Chapitre VII.
L’influence de Boileau
Il y a peu d’écrivains qui ont été aussi lus que Boileau : en France seulement, Berriat-Saint-Prix trouvait qu’on avait fait 125 éditions de ses œuvres, dont 60 complètes, du vivant de l’auteur, et de 1711 à 1832, il en énumérait 225. Cette statistique suffirait seule à établir combien l’influence de Boileau a été considérable ; car il s’agit ici d’un écrivain que manifestement on ne lit pas seulement par passe-temps et pour le plaisir. Mais il faut préciser, et tâcher de nous rendre compte de la nature et des effets de cette influence.
On comprendrait mal le caractère de l’action qu’exercèrent les doctrines de Boileau après sa mort, si l’on n’examinait quel succès elles eurent auprès de ses contemporains.
L’applaudissement donné aux Satires est indéniable : mais s’adressait-il au poète, ou au critique ? ou à tous les deux également ? ou bien à l’un et à l’autre, mais à l’un plus qu’à l’autre ? L’Art poétique nous fournit d’abord une réponse à ces questions : dès qu’on le lit, on sent que Boileau ne croit pas édicter paisiblement des lois incontestées : c’est plutôt une nouvelle bataille qu’il livre sur un nouveau terrain. Le ton est agressif, et la leçon, à chaque instant, se tourne en réquisitoire. Le poème est égayé de noms de méchants auteurs et d’ouvrages ridicules : Saint-Amant, Scudéry, Brébeuf, le burlesque, Cyrus, Clélie, Childebrand, toute cette mauvaise littérature n’a donc pas été détruite par les Satires, elle vit encore, puisqu’il faut encore la frapper. La satire fait comme un accompagnement railleur aux préceptes didactiques : mais cela même, et certains dénis de justice, certaines duretés, font du poème une œuvre de polémique autant que de théorie : c’est le langage d’un homme qui ne sent pas encore son autorité très affermie ; un maître qui enseigne à plus de mesure et d’impartialité.
Si l’on trouve partout des marques de l’admiration qu’on accordait à Boileau, il y en a moins de son influence, qui ne fut ni rapide ni surtout illimitée. Les listes de Gratifications et pensions aux gens de lettres, qui figurent dans les Registres des comptes des bâtimens du roi, sont une lecture fort instructive : depuis 1664 jusqu’à sa mort, Chapelain guide les libéralités du roi et de son ministre. Aussi touche-t-il seul 3 000 livres, qu’on paye encore en 1674 à ses héritiers. Cette même année, Racine touche 1 500 livres ;
juste autant que Quinault et que le médecin Perrault ; Charles Perrault, qui va succéder à Chapelain dans la confiance de Colbert, est à 2 000 livres. C’est seulement en 1677, quand il a fait neuf satires et sept épîtres, quatre chants du Lutrin et son Art poétique, que le roi donne 2 000 livres « au Sr Despréaux en considération de son application aux belles-lettres »
. Et dans les listes suivantes, on verra venir sur la même ligne les deux Perrault, avec Despréaux et Racine : tous les quatre recevant 2 000 livres. Et après eux, qui tiendra la tête, avec 1 500 livres ? Quinault et Charpentier. Sans doute, les Perrault et Charpentier ne sont pas récompensés comme écrivains, mais comme d’utiles agents qui rendent des services administratifs de divers genres dans la direction des arts et des sciences. Mais ce qui est significatif, c’est qu’on persiste à leur demander ces services qu’on pouvait demander à Despréaux et aux littérateurs de son école.
Même spectacle à l’Académie, si l’on en veut suivre les élections pendant une vingtaine d’années, de 1661 à 1680. Négligeons toutes les élections où le mérite littéraire a été étranger, ou n’a point été prépondérant. Nous verrons recevoir au même temps Furetière et Segrais, choix qui devaient contenter Boileau, mais aussi Cassaigne et Le Clerc, dont il n’eût pas voulu assurément. Quinault et Charles Perrault précèdent Bossuet et Racine, et la même année introduit le savant Huet avec l’ingénieux Benserade. Plus tard encore, de 1683 à 1693, nous voyons, après La Fontaine et Despréaux, s’introduire Fontenelle, que suivent de près Fénelon et La Bruyère.
