèles, que j’indiquerai en deux mots.
1. Un cours d’histoire générale et nationale. Dans un tel cours, l’histoire universelle, comme on peut penser, serait traitée d’une façon très sommaire, très rapide : l’histoire de France seule devrait être développée. J’en demande bien pardon, je désire ici tout simplement qu’on fasse désormais pour tout le monde ce que Bossuet, en son temps, faisait pour M. le Dauphin dans cet admirable Discours qui, par malheur, s’arrête à Charlemagne, là où le développement moderne allait commencer. M. le Dauphin, alors, était l’héritier présomptif de la monarchie. Aujourd’hui c’est tout le monde qui est M. le Dauphin, et à qui appartient, bon gré mal gré, l’avenir ; c’est donc tout le monde qu’il faut se hâter d’élever.
2. Il conviendrait, indépendamment du cours d’histoire proprement dit, d’établir un cours très simple, très clair, de littérature générale moderne et de littérature française en particulier, celle-ci, comme dans le cas précèdent, ayant droit au principal développement. On expliquerait rapidement ainsi comment la langue s’est formée, comment elle compte déjà plusieurs siècles de chefs-d’œuvre. On passerait en revue tous les grands noms d’écrivains dans leur succession et leur génération naturelle. À l’occasion de chacun de ces écrivains célèbres, la partie biographique, anecdotique, viendrait très à propos, à la condition qu’on choisirait non pas l’anecdote futile, mais celle qui caractérise. Pour rendre ces simples cours intéressants, pour savoir être à la fois clair et agréable sur de tels sujets, en s’adressant à des auditeurs qui ne sont pas de tout jeunes esprits, mais des adultes déjà faits et plus exigeants, ce ne serait pas trop d’un talent capable d’emplois en apparence très supérieurs et qui ne le sont point.
Dans ces deux cours je voudrais que, tout en insistant sur les beautés et sur les grandeurs de la littérature française et de l’histoire nationale, on se gardât bien de dire ce qui se dit et se répète partout, dans les collèges et même dans les académies, aux jours de solennité, que le peuple français est le plus grand et le plus sensé de tous les peuples, et notre littérature la première de toutes les littératures. Je voudrais qu’on se contentât de dire que c’est une des plus belles, et qu’on laissât entrevoir que le monde n’a pas commencé et ne finit pas à nous.
Je voudrais qu’en disant nos belles qualités comme peuple, à des hommes qui en sont déjà assez pénétrés, on ajoutât, en le prouvant quelquefois par des exemples, que nous avons aussi quelques défauts ; qu’en France ce qu’on a le plus, c’est l’essor et l’élan, que ce qui manque, c’est la consistance et le caractère ; que cela a manqué à la noblesse autrefois et pourrait bien manquer au peuple aujourd’hui, et qu’il faut se prémunir de ce côté et se tenir sur ses gardes. En un mot, échauffer et entretenir le sentiment patriotique en l’éclairant, sans tomber dans le lieu commun national, qui est une autre sorte d’ignorance qui s’infatue et qui s’enivre, ce serait là l’esprit dont je voudrais voir animé cet humble et capital enseignement.
