(1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. Ernest Renan »
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(1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. Ernest Renan »

M. Ernest Renan

Essais de morale et de critique. — Études d’histoire religieuse, — Cantique des Cantiques. — Le livre de Job. — De l’origine du langage. — Histoire générale des langues sémitiques. — Averroës , etc.

Suite et fin.

 

J’applique à M. Renan sa méthode, et, sans louer ni blâmer, sans exprimer de préférence, sans prétendre conclure (me souvenant que la marque d’un esprit fin est peut-être « de ne pas conclure »), j’établis ainsi la famille d’esprits dont il est et à laquelle il appartient, en regard de celle qu’il repousse, dont il se sépare, ou qu’il ne rejoint que pour lui apporter un complément et un correctif bien nécessaire.

De tout temps le génie français a penché vers la gaieté, la légèreté, le bon sens prompt, mais pétulant, imprudent, frondeur et railleur, la satire, la malice et, j’ajouterai, la gaudriole ; si cet élément unique dominait et l’emportait, que deviendrait le caractère de notre langue, de notre littérature ? Elle aurait tout son esprit ; aurait-elle ses grandeurs, sa noblesse, sa force, son éclat et, pour tout dire, sa trempe ? Ce qu’on appelle la trempe ne résulte que d’éléments ou de qualités opposées et combinées, qui se tiennent en échec l’une l’autre.

Considérez notre littérature depuis le Moyen-Age, rappelez-vous l’esprit et la licence des fabliaux, l’audace satirique et cynique du Roman de Renart, du Roman de la Rose dans sa seconde partie, la poésie si mêlée de cet enfant des ruisseaux de Paris, Villon, la farce friponne de Patelin, les gausseries de Louis XI, les saletés splendides de Rabelais, les aveux effrontément naïfs de Régnier ; écoutez dans le déshabillé Henri IV, ce roi si français (et vous aurez bientôt un Journal de médecin domestique, qui vous le rendra tout entier, ce diable à quatre, dans son libertinage habituel) ; lisez La Fontaine dans une moitié de son œuvre ; à tout cela je dis qu’il a fallu pour pendant et contrepoids, pour former au complet la langue, le génie et la littérature que nous savons, l’héroïsme trop tôt perdu de certains grands poëmes chevaleresques, Villehardouin, le premier historien épique, la veine et l’orgueil du sang français qui court et se transmet en vaillants récits de Roland à Du Guesclin, la grandeur de cœur qui a inspiré le Combat des Trente ; il a fallu bien plus tard que Malherbe contrebalançât par la noblesse et la fierté de ses odes sa propre gaudriole à lui-même et le grivois de ses propos journaliers, que Corneille nous apprît la magnanimité romaine et l’emphase espagnole et les naturalisât dans son siècle, que Bossuet nous donnât dans son œuvre épiscopale majestueuse, et pourtant si française, la contrepartie de La Fontaine ; et si nous descendons le fleuve au siècle suivant, le même parallélisme, le même antagonisme nécessaire s’y dessine dans toute la longueur de son cours : nous opposons, nous avons besoin d’opposer à Chaulieu Montesquieu, à Piron Buffon, à Voltaire Jean-Jacques ; si nous osions fouiller jusque dans la Terreur, nous aurions en face de Camille Desmoulins, qui badine et gambade jusque sous la lanterne et sous le couteau, Saint-Just, lui, qui ne rit jamais ; nous avons contre Béranger Lamartine et Royer-Collard, deux contre un ; et croyez que ce n’est pas trop, à tout instant, de tous ces contrepoids pour corriger en France et pour tempérer l’esprit gaulois dont tout le monde est si aisément complice ; sans quoi nous verserions, nous abonderions dans un seul sens, nous nous abandonnerions à cœur-joie, nous nous gaudirions ; nous serions, selon les temps et les moments, selon les degrés et les qualités des esprits (car il y a des degrés), nous serions tour à tour — et ne l’avons-nous pas été en effet ? — tout Musset ou tout Mürger.