À l’Académie, comme dans la distribution des grâces royales, il semble que deux influences se balancent, et que deux courants se font sentir : ou plutôt le même courant porte l’argent du roi vers Despréaux et vers Perrault, jette à l’Académie tantôt Racine et tantôt Quinault, La Bruyère à la suite de Fontenelle. Et voilà qui nous marque bien exactement la limite du succès de Boileau : si l’on fait abstraction des ressentiments personnels de quelques littérateurs, il n’y avait pas d’hostilité contre Despréaux, ni de résistance consciente à sa doctrine, dans les marques d’estime et d’honneur que recevaient les Quinault, les Fontenelle et les Perrault : mais — et c’est plus grave — le goût public suivait Boileau précisément jusqu’où il pouvait, et l’abandonnait précisément où il fallait, pour ne point être obligé de renoncer à la littérature polie et au bel esprit moderne.
Le grand, l’immense succès de l’Art poétique n’empêche point qu’il n’y ait un désaccord latent entre l’auteur et son public. Le poème ne reçoit pas tout à fait la même interprétation dans l’esprit qui l’a fait, et dans ceux qui l’admirent. Le lecteur y trouve l’expression parfaite de ses vagues tendances, et de l’esprit général du siècle : mais Boileau y a mis quelque chose de plus, une doctrine originale et personnelle, qui, dans la vaste unité du siècle, sépare un certain groupe d’esprits, exprime l’idéal d’une école littéraire. On saisit dans ce public, dans certains individus qui en sont les représentants les plus éminents, des indices qui font croire que son goût, sans s’opposer formellement à celui de Despréaux, n’y correspondait pas absolument : en un mot, il s’en distinguait. Voyez Retz refuser de mépriser Chapelain, au temps où Molière et Boileau le réjouissent de leurs œuvres. Voyez la duchesse de Bouillon, pour qui La Fontaine fait ses Contes, protéger Pradon contre Racine, et Molière avoir pour défenseurs tous ces Turlupins de la cour, derniers adorateurs de la pointe. Mme de la Fayette arrive à la Princesse de Clèves, type du roman classique, fine étude de passion vraie, par Zayde, roman héroïque et précieux, qui amalgame les aventures impossibles et les grands sentiments : elle abrège Mlle de Scudéry avant d’être l’émule de Racine. Les mêmes excellents esprits, qui disent si bien le charme exquis des Fables de La Fontaine, Bussy et Mme de Sévigné, font aller de pair avec ce divin naturel l’esprit glacé des ballets de Benserade. En général la société polie du temps de Louis XIV, qui n’est plus précieuse, cette société de goût exquis et pur, pour laquelle Boileau, Racine, La Bruyère écrivent, est bien pourtant l’héritière de la société précieuse : elle en a dépouillé les ridicules, redressé le goût, mais elle garde sa marque d’origine. Dieu me garde de penser qu’elle saisisse les chefs-d’œuvre des grands écrivains surtout par leurs parties inférieures et caduques, et qu’elle n’en sente pas la vraie grandeur et la grâce intime ! Mais il est vrai que ces œuvres lui sont un peu supérieures, et ce que nous y voyons aujourd’hui de défectueux et de mort, fut nécessaire alors pour établir la communication entre elles et le public : c’est par ces formes passagères et fragiles que le monde abordait, par exemple, Bajazet, ou Phèdre, et s’élevait de là aux essentielles et solides beautés du poème.
On trouverait la juste expression du goût moyen et général de la bonne société, pendant le dernier tiers du xviie
siècle, dans Bussy-Rabutin et son cercle, tel que sa correspondance nous les montre. Ce grand seigneur académicien, qui avait la passion des lettres, de l’esprit, et du style exact, et qui écrivait avec une précision si fine, encore qu’un peu sèche, ne se rangea jamais complètement au parti de Boileau. Je mets à part ce qui n’est dans sa bouche que saillie d’amour-propre, et hauteur des Rabutin : ainsi lorsqu’il menace de « couper le nez »
au satirique, ou qu’au contraire il daigne le déclarer « un garçon d’esprit qu’il aime fort »
. Ce qui apparaît dans leurs relations qui ne furent jamais intimes, c’est qu’ils se ménagent réciproquement ; ils s’estiment et se craignent, et ne veulent pas se brouiller ; aussi y mettent-ils du leur tous les deux, Bussy avec un peu de piaffe et de morgue féodale, à son ordinaire, Despréaux, en simple bourgeois qui se tient à sa place. Malgré la conformité fréquente de leurs jugements particuliers, il n’y a pas chez eux
communauté absolue de principes : ils ne sont pas au même point de vue. Bussy semble juger l’Épître sur le Passage du Rhin avec les idées de Desmarets : il y condamne l’emploi de la Fable. Surtout il ne s’embarrasse guère des anciens, qu’il a lus légèrement. Il immole Théophraste à La Bruyère : il a raison, sans doute, mais il le dit tout crûment, d’un ton qui sans doute eût choqué Boileau. Ailleurs il se déclare nettement moderne, avec infiniment de sens et de mesure, il est vrai, en se gardant très adroitement. Mais cela suffit à mettre un large fossé entre Despréaux et lui, aussi longtemps du moins que Boileau ne le franchit pas, pour donner satisfaction à son instinct secret et au goût de son siècle. Lié avec Mme de Scudéry, tenant par sa jeunesse au monde précieux, Bussy se trouve sur la fin de ses jours tout proche de Perrault et de Fontenelle, trop grand seigneur et trop bon esprit pour s’embrigader dans un parti littéraire, mais insensiblement et naturellement porté de ce côté par la pente de son esprit.