Ces deux cours parallèles une fois faits, et tout en se faisant, permettraient beaucoup plus de variété dans les lectures, et une variété utile. Dans l’état actuel, beaucoup de bonnes choses, notez-le, et même d’excellentes, ne se peuvent pas lire, parce qu’elles ne seraient pas suffisamment goûtées et senties : par exemple, d’excellentes pages de Voltaire en histoire. Elles ne mordent pas assez directement et ne trouvent pas d’avance dans l’auditoire un fond de connaissances générales qui les porte. Ce fond général une fois posé, il serait possible d’y rattacher les morceaux qui sont d’une manière plus sobre, modérée et légère, et l’on ne serait pas forcé de se tenir, dans les citations d’histoire, aux auteurs plus tranchés qui ont le relief un peu gros, et qui, avec du feu et de la sève, ne sont pas exempts de déclamation. On aurait toujours de temps en temps recours à du Michelet pour de bons endroits (car il en a), mais là même on le corrigerait par du Voltaire. Rien n’est plus rare que le bon goût, à le prendre en son sens exquis, et je crois que, dans le cas actuel, il ne faudrait viser qu’au suffisant, mais aussi ne jamais perdre une occasion de favoriser l’amour du simple, du sensé, de l’élevé, de ce qui est grand sans phrase. On arriverait quelquefois à faire sentir en quoi le simple peut être supérieur à ce qui frappe plus d’abord. À tel chapitre vanté d’un roman moderne, on opposerait un récit de Xavier de Maistre. Les auditeurs se trouveraient avoir pleuré à l’un, tandis qu’ils auraient applaudi à l’autre. On ne le leur dirait pas (c’est en quoi on ne ferait point un cours à proprement parler), mais ils se le diraient à eux-mêmes.
Tantôt, dans une même séance, on associerait ce qui a le plus d’analogie ; tantôt on userait du contraste, et ce contraste serait souvent un correctif. Un jour qu’on aurait lu une page de Voltaire où quelque trait peu religieux se serait glissé, on lirait cet Éloge du général Drouot dont nous parlions dernièrement, et qui prouverait que la religion et le patriotisme se concilient très bien, et dans le guerrier qu’on loue et à la fois dans l’orateur qui le célèbre.
Après une lecture qui aurait un peu trop exalté l’orgueil militaire des
auditeurs, on leur lirait cette belle lettre de M. d’Argenson à Voltaire, écrite
du champ de bataille de Fontenoy, et qui se termine par ces mots : « Mais
le plancher de tout cela est du sang humain, des lambeaux de chair
humaine ! »
Ils y verraient qu’on n’était pas seulement brave sous
l’ancienne monarchie, et qu’on y était humain. On y pourrait joindre tout de
suite L’Enlèvement d’une redoute, de Mérimée, qui montre aussi
la gloire militaire par son revers sombre. C’est ainsi que, par le simple choix
des morceaux et avec deux mots d’indication à peine jetés dans l’intervalle, on
ferait un cours de littérature pratique et en action.
Mais je ne sais pourquoi j’ai l’air d’inventer et de supposer, quand presque tout cela se fait dès à présent, et quand j’ai sous les yeux une liste de lectures déjà anciennes, que M. Just Olivier et M. Émile Souvestre ont eu l’obligeance d’écrire pour moi. M. Souvestre a pris, de plus, le soin d’y noter l’effet que les divers morceaux ont paru produire sur l’auditoire ; on a là une sorte d’échelle dans les impressions populaires, qui ne laisse pas d’être instructive et curieuse. On me permettra de m’y arrêter.
L’auditoire de M. Souvestre15 est un des plus complets et des plus homogènes : c’est un auditoire déjà formé et habitué à son lecteur. J’ai dit que c’est au Conservatoire de musique, dans le faubourg Poissonnière, que M. Souvestre lit le plus ordinairement. Ces lectures ont commencé bien peu après les événements de juin 1848, et l’on sait que le Conservatoire n’est pas loin du clos Saint-Lazare. Il y avait donc parmi les auditeurs bien des figures qui pouvaient être celles des combattants de la veille. C’est sur ce public, dont les huit neuvièmes se composaient d’ouvriers, que le lecteur a eu à exercer son action insensible, morale, affectueuse, et il y a complètement réussi. Pour une des premières lectures il choisit quelques extraits des Mémoires de Mme de La Rochejaquelein, croyant qu’il était bon, pour dégoûter des guerres civiles, de montrer, dans un exemple à distance, les calamités affreuses où elles conduisent. L’émotion, à cette lecture, fut grande, et telle qu’il l’avait souhaitée. D’autres extraits dans lesquels il présenta successivement les batailles d’Azincourt, de Poitiers et de Crécy, d’après les anciens historiens et chroniqueurs, parurent un moment choquer le patriotisme de l’auditoire, et il lui en vint des plaintes dans une lettre, d’ailleurs respectueuse. Le lecteur, à la séance prochaine, répondit que tout désastre avait sa cause, qu’il fallait oser la chercher et sonder les blessures de la patrie ; que les malheurs d’une mère, après tout, n’étaient pas une honte, et que lui n’était pas venu là pour flatter le patriotisme, mais pour l’éclairer. Ces paroles excitèrent, chez ceux mêmes qui s’étaient choqués d’abord, un sentiment de cordialité et de confiance qui, depuis, ne s’est plus démenti.