Il faut absolument, pour rétablir l’équilibre, pour maintenir la composition de l’esprit français, considéré dans son expression la plus haute, non seulement des esprits sérieux, mais des esprits dignes, des poëtes héroïques dans les âges d’héroïsme, de grands évêques éloquents dans le siècle monarchique religieux, des tragiques capables de sublime, des écrivains porte-sceptre, des autorités. M. Renan est de cette race des hautes intelligences ; c’est une intelligence aristocratique, royale au sens de Platon, et même qui est restée un peu sacerdotale et sacrée de tour et d’intention jusque dans son entière émancipation philosophique. Oh ! que je comprends qu’il ait éclaté un jour contre Béranger et son influence ! Il est allé droit contre une de ses antipathies. Et c’était moins encore à Béranger personnellement qu’il s’en prenait ce jour-là qu’à la veine de l’esprit français qu’on vient de voir, à cette littérature, « essentiellement roturière, narquoise, spirituelle », qu’il avait déjà qualifiée d’immorale à propos de la farce de Patelin et qu’il n’accepte pas même dans les masques grimaçants, si chauds et colorés, de notre grand Molière ; il faisait le procès à cet esprit de goguette et de malice du bon vieux temps, un peu frelaté et sophistiqué du nôtre, mais survivant encore, et qui n’est jamais près de finir ; au bon sens grivois qui profane tout, qui réduit tout à sa moindre valeur, et qui ne se sauve de tous les fanatismes, de tous les doctrinarismes comme de toutes les préciosités, qu’aux dépens du respect et de l’idéal, et en préconisant la bonne loi naturelle, comprise en trois mots, le vin, les femmes et la chanson. Son réquisitoire contre Béranger, contre tout ce que ce nom recouvre et signifie à ses yeux est formel, merveilleusement dressé et motivé sur tous les points ; M. Renan a exprimé les griefs de tous les esprits de son ordre. Chose étonnante ! en lisant son article, je lui donnais raison presque à chaque phrase, et pourtant je résistais dans l’ensemble ; je ne suis certes qu’un demi-gaulois, mais ce demi-gaulois trouvait de quoi répondre, même à cette intelligence d’une élévation constante et qui sait y allier tant de sagacité et de finesse. L’article lu, je me disais : C’est égal, après tous les grands efforts et tous les grands systèmes en France, il n’est, pour voir clair et juste et remettre tout à sa place, que de se dérider et de se déroidir un peu ; donnez-moi de temps en temps des gens qui sachent rire à propos et égayer le bon sens. L’élément trop austère, trop sérieux, s’il n’est corrigé par la grâce, court risque chez nous d’être évincé, — tôt ou tard évincé comme un corps étranger. M. Renan le sait aussi bien que nous, et lui, si sérieux, mais si fin, il connaît la grâce, celle qui est la compagne de l’ironie, et il en use à propos.

Mais aujourd’hui, je ne plaide pour aucun des éléments contraires en présence, je ne fais que les exposer, et si je plaidais pour l’un d’eux exclusivement, ce serait pour celui que M. Renan représente et qu’il est venu réintroduire à son heure dans notre courant français un peu appauvri.

C’est donc, je le maintiens, indépendamment des résultats particuliers auxquels il a pu arriver dans son examen critique, c’est par nature un esprit religieux que M. Renan ; ses instruments sont analytiques, sa forme et son fond sont pour l’idéal et pour l’infini ; c’est un brahme affilé jusqu’aux dents de la science moderne et qui en use, mais qui a gardé sur son front et dans son processus quelque chose de l’empreinte originelle. « L’homme qui prend la vie au sérieux, a-t-il dit, et emploie son activité à la poursuite d’une fin généreuse, voilà l’homme religieux ; l’homme frivole, superficiel, sans haute moralité, voilà l’impie. »« L’humanité est de nature transcendante, a-t-il dit encore, quis Deus incertum est, habitat Deus (quel Dieu habite en elle ? je ne sais, mais il y habite un Dieu). » Il lui est échappé un jour, dans un article sur Feuerbach, de se prononcer sur le sens du mot Dieu, et il l’a fait cette fois d’une manière un peu légère et du ton un peu trop protecteur d’un raffiné en matière de philosophie : il est revenu depuis sur la chose et sur le mot ; il a rétracté, c’est-à-dire retouché sa première parole. Le mot Dieu est toujours pour lui le signe représentatif de toutes les belles et suprêmes idées que l’humanité conçoit, pour lesquelles elle s’exalte et qu’elle adore ; mais il semble que ce soit quelque chose de plus encore à ses yeux qu’une expression ; il semble prêter décidément à l’intelligence, à la justice indéfectible et sans bornes, une existence indéfinissable, inconnue, mais réelle. À la fin de l’article sur M. Vacherot, il a adressé au Père céleste une invocation, une véritable prière. Que veut-on de plus ? Il va jusqu’à dire que ce n’est pas seulement dans la mémoire et la conscience de l’humanité que subsiste, selon lui, l’œuvre de quiconque est digne de vivre, car il y en a, et des meilleurs, qui sont restés obscurs ; il ajoute que « c’est aux yeux de Dieu seul que l’homme est immortel. » Il peut y avoir dans tout ceci, je le sais, la part à faire à un certain langage poétique, métaphorique, dont l’écrivain distingué se prive malaisément. Mais là où M. Renan me paraît le plus certainement atteint et convaincu de déisme latent, quoi qu’on en dise, c’est qu’il conçoit l’œuvre de l’humanité comme sainte et sacrée, qu’il y admire et y respecte, dans la suite des développements historiques, un ordre excellent, — non pas cet ordre tel quel, qui résulte nécessairement, fût-ce après coup, des rapports et de la nature des événements en cours et des éléments en présence, mais un ordre préétabli, et qui a tout l’air d’avoir été conçu quelque part dans un dessein supérieur et suprême. Du moment qu’on déclare que l’humanité, dans ses diverses manifestations historiques, a tout fait, mais en même temps a tout bien fait, et qu’on se révolte, comme si c’était un sacrilège, à l’idée qu’elle a pu commettre en masse quelque grosse sottise, il est difficile de ne pas admettre un plan auquel, même à son insu, elle obéit : il y a un Dieu là-dessous.