Le critique selon le cœur de Bussy, et qui représente le goût — et rien de plus — de la société polie, c’est le P. Bouhours, l’auteur des Entretiens d’Ariste et d’Eugène, et de la Manière de bien penser sur les ouvrages de l’esprit, ce fin jésuite, tout en nuances, qui, en proscrivant l’enflure, l’entortillement, la mièvrerie, recommandait l’esprit, la délicatesse, la noblesse, dont l’idéal était le naturel affiné, « le vrai orné »
, et qui enfin louait les anciens, mais non jusqu’à les préférer aux modernes. Il
n’y a qu’à mesurer de combien Boileau dépasse Bouhours : on connaîtra à quel point il a pu gagner sa cause auprès de ses contemporains.
Tout cela nous explique le tour que prit la querelle des anciens et des modernes, et pourquoi en somme Boileau y fut vaincu. Ce n’est pas la force de la cabale de Perrault qui l’a accablé. Telle que l’Académie est composée en 1687, elle compte bien six ou sept partisans hautement déclarés des anciens : vous n’en trouvez pas plus de trois ou quatre, et Boileau n’en nomme pas davantage, qui fussent en humeur de batailler pour les modernes. Mais la masse — c’est ce dont Despréaux enrage, et ce qui lui fait comparer l’Académie à une troupe de singes ou la traiter de Huronne, — la masse, peu disposée à se passionner, toute prête à marquer les coups et à applaudir à l’esprit, de quelque côté qu’il fût, était assez détachée des anciens pour les entendre censurer sans scandale et sans révolte ; elle se complaisait dans l’éloge de son siècle, et ce siècle, presque au moment de s’achever, apparaissait comme bien rempli, glorieux et grand. Sans être disposée à substituer le Clovis à l’Énéide, ni M. Le Maistre à Démosthène dans les collèges, l’opinion publique était secrètement complice de Perrault, et de plus en plus concevait qu’on pouvait se passer des anciens et trouver la perfection dans les ouvrages des Français. On ne pensait point aller contre les préceptes de l’Art poétique : l’entêtement de Boileau pour les Grecs et les Latins, sa colère contre Perrault, ne semblaient être que des boutades, des saillies de son humeur originale, dont on souriait, et qu’on n’estimait pas tirer à conséquence.
Cette disposition des contemporains à l’égard de l’œuvre de Boileau dura après la mort de Boileau, et se transmit aux générations suivantes : de là le caractère que prit l’influence de Despréaux au xviiie siècle.
À vrai dire, si l’on voulait relever toutes les traces de cette influence, il faudrait sortir de France, et parcourir toute l’Europe. En Italie, en Espagne, en Portugal, en Allemagne, en Angleterre, et jusqu’en Danemark ou en Russie, l’Art poétique fut plus ou moins en honneur, pendant le xviiie siècle, et investi d’une autorité plus ou moins souveraine. En Angleterre, ses préceptes servent à enchaîner la fougue d’une nature encore brutale ; en Allemagne, il apporte comme un code de belles manières littéraires, comme un formalisme compliqué que ces esprits germaniques mettent leur gloire à pratiquer ponctuellement, avec grande contention et contorsion de leurs facultés encore peu agiles. Au midi, Boileau ramène vers la simplicité et vers le sens commun des littératures épuisées de bel esprit. En Italie, où, quand on est las du cavalier Marin, on a l’art encore si fin du Tasse ou de Pétrarque et le grand art de Dante, l’influence de l’Art poétique s’exerce surtout sur le poème dramatique ; ailleurs elle embrasse tous les genres de poésie. Le caractère et la personne du poète entrent parfois pour quelque chose dans son autorité : sa gravité d’honnête homme qui n’a pas connu les passions le met en crédit auprès des réformateurs scrupuleux, qui, après le manifeste de J. Collier, entreprennent d’enseigner la décence et la moralité à la littérature anglaise, la plus brutale et la plus dévergondée de l’Europe. Mais surtout sa gloire acquise par des œuvres critiques et dogmatiques, ses vers passés en proverbes ou reconnus pour les lois de l’art d’écrire, persuadent à des gens de lettres par toute l’Europe que les théoriciens peuvent créer une littérature ou lui imposer une direction : on perd de vue tout ce que l’œuvre de Despréaux continue et achève ; au lieu d’un terme et d’un couronnement, on y voit un commencement, une création de mouvement ; et l’on agit en conséquence. Ericeyra, Luzan, Dryden, Pope, Gottsched, Lessing même, ce ne seront par toute l’Europe que dresseurs de théories qui définiront la littérature avant de la faire, et qui puiseront dans l’exemple de Boileau la force ou l’audace de s’ériger en directeurs de l’esprit national : et cet exemple sera pour quelque chose dans le succès que plusieurs atteindront.