Il faut beaucoup d’art pour tirer de ces lectures tout le parti moral possible, un art honnête et loyal, qui porte dans les esprits la conviction de son entière impartialité. Un jour que M. Souvestre, dans les commencements, avait risqué le joli conte d’Andrieux, Le Procès du sénat de Capoue, où il est question
D’impertinents bavards, soi-disant orateurs,Des meilleurs citoyens ardents persécuteursg,
et qui se termine par ce vers :
Français, ce trait s’appelle un avis aux lecteurs !
ce jour-là, pour montrer qu’il n’avait pas d’intention systématique, il lut, comme contrepartie, une pièce de Victor Hugo sur l’aumône, où le pauvre a sa belle et large part.
Pour un curieux qui vient assister à ces lectures, le spectacle, on le conçoit, est plutôt encore du côté de l’auditoire que du côté du lecteur. À cette époque si rude de la saison, dans une salle de spectacle non chauffée comme celle du Conservatoire, il serait difficile de prendre une juste idée de ce que sont les réunions en temps ordinaire ; l’auditoire se trouve nécessairement très réduit. Quand le temps est convenable, le nombre des auditeurs va jusqu’à 300 environ ; ce nombre descend, par les soirées rigoureuses, à 80 ou 100 ; on flotte entre ces deux extrêmes. Parmi les ouvriers (qu’on me passe ces détails), ce sont les bijoutiers, les dessinateurs pour étoffes, les mécaniciens, les charpentiers et les menuisiers qui fournissent le plus grand nombre. Il y a très peu d’ouvriers imprimeurs, soit parce qu’ils sont occupés le soir, soit que la profession les ait déjà rassasiés de lecture tout le jour. Au printemps, quelques ouvriers viennent de très loin, et quelques-uns avec leur famille.
On ne se douterait pas, à la première vue, qu’il y ait autant d’ouvriers dans l’auditoire ; la plupart, en effet, ont quitté la blouse par un sentiment d’amour-propre pour eux-mêmes, et aussi d’égard et de respect pour les choses qu’ils viennent entendre et pour celui qui les lit.
Une parfaite bienséance règne dans la salle avant l’arrivée du lecteur : dès qu’il est arrivé, le plus profond silence s’établit, et les moindres impressions se peignent, soit par un silence encore plus attentif, soit par un frémissement très sensible, comme dans les auditoires les plus exercés. Quand on lit des comédies, la gaieté brille sur les visages, et, aux bons endroits, le rire ne se fait pas attendre. Voici, au reste, quelques notes que je donne telles que je les reçois de M. Souvestre sur l’effet des diverses lectures :
Poésies de Casimir Delavigne. — Goûtées.
Jeanne d’Arc, récit de Michelet. — Très grand effet.
Molière. — Je n’ai jamais lu de pièces complètes (si ce n’est Le Dépit amoureux et Les Précieuses). J’analysais et je donnais les principales scènes, de manière à pouvoir faire connaître, chaque fois, toute une pièce. — L’effet a toujours été très grand.
Corneille. — J’ai agi pour lui comme pour Molière ; effet très grand.
Racine. — Même méthode ; effet moins grand.