De même qu’il estime que l’humanité a son œuvre à accomplir, M. Renan croit fermement que l’homme individuel a un but, « une perfection morale et intellectuelle à atteindre. » Il professe avec énergie ces hautes doctrines ; et, si on le presse, si on le chicane, si on lui oppose ses propres recherches, sa propre méthode, ce qu’il y a d’inexorable dans les résultats ou les inductions de l’analyse positive, il n’hésite pas à s’arrêter, à réserver l’avenir, à poser au terme de tout examen critique, et en présence du grand inconnu, ce qu’il appelle un doute inébranlable, mais un doute qui est tout en faveur des plus nobles suppositions et des hypothèses les plus conformes à la dignité du genre humain.

M. Renan, qui a le sentiment de toutes les époques a une intelligence très-profonde et très-vive du Moyen-Âge entre autres. Il porte même à cette période de formation ingrate et d’aspect si rude une affection particulière ; le Moyen-Âge lui est sympathique. Il lui semble que cette aberration laborieuse de l’esprit humain, qu’on a pu comparer à un cauchemar pesant, a été fructueuse et féconde : « Le sentiment de l’infini a été, pense-t-il, la grande acquisition faite par l’humanité durant ce sommeil apparent de mille années. » Il lui est arrivé, à certains jours, en même temps qu’il jugeait sans grande estime ce que nous appelons notre ère immortelle de 89, et où il ne voyait, en haine des badauds, qu’un fait purement français de vulgarisation égalitaire, de regretter, tout à l’opposite, je ne sais quelle époque du haut Moyen-Âge où, derrière les mille entraves et sous leur abri peut-être, l’intelligence des forts s’exerçait et se développait avec plus de vigueur et d’élévation solitaire. Je ne crois pas que, si on le poussait, il insistât sur ces caprices de sa philosophie en ses heures de rêve ; il m’est difficile notamment de concevoir quelle époque précise du haut Moyen-Âge a pu être si favorable au développement vigoureux de l’intelligence individuelle, à moins que ce ne soit dans le même sens qu’une prison avec ses barreaux est favorable à l’exercice de la force du prisonnier, s’il parvient à en sortir. Mais je parle là de ce que j’ai le tort peut-être de ne pas assez aimer et surtout de ne pas assez connaître. Laissons plutôt M. Renan s’exprimer lui-même en l’une de ses effusions poétiques les plus touchantes. À la fin de la préface d’un de ses recueils à propos d’un travail sur la Poésie des races celtiques, qu’il y a inséré, il se plaît à revenir en arrière, à repasser sur les souvenirs, les piétés et même les mystiques superstitions de ses pères ; il se met tout à coup à regretter que les humbles marins, ses aïeux, n’aient pas tourné leur gouvernail, n’aient pas laissé dériver leur barque vers d’autres rivages ; il se suppose un moment enfant attardé, fidèle, de la pauvre et poétique Irlande ; écoutez ! les mots les plus secrets de son cœur, les notes qui donnent la clef de sa nature morale, lui sont échappés dans cette page mouillée d’une larme :