Cependant, en dépit de ces apparences qui semblent inviter à y insister, il n’y a pas à considérer davantage ici l’influence de Boileau sur les littératures étrangères. Car cette influence est tellement inséparable de l’influence générale de l’esprit français à l’étranger au xviiie siècle, que même elle s’y confond et qu’on ne peut la raconter sans faire l’histoire de celle-ci dont elle est un chapitre. L’idée que les étrangers ont eue de Boileau, et qu’ils ont traduite chacun à sa manière, selon son génie et selon les besoins intellectuels de son pays, ils l’ont prise d’abord dans l’opinion que les compatriotes du poète avaient de lui. Ce n’étaient pas les doctrines de Boileau, c’était le goût français, qu’on cherchait dans l’Art poétique : au temps où Voltaire était le plus grand poète de l’Europe, on demandait à Boileau le secret de faire des vers à la mode de la Henriade. Au-dessous de Boileau, comme ses lieutenants ou ses auxiliaires, on investissait d’une autorité pareille à celle qu’on lui attribuait, Le Bossu, Bouhours, Rapin, Fontenelle, Lamotte ; et le même Ignacio de Luzan qui promulgue l’Art poétique en Espagne, y importe le Préjugé à la Mode comme un produit également français, sans s’apercevoir que ce dernier article est prohibé par son code. L’étranger n’a donc adopté Boileau que comme expression du goût français, qui faisait prime et loi, et dans la mesure même où il a été l’expression de ce goût. Nous pouvons donc rentrer en France, et y regarder la fortune posthume de notre critique.
Au commencement du xviiie siècle, les « honnêtes gens » qui avaient applaudi le Misanthrope et Britannicus, et qui savaient les Fables et l’Art poétique par cœur, élevés un moment au-dessus de leur propre esprit par tous ces clairs et insinuants chefs-d’œuvre, sont retournés tout doucement à leur naturel. Une radicale impuissance d’imaginer, qui avait concouru à faire prendre en gré le réalisme des classiques, la sécheresse de sentiment où glissent facilement les natures trop intellectuelles, l’impuissance de penser en dehors de certaines conditions générales, l’anéantissement de la spontanéité et le culte de la forme convenue, trois conséquences d’une vie enfermée dans les bienséances du monde, qui défendent à l’homme de se faire remarquer sous peine de ridicule et de mauvais ton, voilà les traits de cette société qui fera la littérature à son image. Bornée du côté des sens, elle développe son activité intellectuelle avec une étonnante énergie, du seul côté que les habitudes sociales laissent ouvert : elle abstrait, déduit, analyse, avec une dépense effrayante de réflexion et de logique. Et la forme de sa pensée est dépouillée aussi de tout élément sensitif ou imaginatif : jamais forme ne fut plus abstraite, plus immatérielle, plus affranchie du nombre et de la mesure, qui sont les lois de la substance étendue : pure notation algébrique où l’intelligence seule trouve son compte. Même quand le sensualisme a détrôné le cartésianisme, la logique idéale et l’analyse mathématique continuent de régner : tous ces philosophes qui donnaient tout aux sens et en dérivaient tout, furent les « plus intellectuels » des hommes. La pensée jouit d’une liberté illimitée dans l’abstrait et dans le général, toutes les intempérances, toutes les aventures lui sont permises : dès qu’elle touche au réel, au concret, à la vie, elle reçoit forme et couleur des préjugés impérieux du siècle.