On pouvait le prévoir ; il faut plus d’éducation et de culture pour goûter Racine ; la force n’y est pas tout en dehors comme chez Corneille, elle y est vêtue et voilée. Les personnes qui ont le mieux connu Napoléon ont remarqué que, dans cette éducation littéraire rapide qu’il dut s’improviser à lui-même quand il eut pris possession de la puissance, il commença par préférer hautement Corneille ; il n’en vint que plus tard à goûter Racine, mais il y vint. Il avait commencé comme le peuple commence ; il finit comme aiment à finir les esprits cultivés et avertis. Je continue de donner les simples notes qui suggèrent, chemin faisant, plus d’une réflexion littéraire :
Fables de La Fontaine. — Elles amusent ; mais la morale qu’elles expriment déroute parfois les ouvriers ; ils cherchent où est la leçon. Les fables de Florian, plus directes de marche et d’intention, plaisent peut-être davantage.
Et en effet encore, la fable pour La Fontaine n’a été le plus souvent qu’un prétexte au récit, au conte, à la rêverie ; la moralité s’y ajuste à la fin comme elle peut. Les esprits droits et logiques (et tout esprit simple l’est aisément), qui comptent trop sur une vraie fable, peuvent être parfois un peu déconcertés. Je poursuis :
Chateaubriand. — Grand effet. J’ai analysé Les Martyrs et lu plusieurs épisodes. J’ai lu en partie Atala.
Bernardin de Saint-Pierre. — La Chaumière indienne a fait grand plaisir.
Xavier de Maistre. — J’ai lu Le Lépreux avec succès.
Malherbe. — Le Brun (Ode sur le vaisseau Le Vengeur) ; grand plaisir.
Boileau. — Deux épîtres, deux ou trois satires ; peu d’effet.
Contes en vers d’Andrieux. — Très applaudis.
Paul-Louis Courier. — Quoique j’eusse choisi dans ses œuvres ce qu’il y a de plus général et ce qui sent le moins son œuvre de circonstance, l’effet a été médiocre. Les allusions fines ne portaient pas ; cette politique de la Restauration est oubliée, puis le style travaillé et artificiel gênait les auditeurs.
Béranger. — Quelques chansons (Escousse et Lebras, Les Souvenirs du peuple, Le Juif errant, etc.) ; de l’effet, mais moins que je ne l’aurais cru : le refrain, heureux quand on chante, gêne quand on lit.
Ségur. — Fragments de l’Histoire de la Grande Armée ; grand effet.
Voltaire. — Histoire de Charles XII, par extraits ; assez d’effet.
Je ne pousserai pas plus loin cette échelle comparative d’impressions. Dans de telles lectures, notons-le bien, l’épreuve est réciproque : on éprouve dans une certaine mesure l’ouvrage qu’on soumet ; on n’éprouve pas moins les esprits à qui on le soumet. Trop d’artifice, trop d’art nuit auprès des esprits neufs : trop de simplicité nuit aussi ; ils ne s’en étonnent pas, et ils ont, jusqu’à un certain point, besoin d’être étonnés. Paul-Louis Courier manque son effet, parce qu’il est trop artificiel ; Voltaire manque en partie le sien, parce, qu’il est trop simple.
Comme moyen d’action, rien de plus souverain que l’exemple. La vie des hommes célèbres, de ceux qui ont percé et qui sont fils de leurs œuvres, de ces hommes dont Franklin offre le type, serait une des lectures les plus profitables. Dans l’histoire des savants, dans celle des artistes, on trouverait amplement à puiser. On n’oublierait pas, à côté des gens de talent sortis du peuple, ceux qui y sont restés, qui, tout en ayant un génie et un don, n’ont pas cessé de pratiquer un métier. La difficulté, en de tels sujets, est de trouver une biographie déjà faite, écrite avec assez d’intérêt pour être lue de suite sans froideur. On est, dans ce cas, presque toujours obligé de citer le trait saillant et d’abréger le reste, c’est-à-dire qu’on est ramené insensiblement à y mettre du sien comme dans un cours ; et, une fois les conditions bien posées, je ne vois pas grand mal à cela.