« Nous autres Bretons, ceux surtout d’entre nous qui tiennent de près à la terre et ne sont éloignés de la vie cachée en la nature que d’une ou deux générations, nous croyons que l’homme doit plus à son sang qu’à lui-même, et notre premier culte est pour nos pères. J’ai voulu une fois dans ma vie dire ce que je pense d’une race que je crois bonne, quoique je la sache capable, quand on exploite sa droiture, de commettre bien des naïvetés. Les vieux souvenirs de cette race sont pour moi plus qu’un curieux sujet d’étude ; c’est la région où mon imagination s’est toujours plu à errer, et où j’aime à me réfugier comme dans une idéale patrie…

Ô pères de la tribu obscure au foyer de laquelle je puisai la foi à l’invisible, humble clan de laboureurs et de marins à qui je dois d’avoir conservé la vigueur de mon âme en un pays éteint, en un siècle sans espérance, vous errâtes sans doute sur ces mers enchantées où notre père Brandan chercha la terre de promission ; vous contemplâtes les vertes îles dont les herbes se baignaient dans les flots ; vous parcourûtes avec saint Patrice les cercles de ce monde que nos yeux ne savent plus voir. Quelquefois je regrette que votre barque, en quittant l’Irlande ou la Cambrie, n’ait point obéi à d’autres vents. Je les vois dans mes rêves, ces cités pacifiques de Clonfert et de Lismore, où j’aurais dû vivre, pauvre Irlande, nourri du son de tes cloches, au récit de tes mystérieuses odyssées. Inutiles tous deux en ce monde, qui ne comprend que ce qui le dompte ou le sert, fuyons ensemble vers l’Éden splendide des joies de l’âme, celui-là même que nos saints virent dans leurs songes. Consolons-nous par nos chimères, par notre noblesse, par notre dédain. Qui sait si nos rêves, à nous, ne sont pas plus vrais que la réalité ? Dieu m’est témoin, vieux pères, que ma seule joie, c’est que parfois je songe que je suis votre conscience, et que, par moi, vous arrivez à la vie et à la voix. »

Et voilà l’homme qu’une partie de la jeunesse française refuserait d’écouter avec respect, parlant dans sa chaire des études et des lettres religieuses et sacrées, sous prétexte qu’il a, comme critique, des opinions particulières ! Oh ! que M. Renan a bien raison de sourire en 1862 de ce qu’on appelle les conquêtes de 89 !