Cette société reçut l’Art poétique comme le code officiel et pour ainsi dire le livre sacré du bon goût : et ce préjugé une fois reçu se tourna en lourde tyrannie, parce que dans le monde il est de mauvais ton de ne pas penser comme tout le monde. Mais le xviiie siècle ramena Boileau à son niveau pour l’adapter à son usage : et sous le nom de Boileau, ce fut lui-même, son goût personnel, ses secrètes tendances, qu’il déifia. La doctrine de Boileau fut amputée précisément de ce qu’elle avait de plus éminent et caractéristique, de ce double caractère naturaliste et esthétique, où s’exprimait, avec le génie même de l’auteur, la spéciale beauté du grand art classique. Par suite, il n’en demeura que la partie la plus étroite, et la plus contestable. Partout où Boileau paraissait encourager la littérature mondaine, ingénieuse, artificielle et noble, partout où il avait l’air d’avoir peur ou mépris de la nature, et d’encourager l’esprit à la farder, en un mot, dans ses erreurs, ses timidités et ses incorrections, on le suivit, et l’on érigea sa théorie mutilée en loi souveraine de la poésie.
En réalité Perrault, vite oublié, compta plus de disciples que Despréaux : sa thèse du progrès continu répondait bien aux idées philosophiques qui étaient alors en vogue, en même temps qu’à la légèreté présomptueuse d’une société, qui, donnant les limites de sa raison pour limites à la raison, ne voyait que barbarie, inconvenance et fausseté en dehors de la conformité aux goûts, aux bienséances
et aux modes de Paris. Sans doute Fontenelle et Lamotte, et toute l’école des contempteurs de l’antiquité n’obtiennent pas l’adhésion formelle et complète du public ; mais les Grecs et les Romains n’y gagnèrent pas grand’chose. On les honore de bouche : on n’en fait pas les maîtres de la pensée et du cœur. Voltaire, qui amende Sophocle, est trop. Français, trop de son siècle et de son monde pour sentir le charme et la grandeur intimes de l’antiquité : et s’il vante avec sa pétulance accoutumée trois ou quatre anciens, s’il célèbre la richesse et l’harmonie des langues grecque et latine, auprès desquelles nos langues modernes ne sont que des « violons de village »
, il ne prend et ne comprend là comme ailleurs que ce qui est conforme à ses préjugés littéraires ou autres. Voltaire, ici comme à tant d’autres égards, représente la moyenne des idées de son temps. L’éducation des collèges entretient une tradition de respect pour les Grecs et les Romains. Les jésuites fleurissent la mémoire de leurs écoliers des plus beaux morceaux des orateurs et des poètes ; mais sensibles par-dessus tout aux surprises de l’esprit et aux élégances de la diction, ils élèvent moins le goût moderne qu’ils n’y rabaissent l’art ancien. Rhétoriciens excellents — mais purs rhétoriciens, — ils font apparaître les anciens, et même Homère, Comme d’incomparables maîtres de rhétorique : en dix ans de commerce assidu avec les chefs-d’œuvre latins ou grecs, un jeune homme acquiert un trésor de pensées belles à citer dans
leur forme parfaite, et l’art d’étendre lui-même des lieux communs ou de les condenser en sentences ; jamais il n’aura senti vivre dans un texte grec l’âme de la Grèce, ou de tel Grec ; il ne se doutera pas qu’on peut tirer d’une phrase d’orateur ou d’une période poétique des émotions aussi profondes et de même ordre que celles qu’excite un temple ou une statue. Au fond, le culte des anciens n’est plus qu’un formalisme frivole : l’éducation classique range un homme dans la bonne société.
Le siècle refait, du reste, l’antiquité à son image, qui lui ressemble comme les divinités d’Opéra à l’Olympe homérique. Il n’a que de l’esprit ; l’abbé Delille mettra donc de l’esprit dans Virgile.
Ah ! miseram Eurydicem !
répétait malicieusement Collé : « bien malheureuse », en effet, d’être tombée aux mains d’un traducteur si coquet. Plus crûment Despréaux — car ce travers se faisait déjà sentir de son temps — pestait contre « ce bourreau de Tourreil »
qui faisait le crime de donner de l’esprit à Démosthène.