La biographie bien comprise et bien maniée est un instrument sûr pour initier à
l’histoire des hommes et des temps, même les plus éloignés de nous. La vie de
Bayard, extraite par M. Souvestre de la chronique originale du xvie
siècle, a produit sur les auditeurs une vive
émotion et leur a fait admirer l’esprit de la chevalerie dans la personne de son
dernier rejeton. Les Vies de Plutarque fourniraient également
un moyen de faire connaître de l’Antiquité ce qui est indispensable. On dirait à
ce peuple de Paris, par exemple : « Il y a eu autrefois un peuple à qui on vous
a souvent comparé, mais à qui vous ne ressemblez encore qu’à demi. Les Grecs
aimaient l’instruction, ils l’aimaient comme vous, et bien
plus encore que vous. Un jour, dans une traversée à bord d’un
vaisseau, un Grec, homme du peuple, écoutait depuis longtemps des gens
instruits, des sages, causer des choses de l’esprit : tout à coup il se
précipita dans la mer. On parvint à le sauver, et on lui demanda pourquoi il
avait voulu se noyer ; il répondit que c’était de désespoir d’avoir entrevu de
si belles choses, et de sentir qu’il en était exclu par son ignorance. » On leur
dirait : « Tout Grec libre savait écrire. Après la prise de Corinthe, le général
romain, pour distinguer les enfants de condition libre d’avec les autres,
ordonna à chacun d’eux de tracer quelques mots. L’un de ces enfants écrivit
aussitôt ces vers d’Homère, dans lesquels Ulysse regrette de n’être point mort
sur le champ de bataille et de survivre aux héros ses compatriotes :
“Trois et quatre fois heureux ceux qui sont morts en combattant dans
les champs d’Ilion !…”
Cet enfant, le jour de la ruine de sa patrie,
écrivit ces vers sous les yeux du vainqueur, et le fier Romain ne put retenir
une larme. » On leur dirait : « Les Grecs aimaient tant la poésie, qu’elle
adoucissait même les guerres, chez eux si cruelles. Les Athéniens, vaincus en
Sicile, rachetaient leur vie, leur liberté, ou ils obtenaient des vivres dans
les campagnes, en récitant des vers du grand poète Euripide, dont les Siciliens
étaient, avant tout, épris. Revenus à Athènes, ces soldats délivrés allaient
trouver le poète et le remerciaient avec transport de leur avoir sauvé la vie.
Ce même Euripide sauva sa patrie en un jour de malheur. Athènes était prise par
Lysandre, et les plus terribles résolutions allaient prévaloir dans le Conseil
des alliés ; il s’agissait de raser la cité de Minerve. Mais voilà que, dans un
banquet, quelqu’un des convives s’avise de chanter un des plus beaux chœurs
d’Euripide, et aussitôt tous ces vainqueurs farouches se
sentent le cœur brisé, et il leur parut que ce serait un
crime d’exterminer une cité qui avait produit de tels hommes. » Voilà ce qu’on
trouverait à chaque page dans Plutarque, et il fournirait, à lui seul, de quoi
rendre vivante et sensible par des exemples toute l’Antiquité dont on aurait
besoin. On arriverait même, j’en suis sûr, en sachant s’y prendre, à faire
pleurer avec le Priam d’Homère, et à faire applaudir Démosthène.