M. Renan n’est pas seulement un critique, c’est un artiste : on ne saurait assez soigneusement démêler en lui cette association délicate ou ce mélange. Un critique pur est entièrement à la merci de son examen, du moment qu’il y a apporté toutes les conditions d’exactitude et toutes les précautions nécessaires ; il trouve ce qu’il trouve, et il le dit tout net : le chimiste nous montre le résultat de son expérience, il n’y peut rien changer : Letronne, dans sesleçons, appliquait son esprit d’analyse à une question archéologique, biblique quand il avait bien prouvé l’impossibilité de telle ou telle solution qu’il combattait, quand il avait mis l’opinion de son adversaire en pièces et en morceaux, — en tout petits morceaux comme avec un canif, — il n’en demandait pas davantage, il se frottait les mains d’aise et il s’en allait content. M. Renan ne se satisfait point à si peu de frais ; il comprend trop d’idées et de manières de voir différentes pour s’en tenir à une seule exclusivement ; le négatif surtout lui répugne, et il se résigne difficilement à nier une chose dans un sens, sans la reconnaître presque en même temps et l’admettre dans un autre sens, par un autre aspect. C’est même pour lui une des conditions de la critique complexe et nuancée telle qu’il l’entend : « L’esprit délicat et dégagé de passion, critique pour lui-même, voit, dit-il, les côtés faibles de sa propre cause et est tenté par moments d’être de l’avis de ses adversaires. » Le contraire lui paraît presque de la grossièreté, de la violence à l’usage seulement des hommes d’action, des chefs de secte ou de parti, non des penseurs. Il n’y a rien de si brutal qu’un fait, a-t-on dit : aussi ne s’en tient-il presque jamais à un fait comme conclusion et dernier mot. Vous croyez tenir sa pensée, sa formule définitive, vous vous en emparez soit pour l’adopter, soit pour la combattre. ; prenez garde, il va vous la reprendre, la traduire de nouveau, y introduire précisément ce que vous n’y aviez pas vu. C’est ainsi qu’il parvient à concilier quantité de propositions qu’on est accoutumé à opposer et qui semblent devoir se combattre. Par exemple, il se refuse absolument au surnaturel ; mais ne vous hâtez pas de vous féliciter, esprits positifs ! car, au même instant, il va accueillir formellement le divin. — Autre exemple : si les diverses races humaines se sont produites sur ce globe successivement et par des générations distinctes comme la science peut être amenée à le reconnaître et comme il incline à le penser, comment alors sauver le grand dogme sacré de l’unité humaine, cette croyance :« que tous les hommes sont enfants de Dieu et frères ? » Cela semble impossible. Eh bien ! M. Renan ne voit pas de contradiction nécessaire dans ces deux faits, et il nous l’explique ; il nous indique une voie moyenne. J’avoue pourtant mon infirmité et mon impuissance toute française à concilier, dans plus d’un cas, des difficultés de ce genre. Mon cerveau est trop mince, trop tranchant, que vous dirai-je ? n’a pas assez d’ouverture pour loger et équilibrer ces contraires. Si ce n’était chez M. Renan que des précautions de politesse et de prudence, des formes de circonspection respectueuse, je ne m’en inquiéterais pas autrement ; mais c’est un procédé devenu chez lui habituel et constant, qui tient d’une part à l’élévation, à l’étendue, à l’impartialité du critique, aux yeux duquel « la vérité est toute dans les nuances » ; et aussi le dilettante et l’artiste y ont leur action et leur jeu.

L’incrédulité, la négation sous forme directe ont de bonne heure choqué M. Renan. Dans son beau livre sur Averroès, sur ce philosophe arabe dont le nom signifiait et représentait, bien qu’à tort, le matérialisme au Moyen-Age, il a parlé excellemment de Pétrarque, de ce prince des poëtes et des lettrés de son temps, qu’il proclame le premier des hommes modernes en ce qu’il a ressaisi et inauguré le premier le sentiment de l’antique culture, et « retrouvé le secret de cette façon noble, généreuse, libérale, de comprendre la vie, qui avait disparu du monde depuis le triomphe des barbares. » Il nous explique l’aversion que Pétrarque se sentait pour l’incrédulité matérielle des Averroïstes, comme qui dirait des d’Holbach et des Lamettrie de son temps : « Pour moi, écrivait Pétrarque cité par M. Renan, plus j’entends décrier la foi du Christ, plus j’aime le Christ, plus je me raffermis dans sa doctrine. Il m’arrive comme à un fils dont la tendresse filiale se serait refroidie, et qui, entendant attaquer l’honneur de son père, sent se rallumer dans son cœur l’amour qui paraissait éteint. J’en atteste le Christ, souvent les blasphèmes des hérétiques, de chrétien m’ont fait très-chrétien. » Et M. Renan ajoute, pour expliquer les vivacités et les impatiences de Pétrarque sur cet article : « Ce Toscan, plein de tact et de finesse, ne pouvait souffrir le ton dur et pédantesque du matérialisme vénitien. Beaucoup d’esprits délicats aiment mieux être croyants qu’incrédules de mauvais goût. » Qui n’aimerait mieux, en effet, parmi les délicats, être croyant comme M. Joubert qu’incrédule avec Pigault-Lebrun ? Et lui-même, M. Renan, a dit à propos de Béranger : « Nous sommes tentés de nous faire athées pour échapper à son déisme, et dévots pour n’être pas complices de sa platitude. » Voilà des aveux significatifs qui compliquent chez M. Renan le rôle du critique, et qui nous attestent en même temps l’exquise et rare qualité de son esprit. L’épiderme de cet esprit, si l’on peut dire, est extrêmement fin et répugne à de certains contacts. L’impression parfois l’emporte en lui sur l’idée même. Il est sensitif comme un artiste. Il aime certainement la vérité, il déteste encore plus ce qui est vulgaire. Il est des erreurs délicates et distinguées qui pourraient lui paraître préférables à des vérités triviales.