Le malheur est que le xviiie
siècle n’a pas le sens artiste en littérature : c’est même pour cela qu’il arrive si peu à bien goûter les anciens. Mais, pour la même raison, il ne peut se donner à lui-même par sa seule énergie ce que l’imitation de l’antiquité avait aidé les grands classiques à créer : une poésie originale, qui fût vraiment une œuvre d’art. Il n’en a pas, faute d’abord de sentiment et d’imagination ; quand le sentiment et l’imagination s’éveillent, il
n’en a pas encore, faute d’un certain sens de la forme, par une sorte d’atrophie de l’ouïe et de la vue. Ses vrais artistes et ses grands poètes, un Marivaux, un Buffon, un Rousseau, se créent une prose, et laissent le vers, dont ils ne savent l’emploi. C’est que le vers s’est dégradé aux mains de tous les écrivains en vers. N’ayant pas plus l’oreille que l’âme du poète, ils ont évité l’hiatus et l’enjambement, coupé les alexandrins à l’hémistiche, apparié des rimes plates et sourdes, aligné des lignes de dix ou douze syllabes sévèrement comptées : ils ont réduit la poésie au vers, le vers aux procédés matériels, au mécanisme ; et ils se sont applaudis d’avoir pris tant de peine pour écrire à des conditions si rigoureuses comme ils auraient écrit librement en prose. Vraiment on est tenté, quand on lit de tels poètes, de donner raison aux Lamotte, aux Montesquieu, aux Buffon, à tous les détracteurs de la poésie ; ce n’est pas la peine de faire des vers si, au bout du compte, il ne s’agit que de donner l’impression de la prose. Voltaire s’indignait contre ces téméraires novateurs ; Boileau eût crié plus haut encore ; mais est-ce à dire qu’il eût été satisfait de l’usage où Voltaire et les versificateurs de ce siècle ravalaient l’instrument naturel de la poésie ? Ces gens-là savaient et pensaient bien des choses dont l’honnête Despréaux ne s’est jamais inquiété ni douté : mais il y avait une chose qu’ils ne soupçonnaient pas, et que ce « correct auteur de quelques bons écrits »
entendait à merveille : ce que c’est
qu’un vers, et la très particulière jouissance qui résulte des sons et des rythmes.
Le xviiie siècle n’aperçut pas davantage le naturalisme de Boileau : il ne conçut pas d’autre naturel que cette aisance élégante et très étudiée où consiste la perfection de la distinction mondaine. Les questions de goût et de bienséance prennent le pas sur la vérité des choses, et la communication est si bien fermée entre la réalité vivante et l’esprit français, que les formes nouvelles de l’art conçues théoriquement en vue d’une vérité plus grande n’arrivent pas à se réaliser dans des œuvres moins conventionnelles que celles qu’il s’agit de remplacer : je parle de la comédie larmoyante et du drame, qui prétendent se substituer à la tragédie. La recherche de la vraisemblance supprime celle de la vérité, et tandis que le vraisemblable pour Boileau était l’introducteur du vrai, et consistait à saisir le rapport de l’objet à l’esprit, il devient au xviiie siècle le pire ennemi de la nature, qu’il déforme quand il ne l’exclut pas. Le respect des opinions reçues, et la confiance en l’infaillibilité de la raison du siècle, font qu’on ne croit plus utile d’aller au-delà de l’idée que tout le monde se forme de la nature, jusqu’à la nature elle-même. De là la pauvreté, la banalité, la psychologie maigre ou fausse des tragédies, comédies et romans, qui contraste si singulièrement avec la hardiesse de la raison spéculative.
À vrai dire, on parle des règles, et ces règles sont, dans le particulier, celles que donne l’Art poétique : mais qu’est-ce que ces règles, séparées des principes qui leur donnent sens et vertu, abstraction faite du naturalisme et de la notion d’art ? Au lieu de les employer comme moyens d’où résulte la forme expressive et belle, l’idée d’agrément et de beauté s’attache à leur observance même ; un sec formalisme s’impose à la littérature, par une méprise analogue à celle de certains dévots qui croient gagner le ciel par des formules verbales et des actes physiques, sans l’élan du cœur et sans l’amour. Le monde interprète les règles selon l’esprit mondain : il y voit des « convenances » dont il n’y a pas à demander la raison, et qui sont souveraines parce qu’elles sont. Le monde fait ce qui se fait : voilà la loi du monde, et voilà pourquoi il faut faire une tragédie comme il est établi qu’on fait les tragédies. L’exactitude formelle tient lieu de tout, et rien n’en saurait dispenser. Car si les règles sont des moyens, Boileau peut encore concéder qu’on y renonce pour mieux atteindre au but de l’art : mais aujourd’hui que le but, c’est précisément l’emploi des règles, il ne peut plus y avoir d’exception ni de privilège pour personne.