Pour nous borner et en revenir au fait présent, les lectures publiques existent à Paris, elles ont commencé dans des circonstances, ce semble, défavorables ; elles en ont triomphé. Elles n’ont eu jusqu’ici aucun inconvénient, et elles présentent déjà de bons résultats, qui ne sont qu’une promesse de ce qu’on pourrait en attendre. C’est un germe qui, évidemment, ne demande qu’à vivre. On me dit que les hommes éclairés du ressort de qui elles dépendent à l’Instruction publique songent à les développer et à les perfectionner. On ne serait pas éloigné, ajoute-t-on, de l’idée de les concentrer en un seul lieu, afin d’obtenir un résultat plus saillant. Si tel était le projet en effet, je crois que ce serait une faute. On aurait ainsi plus de façade et moins de fond. N’imitons pas les gouvernements qui ont précédé et qui trop souvent, ayant bâti une façade spécieuse, s’en tenaient là, la montraient aux Chambres et croyaient avoir tout fait. Les lieux assignés aux lectures sont un point très important, et qui peut influer non seulement sur leur succès, mais sur leur caractère. Il convient de ne pas trop aller chercher les ouvriers chez eux, dans leur quartier (ils n’aiment pas cela), et aussi de ne pas trop les en éloigner. Le Palais-Royal est un lieu commode ; mais il ne saurait être unique sans inconvénient. Il offre dans son public trop de hasard, trop de mélange et de rencontre. Quatre ou cinq autres lieux sont absolument nécessaires. Le Conservatoire de musique est très bien choisi. L’École de médecine est un bon centre également. Je n’ai pas à discuter ces détails, mais le choix des lieux est de toute importance. Les directeurs des établissements publics mettent souvent peu de bonne volonté à accueillir les lectures ; c’est au gouvernement, de qui ils dépendent, de vaincre ces résistances peu libérales16.
Il y a un symptôme général à constater, et dont on serait coupable de ne pas tenir compte : l’esprit de la classe ouvrière à Paris s’améliore. Si l’on me demande ce que j’entends par ce mot, je répondrai que j’entends cette amélioration dans un sens qui ne saurait être contesté par les honnêtes gens d’aucun parti et d’aucune nuance d’opinion. S’améliorer, pour la classe laborieuse, ce n’est pas, selon moi, avoir telle ou telle idée politique, incliner vers tel ou tel point de vue social (j’admets à cet égard bien des dissidences), c’est tout simplement comprendre qu’on s’est trompé en comptant sur d’autres voies que celle du travail régulier ; c’est rentrer dans cette voie en désirant tout ce qui peut la raffermir et la féconder. Quand la majeure partie d’une population en est là, et que les violents sont avertis peu à peu de s’isoler de la masse et de s’en séparer, je dis que la masse s’améliore, et c’est le moment pour les politiques prévoyants d’agir sur elle par des moyens honnêtes, moraux, sympathiques. Les lectures du soir, dans leur cadre modeste, sont tout cela. Les hommes distingués qui se sont dévoués jusqu’ici, par goût et par zèle, à ces fonctions tout à fait gratuites, font certainement une œuvre bien estimable ; mais il y a quelque chose qui l’est encore plus (ils m’excuseront de le penser, et ils l’ont pensé avant moi), c’est de voir, comme cela a lieu au Conservatoire, des ouvriers, leur journée finie, s’en venir de Passy ou de Neuilly pour assister, à huit heures du soir, à une lecture littéraire. Il y a là une disposition morale digne d’estime et presque de respect, et qu’on serait coupable de ne pas favoriser et servir, quand elle vient s’offrir d’elle-même.
J’ai vu un temps où nous étions loin de songer à ces choses ; c’était le beau temps des athénées, des cénacles, des réunions littéraires choisies, entre soi, à huis clos. On lisait pour inscription sur la porte du sanctuaire : « Odi profanum vulgus ! Loin d’ici les profanes ! » Le règne de ces théories délicieuses, de ces jouissances raffinées de l’esprit et de l’amour-propre, est passé. Il faut aborder franchement l’œuvre nouvelle, pénible, compter dorénavant avec tous, tirer du bon sens de tous ce qu’il renferme de mieux, de plus applicable aux nobles sujets, vulgariser les belles choses, sembler même les rabaisser un peu, pour mieux élever jusqu’à elles le niveau commun. C’est à ce prix seulement qu’on se montrera tout à fait digne de les aimer en elles-mêmes et de les comprendre ; car c’est le seul moyen de les sauver désormais et d’en assurer à quelque degré la tradition, que d’y faire entrer plus ou moins chacun et de les placer sous la sauvegarde universelle.