Cette aversion du vulgaire, du trop simple et du trop facile même dans l’honnête, de ce qui n’a ni nouveauté, ni originalité, ni profondeur, l’a conduit, dans son remarquable travail sur Channing, à tracer sous forme d’éloge le plus spirituel et le plus ironique des portraits. On y voit tout ce qui a dû manquer à Channing pour qu’il ait été amené à avoir l’idée de son rôle populaire, tel qu’il le conçut, et pour y joindre, comme il l’a fait, la force et le moyen d’y réussir. Je me suis demandé quelquefois combien il fallait de défauts joints à un talent pour former un grand orateur : il semble que M. Renan se soit fait une question analogue, et qu’il se soit demandé de combien de qualités et de dons supérieurs il fallait être dépourvu pour faire un grand prédicateur unitairien. L’éloge de Channing se compose d’une quantité de : Il n’avait pas… Il ne comprenait pas… S’il n’était pas ceci, il n’était pas non plus cela… Ce qui ne laisse pas de devenir fort piquant à la longue. C’est ainsi, j’imagine, que Platon aurait fait un essai de littérature critique religieuse, s’il était venu de nos jours. Et pour parler convenablement de M. Renan lui-même, si complexe et si fuyant quand on le presse et qu’on veut l’embrasser tout entier, ce serait moins un article de critique qu’il conviendrait de faire sur lui comme en ce moment, qu’un petit dialogue à la manière de Platon. Mais qui l’écrirait ?

Ce que je dis de l’artiste en M. Renan pourrait être contredit par plus d’un passage de ses écrits, sans être réfuté pour cela et sans rester moins vrai. Il lui est échappé un jour de dire à M. de Sacy, au risque de scandaliser ce fidèle et religieux admirateur des belles œuvres d’autrefois, que s’il lui était permis par faveur singulière de choisir entre les notes que Tite-Live avait eues à sa disposition, et l’histoire elle-même de Tite-Live, il donnerait toute cette magnifique composition et cette prose des Décades pour les simples notes. Ici c’est le critique seul et le curieux des origines qui a l’air de s’insurger contre la rhétorique, fût-elle de l’étoffe la plus éclatante ; mais n’allez pas croire pourtant que ces notes que M. Renan voudrait avoir en main, ces matériaux primitifs et originaux, ce fût pour les publier tels quels, en les interprétant : non, s’il les avait en sa possession, et après sa première soif de curiosité apaisée, sa seconde ambition, j’imagine, serait de refaire lui-même un monument historique, un monument cimenté à neuf et supérieur de qualité et de construction à l’ancien. Le critique chez lui prépare les voies à l’artiste.

Il y a des cas où celui-ci l’emporte victorieusement, lorsque, par exemple, dans son Étude sur les Révolutions d’Italie de M. Ferrari, s’arrêtant sur le rôle et la fonction historique de la Rome moderne, et cherchant en vain à se la représenter sous une figure nouvelle digne de son passé, il va jusqu’à la vouer à jamais à la destinée mélancolique et pittoresque de gardienne des tombeaux ; il est poëte et peintre à outrance ce jour-là, ni plus ni moins que Chateaubriand :

« Pour moi, s’écrie-t-il, je ne puis envisager sans terreur le jour où la vie pénétrerait de nouveau ce sublime tas de décombres. Je ne puis concevoir Rome que telle qu’elle est, musée de toutes les grandeurs déchues, rendez-vous de tous les meurtris de ce monde, souverains détrônés, politiques déçus, penseurs sceptiques, malades et dégoûtés de toute espèce ; et si jamais le fatal niveau de la banalité moderne menaçait de percer cette masse compacte de ruines sacrées, je voudrais que l’on payât des prêtres et des moines pour la conserver, pour maintenir au-dedans la tristesse et la misère, à l’entour la fièvre et le désert. »

Un des plus avancés d’entre les esprits modernes, et des plus voués à l’idée du progrès quand même, M. Émile de Girardin, à qui l’on demandait, au retour d’un voyage d’Italie, comment il avait trouvé Rome, répondait : « Je n’aime pas Rome, ça sent le mort. » C’est le point de vue le plus opposé.

Je relis le passage de M. Renan. Toujours la peur de la banalité, remarquez-le. M. Royer-Collard n’était pas plus jaloux de penser à part et avec un petit nombre que ne l’est d’instinct M. Renan.