Enfin on parle beaucoup de Boileau au xviiie
siècle et on l’appelle le « législateur du Parnasse »
. Sous ce respect de convention, on le suit à peu près autant que les anciens. J’ai beau me tourner de tous les côtés, j’ai peine à découvrir rien que je doive nécessairement attribuer à l’influence unique ou prépondérante de Boileau. Ce n’est pas de lui
à coup sûr que relèvent ni la poésie coquette et fardée de Bernis et de Gentil-Bernard, issus de Benserade et de Mme Deshoulières, qui étaient eux-mêmes les héritiers de Voiture — ni tous ces descriptifs acharnés à inventorier toute la nature, vrais continuateurs des faux épiques que Boileau poursuit, et qui pourraient s’appliquer une bonne part des leçons qu’il adresse à ceux-ci — ni ces faiseurs d’odes philosophiques et de dissertations découpées en strophes, qui n’ont même pas le « beau désordre » dont parlait l’Art poétique — ni même les satiriques auteurs de comédies pincées, ou les philosophes prêchant leurs vagues tragédies — ni évidemment les inventeurs de tragédies en prose, de drames bourgeois et de comédies larmoyantes, qui dénaturent ou confondent les genres — ni enfin les anglomanes, qui, se détournant des anciens, vont chercher des modèles en Angleterre comme leurs grands-pères en Espagne ou en Italie. Je ne rendrai pas même à Boileau la Henriade, sujet chrétien et moderne, tout à fait selon le goût de Desmarets et de Perrault. Restent les épigrammes et les chansons, qui souvent, je crois, eussent été de son goût.
À la fin du xviiie siècle, en vérité, on se trouve si loin du vrai Boileau et des grands artistes auxquels la haute partie de sa doctrine s’appliquait, que quand nous y rencontrons un classique, mais un pur classique au grand et beau sens du mot, selon l’esprit profond de l’Art poétique, un artiste capable de sentir la nature et de créer la beauté, nous sommes tentés d’en faire un révolutionnaire et le précurseur d’un art nouveau. Si l’on a été si longtemps embarrassé de classer André Chénier, si l’on en a fait souvent un romantique en avance d’un quart de siècle sur le mouvement littéraire, c’est qu’on n’apercevait pas combien les prétendus classiques de 1780 à 1820 avaient peu le droit de se dire les héritiers ou les disciples du xviie siècle, de celui de Boileau et de Racine. Chénier, en réalité, ne se distingué de ses contemporains que parce qu’il retourne aux sources du grand art classique. Ce pur poète, qui lit Virgile, Homère et Théocrite avec un si exquis sentiment de la nature antique, et qui sait s’éprendre aussi de Malherbe, cet artiste curieux de la forme, qui fait rendre au vers classique dégradé par tant de spirituels rimeurs de si délicats ou puissants effets de rythme et d’harmonie, voilà justement l’écrivain qui entendait l’Art poétique comme l’avaient entendu Racine et La Fontaine, et qui réalisa en son temps les théories originales de Boileau.
C’est donc bien à tort que Boileau fut compromis et bousculé dans la bataille romantique. La faute en fut d’abord aux classiques qui se firent de ce grand nom un drapeau et un rempart. Les romantiques furent excusables de tirer dessus : quoique, peut-être, il eût mieux valu arracher aux Baour-Lormian et aux Viennet l’illusion qui les rendait forts, et tourner contre eux le maître et les modèles même dont ils se croyaient les défenseurs. Boileau ne sortit pas indemne de toutes ces polémiques : il en garda un fâcheux renom de pédant et de cuistre, qui mit son œuvre en défaveur ; et même aujourd’hui, après tant d’années, quand depuis si longtemps le combat a cessé, et qu’il ne reste plus même que le souvenir des anciens partis, nous ne sommes point encore revenus des préjugés créés contre lui par l’acharnement qu’on mit au temps du romantisme à rendre sa doctrine responsable des misérables productions de l’art pseudo-classique.
Il semble qu’en notre siècle, il n’y ait pas lieu de parler de l’influence de Boileau. Car les romantiques lui faisaient la guerre, et cette agitation une fois apaisée, on ne revient pas à lui : il était décidément dépassé, relégué dans l’histoire, comme une pièce curieuse d’archéologie, qui n’a plus d’utilité actuelle. Le romantisme a creusé un abîme entre la France d’autrefois et la France d’aujourd’hui, au point de vue littéraire, comme la Révolution au point de vue politique et social. La littérature a suivi sa marche sans regarder en arrière : d’autres influences en ont réglé le mouvement, et elle s’est orientée vers de nouveaux principes. Les littératures étrangères et populaires ont présenté des types inconnus de beauté ; les sciences ont fourni leurs méthodes et leurs systèmes pour fonder de nouvelles doctrines esthétiques et critiques. Une conception relativiste, qui lie l’œuvre du littérateur au caractère de la race, à l’esprit de siècle, au tempérament de l’auteur, autorise toutes les audaces et toutes les nouveautés. Enfin la liberté règne dans l’art : toutes les barrières, tous les freins sont ôtés ; nuls objets ne sont interdits, nuls moyens prescrits à l’artiste, pourvu que le résultat de sa libre activité soit une œuvre vraie et une œuvre d’art. Qu’a-t-on affaire de Boileau ? de quel secours, ou bien en quel crédit peut-il être ?