Je ne lui donne ni tort ni raison ; je poursuis chez lui une intime et délicate nuance, je la saisis dans sa ligne originelle et dans son pli, et je me demande si elle gagne ou si elle diminue avec les années.

Il est cependant des cas où il y a excès évident, et, si je l’ose dire en parlant d’un tel esprit, où il y a superstition légère. Une fois, écrivant sur l’Académie française à propos d’une publication de M. Livet, il cherche et trouve des raisons subtiles et profondes à une institution et à une durée mémorable dont il ne me convient pas assurément de vouloir amoindrir le prestige ; mais il semble croire qu’il en est de l’Académie comme de Rome, qu’elle est vouée à l’éternité ; « Qu’on essaye, dit-il, de se figurer un pouvoir, quelque autorisé à tout faire qu’on le suppose, qui ose porter atteinte à ce chiffre de quarante, devenu sacramentel en littérature ; on n’y réussira pas. » Grâce à Dieu, l’Académie n’est pas et n’a jamais été bien menacée de nos jours ; mais pour cela je ne crois pas que ce chiffre de quarante ait une telle vertu historique. L’article est très-spirituel, le sujet était beau, mais, si beau qu’il fût, la méthode de M. Renan est un peu plus grande que lui, et dans ce cadre limité, sur cet échiquier que je possède à fond, j’aperçois quelques-uns des défauts de la méthode employée et de cette interprétation trop idéale des faits.

C’est dans cet article sur l’Académie que M. Renan a rendu hommage à l’élévation de cœur et de pensée de M. de Montalembert, lequel, de son côté, n’a pas été en reste de bonne grâce envers un adversaire généreux. Ces deux talents, ces deux intelligences diversement aristocratiques, d’une hauteur à l’autre, se sont saluées.

M. Renan, dans ses diversions vers l’Art, n’a rien écrit de plus fin, de plus pénétrant, de plus touchant, que ce qu’il a donné sur la Tentation du Christ, d’Ary Scheffer ; c’est dans ce morceau d’une parfaite élégance et d’un exquis raffinement moral qu’il nous a peut-être livré le plus à nu le secret de son procédé, la nature et la qualité de son âme, et la visée de son aspiration dernière : « Toute philosophie, dit-il, est nécessairement imparfaite, puisqu’elle aspire à renfermer l’infini dans un cadre limité… L’Art seul est infini… C’est ainsi que l’Art nous apparaît comme le plus haut degré de la critique ; on y arrive le jour où, convaincu de l’insuffisance de tous les systèmes, on arrive à la sagesse… » Ceux qui craignaient d’abord que, malgré les précautions sincères de M. Renan, il n’entrât quelque chose d’hostile dans son Histoire du christianisme, peuvent se rassurer. Sous une forme ou sous une autre, il est conquis à Jésus ; il l’est surtout depuis qu’il a visité cette Palestine, objet et terme désiré de son voyage, ce riant pays de Génézareth, qui ressemble à un jardin, et où le Fils de l’Homme a passé le meilleur temps de sa mission à prêcher les petits et les pauvres, les pêcheurs et les femmes au bord du lac de Tibériade ; il faut entendre comme il parle à ravir et avec charme de ce cadre frais et de ce paysage naturel des Évangiles. Non, l’Histoire de Jésus, quel que soit le degré, quels que soient la nuance et le sens de l’adoration (car il accepte le mot), n’est pas en de mauvaises mains.

De tous les côtés j’aboutis à la même conclusion : à un certain moment, au bout de chaque allée, au sommet de chaque étude, avec M. Renan le critique se transforme, se termine visiblement, — s’émousse un peu, diront quelques-uns, —  s’épanouit certainement et se couronne en artiste, diront, les autres ; et ils s’en applaudiront.

Je suis arrivé au terme de l’espace que je me suis accordé, et je n’ai rien dit des divers, ouvrages de M. Renan, de ces sept ou huit volumes rangés devant moi et dont chacun mériterait un examen à part ; il est vrai que je ne suis juge de presque aucun. J’aurais aimé, du moins, au sujet des Essais, là où je me sens un peu plus sur mon terrain, à indiquer ceux qui me paraissent dans leur genre des morceaux accomplis ou charmants (le Lamennais, les Souvenirs d’un vieux professeur allemand, sur l’Art italien catholique, sur l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ, etc.) ; mais je me hâte et ne crains pas d’aborder un seul et dernier point, celui qui intéresse le plus vivement, à l’heure qu’il est, le public et la jeunesse.

À la mort de M. Quatremère, professeur d’hébreu au Collège de France, il y a cinq ans environ, M. Renan, que l’opinion des compagnies savantes désignait pour son successeur, était tout prêt à déclarer sa candidature : des difficultés pressenties l’arrêtèrent. La chaire pourtant, ne fut point donnée ; un très estimable chargé de cours64, tint l’intérim en quelque sorte. Sur ces entrefaites et pendant qu’il était en mission dans le Liban, M. Renan, ayant su qu’on voulait bien penser à lui pour une chaire, répondit qu’il ne pourrait en accepter d’autre que celle de M. Quatremère. C’est sa voie directe en effet, c’est sa vocation principale ; il ne se croit pas libre en conscience de l’éluder ; il s’obstine à cet enseignement, à ce but de toute sa vie scientifique, comme à un devoir. Il tient à honneur d’instituer et de restaurer, en France une haute étude que Bossuet a fait proscrire et a étouffée à sa naissance dans la personne de Richard Simom. Les temps ont marché ; les mots de tolérance et de liberté ont retenti : ne sont-ce que des mots ? Pour moi (et j’ai le droit, ayant souffert, à mon heure et vu ma faible voix étouffée, d’avoir un avis sur ces questions de la parole publique), il me semble que devant des générations vraiment libérales dans le sens le plus large et le plus civilisé, devant une jeunesse en qui le sentiment religieux, sincère ne serait pas redevenu un fanatisme, il ne devrait y avoir nulle difficulté après réflexion, et que le malentendu entre M. Renan et une fraction de son auditoire ne saurait durer. Quoi ! un professeur savant, respectueux, éloquent, mais d’une éloquence appropriée, qui ne fait en rien appel aux passions et qui ne s’adresse, qu’à l’entendement, ne pourrait obtenir, même de ceux qui se portent comme futurs contradicteurs, cette patience d’une heure entière d’horloge, ce silence indispensable pour être bien compris ! Et ce serait, au nom des doctrines qui ont leur racine dans la parole de vie prêchée en tous lieux, qu’un examen, non des doctrines mêmes, mais des monuments et des textes, ne pourrait être scientifiquement entrepris et traité par la parole ! Je sais la part qu’il faut faire à une première émotion, à la fougue et à l’entraînement naturels à toute jeunesse ; mais les chefs de cette jeunesse, car elle en a, ils réfléchissent plus qu’elle, et ils peuvent la conseiller. J’aime quelquefois à rêver, et je me suis représenté, — en me reportant, il est vrai, dans mon rêve à quelques années en arrière, — l’ouverture du Cours de M. Renan. Le professeur est dans sa chaire, il commence, il promène ses regards autour de lui. À côté des maîtres, ses confrères et ses amis, à côté des lumières de l’Université, desquelles toutefois il se distingue, que voit-il au premier rang ? Les plus connus, les plus célèbres de ses adversaires eux-mêmes, ceux qu’il accepterait le plus volontiers comme rivaux publics et antagonistes réguliers. C’est Lacordaire, c’est Ozanam, c’est M. de Montalembert, qui sont là en personne, au pied de la chaire, rendant hommage par leur présence à la liberté de l’enseignement, et d’un geste, d’un regard, s’il en était besoin, sachant calmer et contenir ceux de leurs amis plus jeunes qui se pressent derrière sur les gradins. À peine, aux moments douteux, un frémissement léger (car toute foule est vivante) a-t-il averti le professeur qu’il vient d’effleurer une partie délicate et tendre de la conscience humaine et qu’il à à redoubler de délicatesse : et il est homme plus que personne à le sentir et à en tenir compte. Mais on écoute sur tous les bancs, on se tait avec avidité, on admire même la finesse de pensée et de parole qui, pour la première fois, s’applique dans une telle méthode à ces graves et difficiles questions. Et lorsque le professeur s’est levé en terminant, on se lève avec lui en foule, on sort plein d’instruction, de vues neuves, de désirs d’explication, de besoins de réponse, de controverses animées et bruyantes qui se prolongent longtemps, mais en se félicitant tous que la liberté du haut enseignement, en tant qu’elle dépend de l’équité d’un auditoire, soit consacrée chez nous par un rare exemple et dans une de ses branches les plus élevées.