Ce ne serait pas pourtant un paradoxe d’avancer que l’évolution de la littérature en ce siècle nous a plus rapprochés qu’éloignés de Boileau. Ne parlons pas, si l’on veut, d’influence ni d’autorité : mais regardons seulement l’accord des conceptions et l’identité des principes directeurs de la création littéraire. Eh bien, c’est précisément au xviiie siècle, quand Voltaire ne veut pas que personne (sauf lui médise de Nicolas Boileau, que vraiment celui-ci n’a pas d’action directe et personnelle sur la littérature. Et le xixe siècle sans y songer, par une évolution naturelle, s’est vu ramené plus près de Despréaux que le xviiie siècle n’a jamais été : si l’on regarde du moins les lois qui règlent la pratique, et non la méthode qui les établit.
Subjectif et lyrique par essence, le romantisme est assurément irréductible à l’art classique, objectif, et oratoire, ou dramatique : d’autant que se proposant de le ruiner, il fait son affaire de le contredire, et prend partout le contre-pied des règles, sans autre raison parfois que le besoin de leur donner un démenti.
Mais après le romantisme, apparut le naturalisme, et, en dépit de la plupart des naturalistes, le naturalisme est de très près, en son principe, apparenté à l’art classique.
On pourrait se demander si, à l’heure présente, ne commence pas, avec les décadents et les symbolistes, une ondulation nouvelle, en sens inverse du naturalisme, et qui emporterait de nouveau la littérature vers un idéal contraire à celui de Boileau. Nul ne peut dire aujourd’hui ce qui sortira de ce mouvement : il n’y a rien pour ainsi dire dans les doctrines de la nouvelle école, autant qu’on peut les comprendre, qui ne soit un démenti donné au naturalisme, comme à l’Art poétique, à tous les préceptes tendant à l’expression d’un objet réel dans une forme fixe et finie. Mais peut-être n’en sera-t-il pas toujours ainsi et l’on pourrait peut-être avancer que si elle doit durer et réussir, elle ne le fera qu’en transigeant avec Boileau, en se lestant pour ainsi dire de raison classique. Car je ne sais pas si les principes de Boileau — tels qu’on peut les définir — sont des lois générales et souveraines de la création littéraire : mais il se pourrait faire et l’expérience semble indiquer que, dans leur signification essentielle et profonde, ils représentent les exigences fondamentales et permanentes du goût français. Depuis deux siècles, dans notre littérature, ce qui s’est trouvé sain, solide et durable, ce qui s’est sauvé de l’oubli et de la flétrissure du temps, ce sont les parties conformes au fond à la doctrine de l’Art poétique : et les vices intimes ou les difformités apparentes qui ont fait échouer ou périr les écoles ou les œuvres, c’est en général ce qui était condamné implicitement ou expressément par Boileau.
Nous autres Français, nous avons tous Boileau dans le sang, dans les moelles : nous ne saurions nous passer de vérité, d’agrément, de clarté, de précision. Nous ferions bon marché peut-être de l’art, du caractère esthétique, mais non pas de la rhétorique, au bon sens du mot, des qualités de composition et de style qui diminuent l’effort et accroissent le plaisir du lecteur. Nous voulons que l’auteur vienne à nous, et nous n’allons pas à lui ; nous n’y mettons guère du nôtre, et nous lui faisons peu de crédit : à lui de nous prendre et de nous retenir. Nous voulons qu’on nous amusé, fût-ce en nous faisant pleurer ; et nous voulons avoir raison de nous amuser et de pleurer, c’est-à-dire être sûrs que l’auteur ne se moque pas de nous, que ce qu’il nous montre pour nous plaire existe hors de lui et hors de nous, hors de notre sensation actuelle, enfin que c’est arrivé. Et nous nous fâchons, si par réflexion nous estimons que l’objet n’est pas ou est autrement dans la nature. Nous ne regardons pas bien haut ni bien loin : nous sommes plus positivistes que mystiques et métaphysiciens ; nos pensées ne quittent pas la terre, et vont à l’action, aux effets réels, sensibles, et que l’analyse atteint. Nous aimons qu’on nous parle de l’homme, qu’on note ses humeurs, qu’on règle sa conduite. Une littérature, enfin, psychologique et morale, claire, précise, régulière, intéressante, appuyée sur le réel et délassant du réel, joie des esprits légers et nourriture des intelligences actives, voilà ce que réclame le goût français ; et voilà pourquoi il y aura longtemps encore quelque chose de Boileau, et quelque chose d’essentiel, dans toutes les œuvres qui réussiront chez nous.